XXXI À LA NAGE

Le marquis était entré à Londres par le sud ; il lui plut d’en sortir par un autre côté ; et sans doute avait-il pour cela ses raisons. Quand il eut dépassé les faubourgs, de huit cents à mille pas, se trouvant sur la route de Woolwich, il se retourna sur sa selle pour bien s’assurer que les life-guards le suivaient. La masse de leurs habits rouges, à la limite des habitations, formait comme un vaste champ de coquelicots.

Cette chasse à l’homme promettait d’être féconde en péripéties émouvantes. Tout d’abord, elle avait présenté, dans les rues de la ville, l’aspect d’un jeu de cache-cache innocent et, plusieurs fois, par de savants crochets, la meute avait failli être dépistée. C’était toutefois perdre un temps précieux, aussi le marquis avait-il bien vite renoncé à cet amusement.

Maintenant qu’on était en rase campagne, ou à peu près, la situation allait changer. En plein jour, elle eût pu paraître dangereuse pour Rio-Santo ; il faut se rendre compte qu’il était à peine deux heures du matin et que les réverbères avaient disparu en même temps que les maisons.

La lune, il est vrai, pouvait les remplacer à l’occasion ; mais elle était précisément cette nuit-là d’humeur très fantasque et, s’il lui plaisait à certains moments de se mirer dans la Tamise, elle en trouvait sans doute les eaux trop remplies d’immondices au sortir de la grande cité et se voilait aussitôt la face. Cet astre a souvent des pudeurs de jeune fille, sans compter tout ce qu’on lui prête encore comme par exemple d’être propice aux amoureux, de se montrer quand il leur prend envie de se regarder dans les yeux et de se cacher dès qu’elle s’aperçoit qu’ils vont rougir ou cesser d’être sages.

Il ne s’agissait point d’amoureux pour l’instant ; cependant la lune est si bonne fille qu’elle étend volontiers sa protection à ceux qui furent amoureux, ou le seront. Rio-Santo étant de ceux-là, devait bénéficier à coup sûr de ces excellentes dispositions de l’astre des nuits.

Grâce à ces alternatives d’ombre et de lumière, il pouvait se rendre compte de l’avance qu’il avait sur ses adversaires, l’augmenter ou la maintenir. La jeune fille, d’ailleurs, l’y aidait avec enthousiasme ; pour lui éviter la peine de se retourner et comme elle-même avait le visage tourné vers l’arrière, elle calculait la distance à chaque éclaircie, avec une sûreté de coup d’œil qui ravissait ses compagnons.

Les life-guards gagnaient cependant du terrain. Ils s’étaient piqués au jeu et leurs chevaux étaient frais. Ceux de nos cavaliers n’avaient que quelques heures de repos après le long trajet fourni de Brighton à Londres ; mais c’étaient de vaillantes bêtes dont le mérite était encore doublé par l’habileté et l’énergie de ceux qui les montaient. Ceux-ci étant sûrs des jarrets de ceux-là, il y avait de fortes raisons de supposer que chacun tiendrait son rôle jusqu’au bout.

Pourtant un groupe d’officiers, supérieurement montés et probablement impatients d’arriver à un prompt résultat, ne tarda pas à se former en avant du gros de la troupe et à le distancer très rapidement. Quand Susannah annonça cette nouvelle à Rio-Santo, celui-ci sourit imperceptiblement et répondit :

– Il en est toujours ainsi dans une meute : les meilleurs chiens prennent les devants et viennent se faire découdre.

Il tira seulement ses pistolets des fontes, en vérifia l’amorce au clair de lune et en glissa un dans sa poche intérieure de son vêtement.

– Pensez-vous donc devoir vous en servir ? lui demanda Susannah.

– J’espère que non, répondit-il ; mais, le cas échéant, ils feront de prompte et sûre besogne.

Il y avait de la police et de la troupe à Woolwich et le plan des officiers était, sinon d’atteindre les fugitifs avant d’y arriver, tout au moins d’être assez près sur leurs talons pour pouvoir ameuter contre eux de nouvelles forces et, en donnant l’éveil, de leur faire barrer le passage. Cette combinaison n’eût pas été si mauvaise avec un autre adversaire que le marquis ; celui-ci la devina comme si l’on eût pris soin de la lui faire connaître au préalable.

Tout d’abord, quand les premières maisons de Woolwich se présentèrent, la lune jugea bon de passer derrière un nuage, si bien que quand elle montra de nouveau sa face ronde et narquoise, les Anglais constatèrent que leurs ennemis avaient déjà pénétré dans la ville.

