On s’illusionne souvent sur les mérites de certaines gens : témoin ce petit coquin de Snail que personne n’eût cru capable de rancune, alors qu’il en avait à revendre.
L’accueil du bushranger au sommet du Sea-View avait, on en conviendra, manqué pour lui de cordialité. Depuis ce temps, les choses avaient bien semblé s’arranger, sauf quelques boutades du malin garçon ; mais celui-ci avait quand même dans le gosier un revenez-y de laudanum, sans compter le cercle autour de son crâne et sa démangeaison au col. Aussi ne parvenait-il pas à oublier ces péripéties diverses et gardait-il par devers lui une incroyable animosité contre Brady. Or, on le sait, rien ne devient dangereux comme un pygmée en passe de vouloir se venger d’un géant.
Brisbane achevait de brûler et les bandits cherchaient encore à disputer aux flammes ce qui pouvait présenter pour eux un intérêt ou un profit. Leur moisson pourtant avait été abondante et nul d’entre eux ne songeait à réclamer d’autre salaire. Ils avaient garni amplement leurs poches et bu ferme, au hasard des trouvailles solides ou liquides : ils avaient cependant encore soif de gain et de gin, car de tels appétits sont insatiables.
Rio-Santo attendait que tout fût fini, non point pour savourer le spectacle de la ville détruite, mais bien pour assurer son œuvre de générosité et de pardon. Sa confiance en Brady était limitée ; il ne voulait pas, lui parti, que les bandits demeurassent dans la ville ou y revinssent pour mettre les habitants à rançon, ou se livrer peut-être à une épouvantable orgie. Il avait promis la vie sauve à tous, l’honneur intact aux femmes : c’était à lui de sauvegarder le tout.
Assis sur un tertre, le menton dans sa main, il contemplait les dernières lueurs mourant peu à peu et ce qui avait été Brisbane s’endormant sous un manteau de cendres chaudes. Parfois, sous l’action du vent d’est, un jet de flammes piquait dans ses yeux sombres une rapide étincelle et des pensées en foule l’assaillaient. Il voyait devant lui brûler ainsi des cités florissantes, au-dessus desquelles flottait la veille le pavillon anglais ; il voyait des mains suppliantes se tendant vers lui, du sang au seuil des portes. Il voyait, plus haut que les tours de Westminster, plus haut que les nuages, touchant presque le ciel, l’édifice de la puissance britannique ; et lui, à la base, portait la cognée et sapait à coups redoublés, jusqu’à ce que tout s’écroulât avec un bruit énorme qui faisait trembler le monde.
Rio-Santo voyait tout cela dans les flammèches s’envolant vers la mer ; il entendait aussi les gémissements des femmes, et tout ce qu’il y avait en lui d’humanité, de bonté et d’amour planait comme un rêve au-dessus de la réalité lugubre. Aimer, c’était le bonheur ; mais détruire était le devoir. Et devant le devoir, tout fuyait : visions aimées, beautés, générosités, grandeur d’âme, tout s’effaçait sur le fond de l’horizon rouge où se détachait l’image de l’Irlande enchaînée.
Rio-Santo justicier, Rio-Santo vainqueur était dans ses humeurs noires, et ni Bembo ni Grahame n’osaient lui adresser la parole. Il allait pour l’instant son chemin de violence et de brutalité, il n’avait pas besoin de faire appel à leur cœur. Son bras, c’était Snail ; c’étaient les bandits dont il se servait avec dégoût, qu’il haïssait presque. Il les lâchait comme une meute dont Snail était le piqueur, relevant la trace du gibier, mettant les chiens sur la piste et les excitant de la voix. Le marquis réservait Ange Bembo et Randal Grahame pour des choses plus dignes. Cette besogne d’incendiaire l’écœurant, il leur épargnait son propre écœurement.
Il appela Snail :
– Va chercher Brady, dit-il en étendant le bras vers la cité fumante ; dis-lui de rassembler sa bande et de regagner le Sea-View. Je n’ai plus besoin de lui et je veux qu’il disparaisse d’ici sur-le-champ. Va !
