Il y avait dans le port de Sydney un bay-ship en partance pour l’Angleterre. Les six déportés que nous avons vus rassemblés dans les bois d’Eagle-River avaient fait dessein de s’en emparer. Maudlin, dépêchée à Sydney pour savoir si les conjurés de cette ville avaient pu se procurer une barque et des armes, avait rapporté deux nouvelles au lieu d’une. La barque était prête et armée, mais il y avait en rade un croiseur de Sa Majesté. C’était la corvette La Cérès, de dix-huit canons. Elle venait faire la presse des libérés. Comme nous l’avons dit, les renseignements donnés par Maudlin étaient précis.
Le lieutenant Naper, qui commandait La Cérès, avait, comme cela se pratique généralement en pareil cas sur toutes les côtes de la Nouvelle-Galles méridionale, envoyé demander au gouverneur un certain nombre de condamnés ayant fini leur temps et disposés à passer en Angleterre. Sur le refus du gouverneur, refus prévu à l’avance, car nous ne saurions trop le répéter, la loi, en cette bienheureuse terre d’exil, était infiniment plus protectrice que dans la mère patrie. Dans les Îles Britanniques, il était permis d’appréhender au corps tout citoyen propre au service maritime ; mais là-bas, la marine devait y regarder à deux fois avant de mettre la main sur un voleur ; d’où il suit, naturellement, que le crime était non seulement un bénéfice clair et net, mais encore une condition d’inviolabilité.
Quiconque aimait le doux farniente et n’éprouvait aucune vocation pour la glorieuse vie du matelot anglais devait naître lord ou se faire bandit. Le premier moyen n’étant pas à la portée de tout le monde, chaque trimestre le tribunal d’Old-Court était forcé d’ouvrir une ou deux sessions extraordinaires pour les gens adroits qui commençaient à sentir les avantages du second.
Sur le refus du gouverneur, le lieutenant Naper s’arrangea comme il put. Deux de ses officiers débarquèrent à Sydney et s’abouchèrent avec le surintendant des travaux publics, qui avait la réputation d’être un homme spécial pour le racolage. Le surintendant reçut d’abord une bonne somme d’argent, c’est là le principe de toute cordiale entente, puis il promit trente matelots déterminés pour remplacer les hommes de l’équipage décimé par des corsaires français.
Le mode d’enrôlement devait être le plus simple du monde. Cinq ou six affidés du surintendant seraient employés dans la soirée à faire boire les futurs matelots qu’on voiturerait, ivres-morts, sur la grève, à un demi-mille de Sydney, dans un endroit convenu. Trois notes sonnées sur la trompe serviraient de signal à la corvette qui mettrait incontinent sa chaloupe à la mer. Le reste irait tout seul et les trente bandits s’éveilleraient le lendemain, déchus et réduits à l’état de marins de Sa Majesté.
C’était une trahison ! Forcer, par surprise, des coquins émérites à jouer le rôle d’hommes vaillants et honnêtes ! Mais Londres est loin de Botany-Bay, et la plus tendre mère est impuissante à prévoir les dangers qui menacent ses enfants chéris.
Depuis le départ d’Eagle-River, Fergus O’Breane était silencieux et pensif. À une lieue du rivage, il avait interrogé Maudlin à part durant quelques minutes. En arrivant, le tueur de bœufs avait donné le signal. La lumière aperçue au large venait de La Cérès.
– À quelle distance du rivage est mouillée la corvette ? demanda Fergus.
– Trois ou quatre milles, monsieur, répondit Maudlin.
– Et le bay-ship ?
– Il est dans le port, amarré au môle.
– De façon que, dit le roi Lear, si nous nous emparons du bay-ship, nous serons coulés par la corvette.
– Et nos gens, demanda encore Fergus à Maudlin, où sont-ils ?
– À cinq cents pas d’ici, sous la pointe de Cow-Hills.
Fergus réfléchit un instant.
– Messieurs, dit-il ensuite, le bay-ship est un pauvre bâtiment. Entre lui et la corvette, il n’y a point à hésiter.
Waterfield éclata de rire ; Smith baissa la tête ; le nègre Absalon roula ses gros yeux et le roi Lear fit un geste de surprise. Maudlin, elle, battit des mains en criant bravo.
– Expliquez-vous, O’Breane, dit Randal d’un air inquiet.
– Mon avis est que nous devons prendre la corvette La Cérès, répliqua froidement Fergus, au lieu de nous embarrasser de ce bay-ship obèse où nous serions toujours à la merci du premier venu. Randal, je vous prie, allez à Cow-Hill, et ramenez sur-le-champ nos hommes.
Randal obéit sans répondre.
