XVI INVITATION

Cinq bâtiments de plaisance, – on n’en pouvait douter, – légers et coquets, battant pavillons inconnus, doublèrent le cap Howe, passèrent devant Port-Wilson et arrivèrent en vue de Port-Philippe, en avant de la rade de Melbourne.

La coutume et la règle veulent que des barques aillent reconnaître d’abord les navires demandant l’entrée de la rade ; le capitaine de port est libre alors de l’accorder ou de la refuser.

Dans le premier cas, les arrivants reçoivent alors la visite de la santé, qui signe une franchise s’il n’y a pas de cas de maladie contagieuse. Dans le second et, il faut le dire, ce dernier cas est excessivement rare, puisque presque toujours, à Melbourne, on avait affaire à des sabots de commerce isolés, dont l’Angleterre, dans son propre intérêt, devait favoriser l’initiative, un quartier-maître suffit généralement à cette visite.

Dans la circonstance présente, on jugea qu’un officier n’était pas de trop et le lieutenant du port lui-même se chargea de la reconnaissance. Comme en France, ces fonctions sont confiées d’ordinaire à d’anciens marins retraités et encore valides, vieux loups de mer aux allures de requins, mais dont la grosse voix n’effraye jamais personne.

Les cinq navires n’avaient rien de belliqueux et l’on n’y voyait dépasser la bouche d’un canon sur aucun d’eux. Ils paraissaient tous aménagés avec luxe. L’un, même, plus brillant, semblait un grand yacht de plaisance construit pour quelque prince paresseux, aimant à bercer ses rêveries sur les flots ; ce fut vers celui-là d’abord que se dirigea la baleinière montée par le lieutenant du port et quelques rameurs.

À la coupée, l’officier anglais fut reçu avec les plus grands honneurs.

Le capitaine l’accueillit avec la plus entière bonne grâce, non sans lui présenter deux gentlemen, plus affables encore s’il est possible, qui se tenaient à ses côtés. Les matelots étaient rangés sur le pont. La conversation s’engagea non point sur le ton d’un questionnaire officiel, mais avec urbanité de part et d’autre.

L’Anglais se présenta lui-même le premier, s’introduisit, pour parler comme de l’autre côté du détroit :

– Sir Edmund Fancett, ancien officier de la marine royale, lieutenant de port à Melbourne.

Puis ce fut au tour de ses hôtes :

– Le capitaine Paddy O’Chrane, commandant de navire ; le cavalier Angelo Bembo et Son Honneur Randal Grahame, esq. Tous les équipages sont anglais.

Une fois les saluts échangés, le cavalier Bembo se mit à la disposition de son visiteur, après lui avoir offert un verre de délicieux whisky, prévenance très propre à assurer la cordialité des relations.

– Ce bâtiment, monsieur, lui dit-il, s’appelle The Sullen (la Sournoise), un nom pouvant prêter à équivoque pour ceux qui ignorent les circonstances de son baptême ; ce serait trop long de vous faire connaître les motifs de ce choix singulier. Les autres corvettes sont la Miss Mary, l’Irlande, The revenger (la Vengeance), – encore un nom qui n’est pas dû au hasard, – et The Hope (l’Espoir). Tous sont la propriété d’un grand seigneur très bon, très riche et plus puissant que le plus puissant maharajah des Indes. Ses titres sont innombrables, mais son nom ne vous dirait rien ; je vous entretiendrai plus longuement tout à l’heure de sa personne, car vous n’aurez pas, je le crains, le plaisir de le voir.

Et quelle est sa nationalité ? demanda l’officier, curieux.

– Il est d’origine anglaise, répondit Bembo. C’est la nation au sort de laquelle il s’intéresse le plus vivement. Malgré cela tous les pays sont sa patrie quand il le désire ; mais presque toujours il garde l’incognito ; nous n’avons pas à en discuter les causes. Voulez-vous que nous visitions la Sournoise ?