Décidément, depuis la veille Snail possédait la confiance de son maître et s’en montrait fier. Toutefois, ce n’était pas l’unique motif pour lequel il se frottait les mains, car lui aussi avait son plan.
Il se glissa dans les rues désertes, franchit des poutres enflammées, se heurta à des bandits à moitié ivres, sales et repoussants.
Il ne se sentait plus la tête lourde. Une idée venait de germer en son esprit et cette idée le mettait en joie. Avec quel plaisir il eût confié ses desseins à son ami Paddy O’Chrane ; par malheur, celui-ci était loin et bien que l’élève se sentît désormais de force à voler de ses propres ailes, il n’en regrettait pas moins de ne pouvoir associer le bon capitaine à ce qu’il allait faire.
Il trouva le bushranger fort occupé à distribuer à ses vingt hommes, à l’exclusion des autres, les armes des highlanders : c’étaient de belles et bonnes armes de Sheffield. Les coupe-gorge de la montagne n’en avaient pas encore eu de semblables. Il y avait aussi des plaids et des couvertures dont il fait bon se munir pour les affûts nocturnes, et des souliers solidement ferrés, comme en portent les chasseurs d’Écosse. Tout cela était de bonne prise. Certes, abandonner pareille aubaine eût été une inconséquence dont les gredins de la troupe de Brady étaient incapables. Bien plus, songeant avec raison que le soleil du lendemain ramènerait à Brisbane une température de 62 degrés, ils s’emparèrent indistinctement de tous les vêtements laissés par les highlanders sur leurs lits, au moment de la surprise ; il est des cas où, pour échapper à une battue, des costumes de ce genre sont utiles aux brigands. Sa Majesté, d’ailleurs, ne devait-elle pas se hâter de rendre d’autres armes et d’autres vêtements à ses soldats, ce qu’elle oublie généralement de fournir aux brigands du Sea-View.
Comme il ne restait plus rien à prendre à la caserne, Brady donnait l’ordre d’y porter des fascines et de l’incendier, lorsque Snail lui toucha l’épaule. Le bâtiment se mit à flamber aux yeux de ceux qui n’avaient pu y achever leur nuit, et les deux compères s’en allèrent causer à l’écart.
– Son Honneur est content de vous, dit avec emphase l’ami du capitaine Paddy ; je me permets de vous en informer en son nom. Vos hommes doivent être satisfaits également : ils ont plus gagné en une nuit que vous ne leur donnez en un an dans la montagne.
– C’est vrai, répliqua le bushranger ; tu es heureux d’avoir un pareil maître, petit bout d’homme.
– Vous ne m’avez pas toujours dit cela, seigneur Brady.
– C’est vrai encore ; mais la langue va plus vite que la sagesse et j’ai des excuses à te faire…
– Si vous le voulez bien, nous parlerons de cela tout à l’heure, repartit Snail en dissimulant une grimace de satisfaction. Pour l’instant, il y a des questions plus urgentes. Il n’est point de fête dont on ne voie la fin, maître Brady : renvoyez vos hommes au mont Mitchell où ils vous attendront ; quand nous aurons causé, vous irez les rejoindre. Pour ce que j’ai à vous offrir, nous n’avons pas besoin de témoins.
Après les compliments de Snail, le bandit eut le tort de prendre ces mots pour une promesse ; il entrevit une seconde bourse pleine d’or, à garder comme l’autre dont il avait à peine distrait quelques guinées.
– Soit, dit-il, mais tout d’abord qu’allons-nous faire de ces porte-jupes ?
Du doigt il montrait les highlanders et sa question était soulignée d’un geste sinistre.
– Non, dit Snail en hochant la tête. Ceux-là, comme les autres, ont la vie sauve.
– Ton maître a des idées qui m’échappent, grommela le bandit. Il se fera des ennemis de ceux qu’il aura épargnés : mon principe à moi est de n’épargner personne.
