XXX DERNIER BAISER

Il avait passé de l’eau sous les ponts de la Tamise depuis le jour où Suky, la pauvre servante des Armes de la Couronne, était sortie de cette maison, devant Tyrrel l’Aveugle, pour aller se jeter au fleuve afin de ne plus recevoir des coups de mistress Burnett.

– Elle est bien belle ! avait dit tout à l’heure la comtesse de Derby.

La fille de White-Manor était plus que belle : c’était une reine, mais une reine qui ignore sa beauté et la majesté de son corps, sans vouloir en entendre parler ; car elle était aussi simple que belle.

On ne passe pas impunément par les avatars dont sa vie à elle était un tissu, sans que le caractère en garde l’empreinte. Susannah avait cru être la fille d’Ismaïl Spencer, le juif pendu devant Newgate, en s’esquivant d’une taverne de matelots ; elle avait été élevée tout à coup au rang de princesse, mais n’était pas plus princesse que fille de juif. Elle avait regretté de n’être ni l’une ni l’autre le jour où l’homme qu’elle aimait lui avait écrit :

« Je ne vous verrai plus, Susannah, parce que je vous aime et que je suis le frère de votre père. »

Depuis que Brian de Lancester lui avait révélé sa naissance, le sourire avait déserté ses lèvres. Son beau front pur était marqué du sceau d’une mélancolie profonde et, n’eût été son affection pour lady Ophélia, peut-être fût-elle retournée, la nuit, vers le banc étroit qui mène tout droit à la Tamise, là où Tyrrel l’aveugle l’avait arrêtée certain soir.

Une autre pensée la retenait, très vague, un espoir presque irréalisable, puisque les années passaient sans rien lui apporter de précis à cet égard. Savoir qui était son père ne lui avait causé aucune joie : seul, le souvenir du baiser donné jadis par celle qui pouvait être sa mère restait gravé dans son cœur. Dans ses nuits souvent sans sommeil, elle s’en rappelait la saveur et volontiers elle eût donné ce qui lui restait de vie pour retrouver un quart d’heure cette sensation délicieuse que fait éprouver le baiser d’une mère.

Pourquoi Brian de Lancester n’avait-il point complété ses révélations ? Pourquoi lui avait-il dit seulement ce qu’elle tenait le moins à savoir ? Elle ne l’avait point revu ; sans doute il ne reviendrait jamais et non seulement sa douleur en était vive, mais elle songeait surtout que lui seul était capable de lui révéler si sa mère était vivante encore, et qu’elle ne pouvait l’interroger à cet égard.

Pauvre petite Suky !… Quand elle entra dans le salon, elle était bien triste et chercha vainement, pour ne point inquiéter son amie, à esquisser un sourire. Ses beaux yeux limpides se posèrent seulement sur l’étranger dont la vue lui causa quelque surprise ; puis elle s’appuya à un meuble et regarda les rosaces du tapis.

Rio-Santo la considéra un instant avec une émotion toujours croissante. C’est qu’elle ressemblait étrangement au portrait qu’il avait de Mary Mac-Farlane quand celle-ci avait le même âge. Ses traits mêmes étaient plus parfaits, son corps plus élancé et plus souple et c’est ainsi qu’il eût rêvé une fille, sa fille… Celle-ci était la fille de White-Manor !

Un pli se creusa entre ses sourcils. Susannah, qui sentait peser sur elle le regard de cet homme, releva le sien au même moment. Elle en éprouva une sorte de malaise ; cet examen silencieux lui fit monter un peu de rougeur au front.

Pourquoi l’avait-on appelée ? Que lui voulait cet étranger ? Elle interrogea des yeux lady Ophélia, mais celle-ci restait muette.

Rio-Santo fit un pas et s’inclina devant la jeune fille :

– Miss Susannah, dit-il, savez-vous qui est votre père ?

– Je le sais, répondit-elle ; c’est un méchant homme, m’a-t-on dit… Il est fou, à ce qu’il paraît… Je ne le connais pas et je lui pardonne…

– Ne pardonnez pas avant de savoir ce qu’il a fait de votre mère, interrompit le marquis.

– Ma mère !… s’écria-t-elle… Est-ce vous, monsieur, qui parlez de ma mère ?…

– Je suis venu pour cela, répliqua le marquis. Voulez-vous, mon enfant, me promettre d’être forte, raisonnable, et je vous parlerai de votre mère ?…

Il est des joies qui font mal ; Rio-Santo ne voulait pas aller trop vite dans ses confidences, d’autant plus que la jeune fille était soudain devenue tout pâle. Elle se raidit et murmura :

– Vous allez me dire qu’elle est morte ?… Mais vous pouvez parler : vous voyez que je suis vaillante…

Comme pour démentir ces paroles, elle porta les deux mains à sa poitrine et étouffa un grand soupir.

