V À BEDLAM

Tyrrel prit congé du comte après ces dernières paroles et descendit dans la rue où les policemen s’étaient mêlés à la foule. Devant le perron, un intendant de police et un médecin attendaient dans une voiture fermée. Tyrrel jeta un coup d’œil satisfait sur ces imposants préparatifs. Une chose l’embarrassait pourtant, c’était la foule répandue à profusion dans toute la longueur de Portland-Place. Il importait à son plan que Bedlam fût pour Brian de Lancester un véritable tombeau ; or, il fallait pour cela que son arrestation se fît à petit bruit.

Tyrrel fit quelques pas sur le trottoir, et son regard attentif parcourut en tous sens la cohue bavarde et turbulente. Il avisa bientôt, au-dessus d’un col de crin tissé, l’honnête visage du capitaine O’Chrane, lequel dépassait les crânes vulgaires d’un bon demi-pied. Tyrrel alla droit à lui et glissa quelques mots à son oreille.

– Tonnerre du ciel ! grommela Paddy avec une mauvaise humeur évidente ; je veux servir de rôt à Belzébut, s’il est possible d’avoir un instant de repos.

Tyrrel s’était éloigné sans attendre la réponse.

– Que vous a dit cet homme, monsieur O’Chrane ? demanda mistress Burnett, qui se dressa sur ses pointes pour mettre sa tête à la hauteur des breloques du capitaine.

– Il m’a dit : Satan et ses cornes ! répéta Paddy ; de par le ciel ! madame, il m’a dit : Le temps est froid, monsieur O’Chrane !

Après cette réponse diplomatique, le capitaine, profitant de sa haute taille comme d’un observatoire naturel, promena majestueusement son regard tout autour de lui.

– Damnation ! grommela-t-il ; je n’aperçois aucun de nos gens.

– Tonnerre du ciel ! misères ! que Dieu nous damne sans pitié ! dit au-dessous de lui une voix aigre et enfantine, bonjour, capitaine O’Chrane, ou que le diable m’emporte !

La main de Paddy s’abaissa et saisit une frêle épaule qui appartenait au gentleman Snail.

– Eh bien ! eh bien ! capitaine ! s’écria Snail ; est-ce ainsi qu’on aborde un homme comme il faut, que la foudre m’écrase !

– La foudre passerait près de toi sans te voir, Snail, pitoyable scamp mon petit ami, répliqua le capitaine ; mais je suis charmé de te trouver là tout justement sous ma main, tempêtes ! Écoute ici.

Snail se haussa ; Paddy se baissa. Ce double mouvement les mit à peu près de niveau.

– C’est une nouvelle preuve de confiance que nous allons te donner, jeune immondice, mon fils, reprit le capitaine avec importance. Il paraît que milords ont besoin de faire évacuer la rue.

– Pourquoi ? demanda Snail.

– Cinq cents blasphèmes ! limaçon maudit, mon fils bien-aimé, ignoble petit drôle, je veux que le choléra me purge si je n’ai envie de te tirer les oreilles jusqu’au sang. Il s’agit d’éloigner d’ici tous ces stupides badauds avec leurs commères, et, pour cela, je ne vois rien de mieux que de répandre le bruit de l’arrestation de ce vil coquin dont parlent les journaux du soir.

– L’assassin de la princesse ?

– Précisément, diminutif de scélérat. Il doit y avoir çà et là dans la foule des gens de la Famille. Appelle-les, matou du diable !

Snail se perdit aussitôt dans la foule. L’instant d’après, on entendit plusieurs miaulements retentissants. Un mouvement se fit dans la cohue. On vit quelques hommes la parcourir en divers sens, puis ce cri partit de vingt endroits à la fois.

– Dans Hay-Market ! On cerne la maison de l’assassin dans Hay-Market !

Il sembla, trois minutes après, qu’un vent d’orage eût passé sur Portland-Place, balayant devant lui cokneys obèses et maigres commères du même coup.

– Allons donc, monsieur O’Chrane ! allons donc, au nom de Dieu ! dit mistress Burnett ; nous arriverons trop tard, bien sûr, pour voir arrêter le scélérat !

– Mon cœur, répondit tranquillement Paddy, nous arriverons quand nous pourrons, Satan et sa queue, madame !

Pendant ce temps, le comte de White-Manor avait regagné le salon où l’attendait Brian de Lancester. Comme nous l’avons dit, Brian venait de lire le nom inscrit sur le carré de papier apporté par l’intendant Paterson et en restait encore tout ému. Aux premières paroles de son frère, il répondit brusquement :

– Vous venez de voir Ismaïl Spencer, milord.

