VII COUR MARTIALE

M. le marquis de Rio-Santo était pour l’instant sous l’empire d’une colère blanche à cause des insultes qu’il venait d’entendre prodiguer à une femme dont, à défaut de tout autre, il entendait se constituer le protecteur. Il ne se souvenait même pas d’avoir jamais été aussi patient que ce soir et Dieu sait pourtant s’il était des circonstances de sa vie où il avait fait preuve de longanimité.

C’est que Rio-Santo n’aimait pas les matamores. Maître de lui, seul juge de ses actes, quand en son for intérieur il se voyait forcé de prononcer une condamnation, il l’exécutait à l’heure dite et personne n’eût pu l’accuser de forfanteries ridicules. Aussi, dans le couloir où il s’était embusqué, avait-il commencé par sourire de celles de Stephen Mac-Nab tant qu’elles n’avaient visé que lui. Arracher le cœur de la poitrine d’un ennemi, c’est beau à dire mais il faut le faire et le marquis dédaignait de semblables menaces. Non point qu’il déniât au jeune docteur un courage personnel, où qu’il le suspectât de don quichottisme vulgaire ; il le savait apte au contraire à poursuivre jusqu’au bout sa vengeance, à frapper même à l’occasion ; mais, en ce qui le concernait, il faisait fi de cette explosion de colère, inopportune puisqu’il y manquait l’obstacle qui la provoquait.

Par exemple, sans la profonde obscurité du couloir et si quelqu’un eût pu se trouver là pour l’épier, ce quelqu’un aurait remarqué le complet changement d’attitude du marquis dès que les menaces du médecin, devenu une sorte de forcené, avaient été dirigées contre une femme inoffensive et blessée. L’écouteur avait alors froncé les sourcils. Un tel procédé répugnait à l’élévation de son propre caractère. Puis, à mesure que les événements se précipitaient, son front s’était empourpré, démasquant ce terrible stigmate : la cicatrice blanche marquée du sourcil gauche à la racine des cheveux dont la colère marquait involontairement son front les jours de tempête.

Et maintenant il était là, implacable, méprisant, hautain devant le médecin que son apparition avait comme pétrifié.

On sait quelle magnétique puissance la vue de cette trace laissée par une blessure ancienne exerçait sur l’esprit de Mac-Nab. Depuis qu’il l’avait aperçue de son berceau d’enfant, elle avait eu sur sa vie une redoutable influence : il l’avait soupçonnée à Temple-Church ; il y avait accolé un nom après les révélations de Frank Perceval ; il l’avait vue de près, enfin, devant le perron d’Irish-House quand, à la portière du coupé de Rio-Santo, il avait sommé celui-ci de se rendre. Ce soir-là Stephen en gardait mémoire, un poignard s’était levé sur lui, mais ce poignard n’était point retombé.

Aujourd’hui il revoyait la cicatrice, nette et tranchée, au-dessus de deux yeux sombres qui le regardaient fixement. Mais il n’eut point peur, parce qu’il se souvint de ce soir de l’arrestation où Perceval et lui s’étaient précipités sur Rio-Santo pour le tuer, lorsque celui-ci leur disait avec raillerie :

– Quoi !… tous deux en même temps… et vingt autres derrière vous ? Par tout pays, ce serait lâcheté ; à Londres, c’est prudence d’habitude.

Les acteurs avaient changé de rôle : à son tour, Stephen Mac-Nab allait pouvoir dire :

– Vous voilà deux contre un seul… et vingt autres derrière vous ! Ce qui était lâcheté à Londres ne le serait-il plus en Australie ?

Les deux adversaires se mesuraient du regard, mais toutefois avec une dignité froide, incompatible avec une violence immédiate.

– Monsieur, dit le marquis, je n’ai jamais aimé retrouver sur ma route ceux à qui j’ai une fois fait grâce de la vie. Votre ami, l’Honorable Frank Perceval, a daigné s’en souvenir ; je regrette que vous n’ayez pas fait comme lui.

En agissant ainsi, vous avez eu tort vous-même, riposta Mac-Nab. Votre clémence est plus insultante que votre colère, et c’est pourquoi je l’ai méprisée. Moins que jamais d’ailleurs je suis personnellement disposé à en user à votre égard, et je suis prêt à me battre contre vous quand il vous plaira ! Je crois même avoir le droit d’exiger que ce soit tout de suite.

