VI ENTRE COUSINS

Dans le conflit sanglant des peuples, la convention de Genève a fait du médecin un non-combattant, l’a revêtu d’un caractère sacré respecté des belligérants. Dans la lutte pour le bonheur et pour la vie, aucune convention ne le distingue du commun des mortels ; il reprend son unité, joue des coudes à travers la grande bataille humaine, suscite des haines, hait lui-même. Il reçoit autant de coups qu’il en donne : tant pis pour lui s’il est le plus faible.

Celui dont nous nous occupons et que lady Humphray avait fait recueillir aux portes de Sydney avait constaté par sa propre expérience que les balles peuvent être aveugles, les couteaux ne rien respecter. Dans l’état d’esprit où il se trouvait, la chose n’avait qu’une importance relative et ne touchait que sa situation officielle, sa qualité de chirurgien dans l’armée royale. Personnellement, en sa qualité d’homme, il allait avoir à livrer un autre combat cent fois plus redoutable et dont sans doute il lui faudrait plus souffrir.

On l’a vu, c’était un homme jeune encore ; son physique avait dû être agréable avant qu’une énorme balafre l’eût défiguré. Ce sont là marques glorieuses, il est vrai, et qui parfois plaisent aux femmes, à la condition de ne pas entraîner la laideur : leur caprice ne va pas jusqu’à aimer ce qui, de beau, est devenu hideux.

À celui-ci, dont la tête entourée de bandelettes le faisait ressembler à un touareg du désert, les yeux seuls restaient visibles, expressifs encore, et la bouche semblait exprimer le dédain de la blessure reçue et de quantité d’autres choses. Le cavalier Bembo, qui l’accompagnait, le traitait avec tous les égards dus à un gentleman doublé d’un homme de science. Les médecins sont partout considérés comme tels, bien que tous n’y aient pas droit.

Le cavalier Angelo Bembo l’entraînait au travers de cette clairière qui servait de toiture au campement souterrain, comme nous le savons.

Il lui avait offert son bras pour le diriger, et dans le but louable de lui éviter tout contact trop brutal avec les racines émergeantes dans lesquelles il eût pu se buter.

Cette jeune fille, disait-il tout en marchant, cherchant à le mettre en quelques mots au courant de ce qu’on attendait de lui ; cette jeune fille a été assez grièvement blessée pour que l’intervention d’un chirurgien soit opportune. Je ne pense pas, toutefois, qu’une opération soit nécessaire, car le projectile n’a pas dû rester dans la plaie. Dans tous les cas, il est heureux, monsieur, que nous vous ayons rencontré sur notre route.

Le docteur n’était pas d’humeur à causer, mais une réponse quelconque s’imposait après les paroles de son interlocuteur. Elle fut aussi peu gracieuse que possible :

– Vous voulez dire, monsieur, grommela-t-il, qu’on a fait de moi un prisonnier pour m’imposer l’obligation de soigner une inconnue. J’aurais lieu de m’en plaindre et de m’y refuser si au-dessus des considérations d’amour-propre, il n’y avait le devoir.

– Il ne tient qu’à vous de sauvegarder votre amour-propre en faisant volontiers votre devoir, répondit Angelo. Vous n’aurez pas à vous plaindre de votre séjour ici, je m’en porte garant, si vous voulez bien vous soumettre à la seule obligation de ne pas vous en éloigner.

– Alors, permettez-moi de vous poser une question : où sommes-nous, ici ?

– Un peu au-dessous de Paramatta, beaucoup au-dessus de Sydney, dans cette brousse pauvrement fournie d’Eagle-River, à laquelle on a donné le nom prétentieux de forêt… Nous pourrons en discourir après : allons au plus pressé.

– Est-ce vous le maître ici, monsieur ?

– Je donne des ordres quelquefois, j’obéis toujours. Vis-à-vis de vous je me bornerai à un conseil : allons sans plus tarder auprès de la blessée.

– Soit, puisque blessée il y a, répondit le docteur sur un léger ton de persiflage qui déplut à Bembo.