Or, celle-ci est construite entre la Tamise et la route de Chatham, de façon qu’il n’est point nécessaire de s’attarder aux détours des rues quand on veut poursuivre son chemin du côté de la mer. Il était probable que Rio-Santo n’irait pas, à cette heure indue, saluer le premier magistrat de Woolwich et continuerait de galoper vers l’est. Tel fut, du moins, l’avis de ces messieurs du régiment-royal des life-guards.

Tout d’abord, ils étaient assez déconfits que le plan, si bien conçu par eux, eût échoué de même. Comme ils étaient arrivés trop tard à Londres, ils arrivaient trop tard à Woolwich et, pour n’être pas des carabiniers italiens, ils ne s’en trouvaient guère plus avancés.

Certains d’entre eux en étaient même de fort méchante humeur et ne la cachaient point :

– Par Dieu ! jurait le grand lieutenant Plashie, ce brigand est capable de s’en être allé coucher dans le meilleur hôtel de la ville et de nous laisser crever nos bêtes sur la route de Chatham !… Par Belzébuth ! mes compagnons, si nous le laissons échapper, on va se gausser de nous dans Regents Park et ailleurs et je ne donnerais pas un penny de notre avancement.

– Vous a-t-on dit qu’on ne le prendrait pas ? riposta aigrement un capitaine. Si cette main que voilà ne se pose pas avant une heure sur son épaule, je consens à être manchot pour le reste de mes jours.

– Holà ! hope ! s’écria le fourrier Crawford… Nous perdons notre temps à discourir, je crois. Il serait préférable de fouiller la ville et, s’ils y sont entrés, Dieu me damne ! ils auront bien rencontré quelqu’un qui nous le dira.

Pendant ce colloque, le gros des cavaliers avait rejoint. L’escadron fut divisé en plusieurs groupes qui eurent mission de battre la ville et de s’enquérir auprès des patrouilles de nuit et des postes de police.

Le premier plan n’était pas génial, on l’a vu : celui-ci était enfantin. Décidément messieurs les officiers des life-guards étaient de beaux hommes, mais leur cervelle était vide, ou il s’en fallait de peu. De l’ensemble de leurs investigations, il résulta qu’on n’avait vu passer aucun cavalier sur la route de Chatham et moins encore errer dans la ville au clair de lune.

Les officiers se regardèrent assez piteusement, se demandant s’il ne fallait pas renoncer à la poursuite, et le capitaine eût été bien fâché qu’on lui réclamât le bras dont il faisait si bien le sacrifice quelques instants auparavant.

Ce fut encore le fourrier Crawford qui sauva la situation. Ce diable d’homme était ambitieux et, suivant son idée et le proverbe : Aide-toi, le ciel t’aidera ! il pensait que pour obtenir un grade supérieur, il faut savoir le gagner.

– Les convenances, s’écria-t-il, ne me permettent pas de dire que nous sommes tous des sots. Quand le gibier est poursuivi, il ne suit pas toujours droit devant lui, or, la route de Chatham va trop droit !… Rien ne l’oblige davantage à se terrer, comme le prétendait tout à l’heure l’honorable lieutenant Flashie… Notre gibier a fait un crochet, messieurs ; je jurerais qu’il prend maintenant son temps sur l’autre rive de la Tamise.

Un hurrah frénétique accueillit cet avis et l’escadron partit au grand galop pour franchir le pont de bois qui existait alors, une sorte de passerelle uniquement réservée aux piétons.

D’habitude, une sentinelle se tenait à l’entrée. Elle y était même cette nuit-là. Seulement les soldats l’y trouvèrent étendue sur le dos, avec un coup de poignard qui lui avait traversé la gorge et l’avait empêché de crier. C’était là un laissez-passer portant la signature du cavalier Angelo Bembo, apostillée par le marquis de Rio-Santo.

Il n’était point besoin d’interroger le malheureux qui respirait encore. En raison du peu de solidité et de largeur du pont, les cavaliers durent s’y engager à la file et à distance. Quand tout l’escadron fut réuni de l’autre côté, – ce qui avait nécessité un certain temps, – les chances de rejoindre les fugitifs étaient sensiblement diminuées.

La valeur d’une troupe réside quelquefois dans son amour-propre piqué et c’était précisément le cas. La poursuite reprit avec un acharnement incroyable sur la route de Southend et ce fut une envolée nocturne d’habits rouges et de chevaux couverts d’écume, qui semblaient avoir des ailes.

Cependant, sous le double poids qu’il portait, le cheval de Rio-Santo commençait à fléchir. Celui-ci le sentait las et lui tenait les rênes courtes pour le soutenir. Il n’en fallait pas moins le ménager désormais et ceci devait entrer en ligne de compte dans les moyens à employer, bien que le marquis eût toujours la ressource de prendre la monture de Bembo. Cette dernière extrémité toutefois contrariait ses projets et il ne songeait point encore à y recourir.