Le lieutenant s’inclina, laissant comprendre qu’il ne voulait pas pousser plus loin des investigations peut-être indiscrètes, et, dans sa cervelle obtuse, s’ancra une idée impossible à déraciner désormais : le personnage en question devait être un de ces fabuleux princes indiens, un maharajah en voyage. La splendeur de l’Inde a fasciné tant d’Anglais que les intelligences courtes rapportent à elle tout ce qui est vaste et grand en faveur de l’Angleterre.

– Le prince ne se montrera-t-il pas, demanda-t-il, pendant son séjour dans le port de Melbourne ?

Cette appellation de prince plut à Bembo, qui résolut de s’en servir :

– Si, répondit-il, vous verrez sans doute le prince demain.

Et il l’entraîna pour lui faire les honneurs de la corvette.

Le pont était d’une méticuleuse propreté. Les voiles, rouges comme celles d’une tartane de l’Adriatique, étaient du plus gracieux effet. Des tentures en velours de même couleur s’accrochaient aux mâts, couraient le long des bastingages ; les cuivres brillaient comme de l’or neuf et sir Edmund Fancett, écarquillant ses gros yeux rouges émerveillés, vit que le pavillon était aussi couleur de sang, d’un rouge sombre : il ne figurait pas sur le tableau universel des couleurs nationales, appendu aux murs de son bureau.

Paralysé qu’il était par l’admiration, cette circonstance ne le mit point en défiance, d’autant plus qu’un autre mystère le laissait perplexe : de l’extérieur, il n’avait vu aucun canon ; à chaque pas, maintenant, il se heurtait à un affût. Angelo Bembo s’attendait à cela et sourit :

– Je vois ce qui vous étonne, dit-il, c’est pourtant très simple. Ces bâtiments doivent être à deux fins : navires de plaisance en temps ordinaire, navires de guerre quand il en est besoin : le cas s’est présenté déjà. La vie de notre maître est précieuse ; personne ne le sait mieux que le cabinet de Saint-James. Mais, semblable à tous ces Orientaux qui s’ennuient dans leur faste même, il est sujet à des accès de tristesse dont les voyages seuls peuvent le distraire. Non point les voyages ordinaires et banaux, dans les mers sillonnées par des bâtiments de toutes nations, sur les côtes où s’élèvent des capitales ou des grandes villes, mais dans les régions inconnues, à travers des îles sauvages et jusqu’aux approches des pôles. Vous avez sans doute beaucoup navigué, monsieur ? Depuis cinq ans, nous avons vogué plus que vous dans toute votre vie. Dans ces conditions, vous comprenez pourquoi nous avons besoin d’être solidement armés. Si nos canons sont muets presque toujours, il leur est arrivé de faire entendre leur voix contre des tribus nègres hostiles.

– Je comprends, je comprends, balbutiait le lieutenant en se confondant en salutations. Tous mes compliments, monsieur ; l’ordonnance est irréprochable et ces pièces d’artillerie sont merveilleuses de formes ; elles doivent l’être aussi de précision.

– Vous avez dit vrai, repartit Bembo ; ce sont des bijoux à longue portée, tout ce qui s’est fabriqué de mieux en Europe depuis quelques années.

– Un détail m’échappe, murmura Sir Edmund en se grattant l’oreille. S’il n’y a aucune indiscrétion de ma part, puis-je vous demander comment vous faites pour les dissimuler si bien du dehors ?

– Vous allez le voir, dit le cavalier en riant.

Il posa le doigt sur un bouton et, en quelques secondes, toutes les draperies s’enroulèrent, mues par des cordes glissant sur des poulies. Une double rangée de canons apparut le long de la coque, blindée jusqu’à la ligne de flottaison.

La Sournoise était parée en guerre.

Le lieutenant était ahuri :

– Et c’est ce simple bouton ? demanda-t-il.

– Point du tout, répondit Bembo ; le bouton transmet simplement l’ordre et le navire aussitôt change d’aspect. Nous ne pouvons lui conserver celui-ci, puisque nous sommes en pays ami : n’est-ce pas votre avis, monsieur ?

– Oh ! certainement, s’écria celui-ci avec conviction. Comment allez-vous vous y prendre ?