– Il vous sied de choisir votre heure, dit Rio-Santo ; celle-ci n’est pas la mienne. Vous pouvez vivre, monsieur, car votre vie ne me gêne en rien… encore qu’elle se soit trouvée un peu bien souvent sur mon chemin, comme pour faire obstacle à mes projets… Si encombrant et vindicatif que vous soyez, je veux encore m’efforcer de vous écarter sans brutalité. Votre existence ne m’a jamais paru utile à prendre ; sans cela, peut-être, n’auriez-vous lieu de me l’offrir !

– Craindriez-vous donc de m’offrir la vôtre, milord ?… Je comprends qu’elle vous soit chère, sinon pour vous, du moins pour vos maîtresses. Réputé invincible, il vous déplairait de tomber sous les coups d’un adversaire, en présence d’une fiancée que vous lui avez volée.

Il souffrait, le malheureux : l’amour, la jalousie, la haine enserraient son cœur. Il se sentait tenaillé, torturé par l’indifférence de Clary à son égard, de Clary dont tout l’être s’élançait vers un rival détesté.

Le marquis comprit si bien la torture lancinante ressentie par son prisonnier qu’il se contenta de répondre avec calme à ses railleries :

– J’ignorais que vous eussiez été fiancé, monsieur Mac-Nab ! Je ne vous fais pas l’injure de vous dire que j’en doute.

– Ne jouons pas sur les mots, vous savez bien ce que je veux dire. Il vous plaisait de détruire l’amour ressenti par le fils de votre victime pour sa cousine. C’était dans l’ordre et votre jeu a commencé à Temple-Church, à deux pas de l’hôtel : on prétend que Satan n’entre pas dans les églises !… Vous avez été plus fort que le premier et vous avez déshonoré la seconde ; votre plan avait donc réussi et vous supposiez que tout était bien ainsi, puisque, l’une vous donnant le bonheur réservé à un autre, ce dernier ne pouvait se venger.

La rancune seule pouvait pousser le jeune médecin à parler ainsi, car il savait fort bien, justement depuis la découverte faite par lui à Temple-Church, que Rio-Santo ne pensait guère à Clary, alors que celle-ci se mourait déjà d’amour pour lui.

Il ajouta dans un éclat de voix :

– Jusqu’à ce jour vous avez pu vous croire inattaquable ; ce soir, l’immunité qui vous couvrait disparaît et la situation change.

– Erreur, monsieur, fit le marquis du bout des lèvres, il n’est pas en votre pouvoir de la modifier d’un iota. Il serait en mon pouvoir, à moi, de vous prouver que Clary Mac-Farlane ne vous a jamais aimé ; ne vient-elle pas de vous le dire plus éloquemment que je ne puis le faire ? Mais il serait malséant de ma part et le lieu serait mal choisi pour vouloir accabler devant sa parente un homme déjà trop frappé. Aussi, mon jeune monsieur, dois-je me contenter de vous répéter que, votre vie ne m’étant pas utile, demain, à l’aube, la liberté vous sera rendue.

Cette magnanimité déconcertante porta à son paroxysme l’irritation du prisonnier.

– Gardez votre liberté dont je n’ai que faire et donnez-moi une arme, s’écria-t-il. Je ne veux rien accepter de vous, Fergus O’Breane, et je méprise votre pitié. Nous sommes en face l’un de l’autre dans des circonstances telles qu’il faut que l’un ou l’autre meure ; ici, nul ne nous dérangera et nous avons chacun notre témoin.

« Allons, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Bembo, dont cette scène n’avait pu troubler l’impassibilité, des armes, s’il vous plaît, et ne restez pas là à vous demander lequel va mourir. Je souhaite que dans sa justice et dans sa bonté, Dieu nous frappe tous deux, car si cet homme n’est plus digne de vivre, après avoir satisfait ma vengeance, que me servirait de traîner désormais une vie sans espoir et sans but ?

Un gémissement de Clary attira l’attention de tous. Le pistolet jeté par Angelo pendant la lutte était tombé non loin d’elle, mais du côté où elle était blessée. Craignant que Stephen l’aperçût et s’en servît contre Rio-Santo, elle avait essayé de s’en saisir.

Sa main n’atteignait pas jusque-là et, pour y parvenir, il lui fallait se retourner sur sa couche, faire un effort des muscles de l’épaule blessée. Elle le tenta. La douleur fut plus forte et lui arracha un cri.

