XIV RESPECT AUX FEMMES

La distance n’est pas très grande du mont Mitchell à Brisbane. En attendant la nuit, la troupe établit son campement sur un des derniers contreforts de la montagne. De ce point culminant, il était aisé de voir la ville sur laquelle la meute de Brady allait bientôt faire descendre la désolation et la mort.

Ceci n’était point fait pour émouvoir aucun de ces gredins peu accoutumés à la sensiblerie, et tout au contraire l’espoir de la prochaine curée mettait chacun d’eux en gaîté. À coup sûr, ils eussent aimé le séjour de ces charmantes cités échelonnées tout le long de la côte, offrant des ressources variées, des plaisirs et une société agréable.

C’était cette société-là même qui les gênait. Il s’y glissait toujours un magistrat de police et des gentlemen dont la principale accusation était de tenir un Banc de justice, où l’on avait la fâcheuse habitude de demander compte aux gens des peccadilles, grosses ou petites, qu’ils pouvaient avoir sur la conscience.

Or, dans ce cas particulier se trouvaient généralement les honorables convicts ayant élu domicile sur les flancs ou au sommet de la chaîne australienne, non point seulement pour y goûter les charmes de la nature, mais en raison surtout des peccadilles qui étaient à leur actif et ne les troublaient pas autrement. De là, entre la montagne et la ville, une froideur de relations tout à fait avantageuse à la seconde, et fort regrettée de la première.

Pour modifier les choses, il fallait une occasion exceptionnelle comme celle qui avait mis nos bandits en route ce jour-là. Aussi ces derniers couvraient-ils amoureusement du regard ces maisons où ils allaient avoir enfin le moyen de pénétrer, le chapeau sur la tête et le fusil au poing.

Certains malheurs, à en croire un dicton populaire, flottent dans l’air. Il est à supposer que celui qui flottait ce soir-là sur Brisbane n’était pas chargé d’une assez grande quantité d’électricité pour inquiéter les esprits à distance, car, gardant une complète ignorance du danger imminent, la ville s’endormit d’un calme profond.

D’ailleurs Brisbane avait une garnison de cent highlanders, tous beaux hommes, gras et replets, vivant bien et n’ayant pas beaucoup de soucis. Le service leur était léger et eux aussi aimaient dormir. Ils s’en reposaient de la sécurité de leur sommeil à la garde de deux malheureuses sentinelles, placées de chaque côté de la porte de la caserne. Mais le beau ciel étoilé des nuits de la Nouvelle-Galles du Sud est éminemment propice aux rêveries des highlanders de Sa Majesté Britannique : les sentinelles rêvaient ce soir-là de leurs montagnes d’Écosse.

Pendant ce temps, par petits groupes, les bandits étaient descendus dans les rues désertes et, prudemment, s’étaient tapis dans les encoignures des portes ou à l’ombre des murs. Trois quarts d’heure avaient suffi pour qu’ils fussent à leur poste, en certains endroits désignés d’avance et où rien ne révélait leur présence.

Quatre d’entre eux seulement, fumant et causant, avec l’air de matelots en goguette, se dirigeaient vers la caserne des highlanders. Ils n’avaient pas d’armes apparentes, aussi les sentinelles, sans défiance, les regardaient-elles venir et songeaient que les matelots sont de bien joyeux drilles pour aimer à courir les rues à une heure où tout le monde dort.

Devant le corps de garde, ils s’arrêtèrent et l’un d’eux s’avança, la main tendue, la bouche souriante :

– Eh ! pardieu, s’écria-t-il, ne voilà-t-il pas notre bon ami Toby ? Quoi de nouveau à Forfar ? Et le métier de soldat vous est-il toujours aussi agréable ?

Le factionnaire était un grand et gros garçon joufflu, tout jeune et sans expérience. Il ouvrit tant qu’il put ses grands yeux de ruminant et chercha vainement à découvrir le visage de ses interlocuteurs.

– Vous faites erreur, gentlemen, bégaya-t-il. Je ne m’appelle pas Toby et je ne suis pas de Forfar.

– Tudieu ! s’écria l’autre, vous êtes bien le neveu de ma vieille cousine Maud ? Ou, que le diable m’emporte ! il faudrait une ressemblance véritablement surprenante.