Le comte fut pris hors de garde.

– Moi, balbutia-t-il ; je… mais l’homme dont vous prononcez le nom est mort depuis un an.

Lancester prit le papier sur la table et le tendit à White-Manor.

– C’est vrai, murmura ce dernier après un silence et avec embarras ; je viens de voir le juif Ismaïl Spencer.

– Me sera-t-il permis de demander à Votre Seigneurie, reprit Brian, de quel genre sont ses rapports avec cet homme ?

– Cela n’est permis à personne, monsieur ! répliqua le comte, ou plutôt… puisque c’est votre plaisir de me courber ce soir à tous vos caprices, je consens à vous dire que je me suis intéressé à un malheureux que le hasard a soustrait aux suites ordinaires du châtiment suprême.

– Ne m’en dites pas davantage, milord ! interrompit Brian avec une froideur sévère ; pour ajouter foi aux paroles de Votre Seigneurie, il me faudrait oublier son mouvement de surprise à la vue du nom inscrit sur ce papier.

Le comte se mordit la lèvre.

– Eh ! monsieur ! s’écria-t-il, emporté par un irrésistible élan de colère, vous pourrez adresser vos questions à Ismaïl Spencer lui-même, car vous ne serez pas longtemps sans le voir !

Il hésita et ajouta :

– Et cela est bien simple, Brian, car il attend dans la rue.

– Qu’attend-il, milord ? dit Lancester avec défiance.

– Il attend que notre entrevue soit terminée pour revenir vers moi.

Brian se leva vivement.

– Milord, dit-il, veuillez mettre le comble à vos bontés en achevant cet acte sur-le-champ. Vous ne sauriez croire combien je suis pressé de me trouver face à face avec cet Ismaïl Spencer.

Le comte n’eut garde de se faire prier. En deux traits de plume il eut parfait le contrat.

– Mon frère, dit-il avec une résignation assez bien jouée, vous avez peut-être abusé de vos avantages, mais entre nous Dieu jugera.

– Ainsi soit-il, milord, répondit Lancester qui salua et sortit.

Le comte respira longuement et fit jouer le châssis de cette même fenêtre par où Brian avait voulu s’élancer, tête première, sur les dalles de Portland-Place. Il se pencha vivement et regarda au-dessous de lui. À ce moment même la porte extérieure s’ouvrait et Brian descendait les marches du perron. Au bas du perron se tenait Tyrrel l’Aveugle. Brian le reconnut tout de suite. Il reconnut aussi pour des policemen les hommes qui entouraient la maison de son frère.

– Voilà qui se trouve à merveille ! dit-il à haute voix. Messieurs, je vous requiers de mettre la main sur cet homme.

En même temps il saisit Tyrrel au collet. L’intendant de police et le médecin mirent la tête à la portière de la voiture.

– Vous le voyez, dit Tyrrel ; il n’y a pas à s’y tromper. Faites votre devoir.

– Un moment ! répliqua l’intendant de police ; monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Brian, pour quelle raison requérez-vous l’arrestation de sir Edmund Makensie ?

– Voyons ce qu’il va répondre ! murmura le médecin.

– Je suppose, monsieur, dit Brian, que vous avez le droit de m’adresser cette question ?

– Diable ! grommela le médecin, il n’a pas l’air trop fou !

– Je suis magistrat, monsieur, repartit l’intendant de police.

– En ce cas, reprit Lancester, je vous apprendrai, monsieur, que cet homme à qui vous donnez le nom de sir Edmund Makensie n’est autre chose qu’un scélérat du plus bas étage, faisant partie d’une bande de voleurs…

– Vous voyez ! interrompit Tyrrel.

– Il est fou ! dit le médecin.

Les policemen se rapprochèrent et serrèrent le cercle autour de Brian.

– Auriez-vous donc des preuves de ce que vous avancez, monsieur ? demanda le magistrat.

– Votre devoir, monsieur, est d’arrêter cet homme, répondit Lancester avec calme. Les preuves regardent la justice du royaume et non point les employés de la police.

– Diable ! diable ! grommela encore le médecin ; après tout, il se peut qu’il ne soit point fou.

– Et d’ailleurs, reprit Brian, cet homme se trouve naturellement sous le coup de la loi, car il a échappé par ruse ou par hasard à la sanction de la justice humaine. Cet homme a été pendu.

Un éclat de rire de Tyrrel, auquel se joignit bientôt la bruyante hilarité des hommes de police, interrompit brusquement Lancester.

– Décidément, il est fou ! prononça le médecin.