Bientôt la bête surmenée se mit à boiter, un de ses fers venant de se détacher. L’allure en fut forcément ralentie, mais Rio-Santo ne s’en inquiéta point, parce qu’il croyait les life-guards lancés à sa poursuite sur l’autre rive.

Tout à coup, il sentit Susannah tressaillir et celle-ci poussa un cri étouffé :

– Je les entends, dit-elle, ils sont tout proches.

Elle avait dit vrai. Le galop retentissait dans la nuit, pas très loin. Un brouillard épais commençait à glisser sur le fleuve et dans la campagne ; la lune se montra une dernière fois et le marquis put voir ses adversaires à très peu de distance.

Eux aussi l’avaient vu. Ils poussèrent un hurrah. Un dernier effort les rendrait maîtres de leur proie.

Rio-Santo éperonna son cheval et la pauvre bête y répondit par une plainte. Susannah se serra contre son défenseur.

– Prenez mon cheval, milord, s’écria Bembo ; vous en avez le temps encore.

Le marquis ne répondit rien. Comme les cavaliers n’étaient plus qu’à cent pas, il s’arrêta et leur fit face, un pistolet au poing. Ange Bembo l’imita.

Tous deux, à bonne distance, visèrent et firent feu : deux hommes roulèrent ; l’un avait l’omoplate fracassée : c’était le capitaine qui s’était vanté de poser la main sur l’épaule de Rio-Santo. Une partie de ses désirs venait de s’accomplir : il devait rester manchot.

Deux nouvelles détonations retentirent et deux officiers tombèrent encore. Un hurlement de rage monta des rangs des life-guards.

– Je vous l’avais bien dit, Susannah, murmura le marquis : les meilleurs chiens sont à bas, laissons aboyer le reste.

Celle qui avait si longtemps passé pour la fille du pendu ne tremblait pas et l’on eût juré qu’elle cherchait à faire à Rio-Santo un rempart de son propre corps.

Tout près de là, la Tamise roulait ses flots limoneux. On l’entendait, mais on ne la voyait pas, car le brouillard s’épaississait de plus en plus.

– À la Tamise ! ordonna Rio-Santo… Ange, suis-moi, et vous, miss, n’ayez pas peur !…

Il laboura les flancs de son cheval qui se cabra, gémit et, poussé en avant par la pression de deux genoux de fer et la morsure des éperons, quitta le chemin pour s’élancer vers la rive du fleuve. En quelques secondes, le brouillard était devenu si intense que les adversaires ne se distinguaient plus. Des balles sifflaient cependant à l’aventure et passaient sur la tête des fugitifs.

Un aventurier du commun, grisé par son succès, n’eût pas manqué en cette circonstance de lancer quelque bravade, mais Rio-Santo était au-dessus de pareilles mesquineries. Il se contenta de lancer sa monture dans le fleuve et de la diriger à la nage, à travers le brouillard, tandis que des hurlements et des imprécations répondaient au bruit fait par le double floc des chevaux au moment où ils avaient fait le plongeon.

Ce n’était pas chose facile que de traverser la Tamise, en pleine nuit, au-dessous de Woolwich. Pour l’oser, il fallait être le marquis de Rio-Santo.

Il fallait être le diable, plutôt, et c’était l’avis des life-guards, y compris le fourrier Crawford. Tous ils étaient là, rangés au bord du fleuve, et pas un d’eux n’osait y pousser son cheval. Rien que le bruit des flots roulant en tumulte les effrayait et presque tous eussent hésité s’il se fût agi même de sauver la reine.

Il n’y avait pas à le nier : pour eux c’était la défaite, car quatre des leurs gisaient sur le terrain, quatre officiers, comme si l’ennemi avait eu le temps de les choisir.

On ne riait plus parmi la troupe des habits rouges ; les hurrahs de naguère s’étaient changés en cris de colère et de dépit. Il ne restait plus qu’à ramasser les blessés et les morts et à tourner bride. Tête basse, les life-guards reprirent en sens inverse la route parcourue.

Pendant ce temps, Rio-Santo et Bembo coupaient la tamise en biais, dans le sens du courant. Les deux chevaux nageaient côte à côte et Susannah était étendue en travers, – ainsi l’avait voulu Rio-Santo, – pour éviter même qu’elle fût trop incommodée par les vagues.

La traversée fut longue et périlleuse. Quand ils atteignirent enfin l’autre rive, les trois fugitifs étaient trempés jusqu’aux os. Mais ils étaient sauvés, ils étaient libres et, dans la première habitation qu’ils rencontrèrent, ils s’arrêtèrent pour faire sécher leurs vêtements. C’était une pauvre cabane et ce fut bonne aubaine pour son propriétaire, auquel le marquis abandonna ses deux chevaux.

