Il y avait six hommes réunis autour d’un grand feu qui tenait le centre d’une étroite clairière située au milieu d’un bois, formé d’arbres au tronc énorme, au grêle feuillage. La nuit était sombre et sans lune. L’œil, en suivant la fumeuse spirale qui s’élançait du foyer, n’apercevait, sur le fond noir des ténèbres, que troncs hauts et sveltes, rougis d’un côté par l’éclat de la flamme, et couronnés à leurs cimes d’un bouquet de feuilles étiolées. Devant la flamme, sur deux fourches fichées en terre, un troisième bâton, placé horizontalement, soutenait un kanguroo de la grande espèce, lequel, rôti à demi, envoyait à la ronde les appétissants effluves de son fumet savoureux.
Dans l’ombre, apparaissait vaguement, lorsqu’un souffle d’air faisait la flamme plus vive, le profil écrasé d’une hutte recouverte d’écorce, aux parois de laquelle s’appuyaient deux ou trois de ces fusils aux canons noirs, veinés de sombres rubans d’acier, dont la fabrication anglaise avait seule alors le secret. Les six hommes étaient rangés en demi-cercle. C’étaient d’abord Randal Grahame et Fergus O’Breane, portant chacun autour de leur veste de déportés une ceinture chargée de pistolets.
Après eux venait un jeune homme à mine posée, sérieuse, presque ascétique, qui tournait d’une main la broche improvisée où rôtissait le kanguroo, et de l’autre caressait la reliure, rendue luisante par un long et fréquent usage, d’une petite bible ornée de fermoirs de métal. On l’appelait le major, ou Smith-le-Méthodiste. Sous ce dernier nom, il avait été condamné, pour vol dans une église, à quinze ans de déportation.
L’homme qui s’asseyait sur l’herbe auprès du dévot méthodiste avait une belle figure, entourée d’une épaisse barbe. Il se nommait Waterfield, et avait quitté Sydney pour faire la guerre à ces myriades de bœufs élevés dans les stations de l’intérieur.
Le cinquième personnage était presque un vieillard. Sa physionomie, pensive et légèrement moqueuse, avait quelques rapports avec celle que les lithographes prêtent au diplomate français M. de Talleyrand-Périgord. C’était Ned Braynes, plus connu sous le nom du roi Lear, un coquin hardi, réfléchi, patient, infatigable. Ce nom de roi Lear, qu’il a rendu célèbre dans le calendrier de Newgate, lui venait de son ancien métier d’acteur.
Le sixième et dernier enfin était un nègre chauve appelé, pour ce motif, Absalon. Absalon avait un nez horriblement écrasé, d’énormes pommettes et une demi-livre de lèvres. Quand M. Smith oubliait de tourner la broche, Absalon le suppléait.
Ceci avait lieu dans la forêt maigre et clairsemée d’Eagle-River, à cinq ou six milles au sud-est de Paramatta, et à seize milles environ du port de Sydney. Nos six personnages semblaient être impatients et inquiets. On attendait évidemment quelqu’un, et il n’y avait guère que le nègre Absalon qui portât une entière attention à la cuisson du kanguroo.
– Savez-vous, monsieur Graham, dit tout à coup le tueur de bœufs, que je gagne cent guinées par mois dans la colonie ?
– Jusqu’à ce que la colonie vous fasse pendre, Paulus ; je sais cela, répondit Randal.
– Quant à moi, reprit M. Smith, je ne puis affirmer que je fasse ici de brillantes affaires. Mais il s’agit de savoir si, dans cette entreprise, notre conduite sera exempte de péché.
– Major, vous êtes un saint, dit le roi Lear. Chacun sait cela. Randal, mon ami, je trouve que votre femme tarde bien à venir ! La marée n’attend personne, et nous avons seize milles à faire cette nuit.
– Sans doute, répondit Randal, mais par la même raison, Maudlin, la pauvre femme, avait seize milles aussi à faire pour venir nous joindre.
Il se fit un instant de silence.
– Ah çà ! reprit Ned Braynes, je vous connais depuis longtemps, ami Randal, et j’ai confiance en vous. Quant à Waterfield, c’est un solide garçon, et personne ne peut nier que le major soit un bon chrétien. Nous voilà cinq honnêtes compagnons, le cœur sur la main ; car Absalon, prince du sang royal de Congo, n’est point déplacé auprès de gentilshommes de notre importance. Mais quel est le sixième, je vous prie ?
Ceci allait directement à l’adresse de Fergus, qui n’avait point pris la parole encore.