– Je le sais, dit Snail sournoisement. C’est aussi le mien, quand il m’est permis de commander : ici j’obéis. Vous n’avez pas peur, je suppose, que ceux-ci vous poursuivent, en chemise et les mains liées, quand par surcroît vous leur avez pris leurs armes ? Abandonnez-les à leur sort, seigneur Brady, ils s’arrangeront à leur façon… Dans un quart d’heure vos hommes devront avoir quitté la ville. Me jurez-vous qu’ils n’y reviendront pas ?
– Je m’en porte garant, répliqua le bushranger.
Il éprouvait une satisfaction trop vive pour faire une objection. À ses yeux, Snail était un demi quart de dieu, Rio-Santo un dieu entier. Il eût suivi l’un et l’autre, – ou l’un ou l’autre, si l’on eût voulu de lui. Le roi des montagnes s’était amendé à la façon d’un valet depuis qu’on l’avait laissé prendre part à la curée.
Les highlanders étaient solidement liés. Ils ne furent pas peu surpris cependant de voir leurs ennemis se retirer et leur stupéfaction s’accentua quand Snail vint les saluer avec ironie, et leur dit :
– Messieurs de l’armée britannique, vous êtes complètement libres. C’est là du moins une façon de parler, car aucun de vous ne pourrait à cette heure me saluer à la mode militaire. Patience ! la mode changera, et puisque vous ne semblez pas tenir outre mesure aux bracelets improvisés dont on a orné vos poignets, servez-vous des longues dents que Dieu, dans sa bonté, a mis à votre disposition, pour rompre vos liens… Maintenant, gentlemen, croyez-moi : une autre fois, ne vous laissez plus surprendre ainsi, car s’il peut être agréable aux nourrices de Londres de voir les jambes nues d’un Écossais, il me paraît burlesque de vous trouver en chemise à une heure où tout bon soldat de Sa Majesté devrait dormir sur les deux oreilles.
L’Australie a décidément du bon : jamais, dans la Cité, le petit Snail n’eût pu tenir pareil discours à cinq officiers et à quatre-vingt-dix-huit hommes d’un régiment d’highlanders.
Tout au moins, leur parlant ainsi en maître, avait-il la pudeur d’employer des formes polies et de leur cacher que lui aussi avait un maître.
Cet acte de forfanterie accompli et le haussant encore dans l’esprit du bushranger, il toucha le bras de celui-ci et lui dit :
– C’est chose entendue, n’est-ce pas ? Dans un quart d’heure votre bande hors de Brisbane et je vous attends ici.
Quoique ne recevant jamais d’ordres, à son dire de la veille, Brady fut tout heureux d’acquiescer à celui-là, après tant d’autres. Son terrible sifflet retentit en trilles saccadées et derrière lui se groupèrent immédiatement les bandits aux faces bestiales, aux formidables poings. À moitié ivres et chargés de butin, ils laissèrent tomber un regard de regret sur ce qu’ils abandonnaient encore et se décidèrent avec peine à suivre leur chef.
Celui-ci les conduisit hors de la ville, sur le chemin du mont Mitchell, et les mit aux ordres d’un de ses lieutenants, en lequel il avait la plus entière confiance. Pour plus de garantie, il dit en les quittant :
– Je vous rejoindrai dans un instant et je vous compterai. Si un seul est revenu vers Brisbane, j’en ferai fusiller dix.
Cet argument était péremptoire. Du bushranger à ses coquins et de Rio-Santo au bushranger, il y avait la même distance et la même obéissance passive. Après pareille promesse, aucun des pillards n’aurait eu la velléité de revenir sur ses pas. Snail les vit défiler devant lui avec une satisfaction qu’il eut bien de la peine à contenir.
La colonne ayant pris le chemin du mont Mitchell, Brady revint trouver son ami Snail : ils avaient un égal désir de causer en tête à tête et sans témoins importuns. Le dernier riait sous cape, il n’avait jamais éprouvé de sa vie pareille joie : l’amitié entre deux honnêtes gens est décidément une bien belle chose.