De fait, sa confiance était très limitée. Ces habitations souterraines, ces mystérieuses allées et venues, les paroles équivoques qu’il avait entendu prononcer et la vue du gouverneur de Sydney garrotté et se répandant en invectives, tout cela sentait d’une lieue son repaire de bandits. S’il ne craignait rien, il n’ignorait pas que la forêt était le refuge des bushrangers, ces redoutables aventuriers aux caprices desquels il faut se plier si l’on tient à la vie. La blessée ? parbleu ! ce devait être une des leurs, quelque virago du crime condamnée sans doute pour infanticide, qu’il allait être contraint de guérir. À moins que ce fût une belle et riche jeune fille enlevée à ses parents, servant d’otage peut-être et par cela même dont l’existence était précieuse ? Il y avait tout à attendre de ces gens. Le docteur comprit bientôt que toute résistance serait inutile pour l’instant.

Surveillé comme il l’était, il ne lui fallait même pas songer à espérer pouvoir prendre le large. Son plan était donc de ne point paraître attacher de prix à sa liberté et, la surveillance finissant par se relâcher autour de lui, de profiter de la première occasion favorable qui se présenterait pour s’évader et revenir ensuite avec des troupes afin de saccager ce nid de vautours.

Bien entendu, toutes ces réflexions, il se les faisait intérieurement sans en rien laisser paraître sur son visage.

Avant de l’introduire près de miss Clary, Angelo Bembo avait dû user de diplomatie pour persuader à lady Nelly que sa présence serait inutile pendant la visite du docteur. La chose était malaisée d’ailleurs, Clary ne voulant plus se séparer de sa nouvelle amie. Le confident du marquis eût même échoué complètement dans cette entreprise si un signal particulier n’était venu fort à propos informer la jeune fille que ce désir émanait d’une volonté supérieure. Aussitôt elle pria Nelly de disposer une cuvette pleine d’eau et les choses nécessaires pour un pansement, puis elle dit :

– Combien vous seriez aimable, chère madame, d’aller me chercher quelques fleurs et de me les apporter dès que le médecin sera parti. J’en ai toujours autour de moi et je n’aime rien tant que sentir leur parfum, admirer leurs pétales. Vous trouverez sans vous écarter des trichilias et des eucalyptus ; cueillez-m’en une gerbe, mon amie.

Trop heureuse de lui être agréable, lady Humphray était sortie avec Bembo et celui-ci s’était empressé d’aller chercher le docteur.

Les deux hommes entrèrent et Clary éprouva une certaine déception à ne point voir Rio-Santo avec eux. Elle avait espéré qu’il viendrait. Aussi ne laissa-t-elle tomber qu’un regard distrait sur le nouvel arrivant, dont les traits, d’ailleurs, disparaissaient aux trois quarts sous l’emmaillotement des compresses.

– Un peu plus de lumière serait nécessaire ici, dit le docteur. Ne pourrait-on pas me procurer un flambeau ?

– Cela n’est guère possible, répondit Bembo qui chercha des yeux autour de lui et ne voulait, en aucun cas, laisser Clary seule avec le médecin.

– On voyait plus clair à Sydney la nuit dernière, dit celui-ci d’un ton sarcastique. Vous y étiez, monsieur, puisque cette jeune dame y a été blessée : serait-il indiscret de vous demander de quel côté ?

– De celui de la justice, docteur, dit froidement le cavalier. J’ai cependant l’honneur de vous rappeler que vous n’êtes pas ici pour m’interroger.

– Soit, approchez-moi au moins cette piètre veilleuse.

Le son de voix de cet homme avait fait tressaillir la jeune fille et, bien que tout mouvement lui fût douloureux, elle n’en avait pas moins tourné la tête anxieusement pour chercher à distinguer ses traits. Mais ce fut inutile, elle n’y parvint pas, car les bandelettes de toile dont était emmaillotée sa tête dissimulaient le visage mieux que n’eût pu le faire un masque.

– Où êtes-vous blessée, madame ? demanda le praticien d’un ton presque rude.

Clary ne répondit pas et Bembo dut y suppléer :

– À l’épaule, voyez.

Il se pencha, la lumière à la main, éclairant tout le visage de la blessée. Le docteur s’était agenouillé en même temps au bord du lit de feuilles ; il se redressa d’un bond en portant les mains à sa poitrine, tandis qu’un cri s’échappait de ses lèvres :

– Clary !

Puis, menaçant, il s’écria :

– Misérable ! que fait ici cette jeune fille ?… Répondez-moi si vous tenez à votre vie.

Les deux hommes se mesuraient du regard, mais l’un était aussi calme que le mouvement de l’autre semblait irraisonné.

– Que vous importe ? répondit Bembo avec un surprenant sang-froid.