– Le sixième est notre chef, roi Lear, répondit Randal.
Les quatre déportés considérèrent alors Fergus avec attention et défiance. Absalon lui-même écarquilla l’éblouissant émail de son œil pour le considérer mieux. Fergus rougit. Son émotion était de la honte. Fergus se sentait monter au cœur un dégoût profond en voyant de près les hommes dont il lui fallait se faire des auxiliaires.
– Ah ! ah ! dit le roi Lear. Ce beau garçon veut être notre chef !
– Quels sont ses droits ? ajouta Waterfield avec un farouche mouvement d’envie.
– J’aurais cru, fit observer Smith en saluant Fergus comme eût pu faire un vrai gentleman, que nous eussions été consultés pour le choix de notre chef.
– Edward Braynes, Paulus Waterfield, et vous major Smith, dit Randal en se levant, nous traitons une affaire sérieuse. Je vous connais tous et je connais ce gentilhomme. Sur ma parole, le meilleur d’entre nous ne lui va pas à la cheville ; voilà mon opinion.
– Oh ! oh ! gronda Paulus avec colère.
– Nul ne vous défend, Waterfield, répliqua Randal, de continuer votre commerce durant les douze années qui vous restent à faire.
– C’est comme cela ? s’écria le tueur de bœufs ; et si je vous dénonçais, moi ?
– Laissez, dit Fergus en passant devant Randal qui s’apprêtait à répliquer. Que faut-il faire à cet homme pour lui prouver que je vaux mieux que lui ?
Le tueur de bœufs sauta sur ses pieds, écumant de rage.
– Il faut me montrer que ton sang est plus rouge que le mien, mendiant d’Irlande ! s’écria-t-il. Par le nom du diable ! crois-tu que je ne sache écorcher que les bœufs ?
Il avait violemment tiré de sa gaine le long couteau qui lui servait à dépecer le produit de ses chasses, et s’était jeté sur Fergus avec la rapidité de la pensée. En vain Randal voulut parer cette attaque perfide et soudaine. Le temps lui manqua, et les deux adversaires roulèrent ensemble sur le sol. On les vit un instant se débattre confusément dans l’ombre. Puis l’un d’eux se releva. C’était Fergus O’Breane. Il tenait le couteau de Paulus.
Le visage du jeune Irlandais, animé par l’effort qu’il venait de faire, avait pris cette expression d’irrésistible puissance qui rayonna souvent autour de son front aux heures de danger suprême, comme une auréole surhumaine. Sa riche taille s’était tout à coup redressée ; son œil flamboyait et jetait d’orgueilleux éclairs. Les cinq déportés crurent que c’en était fait de Paulus Waterfield, et ne songèrent même pas à le secourir, tant ils se sentirent en cet instant dominés par la fière supériorité de Fergus ; mais celui-ci, au lieu de frapper, laissa tomber le couteau et croisa ses bras sur sa poitrine.
– Tu vois bien, dit-il avec calme, que je vaux mieux que toi.
Waterfield se releva, meurtri, ramassa son arme, et sembla comparer mentalement l’élégante délicatesse des formes de Fergus avec ses membres à lui et son torse d’athlète.
– C’est vrai, dit-il avec une rudesse où se mêlaient à doses égales la franchise et le dépit, n’en parlons plus. Gentleman, vous avez épargné ma vie ; j’y tiens peu ; c’est égal, à l’occasion, vous pouvez compter sur Paulus Waterfield.
À peine ces dernières paroles étaient-elles prononcées qu’un éclat de rire aigu retentit. En même temps, une forme humaine d’une extrême petitesse et d’apparence réellement fantastique se glissa entre Smith et le nègre, et vint s’accroupir auprès du foyer.
– La reine Mab ! s’écria Edward Braynes.
– Maudlin ! dirent les autres, subitement rappelés au motif de leur réunion.
Maudlin s’était placée de l’autre côté du foyer, de manière à faire face à l’assemblée. Ses longs cheveux noirs, dénoués par la rapidité d’une course forcée, tombaient épars autour d’elle jusqu’à terre.
– Bravo ! dit-elle en riant toujours ; Paulus ! à la place du gentleman, je vous aurais abattu comme un bœuf enragé que vous êtes ! Bonsoir, mon vieux roi Lear ; bonsoir, major la Bible ; bonsoir, Randal, mon cher mari. Vous voulez des nouvelles ? c’est bien ; mais je suis essoufflée et il m’est impossible de prononcer un seul mot.