– Venez, dit-il en pressant le bras du bushranger. Seigneur Brady, je me souviendrai toujours de vous, je vous le promets. Mais on ne sait ni qui vit ni qui meurt. Les hasards de l’existence sont grands : peut-être ne nous reverrons-nous jamais en ce monde ; c’est pourquoi j’ai voulu causer un instant avec vous. Je suis, je vous l’ai dit, un gentleman de Londres, gentleman de la grande famille des voleurs, si vous voulez ; vous, vous êtes le plus fieffé coquin du Sea-View. Avec de pareils titres, on est forcé de s’entendre.
Tout en jasant, il l’entraînait vers un endroit désert, opposé à celui où se trouvait Rio-Santo et là où les lueurs de l’incendie projetaient à peine quelques pourpres reflets. C’était curieux de voir ainsi ce géant et cet atome, passant dans les rues d’une ville que l’un et l’autre avaient contribué à ruiner et n’ayant pas un regard de pitié au spectacle de leur œuvre. Ils avaient, à vrai dire, autre chose à penser et le plus petit, auréolé d’une force supérieure à laquelle obéissait celui-là même qui était la violence et la force, sentait croître en lui une audace proportionnée à la taille de son adversaire.
Ils arrivèrent ainsi à une pauvre cabane trouvée abandonnée par les bandits à laquelle on n’avait pas songé à mettre le feu. Snail s’assit sur le seuil et murmura comme pour lui seul :
– Si j’étais le maître sur le mont Sea-View, je ferais des prodiges.
Brady prêta l’oreille et répondit :
– Il est possible d’en faire, petit homme, s’il te plaît que nous soyons deux. Il faudrait signer un pacte : le premier qui le violerait serait forcé de disparaître.
– C’est que je voudrais être seul, dit Snail. Mais nous parlerons de cela une autre fois. J’ai soif, buvons. Votre gin était bon là-haut, seigneur Brady. Vous n’offrez pas de votre gin à tout le monde et vous m’avez fait boire quelque chose d’horriblement détestable.
– J’en ai du bon pour mes amis, tout au fond de ma grotte. Viens le goûter, petit, si cela te fait plaisir.
– Quoi ! s’écria le malin frère de Loo, jouant la stupeur ; auriez-vous oublié votre gourde, seigneur Brady ? Eh bien ! je suis moins mal monté que vous. Ces coquins de Brisbane avaient le palais délicat et, par ma foi, j’ai pu sauver une bouteille de vin qui vaut son pesant d’or. Voulez-vous y goûter ?
Ce disant, il tendit au bushranger une gourde cachée sous ses vêtements et toute remplie d’un liquide rougeâtre impossible à voir à travers la paille qui recouvrait le flacon.
– Je t’en laisse l’honneur, dit Brady soudain méfiant ; bois le premier.
Snail haussa les épaules.
– Vous parlez d’un pacte d’alliance entre nous, dit-il, et voilà déjà que vous avez peur. Si je vous suivais, avant deux jours vous auriez tenté de m’empoisonner et vous refusez la première goutte de liqueur que je vous offre. Vous avez la force, maître Brady, mais la tête vous manque, je vous l’ai déjà dit. Il serait facile de vous déloger du Sea-View.
À ce moment, le bandit était en pleine lumière et Snail, au contraire, restait dans l’ombre. Il est des instants où cette situation de deux adversaires, se disant néanmoins amis, a bien son importance.
Snail prit la gourde des mains de Brady et l’éleva au-dessus de sa bouche :
– À votre santé, dit-il, et au partage de Sea-View.
Mais tout ce qui tombait de la bouteille glissait le long de la maigre poitrine de Snail et ses lèvres restèrent sèches.