– Je n’ai point dit cela, répondit le marquis. Asseyez-vous sur ce sofa et écoutez-moi.

Il resta debout devant elle et poursuivit :

– Je n’ai point dit que votre mère fût morte et je ne vous le dirai pas, parce que ce serait un mensonge… Miss Susannah ! aimeriez-vous votre mère s’il vous était donné de la revoir un jour, peut-être bientôt ?

La pauvre enfant se laissa glisser aux genoux de la comtesse de Derby et cacha sa tête dans la robe de son amie. Tout son corps était secoué de sanglots ; le marquis et la comtesse la laissèrent ainsi quelques instants. Tout à coup la jeune fille releva son beau visage baigné de larmes et murmura :

– Vous me demandez, monsieur, si j’aimerais ma mère ?… Pouvez-vous donc en douter, si vous avez connu la vôtre ?

Fergus O’Breane baissa la tête ; il parut qu’un douloureux souvenir traversait sa mémoire :

– Oui, dit-il, comme se parlant à lui-même, je l’ai connue et je l’aimais. Elle est morte dans des circonstances qui ont fait ma force ; les petites causes ont souvent de grands effets ; la mort d’une Irlandaise peut quelquefois peser lourd dans la balance d’un peuple.

Soudain il secoua sa chevelure et passa sa main sur son front, comme pour en chasser la vision de sa sœur Betsy disparue, de son père et de sa mère morts dans l’espace d’une heure. Depuis cette époque déjà lointaine, une seule chose avait subsisté et s’était développée en lui : sa haine envers l’Angleterre. Elle était en ce moment plus ardente que jamais et la vue de Susannah, fille de White-Manor, fille de Mary Mac-Farlane la martyre, y aidait puissamment.

– Susannah, murmura-t-il, avez-vous confiance en moi ?

– Combien de fois m’a-t-on déjà posé semblable question ? fit-elle avec mélancolie. Je ne sais, mais elle n’est pas nouvelle pour moi. Je n’ai jamais eu confiance qu’en un seul homme, il m’a délaissée et j’ignore où il est… Vous, milord, sais-je qui vous êtes ?…

– J’aurais pu être votre père, dit Rio-Santo la voix pleine d’amertume. Bien des larmes n’eussent pas coulé, bien des douleurs eussent été évitées.

– Vous, mon père ? s’écria-t-elle… Mais vous n’êtes pas le comte de White-Manor…

– Dieu m’en garde ! interrompit Rio-Santo. Bien que celui-là soit votre vrai père, vous pouvez comme moi le maudire. Il est autant, plus peut-être mon ennemi que celui de Brian de Lancester.

– Et quels sentiments nourrissez-vous à l’égard de celui-ci ? demanda la jeune fille.

– Je ne le connais pas, répondit le marquis ; je sais seulement qu’il est généreux jusqu’à la folie, brave jusqu’à la plus grande témérité, et j’ai pour lui la plus grande estime.

Le visage de Susannah s’était éclairé ; elle tendit spontanément la main à l’inconnu en disant avec chaleur :

– En ce cas, j’ai confiance en vous. Où vous me direz d’aller, j’irai ; ce que vous me direz de faire, je le ferai.

– Même si je vous demandais de quitter lady Ophélia, votre amie ? questionna Rio-Santo avec un sourire.

La jeune fille fit à la comtesse un collier de ses bras et l’embrassa avec effusion. Mais sur un signe de celle-ci, elle répondit :

– Même cela, milord, et Dieu sait ce qu’il va m’en coûter. Mais me conduirez-vous si loin qu’il ne me sera pas possible de la revoir ?

– Pas avant plusieurs années, peut-être ?

– Ne l’éprouvez pas ainsi, interrompit lady Ophélia. Entre sa mère et moi, elle ne saurait hésiter…

La jeune fille se dressa. S’avançant vers Rio-Santo, elle lui posa les deux mains sur les épaules et fouilla du regard ses grands yeux qui la troublèrent :

– Peut-il donc être vrai, s’écria-t-elle, que grâce à vous je reverrai ma mère ?

– Je croyais vous l’avoir dit déjà, répliqua Rio-Santo. Ce soir, si vous le voulez, vous serez dans ses bras.

Susannah poussa un cri et tomba évanouie sur le sofa. Le marquis regarda sa montre et dit :

– Ranimez-la vite, Ophélia. Mes instants sont comptés.

La comtesse leva sur lui un regard mouillé de pleurs :

– Vous dispensez bonheur et joies aux unes, soupira-t-elle, et vous laissez la tristesse aux autres… José, que votre volonté soit faite !