D’habitude le flegme britannique en impose à l’exubérance des Latins. C’est un tort, car l’Anglais met son flegme à toutes les sauces, en accommode aussi bien sa peur que son courage ; dès qu’il se sent supérieur en nombre et en force, il se fait arrogant, l’insulte lui devient aisée. Cette fois les rôles étaient intervertis : l’Italien était calme et l’Anglais ne l’était plus. Il est bon de constater que cet Anglais était un Écossais et qu’on voit bien souvent de plus bizarres anomalies.

Le calme de Bembo lui en imposa donc ; il vit bien qu’il n’avait rien à gagner à montrer les dents et prit un ton plus digne. Aussi bien envisageait-il les circonstances à un point de vue qui n’était pas tout à fait le vrai.

– J’ai le droit de poser cette question, gentleman, répliqua-t-il, et si je vous en donnais les raisons, vous verriez qu’elles sont justes.

– Je n’ai aucune raison de douter de votre parole, répondit Bembo. Mais c’est en d’autres temps et à d’autres personnes qu’il vous faudra poser vos questions si l’on vous y autorise. Pour moi, je vous le dis en toute sincérité, c’est tant mieux que vous connaissiez cette jeune fille si le soin que vous apporterez à la guérir doit en être augmenté.

Le docteur ne l’écoutait plus. Toute sa colère s’était évanouie et, s’étant remis à genoux auprès de Clary, il essayait de lui prendre la main qu’elle retirait avec une répulsion non équivoque.

– Clary, ma chère cousine ! murmurait-il… Ah ! je comprends maintenant cette irrésistible force qui me poussa à prendre du service, à quitter l’Angleterre, où je vous ai tant cherchée, pour venir en Australie où l’on vous a entraînée malgré vous, où vous êtes prisonnière sans doute ; à coup sûr en danger, puisque je vous retrouve blessée. Maudits soient ceux qui vous ont arrachée à mon dévouement et à mon amitié. Maudits soient ceux qui vous ont enlevée à l’amour de mistress Mac-Nab, votre tante, et peut-être ont fait de vous une martyre ! Pourtant je bénis mon sort, puisqu’il va m’être donné de vous sauver… Oui certes, ma belle Clary, je vais faire appel à toute la science, vous prodiguer des soins si assidus que bientôt vous serez debout et que je pourrai vous emporter dans mes bras, retourner avec vous en Angleterre. Voulez-vous me laisser examiner votre plaie, sonder votre blessure ? Il me tarde d’être rassuré moi-même ; je veux écarter toute crainte. Ah ! cousine, ma pauvre cousine, souffrante et brisée, vous m’êtes encore plus chère !

Muette elle l’avait laissé parler, muette elle le laissa faire. Il découvrit l’épaule toute blanche, exerça d’un doigt tremblant de légères pressions pour s’assurer que le projectile n’avait inquiété aucun organe essentiel et débarrassa la plaie, avec des précautions infinies, du sang qui s’était coagulé à la surface. Le contact de cette chair nue l’emplissait d’une émotion tout à la fois douce et poignante ; un désir fou le prenait de poser ses lèvres sur la blessure. Il n’osa pas, à cause de Bembo dont le regard suivait avec attention chacun de ses mouvements ; mais sous les bandelettes qui enveloppaient son front perlait une sueur froide, tandis que son cœur bondissait d’espérance.

– Dieu soit loué ! il n’y a rien de grave, dit-il enfin avec un grand soupir. Puis, se baissant jusqu’à effleurer le visage de la jeune fille, il lui glissa à l’oreille :

« À minuit je serai ici. Préparez-vous à me suivre, nous fuirons ensemble.

Alors, pour la première fois depuis son entrée, les lèvres de Clary s’entrouvrirent :

– Fuir ? dit-elle à haute voix et sur un ton de surprise. Pourquoi donc, s’il vous plaît ? Je suis ici de ma propre volonté, ne le saviez-vous pas ?… Vous avez eu tort de venir en Australie, mon cousin ; votre place est à Londres auprès de votre mère.

– C’était aussi la vôtre, fit le docteur dont les yeux se mouillèrent ; et vous l’avez quittée.

– Je l’aime bien, mais je ne suis pas sa fille. Quand vous la reverrez, mon cousin, et si vous revoyez Anna, dites-leur que je les embrasse. J’aurai du bonheur à le faire moi-même quand je retournerai à Londres, bientôt peut-être. Dites-leur aussi que je suis bien heureuse ici…

Le jeune docteur eut un mouvement d’humeur, cette résistance le peinait sans atténuer en rien cependant l’amour poussé jusqu’au culte qu’il avait toujours ressenti pour l’aînée des filles d’Angus Mac-Farlane.