– Où est votre confiance en moi, maître Brady ? s’écria-t-il. Vous avez craint de boire avant votre futur associé, entre gentlemen ce sont là des petitesses… Palsambleu ! la fière liqueur !… à votre tour… Allez-y toutefois à petites gorgées et laissez-en dans la gourde : je n’en retrouverai pas souvent de pareil. Or ma femme Madge aime les liqueurs fortes : je veux qu’elle en boive de celle-ci à mon retour en Angleterre. Buvez, seigneur Brady, je vous arrêterai à temps ; mais, à la vérité, je ne sais pas si ceci est bien du gin ou autre chose.
Le bushranger avait mis le goulot dans sa bouche et lampait. En prononçant ses dernières paroles, Snail posa la main sur le coude haut levé :
– Assez, dit-il, il en faut laisser pour Madge.
Il reprit brusquement la bouteille au moment où les yeux de Brady se révulsaient. Un bûcheron n’abat pas un chêne d’un seul coup de cognée, et le bandit était plus résistant qu’un chêne. Il tourna vers Snail un regard glauque où passa cependant un éclair de haine, puis son corps de colosse s’abattit. Snail lui posa un pied sur la poitrine et se mit à danser la gigue.
– Il a bu la dose voulue, fit-il ; s’il se réveille, je ne donnerai pas de gin au bandit du Sea-View.
Il souleva la tête du bushranger, puis la laissa retomber sur le sol où elle rendit un son mat.
– La calebasse n’a pas même besoin d’une balle, murmura-t-il. Je sais où est la grotte de la montagne et décidément j’y viendrai avec Madge. Nous y ferons des affaires en n’y pendant personne. Celui-ci était une brute ; je le lui ai dit avant-hier. Un gentleman de la Cité a d’autres manières de vivre.
Il jeta la bouteille qui se brisa sur le sol et leva les yeux vers le ciel étoilé :
– J’ai mon étoile aussi, murmura-t-il. Elle est petite, mais elle brille ; il n’est pas toujours besoin d’être grand pour savoir balayer les obstacles.
Quand il ramena ses yeux devant lui, il fit un formidable bond de côté et nous devons avouer qu’il eut, l’espace d’une seconde, véritablement peur.
Brady s’était redressé ; c’était maintenant un géant horrible à voir, les lèvres convulsées, les yeux hors de l’orbite et la langue pendante.
Il avait les entrailles brûlantes ; le poison, qui ne l’avait pas tué sur le coup, le torturait. Sa bouche écumait et des sons rauques s’exhalaient de sa gorge. Malgré le trouble de son esprit, il avait compris que Snail voulait se venger et formait le dessein de l’écraser. À présent remis de sa première émotion, Snail riait de voir tituber ce colosse.
Le titan leva son bras pour terrasser le pygmée. Le bras s’abattit dans le vide parce que le pygmée avait fait trois pas en arrière et restait là, narquois et triomphant : il était heureux de voir son ennemi souffrir.
– Seigneur Brady, fit-il, paraît que ma potion était mauvaise ; la vôtre l’était aussi et nous serions quittes si vous ne m’aviez fait subir qu’une épreuve ; par malheur, j’en ai subi trois, sans compter le poignard dont vous m’avez menacé par la suite. Si j’avais une corde, j’essaierais de vous pendre à l’une des poutres de Brisbane ; hélas ! je n’ai pas de corde ; je vous épargnerai donc la seconde épreuve. Le diable sait que cela n’est pas ma faute.
Vainement le bushranger essayait de faire un pas en avant ; sa lourde tête l’emportait et, quand il se relevait, il grinçait des dents : ses formidables mâchoires eussent broyé le crâne de son adversaire.
Celui-ci riait toujours. Dans de telles circonstances, son ricanement était terrible.
– Seigneur Brady, dit-il, vous connaissez maintenant le marquis de Rio-Santo, mon maître ; il est urgent que vous fassiez aussi connaissance avec son serviteur. Vous avez du bon gin dans votre caverne du Sea-View, du poison dans une bouteille de Trafalgar ; vous avez encore devant votre porte un arbre dont les branches ne sont pas solides et à votre ceinture un pistolet volé. Je suis bon prince, partageons : je vous laisse le gin, la bouteille de Trafalgar et la branche ; mais votre pistolet me fait grande envie, il est moral que je vous l’enlève, le bien volé ne profitant jamais.