Le second factionnaire était au contraire un vieux soldat à l’épreuve, ayant traîné son plaid, son dirck et sa claymore un peu partout où flotte le drapeau anglais, et Dieu sait s’il flotte en maints endroits où il ne devait pas être ! Aussi ce court dialogue entre son camarade et ses interlocuteurs lui donna-t-il aussitôt l’idée d’un piège.

– Retirez-vous, grogna-t-il en se rapprochant lui-même. La nuit, sous les armes, il nous est interdit de causer avec des étrangers.

Les quatre bandits attendaient précisément le moment où les sentinelles seraient côte à côte. Rapides comme l’éclair, ils bondirent, le poignard levé et, sans avoir pu même jeter un cri, les Écossais tombèrent sur le dos, avec de l’écume rouge aux lèvres.

La caserne de Brisbane se composait alors de deux bâtiments distincts : un pour les officiers et leurs familles ; un autre, immense, pour les hommes. Une troisième annexe, bâtie à l’écart, était réservée aux cuisines. Car on sait que l’armée anglaise s’installe toujours avec un confortable inconnu aux troupes des autres nations.

Un coup de sifflet aigu, mais très bref, retentit, et des ombres se glissèrent sans qu’on entendît le bruit de leurs pas. Ils étaient deux cents ou presque, quand Brady en personne ouvrit avec précaution la porte du dortoir où s’alignaient les couchettes des quatre-vingt-dix-huit highlanders endormis. C’était un charmant tableau que celui de ces bons Écossais, douillettement enfouis sous leurs couvertures et ronflant à qui mieux mieux.

Les fusils, munis de leurs baïonnettes, étaient rangés aux râteliers près des cartouchières. La claymore de chaque soldat était allongée sur son traversin, dans le fourreau. Par malheur, tout cet arsenal était d’un piètre secours pour les highlanders de Sa Majesté, dont le sommeil n’était troublé par aucun mauvais rêve : il fait si bon dormir quand deux sentinelles veillent à votre porte ! L’instant d’après, deux bushrangers étaient au pied de chaque couchette.

Fut-ce la tranquillité imperturbable de ces braves gens qui provoqua l’hilarité de Brady ? L’histoire est muette à ce sujet ; mais Brady se mit à rire, d’un rire si formidable, si sonore, que sa panse en eut un tressaillement de tempête et que tous les dormeurs s’éveillèrent à la fois. La situation des soldats ainsi arrachés à leurs rêves était peu folâtre, ils semblèrent le comprendre, car une vague appréhension traversa leurs yeux encore lourds de sommeil. Les moins timorés eurent bien le cerveau illuminé par un éclair de raison, mais on ne leur laissa pas le temps de se mettre en défense. Tandis que l’un des bandits tenait son Écossais à la gorge, l’autre s’occupait à confectionner avec le drap ou la couverture de solides entraves. Dans l’espace de cinq minutes à peine, tous les highlanders eurent les mains liées derrière le dos et, sans qu’on leur eût permis de se vêtir, ils furent poussés dans un angle de la cour et parqués là comme un troupeau de bétail.

La chose avait été faite en silence, mais non toutefois sans réveiller les cinq officiers couchés dans le second bâtiment. Après avoir pris le temps de se vêtir d’une façon assez sommaire, ils apparurent, le pistolet au poing. L’un d’eux même put faire feu et blesser légèrement un des bushrangers. Cinquante au moins de ceux-ci les assaillirent. En quelques secondes, ils furent à leur tour désarmés, ficelés et allèrent rejoindre leurs hommes.

Jamais hardi coup de main n’avait été couronné d’un pareil succès ; Brady en trépignait d’aise. Pour achever son œuvre, il lui fallait toutefois obliger ses prisonniers au silence, les empêcher d’appeler à l’aide, de mettre la ville en émoi. Quelques hommes, le fusil en joue, pouvant suffire à cette besogne, cinquante de ses partisans furent commis à la garde des Écossais, avec ordre de tuer le premier qui élèverait la voix ou profèrerait une menace.