Mac-Nab s’était retourné. Il aperçut l’arme et se baissa rapidement pour s’en emparer : ses doigts la touchaient déjà, mais il les referma sur le vide. Par un effort surhumain et non sans un hurlement de douleur, Clary était arrivée la première et s’était mise sur son séant. Maintenant le sang remonté à son front et à ses joues, le regard vitreux d’une fixité surprenante, elle avait ses doigts crispés autour de la crosse du pistolet et le tenait dissimulé.

Bembo s’était précipité tout d’abord pour la protéger, mais l’attitude résolue de la jeune fille le fit reculer d’un pas. Le marquis n’avait pas bougé ; son sourire disait assez combien il admirait la vaillance de Clary.

– Chacun de vous a bien un poignard sous ses vêtements, messieurs les bandits, rugit Mac-Nab à bout de patience. Tout le monde est armé ici, excepté moi ! C’est pourquoi vous n’aviez plus rien à me dire, milord, puisque vous avez contre moi le nombre et la force… Eh ! que dis-je ?… Le nommé Fergus O’Breane, sujet anglais, se disant don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo et grand de Portugal… C’est bien ainsi, monsieur, que fut proclamé votre verdict dans Old-Bailey ?…

– C’est possible, continuez.

– Je continue, soyez tranquille… Je disais donc que le marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, jugé et condamné à être pendu à Londres, avait sa façon à lui de condamner les autres. Pourtant, il s’est dérobé par la fuite à la sentence de ses juges, rien ne prouve que j’accepterai la sienne et, dans tous les cas, je ne fuirai pas. Que vous ayez ou non des armes, milord, nous allons nous battre !…

Ce disant, il s’élança sur le marquis, les poings en avant ; celui-ci l’évita par un bond de côté et lui fit face, les bras croisés. Ils étaient à moins de deux pas l’un de l’autre quand une détonation retentit. Clary Mac-Farlane venait de tirer sur Mac-Nab.

Le premier moment de stupeur passé, la fumée dissipée, on vit le jeune médecin toujours debout. Il n’avait pas été atteint.

L’épaule trouée et le bras endolori de la blessée ne lui avaient pas permis de viser juste : la balle n’avait fait qu’effleurer les cheveux et était allée s’enfoncer dans l’un des troncs d’arbres formant la paroi de la salle.

– Elle est digne de vous, milord, gronda Stephen ; je ne vous la disputerai plus. Gardez-vous cependant de vous croire à l’abri de mes coups, car j’ai toujours à venger le meurtre de mon père.

Rio-Santo fronça les sourcils et chacun sait que ce n’était jamais pour rien.

Quand de nouveau Mac-Nab se jeta sur lui, il le reçut avec ses mains de fer, le fit tournoyer sur lui-même et, lui ramenant les deux bras en arrière, il le maintint ainsi écumant, mais impuissant, et fit un signe à Angelo Bembo.

Celui-ci chercha des yeux un lien ; il n’y avait pas de corde dans la salle, mais Clary Mac-Farlane avait une cordelière à sa robe ; elle la détacha et la tendit à Bembo.

– Mon pauvre cousin, dit-elle avec compassion, ceci vous sera moins lourd à porter que ne l’eussent été les liens de notre mariage, mais aussi ce sera plus solide. Hier, vous n’étiez pour moi qu’un parent, le compagnon de mon enfance devenu malheureux de sa propre volonté ; de ce fait vous m’étiez indifférent. Aujourd’hui, je vous comprends mieux ; votre amour pour moi vous a rendu exclusif, égoïste ; et pour satisfaire votre passion vous iriez jusqu’à me briser le cœur : c’est mal ! Je regrette mon mouvement de tout à l’heure, mais c’est vous-même qui avez armé mon bras, Stephen, et bien sincèrement je vous plains.

Le malheureux ne répondit rien. Les deux mains attachées derrière le dos, il courbait la tête sous le poids de son impuissance et de la honte subie ; son visage labouré et sanglant exprimait un découragement si profond que Rio-Santo en eut pitié.

– Dans un instant, monsieur, lui dit-il, on vous débarrassera de ces liens qui blessent votre dignité plus encore que vos poignets. Croyez-moi : vous êtes jeune et la vie est courte ; vous avez le temps de refaire la vôtre ; moi, je ne saurais refaire la mienne. Votre existence s’agite dans l’erreur, la mienne poursuit l’œuvre de justice. Si en vous attaquant à moi, vous croyez satisfaire la vengeance d’un fils, vous vous trompez : je vous ai épargné jusqu’alors parce que, je vous l’affirme sur mon honneur, je n’ai pas assassiné votre père !… Maintenant je crois vous en avoir dit assez et il faudra vous contenter de cette affirmation… Allez.