– Moi, je retourne à mes bœufs, dit Waterfield en se levant.
– Retournez à vos bœufs, monsieur. Une fois sur la corvette, nous avons dix-huit canons et la mer est à nous.
– On a vu de ces pirates qui devenaient riches à millions de livres ! soupira M. Smith, mais c’est un métier bien criminel.
Waterfield se rassit et devint attentif.
– On peut se faire tuer pour des millions de livres, reprit le roi Lear après un silence ; mais il faut des chances. Or, il me semble que tout est contre nous. La corvette doit être servie par deux cent cinquante hommes d’équipage ; elle en demande trente, donc il en reste deux cent vingt.
– Si elle était vide, repartit Fergus, je n’en voudrais pas, car nous serions incapables de la manœuvrer.
– Vous avez donc des intelligences à bord ?
– J’ai des intelligences à bord, répliqua Fergus sans hésiter.
Le vieux Ned le regarda en dessous.
– C’est possible, après tout, murmura-t-il enfin. Je vous suivrai où vous irez, monsieur O’Breane.
La barque où se trouvaient les conjurés arriva bientôt, sous la conduite de Randal Grahame. Ils étaient au nombre de vingt-huit, et sautèrent sur la grève. C’étaient, pour le plus grand nombre, des hommes grands, vigoureux et d’apparence déterminée. Il y avait parmi eux de simples condamnés ; mais la plupart étaient de ces indomptables et hardis scélérats qu’un premier châtiment n’arrête point, et qu’on tâche en vain d’enfouir dans les froides mines de Coal-River. Ils sont enchaînés, reclus, gardés ; ils vivent à deux cents pieds sous terre ; mais vienne une révolte, une tentative désespérée, vous les voyez surgir comme autant de démons. Le vieux Ned, Paulus et Smith-le-Méthodiste se mêlèrent à eux aussitôt. La nuit était fort noire encore, et pourtant on se reconnut de part et d’autre en un clin d’œil.
– Bonjour, Tom ! bonjour, Samuel ! Bonjour, Toby, mes garçons ! s’écria le roi Lear. Pardieu ! voici d’honnêtes compagnons !
Fergus avait pris à part Randal Grahame.
– Vous connaissez ces hommes ? dit-il.
– Presque tous, répondit Grahame.
– Peut-on compter sur eux ?
– C’est selon… si le tour leur plaît.
– Répondez, Randal ! interrompit Fergus avec gravité. Nous jouons ici notre va-tout sur une seule chance. Sont-ils braves ?
– Pour cela, oui, braves comme des diables !
– Faites-les ranger en cercle, dit Fergus. Le temps presse. Il me semble entendre déjà le bruit des rames.
Randal obéit, et Fergus se trouva bientôt au milieu des vingt-huit bandits.
– Gentlemen, dit-il, vous avez cinq minutes environ pour réfléchir. Voici ce dont il est question. La chaloupe du navire de guerre à l’ancre dans la rade sera ici dans un quart-d’heure. Elle vient chercher trente hommes qu’on doit lui livrer en ce lieu même, trente hommes abrutis par l’ivresse, qu’on embarque comme des sacs de laine ou des futailles. Vous n’êtes que vingt-huit, mais ce nègre que voici et M. Waterfield complèteront le nombre. Voulez-vous passer ainsi à bord de la corvette ?
– Diable d’idée ! grommela le tueur de bœufs.
– Pourquoi faire ? demandèrent deux ou trois autres voix.
– Ah ! ah ! dit le roi Lear, je comprends ; c’est joli !
– Pour éviter les fatigues de l’abordage, répondit Fergus ; pour arriver d’une fois et sans coup férir jusque sur le pont d’un joli navire, dont alors les dix-huit canons vous tourneront le dos.
Waterfield se frappa le front.
– Sur ma foi ! s’écria-t-il, je crois que je comprends, moi aussi. Allons, mes braves ! trois hurrahs pour notre commandant ! Voilà un coup qui en vaut la peine !
Fergus arrêta de son mieux l’enthousiasme subit du tueur de bœufs, lequel n’avait plus besoin d’être stimulé. Quelques paroles achevèrent d’expliquer son plan, dont l’audace avait de quoi séduire ses étranges soldats. Sur l’ordre de Fergus, les vingt-huit nouveaux venus, Waterfield et le nègre Absalon s’étendirent sur la table, en désordre, après avoir caché leurs armes sous leurs habits. Fergus, Randal, le roi Lear et Smith cachèrent également leurs armes, mais demeurèrent debout. Maudlin était assise sur un fragment de roc. On entendait maintenant parfaitement le bruit des avirons de la chaloupe qui n’était qu’à une centaine de brasses.