– Vous parlez ainsi parce que vous n’êtes pas seule avec moi, Clary, fit-il toujours à voix contenue. Un joug vous enchaîne et vous n’osez pas dire votre pensée par crainte de vos bourreaux.

– Des bourreaux ! dites-vous ? Vous vous trompez, Stephen, je n’ai ici que des amis.

Cet homme était, en effet, Stephen Mac-Nab, le plus acharné des ennemis de Rio-Santo, celui dont il avait rêvé le jour même. C’était lui qu’il avait ramassé sur le chemin, à demi tué par les révoltés. Peu s’en était fallu que cet adversaire fût rayé à jamais du nombre de ceux qui encombraient sa route et, par une cruelle ironie du sort, il lui imposait comme une obligation de soigner cette enfant réclamée à tous les échos, aimée par-delà la mort.

Car Stephen l’avait cherchée ainsi qu’il le disait. Il avait interrogé le vieil Angus et celui-ci n’avait pas voulu répondre ; il avait questionné Mary Mac-Farlane, sa tante, et celle-ci était restée muette. Anna ne savait pas où était sa sœur, elle la pleurait. Il n’avait donc rien appris d’elle, sinon qu’elle avait disparue le jour même où M. de Rio-Santo s’était évadé de la prison de Newgate. Aucune coïncidence n’en ressortait pour lui, d’autant plus que le bruit de la mort du fugitif s’était répandu d’abord en Écosse, puis bientôt à Londres. Jamais, il est vrai, on n’avait retrouvé son cadavre et beaucoup disaient qu’il reviendrait : il y avait de cela cinq ans, on ne l’avait pas revu. On n’avait pas revu non plus Clary Mac-Farlane et les vagues de la mer ne l’avaient point rejetée sur la grève du golfe de Solway. C’était donc qu’elle ne s’était point noyée dans un accès de démence, car alors elle était quasi folle ? Pourtant, à l’instar de Susannah, il avait fouillé tous les Lunatic-Asylum, parcouru à pied toute l’Écosse et une partie de l’Angleterre, s’informant dans chaque village, chaque ferme, demandant aux pêcheurs des côtes s’ils n’avaient pas ramené dans leurs filets le corps d’une jeune fille plus belle que toutes les autres, la plus belle du Royaume-Uni après Sa Majesté la Reine. Et quand il avait eu épuisé tous les moyens d’investigation, perdu tout espoir, las, triste, découragé, repoussé par Anna qui ne l’aimait plus et lui reprochait de n’avoir pas su garder sa sœur, il était allé trouver son ami Frank Perceval et lui avait remis une lettre pour sa mère en lui disant : Je pars.

– Où allez-vous ? lui avait demandé Frank.

– Je voudrais aller là où l’on peut se faire tuer, avait-il répondu ; mais la paix est partout, les Indes sont florissantes ; il ne me reste que la chance de mourir de la peste ou de la fièvre.

– Et pourquoi voulez-vous mourir ?

– Parce que j’ignore où est celle que j’aime et que je ne la reverrai pas. Parce que je n’ai pas pu savourer ma vengeance, que je n’ai pas vu le marquis de Rio-Santo se balancer au bout de sa corde de chanvre après qu’il avait dit : Je ne serai jamais pendu. Où est-il ? où est-elle ? Je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir et je veux mourir !

– Dans leur disparition commune voyez-vous donc quelque rapprochement, ami Stephen ? avait demandé encore l’Honorable Perceval. Vous le savez, vous pouvez tout me confier, puisque nos deux haines sont liées par un pacte dont l’effet ne s’est pas produit.

– Non, je n’ose supposer semblable déshonneur. Clary n’avait plus sa raison, ou si peu, et Rio-Santo, s’il est vivant, n’est pas homme à s’embarrasser d’une folle. Néanmoins une puissance mystérieuse me pousse, me force à partir ; j’ai dans ma poche un brevet de médecin pour le corps d’Australie et je vais m’embarquer ce soir.

Reproches, conseils ou prières, rien n’avait pu influer sur la décision prise, et, sans dire adieu à sa mère qu’il allait tuer peut-être, il avait pris la route d’Australie.