Il la serra dans ses bras, sentit son beau corps palpiter contre le sien et il eut un regret de partir. Mais la voie était là, ouverte à l’avenir ; il fallait laisser au bord du chemin ceux qui ne pouvaient suivre.

Il écarta de lui la jeune femme et, dans leurs cœurs, il se produisit un déchirement, comme si leurs vies se fussent séparées pour toujours.

Quelques minutes après, Susannah avait repris ses sens et, tandis qu’elle était allée revêtir à la hâte un costume de voyage, le marquis de Rio-Santo et la comtesse de Derby unissaient une dernière fois leurs lèvres dans un baiser où s’ensevelissaient leur secret et leur amour.

À quelque distance de Barnwood-House, à l’angle d’une avenue, deux chevaux sellés étaient gardés par un homme : le cavalier Angelo Bembo.

Quand le marquis s’approcha de lui avec sa compagne, le jeune homme lui glissa quelques mots à l’oreille :

– Hâtons-nous, milord ; je remarque depuis quelques instants des allées et venues suspectes, deux policemen sont venus m’interroger.

Rio-Santo fouilla rapidement du regard les environs et sauta en selle, en enlevant avec lui Susannah qu’il plaça en travers sur les fontes, comme il avait fait de Clary. Il mit les éperons aux flancs de son cheval et laissa échapper un ricanement auquel répondit un coup de sifflet.

Tout à l’heure, Regent-Street semblait déserte. Au coup de sifflet, des centaines d’ombres se détachèrent des maisons et se précipitèrent au pas de course à la poursuite des cavaliers. Autant eût valu courir après le vent.

Mais voilà que tout à coup ils s’écartèrent, en entendant derrière eux un galop de chevaux. Cette manœuvre avait pour but de faire place à tout un escadron de life-guards qui arrivait trop tard. En les entendant passer sous ses fenêtres, lancés à toute allure, lady Ophélia devint pâle comme une morte et tomba à la renverse. Pour elle, Rio-Santo était perdu !… Elle l’avait retenu dans ses bras dix minutes de plus qu’il n’eût fallu et le baiser qu’ils avaient échangé avait été pour lui aussi fatal que celui donné au Christ par Judas.

Quand Joan la trouva étendue sur le tapis et dès qu’elle l’eût relevée, la comtesse eut une crise de larmes, se tordit les mains, se meurtrit le front, ses lèvres mordues saignaient, elle leur infligeait le châtiment de ce baiser qui allait faire couler le sang de Rio-Santo et peut-être aussi celui de Susannah.

Celle-ci avait témoigné d’abord quelque inquiétude en apercevant la nuée de policemen sortis de terre comme par enchantement, en entendant bientôt les sabots des chevaux qui heurtaient violemment le pavé. À qui en avaient ces gens et pourquoi celui qui l’emportait avec lui, celui dont elle ignorait le nom, semblait-il fuir devant eux ?

Elle leva les yeux sur lui ; son visage était impassible et seul un léger sourire errait sur ses lèvres. Il enserrait délicatement la taille de la jeune fille et de sa main restée libre, guidait sa monture, au tournant des rues, avec une dextérité merveilleuse. Son compagnon était muet et les chevaux semblaient à peine toucher le sol.

Ceci ressemblait fort à un enlèvement, à un rapt. Beaucoup d’hommes déjà avaient convoité sa merveilleuse beauté et l’enfant si merveilleusement élevée par des étrangers, se souvenait avec dégoût du Golden-Club et des vingt mille roubles dont le prince Dimitri Tolstoï avait payé par avance la possession de son corps à Ismaïl Spencer. Mais comment supposer que lady Ophélia eût prêté la main à quelque chose de ce genre ? Comment la croire assez infâme pour l’avoir livrée à un homme en disant : « Vous allez revoir votre mère ? »

Susannah eut honte d’un pareil soupçon et, pour se convaincre qu’il était faux, elle n’eut qu’à regarder une fois encore Rio-Santo. Dans ses yeux elle ne rencontra point cette passion frénétique et violente qu’elle savait avoir allumé dans ceux des autres, mais une expression de tendresse et de bonté qui ne prêtait en rien à l’équivoque.

Il la devina pourtant et sourit :

– Ne craignez rien, miss Susannah, murmura-t-il. Nous avons de l’avance. Votre mère nous attend et je vous jure qu’ils ne nous empêcheront pas d’arriver jusqu’à elle ; alors ma tâche, en ce qui vous concerne, aura pris fin.

Elle était vaillante, elle n’avait point eu peur ; mais ces paroles douces et respectueuses la réconfortèrent : elle les recueillit avec reconnaissance.