L’instant d’avant, le fils de Donnor d’Ardagh avait eu l’idée de s’emparer du pistolet du bushranger ; s’il ne s’était pas pressé de le faire, c’est parce qu’il cherchait son étoile. À présent il était trop tard, sa fanfaronnade venait mal : le bushranger avait son pistolet au poing.
À vrai dire, il eût répugné à Snail d’agir à l’égard du bandit comme celui-ci avait agi avec lui-même : appuyer le canon sur le front et tirer. Cela d’ailleurs ne réussit pas toujours et, pour s’en souvenir, le frère de Loo n’avait qu’à toucher son cuir chevelu au-dessus des oreilles.
De plus, c’eût été trop tôt fini et si l’on connaît le plaisir éprouvé par un chat jouant avec une souris, on peut se faire une idée de ce qui peut arriver en renversant les rôles. La souris tenait le chat et prétendait bien s’en amuser avant de lui donner le coup de grâce.
Le chat écumait de rage, des bourdonnements passaient dans sa tête : la lutte entre la vie et le poison avait, chez cet être formidablement charpenté, une tout autre puissance que dans un corps débile et, pour résister encore, il fallait être Brady.
Le bushranger étendit le bras, résolu à tirer ; il n’appuya pas sur la gâchette, pourtant, parce que sa main n’étant plus sûre, il lui fut impossible de viser. De plus, tirer sur Snail équivalait à essayer de tuer un serpent, tandis que celui-ci avait devant lui une cible sur laquelle eût pu tirer un enfant sans la manquer.
Les deux hommes étaient en face l’un de l’autre, sans témoins. Les reflets mourants de l’incendie éclairaient les yeux vifs de l’un, la face morne et abêtie de l’autre : à première vue, un coup de dent de celui-ci eût pu réduire celui-là à néant. Mais souvent la ruse peut être mise en balance avec la force et l’on a vu des lions tourmentés par des mouches. Il était difficile de prévoir qui des deux auraient le dessus.
Snail n’avait jamais usé ses chaussures sur les bancs de l’école, par conséquent, n’ayant pas appris l’histoire, il ignorait absolument la bataille de Fontenoy et ce qui s’y passa. Toutefois il se piquait de temps en temps, et dans les grandes circonstances, de sentiments chevaleresques, peut-être inspirés par l’exemple de son maître. Aussi, tout en narguant son adversaire, il le salua d’un grand geste et lui dit :
– Seigneur Brady, vous êtes le plus âgé, le plus grand, j’allais dire le plus sot… À vous l’honneur de tirer le premier.
Un spasme de colère et d’impuissance secoua tout le corps du bandit. Il s’affermit sur ses jambes, visa et fit feu : son projectile siffla aux oreilles de Snail.
Celui-ci se tordit dans un rire convulsif :
– Maladroit ! s’écria-t-il ; c’est à moi maintenant, et si dur que soit votre crâne, ma balle n’en fera pas le tour. Gare à vous, Brady, votre calebasse va sauter ; vous ne reverrez jamais votre caverne, vous ne boirez plus de gin… Voyons, causons un peu, pour vous donner le temps de vous préparer à faire le grand saut. Je dois, avant de vous dire adieu, vous remercier de l’hospitalité charmante dont vous m’avez gratifié dans la montagne ; le diable va vous rendre cela de ma part, c’est mon banquier. Il ne fait pas bon, voyez-vous, jouer avec un plus petit que soi : vous direz cela à vos amis que vous retrouverez en enfer, puisque vous ne pouvez en informer ceux qui vous attendent sur le mont Mitchell.
– Assez, vipère, gronda le bushranger à demi fou.