Son interlocuteur pressa de nouveau sur le bouton, mais cette fois à deux reprises, et les tentures se déroulèrent, donnèrent à nouveau la note gaie de leur chatoiement.

Par une coïncidence très simple, mais qui pouvait paraître étrange aux non-initiés, les quatre autres corvettes avaient reproduit exactement la même manœuvre. Leur consigne était de toujours suivre l’exemple de la Sournoise. Louvoyant à faible distance et ayant vu l’officier anglais monter à bord, elles croyaient à un ordre sérieux, alors qu’il s’agissait d’une simple démonstration.

Ceci tenait du prodige : le lieutenant se demandait s’il n’était pas le jouet d’un songe. Il ne tarissait pas sur l’honneur fait à Melbourne par le puissant prince indien qui consentait à s’arrêter dans son port. Son seul regret était de ne pouvoir présenter à ce personnage ses propres hommages et ceux de l’Angleterre.

Un instant, le cavalier Bembo le laissa seul avec Grahame, et celui-ci lui fit visiter quelques cabines. Ange reparut peu après :

– Le prince, dit-il, regrette de ne pas vous recevoir. Il est dans ses humeurs noires ; j’ai cru un moment qu’il allait me donner l’ordre de virer de bord, sans entrer dans le port. Je lui ai parlé de votre amabilité et il a changé d’avis ; il en change souvent. Toutefois, il vient de me soumettre un projet dont la réalisation dépendra de vous en grande partie.

– Parlez, monsieur, mon humble personne est entièrement à vos ordres, s’écria l’officier avec enthousiasme. Il n’est rien que je ne fasse pour être agréable à ce grand seigneur et à vous-même dont le chaleureux accueil me comble d’aise.

Bembo échangea un regard avec Grahame : les choses allaient à souhait.

– Le prince s’ennuie, je vous l’ai déjà dit, reprit le premier. Il vient de lui surgir une idée et je la crois bonne, à la condition que vous nous y aidiez.

– Parlez, parlez, j’y souscris d’avance, répéta sir Edmund impatient.

– Quand vous nous aurez permis d’entrer dans le port…, poursuivit Angelo.

– La permission est accordée des deux mains, interrompit le pétulant lieutenant. Après ?

– Nous nous embosserons en rang, étrave contre étambot et face à Melbourne. La chose a son importance, vous allez le voir. Des ponts volants seront jetés d’un navire à l’autre, de façon à les réunir tous, et ce soir…

Il s’arrêta quelques secondes pour voir l’attitude comique de son interlocuteur, et reprit avec une emphase de commande :

– Ce soir, le prince désire offrir, à bord des cinq corvettes, un lunch suivi de bal à la haute société de Melbourne… Viendra-t-elle ?

Sir Edmund Fancett perdit toute retenue et faillit esquisser un pas de gigue.

– Je vous en donne ma parole ! s’écria-t-il. Qui donc se permettrait de décliner une si honorable invitation ?

– Aucune présentation n’a été faite, insista le jeune homme à dessein. Dans les mœurs de Londres, il est, je crois, d’usage…

– Laissons les mœurs de Londres, nous sommes à Melbourne ! répliqua le bonhomme. On passera sur les usages et les présentations se feront après. Je vais sur-le-champ me rendre chez le gouverneur.

– Voici justement une lettre pour lui ; voulez-vous avoir l’amabilité de vous en charger ? dit le cavalier. On le prie de vouloir bien honorer la soirée de sa présence et d’amener avec lui tout ce que la ville et Williamstown comptent de gentlemen et de jolies femmes. À ce soir donc, monsieur ; car, je l’espère bien, vous serez des nôtres avec votre famille ?

– J’ai deux filles, qui n’oublieront jamais cet honneur, répondit sir Fancett, la main sur son cœur. Je ne pensais pas, messieurs, que pareille joie me fût réservée aujourd’hui et je vous remercie de toute mon âme.

– Votre consigne vous oblige peut-être à visiter les autres corvettes ? interrompit Grahame.