– Voulez-vous me permettre une question, milord ? demanda-t-elle.

– Dites, mon enfant, répondit le marquis.

– Est-ce à vous ou à moi que ces soldats en veulent ? Si c’est à moi, je ne me reconnais pas le droit de vous voir exposer votre vie pour me sauver ; si c’est à vous, je ne puis être qu’un empêchement à votre salut et je vous supplie de me laisser ici.

Rio-Santo très ému répondit :

– Je pourrais simplement prendre acte de vos sentiments généreux, Susannah, et vous refuser les explications que vous demandez. Ce n’est pas vous qu’on poursuit, mais bien moi ; toutefois on me poursuit parce que j’ai promis à votre mère de vous rendre à sa tendresse et que je suis revenu à Londres uniquement dans ce but. Laissez-moi donc accomplir ma promesse et ne craignez point.

– Je n’ai jamais entendu qu’un homme me parler ainsi, murmura-t-elle ; c’était Brian de Lancester. Qui que vous soyez, vous êtes généreux et noble, et dussé-je ne point revoir ma mère, si vous deviez mourir pour moi, je mourrais avec vous.

– Dieu nous garde ! s’écria-t-il en enfonçant plus vigoureusement ses éperons aux flancs de son cheval ; il faut que nous vivions l’un et l’autre, miss Susannah !

Il serait temps de dire comment la police de Scotland-Yard avait été si vite mise au courant de sa présence à Londres et lancée sur sa piste.

Rio-Santo, si adroit d’habitude, avait commis ce soir une grave imprudence. En mettant à la poste sa lettre pour le lord chief-justice, il n’avait point songé que toutes les dépêches adressées à ce magistrat dont les fonctions correspondent à celles de notre garde des sceaux, lui étaient immédiatement transmises autrement que par la voie habituelle ; ou, s’il y avait songé, il avait négligé de s’en inquiéter et s’était cru de force à braver, dans la capitale même, la police des Trois-Royaumes.

Et ce motif était sans doute vrai. Le marquis voulait prendre sa revanche du soir où les policemen, sous la conduite de l’Honorable Frank Perceval et de Stephen Mac-Nab, l’avaient mené au bureau de Westminster.

Toute sa faute avait été de s’attarder un peu trop chez lady Ophélia, mais il n’en avait aucun regret.

Dès que sa présence dans la ville avait été connue du lord chief-justice, celui-ci avait senti ses cheveux se dresser sur sa tête. La lecture du rapport rédigé par Rio-Santo sur les événements de Crewe y avait beaucoup aidé et le haut fonctionnaire n’avait pas achevé sans trembler cette missive où le condamné d’Old-Bailey disait que dix-huit cents hommes étaient enfouis dans le trou du Grudy-Hole et que le reste jonchait la route d’Écosse.

Après un pareil exploit, venir se mettre de soi-même entre les dents du loup, c’était un coup d’audace qui frisait la démence. Or, le lord chief-justice était plus près de la folie que Rio-Santo.

Pris d’un fol accès de rage, il fit parvenir le terrible écrit à l’intendant principal de police avec menace de destitution immédiate s’il ne réussissait pas à s’emparer de l’audacieux condamné.

Avant d’agir, l’intendant principal le tourna et retourna en tout sens, le lut et le relut, craignant une mystification qui le couvrirait de ridicule. D’autre part la menace du lord augmentait la haine envieuse dont débordait déjà son cœur.

Il réfléchit assez longtemps, partagé entre le doute et l’espoir d’une capture dont le retentissement serait immense. Cette dernière alternative l’ayant emporté, il se décida à agir et lança ses plus fins limiers sur la piste. L’un d’eux ayant pu suivre le cavalier Bembo de Belgrave-Square à Regent-Street, l’intendant principal crut l’heure venue pour lui de s’élever encore d’un rang dans l’échelle sociale et de supplanter le lord chief-justice.

Des agents habiles furent apostés autour de Regent-Street, un escadron de life-guards, cantonné à Regents Park, fut mandé en toute hâte et la souricière s’établit.

Or, est-il besoin de rappeler qu’on ne prend jamais deux fois une souris au même piège. L’épaule du marquis de Rio-Santo n’était pas faite pour que la main des policemen vînt s’y abattre si souvent : une fois déjà avait été de trop.

Dans une course vertigineuse à travers les quartiers de Londres, il emportait Susannah qui, se serrant maintenant contre lui en toute confiance, ne cessait de le questionner sur sa mère.

Lorsqu’on est intendant principal d’une police aussi réputée que celle de Londres on donne un peu moins de temps à la réflexion pour agir plus vite.

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