– Ne bronchez pas ! dit Fergus à voix basse ; il y va de notre vie à tous ! Ici, dans la chaloupe, sur le navire, vous êtes ivres-morts, vous dormez…
– Ho ! cria-t-on de la chaloupe.
– Holà ! riposta le roi Lear.
– Qui êtes-vous ?
– Dieu me damne ! qui êtes-vous vous-même ?
– Midshipman de la corvette La Cérès.
– Nous sommes, nous, reprit le vieux Ned, quatre bons Anglais et la reine Mab, ma femme, tous de la maison de M. Cunning, le surintendant, qui offre ses compliments au lieutenant Naper.
– Et après ?
– Et lui envoie ce que vous savez bien, monsieur le midshipman.
La chaloupe était seulement à quelques brasses de la côte. Un dernier et vigoureux coup d’aviron la fit transborder. Peu d’instants après, un canot prit terre à son tour. Le midshipman, un maître et cinq ou six matelots sautèrent sur la grève.
– Nous ne vous attendions plus cette nuit, dit le jeune officier.
– Nous sommes en retard, c’est vrai, répliqua Ned, qui, vu son âge, remplissait le rôle d’homme de confiance de l’intendant ; mais ces braves enfants portent bien le rack, voyez-vous, midshipman : il a fallu six heures d’horloge pour les mettre dans cet état.
– Combien y en a-t-il ?
– Une vingtaine de quintaux, monsieur, en supposant que chacun d’eux pèse cent cinquante livres.
– Ah ! Seigneur ! sont-ils ivres ! s’écria en ce moment avec admiration le maître qui venait de les examiner de près ; mister Jones, ajouta-t-il en s’adressant au midshipman, ce sont de beaux gaillards, ma foi !
Le jeune officier prit un air d’importance.
– Mister Cunning, dit-il, n’aurait pas osé tromper un officier du roi. Embarque !
Le maître prit aussitôt Waterfield par les épaules, tandis que deux matelots saisissaient chacun l’une de ses jambes.
– Un ! compta le midshipman.
Waterfield tomba lourdement au fond de la chaloupe.
– À boire ! balbutia-t-il d’une voix embarrassée.
Les matelots éclatèrent de rire.
– Deux ! – trois ! – quatre ! – cinq ! comptait le midshipman, à mesure qu’un des déportés tombait, jeté au fond de la chaloupe comme un ballot de marchandise. Dépêchez, Sam, mon garçon, le jour va venir.
– Six, – sept, – huit…
– Ils ont mis de tout, dit le maître ; jusqu’à un moricaud !
Absalon tomba au fond de la barque.
– Neuf, – dix, – onze, reprit le midshipman, – douze… Monsieur, je pense que vous allez nous suivre à bord. Le lieutenant Naper sera enchanté de vous voir.
– Sans doute, monsieur, sans doute, répondit Ned ; je vous suivrai avec mes trois camarades et ma femme qui a envie de voir un bâtiment du roi.
– Diable ! murmura Sam ; les quatre drôles, encore passe ; mais que ferons-nous de la dame ?
Le midshipman lui imposa vivement le silence, et reprit son compte : le compte y était.
– Sam, dit-il, donnez la main à la dame. Messieurs, montez, je vous prie. Ce sera un voyage de plus, Sam, voilà tout, ajouta-t-il, en s’adressant au maître ; nous garderons les quatre coquins, et nous renverrons la dame.
Sam donna la main à Maudlin Wolf, qui s’embarqua dans le second canot, où étaient déjà les quatre prétendus serviteurs de l’intendant. Les deux embarcations prirent aussitôt le large. Le midshipman, durant tout le voyage, examina ses quatre hôtes avec curiosité. Fergus surtout sembla fixer son attention.
– Ce beau garçon, lui seul, vaut les trente brutes de la chaloupe, dit-il tout bas à maître Sam ; décidément, le roi a besoin de lui.
L’aube se faisait. La corvette se montrait, dessinant vaguement sur le ciel rose les traits noirs et déliés de ses agrès. On voyait sa mâture inclinée se balancer avec mollesse et lenteur. Sa carène se confondait avec le sombre azur de la mer, où l’aurore, indécise et voilée, ne mettait point encore de reflets. Tout était à bord calme et silence, et ce fut seulement lorsque les deux embarcations entrèrent dans les eaux de la corvette, qu’une voix descendit de la hune et prononça le qui-vive. L’instant d’après on bordait les palans. Les vingt quintaux de chair humaine furent successivement hissés sur le pont, où ils demeurèrent étendus, inertes, et incapables, en apparence, de faire un mouvement. Puis ce fut le tour des quatre envoyés de M. Cunning, que suivit immédiatement la reine Mab.