Maudlin Wolf ouvrit une boîte de fer-blanc suspendue à un cordon passé en bandoulière autour de sa taille, et versa sur ses genoux, dans le creux de sa robe, une petite mesure d’avoine qu’elle bluta soigneusement.
– Voyons, Maudlin, dit Randal. Qu’avez-vous à nous apprendre ?
– Il y a des petits cailloux dans cette avoine, mon mari, répondit gravement Maudlin. Le marchand qui me l’a vendue est un voleur. Baby !
Elle prononça ce nom doucement et l’accompagna d’un coup de sifflet. Aussitôt après on entendit un bruit dans le fourré. Les lianes qui pendaient à la voûte des grands arbres et venaient s’entrelacer près du sol s’écartèrent pour livrer passage à une charmante petit jument à peine plus grosse qu’un chevreuil, qui bondit sur le gazon, vint fourrer sa gracieuse tête entre les genoux de Maudlin, et se mit à manger l’avoine préparée. Les déportés connaissaient trop l’humeur de Maudlin, que le vieux Braynes, amateur éclairé de Shakspeare, avait surnommé la reine Mab, pour la presser davantage de s’expliquer. Ils prirent patience. Maudlin attendit que Baby eût mangé sa portion d’avoine jusqu’au dernier grain.
– Couche-toi là, ma gazelle, dit-elle ensuite ; tu as fait quinze milles ce soir et tu en feras peut-être quinze autres…
– C’est donc pour cette nuit ? interrompit vivement Randal.
– Mon mari, vous êtes bien pressé, répliqua Maudlin. Votre viande est cuite. Mangez, croyez-moi. Qui sait si vous mangerez désormais du kanguroo dans votre vie ?
Le nègre chauve débrocha lestement le rôt et l’étendit devant lui sur un lit de feuilles. Smith déposa sa Bible pour planter son couteau dans la partie la plus tendre du filet de l’animal : il quitta l’esprit pour la chair. Les autres l’imitèrent. Pendant qu’ils prenaient leur repas, Maudlin s’arrangea commodément sur l’herbe et trouva convenable d’expliquer enfin sa mission. Elle le fit en termes clairs et précis, n’oubliant rien, mettant tout à sa place, et prouvant qu’il eût été difficile de faire choix d’un messager plus intelligent.
– Maudlin ! s’écria Ned Braynes quand elle eut fini, on ne peut annoncer plus gaillardement une mauvaise nouvelle.
– Que le diable emporte ce croiseur ! dit Paulus.
– C’est une affaire manquée ! murmura Randal.
Maudlin avait fixé son regard perçant sur Fergus, qui semblait rêver profondément.
– Le gentleman n’a pas parlé, dit-elle.
Cette question indirecte fit tressaillir Fergus.
– Voulez-vous m’obéir ? demanda-t-il brusquement.
– Oui ! répondit Randal.
Les autres hésitèrent. Maudlin fronça le sourcil et frappa du pied.
– Pour ce qui est de moi, dit enfin le tueur de bœufs, je n’y ai point de répugnance ; car vous avez bon cœur et bon bras.
– Je vous obéirai ! dit Smith à son tour.
– À la garde de Dieu ! s’écria Ned Braynes ; je vous jure foi et hommage pour moi et pour le digne Absalon.
Ils se levèrent et Fergus reprit :
– Messieurs, il faut que nous soyons sur la côte avant la fin de la nuit.
Six chevaux attendaient, car l’expédition avait été combinée longtemps à l’avance, et c’était seulement l’obstacle imprévu annoncé par Maudlin qui avait amené de l’hésitation. Quelques minutes après, tout le monde était en selle, Maudlin comme les autres. On partit au galop.
La nuit régnait encore lorsqu’ils arrivèrent en vue de la mer. L’endroit du rivage où s’arrêta la cavalcade était complètement désert. Les chevaux furent attachés aux derniers arbres et la petite troupe gagna le bord de l’eau.
– Le signal ! dit Fergus.
Waterfield emboucha une corne de bœuf et sonna trois notes rauques et régulièrement espacées que les échos de l’intérieur se renvoyèrent l’un à l’autre, et qui s’en allèrent mourir au loin dans les bois. Au même instant une lueur éclatante brilla au large, allumant çà et là les crêtes diamantées des vagues. Ce fut l’affaire d’une seconde. À peine allumé, la lueur s’éteignit.
Les six déportés se couchèrent sur le rivage et attendirent.