Sur ce dernier mot, le cavalier Bembo entraîna Stephen Mac-Nab vers la porte de sortie. En la franchissant, celui-ci se retourna et vit Rio-Santo se pencher sur la couche de Clary pour mettre un baiser au front de la blessée. Il la vit aussi passer son bras au cou du marquis et devina plutôt qu’il n’entendit ces paroles de tendresse :

– Merci pour mon cousin, José ; votre générosité me fait vous aimer davantage… J’aurais tant voulu mourir pour vous !… Dieu ne l’a pas encore permis.

Le cœur de Stephen se serra une dernière fois ; son amour n’était pas mort, oh ! non, mais sa colère était tombée désormais et les paroles prononcées par son adversaire bourdonnaient à ses oreilles comme une obsession :

– Sur mon honneur, je n’ai pas assassiné votre père !

Quelle était cette énigme ou pourquoi ce mensonge ? Les souvenirs de l’enfance ne trompent point et, dans la nuit terrible, il avait vu son malheureux père tomber sous les coups de cet homme que lui-même ne pouvait vaincre. Son père, il est vrai, n’avait-il pas dit : « Je m’y attendais ! je jouais ma vie : j’ai perdu ! » Fergus O’Breane avait dit aussi au petit enfant que Stephen était alors : « Dieu sait que j’aurais voulu épargner ton père. Mais il était sur mon chemin et il faut que je marche ! »

L’esprit tendu du docteur lui permettait, malgré le temps écoulé, de se rappeler ces paroles avec une surprenante précision.

Fergus O’Breane avait marché jusqu’au pied de l’échafaud : il continuait son chemin quand même.

– Ne suis-je donc point sur sa route, se demandait-il sans pouvoir trouver de réponse, puisque mon père a disparu pour lui avoir fait obstacle, et qu’il ne veut pas de ma vie ?

Il eût donné volontiers toute la misérable loque humaine qu’il était à cette heure de doute et d’angoisse pour sonder une seconde ce mystère et mourir.

Une demi-heure plus tard, lord Randolph Humphray et Stephen Mac-Nab étaient introduits dans le salon aux neuf portes, habitation personnelle du marquis. L’un et l’autre avaient les mains libres et venaient de s’asseoir sur des fauteuils placés au centre de la salle. En face d’eux et séparés par une table, étaient également assis le marquis de Rio-Santo, le cavalier Angelo Bembo et Randal Grahame.

– Messieurs, dit le premier, tout capitaine de la marine royale qui rend son bâtiment à l’ennemi, ou le laisse sombrer en mer ; tout gouverneur d’une place qui la laisse prendre ou détruire doit être traduit devant une cour martiale ; cet usage a force de loi en Angleterre et même ailleurs… Lord Humphray, ajouta-t-il en se tournant vers son captif, je pense que vous n’en êtes pas à ignorer cela ?

L’interpellé devint pâle et balbutia :

– Je connais cette loi, milord, et je m’étonne de vous entendre en parler ici. Les chefs auxquels vous faites allusion ont en effet à se justifier devant leurs pairs quand ils sont redevenus libres, mais je ne sache pas qu’un seul précédent vous autorise, vous, l’ennemi, à vous servir de l’usage invoqué pour juger un prisonnier.

Tout en parlant, la voix de l’ex-gouverneur de Sydney s’était peu à peu raffermie ; les combats de langue, on le devinait, devaient lui être plus familiers que les luttes armées.

– Pourtant, prononça lentement le marquis, si vous ne redevenez jamais libre ?

– Vous seul pouvez le savoir, fit l’autre en pâlissant encore davantage.

– Vous l’avez dit ! Aussi est-ce pour décider si vous avez été victime de votre courage malheureux ou de votre couardise indigne, que je me suis reconnu le droit d’assembler ce tribunal.

– Le droit ! s’exclama lord Humphray de plus en plus tremblant. De qui tenez-vous ce droit, milord ? Je suis votre prisonnier, je le répète, et votre simulacre de justice ne sera qu’une violence de plus exercée sur un homme mis dans l’impossibilité de se défendre.