Parmi les highlanders, il n’y avait point de chevalier d’Assas. Chargés de la défense de Brisbane et seuls capables de protéger la ville, ils s’étaient laissés prendre comme des renards au terrier et n’avaient de secours à attendre de personne. Or, le stoïcisme varie suivant les circonstances : on est stoïque par bravade ou par résignation ; eux se résignèrent. Leur mort ne pouvant servir à rien pour l’instant, ils ne jugèrent pas à propos de donner inutilement leur vie. Ils ne s’en demandaient pas moins avec anxiété quel sort leur était réservé. Et, semblables à un troupeau de moutons prêts pour l’abattoir, en tas, pressés, la tête basse, les dents serrées, ils songeaient plus que jamais à leurs montagnes d’Écosse.

Le bushranger, à la tête des cent cinquante hommes restant, envahit la ville plongée dans le sommeil. Combien, à ce moment, rêvaient de grandeurs, de richesses, de bals et d’amour ! Un danger qu’on attend et qu’on voit venir perd la moitié de sa force ; on se résout à le subir ou on résiste ; quand il vous surprend au milieu des ténèbres, en plein rêve, en plein bonheur, le réveil est terrible. Brisbane se réveilla au bruit des portes enfoncées.

Elles volaient en éclat et les habitants apparaissaient à leurs fenêtres, les yeux hagards. Des hommes avaient eu le temps de saisir leurs armes ; ils tirèrent au hasard, dans le tas des assaillants. On leur cria de se rendre ; ils n’entendirent pas : ce fut un malheur pour eux, car ils tombèrent sur leur seuil ensanglanté.

Affolées, demi-nues, les femmes s’élançaient dans la rue, appelant à l’aide. D’autres, au contraire, agenouillées sur le seuil de leur demeure, se tordaient les mains et demandaient grâce. D’autres encore, le regard fixe, voyaient venir la mort et tendaient leur poitrine, en disant : « Tuez-moi tout de suite. » Certaines étaient laides ou vieilles, d’autres délicieusement belles. Des regards lubriques et farouches tombaient sur des épaules nues et sur des seins de vierges.

Rio-Santo avait prévu tout cela et ses ordres avaient été donnés en conséquence. Le bandit les exécutait à la lettre : pistolet au poing, il surveillait sa meute, prêt à brûler la cervelle à quiconque aurait l’audace de les enfreindre. Tant vaut le maître, tant vaut le valet : Brady, sous la coupe de Rio-Santo, était devenu capable de commander aux brutes les plus ignobles et de s’en faire obéir.

Le plan avait été conçu de façon méthodique et ne laissait rien au hasard ; il fallait que chaque chose eût lieu en son temps, que chaque incident se produisît à sa place : le marquis avait tout prévu.

Les femmes et les enfants furent rassemblés dans une maison que la tourbe des brigands ne devait pas franchir ; on donna à celles trouvées dans un costume trop sommaire le temps de se vêtir, d’emporter même des effets pour elles ou pour celles qui n’y avaient point songé. Dans une autre partie de la même maison, ou aux environs, furent groupés les hommes qui n’avaient point fait de résistance ou étaient incapables d’en faire. Là, on dut les garder à vue comme les highlanders dans leur caserne. Détruire la ville, porter un coup à l’Angleterre, tel était le but de Rio-Santo : il n’était pas incompatible avec le respect des individus et des faibles.

S’il avait acquiescé au pillage, c’est parce que la cupidité de la bande employée par lui était un dérivatif au meurtre et à d’autres cruautés. Forcé de faire la part du feu, il l’avait faite large. Partout où les bandits trouvèrent de l’or et de l’argent, ou des objets de valeur, ils s’en emparèrent sans vergogne. Mieux valait, à leur sens, sauver tout cela de l’incendie qui allait s’allumer ; en attendant, ils emplissaient leurs poches, raflaient le contenu des coffrets à bijoux et faisaient main basse sur tout ce qui était transportable et à leur convenance.

Le marquis avait voulu assister à ce sac hardi ; lui et ses quatre gardes du corps se tenaient au centre de la ville, immobiles et muets. Nul n’eût pu les accuser de prendre part aux événements. Comme à Sydney, ils semblaient là de simples spectateurs. Rio-Santo ne voulait pas salir ses mains à de viles besognes ; l’ouvrage des bandits n’était pas le sien.