– Fou à lier, pour le malheur de notre maison ! cria de sa fenêtre le comte de White-Manor.

– Faites votre devoir ! dit le magistrat, en se rejetant au fond de sa voiture.

Les policemen s’élancèrent tous à la fois ; mais la voix de White-Manor avait révélé le piège à Brian qui, lâchant le collet de Tyrrel, remonta d’un bond les marches du perron.

C’était un terrible champion que Brian de Lancester. Les premiers policemen qui se présentèrent pour l’attaquer furent lancés jusqu’au bas des marches par le robuste poing de l’excentrique, qui martela leur poitrine comme un fléau de plomb. D’autres montèrent à l’assaut et tombèrent à leur tour, le visage sanglant, l’estomac fêlé. Chaque fois que le poing de Brian quittait la parade, chaque fois que son bras musculeux se tendait avec l’élasticité soudaine d’un ressort de métal, un homme était violemment précipité sur le trottoir et ne se relevait point. Les rangs des assaillants s’éclaircissaient, leur ardeur diminuait. Tyrrel était obligé de les pousser de force, et le médecin répétait en suivant la lutte avec beaucoup d’intérêt :

– Diable ! diable ! voyez comme il ménage ses coups, le gaillard ! En définitive, je ne serais pas étonné qu’il ne fût pas fou.

Il n’y avait plus que cinq policemen debout au bas des marches, et aucun d’eux n’osait plus se hasarder à attaquer Brian. Tyrrel écumait de rage. White-Manor tremblait à sa fenêtre. Brian boutonna son frac. Il fut évident pour tous qu’il allait s’élancer en avant et faire une trouée. Ce qui restait de policemen valides s’écarta des deux côtés du perron, ne se souciant guère d’affronter le choc. Tyrrel se mit résolument à leur place.

– Milord mon frère, s’écria en ce moment Lancester qui se tourna vers la fenêtre, le piège était habilement tendu. Vous n’avez pas réussi, mais il n’y a point de votre faute, et je vous jure sur l’honneur que vous n’aurez pas à m’accuser d’ingratitude !

On entendit d’en bas claquer les dents du comte.

– Place ! continua Lancester qui se prit à descendre lentement les marches du perron, toujours en garde, et contenant du regard les policemen terrifiés. Place, Ismaïl Spencer, ou je vous tue !

Tyrrel ne bougea pas. En ce moment on vit s’ouvrir doucement la porte de la maison de White-Manor. Un homme se coula en rampant le long des degrés du perron. À l’instant où Lancester arrivait en face de Tyrrel et se renversait en arrière pour frapper, cet homme le saisit par les jarrets et le fit trébucher. Les policemen se jetèrent aussitôt sur Brian qui fut garrotté en un clin d’œil.

L’homme qui avait rampé le long des marches se remit alors sur ses jambes et montra, à la lueur des réverbères, la face insolente et basse à la fois de l’intendant Gilbert Paterson.

Le captif, solidement lié, fut hissé dans la voiture, entre le magistrat et le médecin qui, réflexions faites et en dernière analyse, le déclara bien et dûment atteint de folie.

– À Bedlam ! dit le magistrat.

Une voix étrange descendit de la fenêtre où s’était montré White-Manor, et répéta parmi les convulsions d’un rire insensé :

– À Bedlam ! à Bedlam !

La voiture partit au galop.

Tyrrel et Paterson rentrèrent ensemble chez le lord et pénétrèrent dans le salon. White-Manor, l’œil hagard, le visage écarlate, s’agitait frénétiquement et répétait sans relâche :

– À Bedlam ! à Bedlam !

Tyrrel et Paterson s’installèrent chacun dans un fauteuil et se mirent à l’examiner curieusement.

– À défaut de Brian de Lancester, qui est-ce qui doit succéder à la pairie de White-Manor, s’il vous plaît, monsieur l’intendant ?

– L’Honorable Algernon Murray d’Invernay-Castle, cousin germain de Sa Seigneurie, répondit Paterson.

– Eh bien ! monsieur l’intendant, reprit Tyrrel, en échange du bon office que vous venez de me rendre, je vais vous donner un bon conseil. Allez faire un doigt de cour à l’Honorable Algernon Murray d’Invernay-Castle, car Brian de Lancester ne sortira plus de Bedlam, et le comte de White-Manor y entrera demain.

– Pensez-vous donc qu’il soit tout à fait fou ? demanda l’intendant.

Le comte, avant que Tyrrel pût répondre, poussa un dernier et rauque éclat de rire ; puis il tomba, épuisé, sur le tapis en répétant :

– À Bedlam ! à Bedlam ! à Bedlam !

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