Une voiture conduisit les voyageurs jusqu’auprès de Southend, où les attendait une chaloupe. Le jour commençait à pointer quand ils s’y embarquèrent. Susannah était toute tremblante, parce que Rio-Santo venait de lui dire :

– Ma chère enfant, préparez-vous à revoir votre mère. Dans un quart d’heure vous serez auprès d’elle.

Lui-même éprouvait une grande joie : il venait de mener à bien une entreprise difficile ; il avait une fois de plus bravé l’Angleterre et surtout il avait tenu la promesse faite à Mary Mac-Farlane. Susannah le contemplait, les mains jointes, n’osant lui parler, de crainte que ses paroles fussent trop au-dessous de sa reconnaissance. Elle l’associait dans son affection, dans sa tendresse, à Brian de Lancester et, bien qu’elle ignorât encore son nom, elle en était à se demander si celui-ci n’était pas plus grand encore, plus noble et plus généreux que l’autre.

Sur le pont de la Sournoise, la comtesse de White-Manor attendait avec anxiété. Quand elle entendit le bruit des avirons, elle se pencha sur le bastingage et si, dans la chaloupe, elle n’eût vu que des hommes, peut-être se fût-elle laissée couler dans la mer.

Mais elle aperçut une jeune fille qui lui tendait les bras et poussa un cri de triomphe, un cri d’amour. Au sien se mêlèrent ceux de Clary et d’Anna qui, elles aussi, venaient de la reconnaître et dont le cœur bondissait d’allégresse.

Sur le pont, toutes les quatre se tinrent longtemps embrassées, puis toutes les quatre se vinrent agenouiller aux pieds de Fergus O’Breane et lui baiser les mains. Il les contempla un instant avec émotion et les releva, estimant que cette heure était une des plus belles de sa vie, puisque sur le pont de la Sournoise l’amour régnait en maître : l’amour filial, l’amour d’Angelo Bembo pour Anna Mac-Farlane et celui de Clary pour lui-même.

Mais ce n’était point à l’amour qu’il devait désormais consacrer sa vie. Il reprit aussitôt son rôle de maître et de lutteur. Le bâtiment, toutes voiles dehors, fendit les flots, sortit de l’embouchure de la Tamise et se dirigea vers le nord, vers le rivage d’Écosse où il devait déposer la comtesse de White-Manor, sa fille et ses nièces.

Tandis que les deux autres navires demeuraient au large, la Sournoise vint mouiller à Berwick ; Rio-Santo donna ses instructions aux quatre femmes, les arma contre les embûches qui pourraient leur être tendues et leur fit ses adieux.

Fergus O’Breane n’avait pas souvenir que ceux qui étaient liés à sa destinée lui eussent jamais désobéi, mais Clary Mac-Farlane devait être la première à le faire.

Ma vie est peu de chose, et mon amour est moins encore, dit-elle quand il fallut se séparer. Mais je vous ai donné l’un et l’autre, Edward, et tant qu’une goutte de sang coulera dans mes veines, je resterai auprès de vous, je vous suivrai où vous irez. Faites de moi ce que vous voudrez, votre maîtresse, votre esclave, un tapis pour vos pieds ou une compagne de votre gloire, peu m’importe, pourvu que je sois avec vous, que je vous voie, que je vous aime ! Il faudrait me couper les membres un à un pour m’arracher d’auprès de vous, et tant qu’il resterait un tronçon de mon corps, il vous appartiendrait.

Elle n’avait point de honte à parler ainsi. Pour confirmer ces paroles elle noua ses deux bras autour du cou de Rio-Santo et attendit sa réponse.

Les objections qu’il fit étaient spécieuses, mais lui-même, en les formulant, les jugeait inutiles. Repousser Clary, c’était la rejeter dans la douleur, dans la souffrance, dans la folie peut-être et, si graves que pussent être les conséquences de son acceptation, il la vit nécessaire.

Un mot de Susannah le décida :

– Je voudrais vous aimer ainsi, dit-elle avec son emportement de jeune fille habituée à des actes de volonté énergique… Je voudrais aimer ainsi et quelqu’un qui en fût aussi digne !

Comme toutes celles qui étaient là savaient le prix de l’amour, elles approuvèrent Clary et un sourire de triomphe illumina le visage de la fille de Mac-Farlane.

Une heure après, les trois corvettes se perdaient dans l’immensité de la mer du Nord, cinglant à toute vitesse vers l’Australie.

Nous y avons retrouvé le marquis de Rio-Santo ; nous l’avons vu démolir ce fleuron de la couronne anglaise et, son œuvre achevée là, prêt à porter ailleurs le poids de sa vengeance et de sa haine. Avec nos lecteurs, nous allons le suivre.

FIN DE LA CINQUIÈME PARTIE

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