Une heure durant, l’opération s’accomplit avec la précision d’une manœuvre. Chaque maison fut fouillée, pillée. Au bout de ce temps, après avoir abandonné leur domicile de gré ou de force, tous les habitants de Brisbane étaient massés sur le lieu choisi d’avance. C’est à peine s’il y avait une dizaine de cadavres dans les rues. Les bandits préposés à la garde des prisonniers étaient relevés de quart d’heure en quart d’heure, afin que chacun pût prendre part au pillage. Une armée disciplinée n’eût pas fait mieux, et pour cela il fallait la terreur inspirée par Brady, le bushranger, à ceux qui l’approchaient ou qui même, le connaissaient à peine la veille, savait-on par ouï dire ce dont il était capable. Il fallait surtout la sévérité des ordres donnés préalablement par Rio-Santo.

Soudain, comme à Sydney, des étincelles jaillirent, des gerbes de flammes s’élancèrent vers le ciel, embrasant l’horizon, se reflétant jusque dans la mer. Les habitants consternés poussèrent un long cri d’épouvante en voyant brûler leurs demeures ; des femmes s’évanouirent, les vieillards et les enfants se mirent à hurler : tous étaient persuadés qu’ils allaient mourir.

Le spectacle était terrifiant de ces hommes armés, portant partout l’incendie et la ruine, colosses aux figures grimaçantes se détachant sur un fond rouge de maisons incendiées, et des pauvres êtres sans défense regardant d’un œil affolé et vitreux ce qui était leur propriété et leur bien réduit en cendres, perdu pour eux à tout jamais. Qu’était-ce que cela encore auprès de ce qui les attendait ! Ils se croyaient parqués là en attendant la mort, un massacre épouvantable dont pas un seul ne sortirait vivant. Leur angoisse était inénarrable. Quelques-uns essayèrent de fuir ; il y eut une poussée grâce à laquelle cinq ou six personnes purent s’échapper ; mais le cercle des bandits se resserra et devint plus épais ; devant la ligne des fusils levés sur eux, les malheureux se résignèrent et gémirent.

Parmi ceux qui avaient pu franchir le mur de fer, se trouvait une jeune fille d’une éblouissante beauté, née d’un Anglais et d’une femme australienne. À la régularité de traits de la race anglo-saxonne, elle joignait cette sorte de bravoure faite du mépris de la mort, particulière aux grandes races déchues et maintenant asservies, mais gardant quand même leur fierté sauvage. Elle vint s’abattre folle de douleur aux pieds de Rio-Santo, qu’elle prenait pour un étranger.

– On va égorger mes sœurs, des innocents, des vieillards ! lui cria-t-elle. Ne pouvez-vous donc rien pour les sauver ?

Le marquis la contempla un instant. Sous le peignoir léger qui dessinait la ligne pure de son corps, on devinait des formes d’une beauté incomparable ; et les grands yeux bleus imploraient profonds, pleins de charité et de foi.

Il la prit par la main, avec respect, comme un père donnant la main à sa fille et lui dit :

– Venez.

Il la conduisit alors vers la vaste enceinte où, sous la garde des bandits, étaient assemblés ceux des habitants de Brisbane qui n’avaient pu fuir dès le premier moment. À les voir tous deux s’avancer, calmes, beaux, le front haut et le regard assuré, on eût dit une des ces figures allégoriques où dieux et déesses s’en vont de pair, apportant aux mortels paix et la force.

Là, Rio-Santo parla :

– Cette jeune fille m’est inconnue, dit-il ; elle est venue me demander aide et protection non pour elle, mais pour ses sœurs et pour tous ceux qui sont ici. Sa démarche était inutile, car aucune vie n’est menacée ; il ne sera fait de mal à personne. Vous pourrez aller ailleurs édifier un foyer, reconstruire une demeure. Je vous plains d’avoir établi votre foyer dans l’aire du vautour dont les serres déchirent le cœur de l’Irlande. L’aigle, aujourd’hui s’attaque au carnassier répugnant qui vit du cadavre de ses victimes. Malheur aux petits-fils du vautour, ma mission est de les déchirer unguibus et rostro ! Partout où je passerai désormais, il y aura des pleurs. Puissé-je faire toujours comme ici : ne pas séparer les maris de leurs femmes, les filles de leurs mères, et ne pas jalonner ma route de trop de victimes ! Puissé-je surtout rencontrer des âmes fières et bonnes comme celle-ci, messagères de pitié, gardiennes du courage. Si le père de cette jeune fille est là, qu’il s’avance.