On a vu le gouverneur devenir brave pendant quelques minutes et par excès de lâcheté, au moment de sa capture. Il se trouvait à cette heure dans le même état d’esprit et, se voyant perdu, il crut pouvoir racheter un peu sa honte par un semblant de jactance.

– La décision que vous pouvez prendre, ajouta-t-il, ne prouvera rien, sinon que vous avez pour vous la force dont vous accablez un adversaire malheureux. Votre tribunal n’est reconnu que par vous-mêmes ; ses arrêts peuvent être entachés de partialité ; le seraient-ils même de fausseté que…

Le marquis sourit et demanda :

– Croyez-vous, milord, en toute sincérité, que les arrêts des tribunaux anglais soient tous justes ?

– J’en ai la conviction…

– Une dernière question alors : vîtes-vous juger, il y a cinq ans, dans Old-Bailey, M. le marquis de Rio-Santo ?

– Certainement, mais entre ce personnage et moi, il ne saurait y avoir aucun point de comparaison. Rio-Santo était un infâme bandit : il fut condamné à être pendu et l’arrêt était juste.

– Juste ! répéta comme un écho le président de ce tribunal souterrain dont les yeux eurent un éclair. Merci d’avoir parlé selon votre croyance, milord ; c’est ce relaps qui va vous juger !

Cette fois, lord Humphray devint livide. Il prévit sa défense inutile et sa condamnation certaine. Ses deux bras tombèrent le long de son fauteuil et sa prostration fut si complète que Stephen Mac-Nab lui-même, ignorant ce qu’on allait faire à son égard, eut un sourire plein de mépris.

Après s’être recueilli un instant, le marquis commença d’une voix grave :

– Non seulement, milord, vous n’avez rien fait pour défendre Sydney-Town et Port-Jackson dont vous aviez la garde, mais encore votre indigne poltronnerie sera la plus fâcheuse page de leur histoire. Le premier venu des tribunaux anglais n’oserait point vous comparer au condamné dont nous parlions à l’instant, car celui-là n’a jamais tremblé et la comparaison vous serait défavorable. Aussi devrait-on s’ingénier à trouver pour vous un supplice plus infamant que la corde… J’en appelle à ces messieurs ?

Stephen Mac-Nab fut le premier à approuver de la tête. Il avait été amené là sans savoir ce qui allait s’y passer et, dès l’abord, le voisinage de son ancien chef l’avait écœuré, car il avait été témoin, lui, de sa pusillanimité et le rendait responsable de la destruction de Sydney qu’un commandant un peu énergique eût pu sauver, sinon en totalité, au moins en partie.

– Si donc, après avoir été jugé par moi, reprit Rio-Santo, je vous renvoyais à Londres en chargeant M. Mac-Nab de transmettre à un tribunal dont vous respectez les arrêts les preuves de votre honte qui sont propres à éclairer vos juges, que croyez-vous qu’il adviendrait pour vous, milord ?

Le gouverneur n’osa pas répondre et Stephen ne protesta pas contre le rôle qu’on prétendait lui faire jouer. L’indignité du personnage était telle que tout honnête homme, fût-ce un adversaire, était forcé de se ranger du côté du justicier.

Le marquis poursuivit :

– Outre M. Mac-Nab, il ne reste pour témoigner de votre lâcheté qu’une douzaine de femmes, dont la vôtre ; tous les autres sont morts à leur poste d’honneur et la blessure de votre voisin prouve au moins qu’il a fait son devoir. Préférez-vous accepter votre sentence de ce tribunal d’exception que nous composons, ou bien vous entendre accuser à Londres par lady Humphray et par ses compagnes, dont le courage a été aussi admirable que votre conduite ignoble ?

Lord Randolph tomba à genoux :

– Grâce ! Grâce ! s’écria-t-il les mains jointes, dans l’attitude la plus humiliante. Faites-moi fusiller sur l’heure, mieux vaut encore cela que ce que vous dites.

Entendons-nous, milord, exclama Rio-Santo avec un insultant mépris. Vous oubliez un peu vite, ce me semble, que vous n’êtes pas digne des balles. Oh ! je n’entends pas dire que vous soyez seul dans ce cas. L’Angleterre, pour son malheur et sa punition, compte bon nombre de noblemen qui vous valent… Vous ne sauriez pas même mourir avec pudeur et je veux vous épargner cette honte dernière… Je vous accorde la vie, lord Humphray.

Le malheureux roulait des yeux hagards. C’était pitié que de voir cet homme se traînant à genoux, suppliant, pleurant presque, balbutiant des remerciements.