– Non, ce n’est pas fini, répliqua Snail ; parlons un peu affaires pendant qu’il en est encore temps. Vous avez de l’or dans vos poches : la bourse donnée par le marquis de Rio-Santo et sans doute quelques menus objets de valeur ramassés pendant le pillage. Tout cela va être pour moi et aussi votre beau pistolet dont j’ai si grande envie. Vous me léguez le tout par testament volontaire et verbal. Que c’est admirable à vous ! On n’est pas plus charmant. Ah ! je vous regretterai, seigneur Brady ; nous nous entendions si bien tous deux ! Enfin, l’amitié a de cruelles exigences et grâce à vous je ne serai plus si pauvre quand j’aurai pris ce qu’il y a dans vos poches. On a vu des fortunes commencer ainsi et peut-être, si le cœur lui en dit, pourrai-je bientôt venir m’installer avec Madge au sommet du Sea-View ? Et Madge prononcera bien souvent votre nom dans ses prières. Par malheur, ses prières sont rares, le cher cœur n’ouvre la bouche que pour entonner, et ce qu’elle entonne ce ne sont pas des psaumes !
Ce discours avait été long à entendre, surtout pour un homme aux portes de l’éternité. Par un effort surhumain, le bushranger fondit en avant, les poings serrés, lancé comme un boulet. Une détonation retentit ; le colosse s’arrêta net, tournoya plusieurs fois sur lui-même et tomba comme un chêne frappé par la foudre.
Snail sachant que toutes les balles ne tuent pas, son premier soin fut d’aller vérifier les effets de la sienne. Elle était entrée par l’œil gauche et, traversant toute la boîte crânienne, était sortie derrière la tête. La mort avait été foudroyante.
– Décidément, se dit-il, mon ami Paddy O’Chrane a raison : le plus court chemin est la ligne droite.
Pour justifier cet axiome, il alla tout droit à la poche de Brady où se trouvait la bourse presque intacte donnée par Rio-Santo ; il la soupesa presque avec religion et murmura :
– C’eût été dommage de la laisser entre les mains de ce mécréant. L’or de Son Honneur est sacré et doit rester dans son entourage : celui-ci s’était fourvoyé.
Il y avait bien d’autres choses encore dans les poches du bushranger ; une à une elles passèrent dans celles de Snail. Puis il mit à sa ceinture le magnifique pistolet, incrusté de nacre et monté d’argent, volé jadis à un lord ; il y mit aussi deux poignards à lame longue et fine, armes de prix qui n’avaient rien coûté au bandit. Puis il s’agenouilla auprès du cadavre, non point pour une oraison, car Snail ne savait pas plus de prières que d’histoire, mais pour écouter une dernière fois si le cœur avait bien cessé de battre. Deux précautions valent mieux qu’une ; s’il n’avait pu renouveler la dose de poison, rien ne l’empêchait de doubler celle de plomb en cas de besoin, ou d’éprouver la lame des poignards.
Il se releva vite : le bushranger était bien mort, encore mieux dépouillé. Snail n’avait plus rien à faire auprès de lui.
Allègrement et tout en sifflant pour célébrer sa victoire, il s’en vint retrouver le marquis et lui rendre compte de sa mission.
– Les bandits sont loin, lui dit-il. Je les ai vus prendre le chemin des montagnes et pas un seul n’est resté dans la ville. Brady m’a juré qu’ils ne reviendraient pas.
Puis, entre bas et haut, il ajouta :
– Lui seul est encore à cette heure dans une rue de Brisbane.
Un regard interrogateur du marquis suffit pour l’obliger à compléter ses explications :
– Je l’ai trouvé à un bout de la ville, reprit-il, étendu sur le sol avec une balle qui lui a traversé la tête. Il est mort.
Rio-Santo fixa les yeux sur le pistolet dont la crosse scintillait à la ceinture du petit homme. C’était une question. Il le comprit :
– Nous avions un compte à régler, lui et moi, fit-il lentement ; la chose est faite.
Le marquis lui tourna le dos sans mot dire et Snail se félicita d’être allé au-devant des pensées de son maître.