Mourir !… Il l’avait désiré maintes fois, l’avait cherché, par dévouement et par devoir. Mais ne meurt pas qui veut, hors le suicide. L’occasion ne s’en était présentée à lui qu’une fois : la veille au soir, à Sydney ; et la mort n’avait pas voulu de lui.

Un instant, tout à l’heure, en retrouvant Clary, il l’avait bénie de l’avoir épargné ; il avait cru pouvoir se raccrocher à la vie, mais la jeune fille, en quelques mots, venait de le repousser vers le néant.

– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, Clary, ma belle Clary ? demanda-t-il avec anxiété et prière. Vous prétendez être heureuse, comme si je ne m’étais pas réservé depuis si longtemps le soin de votre bonheur. Je ne vous l’ai jamais dit, parce que jamais je ne l’ai osé, mais ne lisiez-vous donc pas sur mon visage l’amour respectueux et dévoué dont tout mon être débordait pour vous ?

– Pardonnez-moi de vous faire souffrir, Stephen ; moi, je ne vous aimais pas. Il ne faut pas m’en vouloir outre mesure : le cœur n’est pas maître de sa destinée et le mien n’allait pas vers vous.

Mac-Nab fronça les sourcils. Il ne songeait plus que maintenant il était laid, affreusement défiguré. Les paroles entendues tintaient pour lui comme un glas ; le calme avec lequel elles tombaient des lèvres de la jeune fille éveillait en lui peu à peu une sourde colère dont il voulait bien l’exclure encore, mais qui, au-dessus d’elle, allait plus loin, vers un ennemi inconnu et mystérieux auquel il n’osait pas assigner un nom, tant il avait peur de tomber juste.

– Pour qu’il en soit ainsi, s’écria-t-il, il faut qu’un homme soit passé entre nous. Cet homme, je veux le connaître… et le tuer !

Clary se prit à sourire :

– D’autres ont essayé avant vous et avec vous, Stephen Mac-Nab, dit-elle d’une voix ferme, et ceux-là ont échoué. Aujourd’hui même, entre vous et lui, je suis là.

– Je n’ai jamais combattu qu’un homme, ma cousine ; celui-là avait assassiné mon père. Le laird Angus, votre père, l’accusa de vous avoir déshonorée, vous et votre sœur Anna ; le laird avait-il raison ? Il était un peu fou et je ne l’ai jamais cru. Celui dont il s’agit en était cependant capable : il en a déshonoré d’autres et tout au moins il vous a torturées. Ce n’est pas de lui que vous voulez parler, je pense, car il serait monstrueux d’aimer qui a tant fait de mal aux vôtres, à vous-même et à la société entière. Il s’appelait Fergus O’Breane, la loi en a fait justice sous le nom de marquis de Rio-Santo. La loi ne l’a pas vaincu, c’est vrai, mais on a dit quand même qu’il est mort : le diable ait son âme ! J’ai cherché à le tuer jadis, j’y suis prêt encore si je le rencontrais vivant. Si je savais que votre cœur eût battu pour lui une seule minute, Clary, je vous égorgerais à l’instant et me tuerais moi-même sur votre cadavre.

La jeune fille ne paraissait aucunement s’émouvoir de ces invectives, et quand bien même Bembo n’eût point été là pour la protéger, – Bembo qui écoutait tout cela avec impassibilité, comme s’il eût été sourd, – rien n’eût varié dans ses sentiments, ni dans la franchise avec laquelle elle les exprimait.

– Je suis libre de mon cœur, dit-elle encore. Tuez-moi donc !… J’ai aimé celui que vous dites !

Stephen serra convulsivement ses poings.

– Je vous dénie jusqu’au droit de me juger à cet égard, reprit Clary. Si le marquis de Rio-Santo était, à vos yeux, responsable du meurtre de votre père, vous étiez là pour le venger ; s’il a eu des dissentiments avec le mien, cela ne regarde que celui-ci et, pour ce qui me concerne, je sais à quoi m’en tenir.

Le voile se déchira dans l’esprit de Stephen Mac-Nab. L’homme fatal était entre elle et lui ; cet homme contre lequel sa haine était née dans Temple-Church, on s’en souvient, en voyant les regards de sa cousine aller vers lui avec amour. Et ce misérable avait échappé à la mort infamante pour lui voler sa fiancée, la ravir à son pays, aux siens, à lui-même, pour l’entraîner au loin et consommer son déshonneur.

Une colère terrible l’aveugla soudain. Ses poings crispés menaçant le ciel, tendus dans le vide, semblaient vouloir déchirer, broyer l’ennemi :

– Est-il donc vrai, rugit-il, que ce bandit vit encore alors que l’Angleterre entière le croit mort ?