– Oh ! ne vous réjouissez pas tant, dit Rio-Santo. Il faudra que cette vie vous pèse et soit plus lourde à votre conscience que la mort ne vous serait cruelle. Je n’ai point de pitié pour vous, mais il est une noble femme dont le malheur est de porter votre nom et sur qui rejaillirait la honte de votre châtiment. Rien n’effacera de son souvenir le spectacle que vous lui avez offert et le crime dont vous êtes coupable. Je veux du moins que, si elle rougit de vous, elle n’ait pas à en rougir devant les autres ; je veux qu’elle puisse passer dans les rues sans qu’on crie derrière elle : C’est la femme d’un scoundrel ! Et c’est pour cela, milord, que je vous fais grâce. Votre sort, cependant, n’est pas tout entier entre mes mains : par dévouement pour lady Humphray, ses compagnes garderont le secret et, moi-même, je m’en porte garant. Mais il est quelqu’un ici qui pourra parler, n’ayant aucune raison pour faire ce que je désire.

Mac-Nab, à qui s’adressaient bien évidemment ces paroles, était profondément troublé. Cette grandeur d’âme lui montrait son ennemi sous un nouveau jour et pourtant la rancune en lui tenait bon. Il comprenait que cet être était double, fait de tendresse et de générosité vis-à-vis des femmes, implacable aux hommes venant heurter ses projets et lui barrer la route. C’était ainsi qu’il avait dû conquérir Clary après tant d’autres, ainsi qu’il voulait conquérir sans doute lady Humphray. La jalousie le mordait au cœur et la pensée lui vint de détruire cet échafaudage, sous lequel il devinait une intrigue d’amour, en refusant de s’associer à un plan conçu dans ce but. Pourtant il voulut voir jusqu’où irait la volonté de son adversaire au cas où il se mettrait au travers de son plan.

– Moi non plus, dit-il, je ne reconnais pas la légitimité de votre tribunal et si lord Humphray a changé d’opinion à cet égard depuis un instant, rien ne prouve que je doive faire de même. Je reste donc le seul témoin indépendant, puisque vous répondez des autres, milord…

– Il ne s’agit pas de moi, monsieur, interrompit le marquis avec hauteur ; il s’agit d’une femme dont tout le monde ici, vous le premier, doit admirer la courageuse conduite. Son honneur est entre vos mains. Puisqu’il en est ainsi, je ne vous demande même plus votre parole.

Demain matin, dès l’aube, vous serez libre et vous voguerez vers les Îles Britanniques en compagnie de lord Humphray, de sa femme et des amies de celle-ci. Je vous enjoins seulement de ne pas débarquer à une escale pour revenir ici, où vous ne me trouveriez plus d’ailleurs. Quand vous aurez le pied sur terre anglaise, je ne serai pas là pour vous empêcher de parler : si vous le faites, j’en conclurai que Rio-Santo le bandit, ainsi que vous vous plaisez à le qualifier, avait cru trouver en vous un honnête homme, et qu’il s’était abusé.

Stephen s’inclina et dit :

– Milord, je vous donne ma parole que jamais lady Humphray n’aura à rougir par ma faute… Je ne dirai rien de ce que j’ai vu ici.

– Merci, répondit le marquis. Cependant, monsieur, en demeurant bouche close vous dépasseriez le but. Vous pourrez donc, si cela vous plaît, tout en gardant le silence en ce qui touche à la conduite du gouverneur de Sydney, faire connaître à l’Angleterre le nom de celui qui vient d’arracher le pavillon royal sous lequel se courbaient les malheureux déportés à la Nouvelle-Galles du Sud. Vous pourrez dire que vous l’avez vu et qu’avec l’aide de Dieu, il poursuivra inflexiblement son œuvre.

M. de Rio-Santo semblait transfiguré.

Stephen Mac-Nab le regardait et l’admirait.

– Oh ! murmura-t-il avec un amer sourire et sans savoir qu’il parlait : pourquoi avoir choisi les miens comme victimes ?

Le front toujours auréolé d’inspiration, le marquis répondit :

– La destinée de tous est écrite au ciel ; ni vous ni moi ne pouvons l’empêcher de s’accomplir. Écartez-vous désormais de ma route, Stephen Mac-Nab, et laissez-moi la poursuivre jusqu’au bout. Vous jugerez alors qui de nous deux avait raison.

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