Le second du bord, vieux loup court et trapu, à l’aspect dur et repoussant, montra sa tête à la grande écoutille et se fit apporter une lanterne pour passer l’inspection des nouveaux venus. Tout en inspectant, il donnait çà et là quelque grand coup de pied aux prétendus ivrognes et leur promettait sous serment qu’ils ne boiraient que de l’eau tout le temps de la croisière.
– Et qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en désignant Fergus et ses compagnons.
– Ça, répondit le roi Lear, ce sont des gens à qui vous devez cent livres.
– Bien, bien ! grommela le second ; pourquoi nous avoir amené ces drôles, monsieur Jones ?
Le midshipman, au lieu de répondre, s’approcha de lui et murmura quelques mots à son oreille.
– Ah ! ah ! fit le second ; eh ! eh ! Ah ! diable ! Allez chercher le commandant, monsieur Jones.
Il y avait sur le pont une quarantaine de matelots occupés diversement et la plupart sans armes. Le jour grandissait à vue d’œil. Le vieux Ned toucha le bras de Fergus.
– Eh bien ? dit-il.
Fergus ne répondit pas. Il était pâle. Un léger tremblement agitait sa lèvre.
– Eh bien ! dit à son tour Randal, attendrez-vous que tout le monde soit sur le pont ?
Fergus ne répondit point encore. Quelque chose d’étrange se passait en lui. Était-ce la crainte ? Non. Mais il fallait attaquer un homme par surprise ; tuer avant d’avoir provoqué. Son bras devenait de plomb. Sa nature était ainsi faite. Fergus, caractère immuable, était alors ce qu’il fut plus tard. Son esprit pouvait grandir, non point son cœur. Quinze ans de luttes sans merci ne devaient point flétrir cette fleur de délicatesse, cet héroïque honneur qui entrait, alliage étrange et adultère, dans ses actions les plus condamnables.
Randal, qui ne pouvait assurément comprendre ce scrupule, lui serra violemment le bras.
– O’Breane, avez-vous peur ? demanda-t-il.
– Non, répondit Fergus en cherchant enfin sous ses habits la crosse d’un pistolet, j’ai honte.
En ce moment, les officiers de la corvette montèrent en masse par l’écoutille, et se dirigèrent vers le groupe formé par Fergus et ses trois compagnons.
– Mettez ces hommes à fond de cale, dit le lieutenant Naper après les avoir examinés ; nos étrivières en feront d’excellents matelots.
Le sang revint aussitôt aux joues de Fergus qui se redressa et arma son pistolet. Il allait avoir à combattre et non plus à égorger.
– N’avancez pas, sur votre vie ! dit-il au second qui se dirigeait vers lui pour exécuter l’ordre de Naper.
Le jour, incertain encore, ne permit point au second de voir que Fergus était armé. Il continua de marcher sur lui, le sabre levé.
– Ah ! s’écria Fergus avec un enthousiaste éclat de joie et comme si ses compagnons eussent pu comprendre sa pensée ; ils ont toujours assez de perfidie et de lâcheté en réserve pour motiver l’attaque et faire regretter la pitié. À vous et à moi, Anglais !
Le second de la corvette La Cérès tomba, le front fracassé par une balle. Mais il avait vu le geste de Fergus et avait eu le temps de frapper. Une ligne longue et profonde se dessina en rouge sur le front d’O’Breane, courant du sourcil à la naissance des cheveux, et son visage fut inondé de sang. Un cri formidable répondit à la détonation du pistolet. C’était le signal. Les vingt quintaux de chair humaine bondirent et se ruèrent comme des tigres sur l’équipage. Ce fut un élan furibond, irrésistible. Le sang coula de toutes parts, et dès que le sang eut coulé, ces gens qu’on avait cru ivres d’alcool s’enivrèrent des chaudes vapeurs du carnage.
On ne distinguait plus rien sur le pont. Le jour naissant reculait devant la fumée. Tout se confondait en un mouvement désordonné, incessant, au-dessus duquel planait un concert d’imprécations confuses. Smith tuait et chantait des psaumes ; le roi Lear se battait comme un diable en déclamant des lambeaux de Shakspeare, et le nègre, dont les yeux flamboyaient comme les prunelles d’un chacal, se glissait, égorgeait, puis jetait par-dessus le fracas de la bataille le tonnant cri de guerre de sa race. Maudlin Wolf, subissant l’entraînement commun, saisit un couteau oublié près d’elle, sautilla dans le sang, en poussant des cris aigus, brandit un instant son arme trop lourde, et disparut derrière le nuage de fumée qui entourait les combattants.