– L’Angleterre par elle-même est petite, toute petite sur la surface du globe, murmura Clary. S’il est vivant comme vous le dites, il a, lui, tout le reste du monde pour affirmer son génie et démasquer le monstrueux mensonge de la puissance d’Albion en sapant, comme il le dit, la base d’argile de ce faux colosse.

– Honte et malédiction sur vous, Clary ! Vous êtes la maîtresse d’un assassin et vous l’aimez !

– Que vous importe, puisque je ne vous ai jamais aimé vous-même.

Ces derniers mots mirent le comble à la fureur de Mac-Nab :

– Ne me bravez pas, Clary, s’écria-t-il. Où qu’il soit je le trouverai ; je fouillerai dans sa poitrine, j’arracherai son cœur, s’il en a un, et je l’écraserai sur vos lèvres qui ont bu le déshonneur suprême. Je vengerai d’un seul coup mon père, le vôtre, Frank Perceval dont il a pris la sœur, moi-même et l’Angleterre. Je vous ferai boire son sang et j’y mêlerai le vôtre ; et après cela je ne mourrai pas, car mourir à cause de vous serait une lâcheté. Je vivrai, au contraire ; je serai celui qui a débarrassé le monde d’un être anormal dont l’existence est une calamité !… Oh ! misère que l’humanité ! turpitude que la femme ! Si j’avais un poignard, au lieu de panser votre blessure, je l’élargirais avec ma lame et je la rendrais mortelle ; je criblerais de coups cette poitrine que j’aurais baisée tout à l’heure !… Du moins, j’ai mes mains pour vous étrangler. Oh ! Clary, Clary ! votre chute me fait douter de Dieu et je souffre autant qu’un damné !

Il souffrait en effet.

Son exaspération dépassait toutes limites. Il grinçait des dents et sa blessure, qui s’était rouverte, laissait échapper des filets de sang qui tachaient les linges, coulaient sur son visage. Il arracha tout, apparut dans la hideur de sa face traversée d’un long sillon rouge et sa colère fut du délire. Tel un tigre qui tient sa proie à portée et se croit sûr qu’elle n’échappera pas, il se repaissait d’avance du spectacle de l’agonie de Clary ; il voyait ses mains enserrer son cou frêle ; il entendait déjà le râle qui sortirait de la gorge pressée ; il songeait aux yeux qui se fermeraient, à la tête qui se renverserait en arrière, roulerait inerte et pantelante. Et il frapperait encore, il frapperait…

N’avait-il pas le droit de faire justice de cette malheureuse qui, toute honte bue, martelait son cœur en faisant parade de son ignominie ?

Stephen Mac-Nab n’était plus un homme, mais un fauve. Le sourire de la gazelle étendue à ses pieds, insoucieuse de la menace et du danger, ne faisait qu’irriter sa fureur au lieu de la désarmer : une seconde encore et il allait bondir.

Angelo Bembo tenait la veilleuse d’une main, de l’autre un pistolet qu’il approcha de la tempe de Stephen :

– Un mot encore, docteur, dit-il, un seul… et je vous brûle la cervelle.

Depuis longtemps Mac-Nab ne songeait plus à lui. Le froid du canon sur sa tempe le fit tressaillir, mais la peur n’y entrait pour rien :

– Une arme, enfin, cria-t-il… une arme ! Cette fois la victoire est à moi.

D’un coup de poing il envoya rouler la lumière et l’ombre se fit. Une lutte terrible, corps à corps, s’engagea entre les deux hommes. Bembo n’osait pas tirer, de peur que la balle n’allât frapper Clary. Il jeta son pistolet ; les bras, les jambes s’enchevêtrèrent et les doigts crispés cherchaient à s’agripper aux gorges. La blessée essaya de se mettre debout pour aller se mêler au combat, mais elle retomba sans force sur sa couche. Dans les ténèbres épaisses, elle entendait le souffle court et rauque des lutteurs et de la voix encourageait Bembo.

Soudain, dans une baie lumineuse, un homme apparut. Il tenait à la main un candélabre allumé qu’il alla poser sur la table.

Stephen Mac-Nab poussa un rugissement et lâcha son adversaire :

– Rio-Santo ! s’écria-t-il, les yeux hors de la tête.

– Lui-même, répondit le marquis en marchant sur lui.

Share on Twitter Share on Facebook