– À quoi bon ? s’exclama le lieutenant. Les règles varient suivant la qualité des gens. Je suis votre bien humble serviteur. Justement, il n’y a pas de navires dans la rade et vous pouvez choisir votre mouillage ; sans cela je leur en eusse fait assigner un ailleurs.

– Merci, dit le jeune homme, et à ce soir.

L’officier, après des saluts répétés et obséquieux, se décida enfin à regagner sa baleinière. Il dut distribuer quelques schellings à ses rameurs, car l’embarcation toucha à terre à peine quelques minutes, pour permettre au lieutenant de faire son rapport à son chef, et glissa aussitôt sur les eaux du fleuve, allant vers Melbourne avec une incroyable rapidité.

Derrière elle, The Sullen bondit sur la vague, telle un cheval qu’on éperonne, et franchit la passe. Les quatre autres navires suivirent et vinrent se ranger, deux à tribord et deux à bâbord, l’avant tourné vers le Yarra-Yarra, fleuve sur les rives duquel est bâtie la ville de Melbourne. Le marquis, Angelo Bembo et Grahame prirent aussitôt les premières dispositions pour le bal qui devait avoir lieu le soir. Clary Mac-Farlane, presque remise de sa blessure, reçut pour mission de recevoir les dames et, pour la circonstance, la reine Mab allait redevenir la princesse Cantacouzène. Qui sait à quelle musique Melbourne allait danser la nuit prochaine ?

Avant de poursuivre, revenons à quelques explications relatives à la flottille et à nos personnages.

La Sournoise n’était plus l’ancienne Cérès capturée jadis dans les eaux de Sydney. Celle-ci avait fait place à un bâtiment svelte et gracieux, d’allure plus rapide, qui passait dans les mers comme une mouette et n’en faisait pas moins son office de pieuvre. Baptisé du même nom, il était autrement dangereux que son ancêtre : le capitaine Paddy O’Chrane le commandait en l’absence de Rio-Santo.

On a vu son aménagement luxueux, cette ingénieuse disposition de drisses et de poulies permettant, à un gabier en permanence dans une petite cabine de l’entrepont, de transformer instantanément la corvette en navire de plaisance ou de guerre. Parfois le gabier passait des semaines, les bras croisés, devant sa roue immobile : la Sournoise était alors en tenue de fête. Puis un ordre lui parvenait : de ses deux mains il saisissait une poignée, imprimait à l’appareil un mouvement de rotation et la corvette était en tenue de combat. C’est ainsi qu’on l’a vue à la pointe d’Outer North Head.

Ses quatre sœurs étaient moins luxueuses, mais la disposition principale était la même ; elles se transformaient de la même façon.

Toutes les cinq avaient escorté quelque temps le bâtiment anglais qui ramenait à Londres lord et lady Humphray, Stephen Mac-Nab et les ladies. Brusquement, durant la nuit, elles avaient viré de bord, pris la tenue de gala et navigué à grande distance les unes des autres, comme si elles n’eussent rien eu de commun. Par surcroît, chacune avait arboré un pavillon différent, ce qui les faisait paraître complètement étrangères les unes aux autres.

Seule, la Sournoise avait fait escale à Monreton-Bay pour y embarquer le marquis et les siens. Paddy O’Chrane avait aussitôt remis le commandement à Rio-Santo et s’était montré tout heureux de retrouver son ami Snail et d’écouter ses confidences.

La corvette avait ensuite cinglé vers le Sud et stoppé une fois encore à Broken-Bay. Une barque l’avait accostée aussitôt et deux femmes étaient montées à bord : Clary Mac-Farlane et Maudlin.

Enfin, les cinq bâtiments s’étaient rejoints au cap Howe et avaient arboré le pavillon rouge pour naviguer de conserve jusqu’à l’entrée de la rade de Melbourne.

Voilà donc tous nos personnages réunis et prêts à agir. On va les voir à l’œuvre.

On avait envie de danser ce soir-là sur la flottille du marquis de Rio-Santo.

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