Un homme sortit de la foule, droit et ferme, pas encore un vieillard. De ses lèvres tombèrent des paroles sévères :

– Son père n’est plus, dit-il, elle a perdu sa mère. Elle est ma nièce et je suis son seul parent. Si vous rêvez de la garder comme trophée de votre conquête, détrompez-vous : elle ne vous appartiendra jamais.

Il tira un poignard caché sous ses vêtements et s’élança pour frapper la jeune fille. Broyé par une main de fer, le bras retomba et le poignard se ficha en terre.

– N’augmentez pas encore les rigueurs de mon devoir, monsieur, dit Rio-Santo ; il est des heures où il me pèse plus que vous ne pensez. Veuillez me dire qui vous êtes…

Cet homme avait nom William Innes, nobleman du comté de Rochester, et était présentement le premier magistrat de Brisbane.

– Qui êtes-vous vous-même, répliqua-t-il avec hauteur, qui êtes-vous pour vous arroger le droit d’apporter ici la dévastation et la ruine ? Quel est ce chemin qu’il vous faut suivre, sinon celui du crime ?

Le marquis le regarda sans colère, plutôt avec bienveillance :

– L’oncle et la nièce sont dignes l’un de l’autre, à ce qu’il me semble, murmura-t-il. Dites-moi, monsieur, avez-vous jamais entendu parler du marquis de Rio-Santo ?

– Je fus un de ceux qui le jugèrent aux assises du Middlesex.

Un éclair passa dans les yeux du marquis, mais il reprit d’un ton très calme :

– C’est à merveille. Vous souvenez-vous du libellé de la sentence ?

– Je m’en souviens ; le voici : « Fergus O’Breane, sujet anglais, se disant don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, coupable d’assassinat sur la personne de M. James Mac-Nab, esquire, avocat près les cours de justice de Glasgow, coupable de complicité dans une tentative de pillage de la Banque de Londres, sera exécuté par la corde, devant Newgate. »

Puis il ajouta :

– On n’oublie pas ces choses-là. Si vous y étiez, dites si c’est exact.

– J’y étais, répliqua Rio-Santo rêveur ; et je vous le garantis, monsieur, la sentence prononcée de jour-là fut une iniquité ! Dieu voit plus loin et plus juste : s’il a permis au criminel supposé de se soustraire à l’injuste sentence, c’est peut-être afin de vous donner le temps de revenir sur votre crime légal. Je suis M. de Rio-Santo, et à mon tour je vais vous juger !

Sir William Innes fit un pas en arrière et son interlocuteur le regarda dans les yeux :

– Ce jour-là, reprit-il, vous m’avez accusé sans preuves ; vous venez de formuler une autre accusation insultante pour votre nièce et pour moi, et voici ma sentence : Embrassez votre nièce, monsieur, aimez-la autant et plus que si elle était votre fille, et dites-lui que Fergus O’Breane ne se venge jamais ni d’une femme, ni d’un juge, mais d’un peuple. Mon chemin n’est pas celui du crime, il est celui qui mène à la destruction du despotisme anglais. Vous avez cru bien faire jadis en condamnant un homme : cet homme est sûr de bien faire en condamnant une nation. Quand des innocents se trouvent en travers de sa route, il les écarte ou les sauve. Encore une fois, monsieur, voici votre nièce.

Il était noble, grand et beau ; ses yeux resplendissaient de cette flamme divine qu’on y voyait toujours aux heures des grandes actions et les malheureux, qui tout à l’heure croyaient venu pour eux le moment de mourir, étaient suspendus à ses lèvres, d’où tombaient pour eux des paroles de miséricorde, pour d’autres des paroles de haine sous lesquelles ils entrevoyaient quand même une justice plus haute.

Le premier magistrat de Brisbane s’inclina. La jeune fille qui était sa nièce s’agenouilla et baisa la main de Rio-Santo. D’autres, parmi les plus belles, vinrent toucher aussi ses doigts de leurs lèvres.

Même au milieu des ruines qu’il amoncelait, le marquis de Rio-Santo faisait fleurir l’amour.

Share on Twitter Share on Facebook