IX UN CRABE

Si belle que soit l’œuvre d’amour, la haine rôde à l’entour.

Après avoir vu son ennemi prendre tant de soin de l’honneur du nom porté par lady Humphray, Stephen Mac-Nab avait longuement réfléchi. Il savait du reste que toute femme jeune et jolie passant à portée de ce don Juan tombait infailliblement dans ses lacs. Rien, à son sens, n’était capable d’empêcher cette fatalité de s’accomplir ; le saint amour d’un frère, la tendre et loyale passion d’un fiancé étaient autant d’antidotes impuissants contre le philtre empoisonné inconsciemment versé par ce séducteur. Lui-même n’avait pas pu en guérir sa cousine ; l’honorable Frank Perceval devait à ce venimeux fluide la perte de sa sœur Harriett et il s’en était fallu de peu que miss Mary Trevor y succombât de même.

Entre Rio-Santo et lady Nelly existait déjà un lien puissant ; l’intérêt porté subitement par le premier à la seconde avait motivé un sentiment profond de reconnaissance de la part de celle-ci : c’était un marchepied pour l’amour.

Si courageuse contre les révoltés de Sydney, la jeune femme devait mettre moins d’ardeur à se défendre contre les entreprises du marquis. Stephen n’avait point à protéger sa vertu, il n’y songeait même pas, mais il voulait pouvoir accuser Rio-Santo d’une préméditation perfide, ayant consisté à sauver la femme du gouverneur pour en faire sa maîtresse.

S’il avait donné sa parole de rester muet quant aux événements de la veille, il ne l’avait point engagée pour le reste. Cette nuit, il pensait bien pouvoir se procurer de nouvelles armes contre Rio-Santo et en posséder du même coup contre Nelly Humphray. Pour cela, il lui suffisait de risquer quelque peu sa vie et celle-ci, à son avis, ne valait plus guère la peine d’être ménagée.

Dans ses allées et venues de la journée, il avait pu se rendre compte de l’endroit habité par l’Anglaise. Très probablement la disposition était identique à celle de la pièce où il était lui-même, avec la même meurtrière à ras du sol. Par là, il pourrait entendre si la jeune femme était seule ; au cas où il y aurait quelqu’un avec elle, ce serait Rio-Santo, et la conversation serait intéressante. Une fois sa religion fixée à ce sujet, il tenterait de fuir, de gagner Port-Jackson où quelque point de la côte où il pourrait s’embarquer pour Londres.

Tel était son plan et c’est pourquoi, malgré sa fatigue et la gêne causée par sa blessure, il ne s’était point endormi.

Rampant sur les mains et sur les genoux, il était sorti de sa case. Glissant dans l’herbe courte, retenant son haleine et l’oreille tendue, il avançait lentement en s’orientant de son mieux. Rien ne remuait dans la forêt, sinon quelques chauves-souris dont le vol frôlant apportait un peu de fraîcheur à sa tête. La nuit était plus sombre que de coutume et favorisait son projet : il allait arriver au but.

Ainsi que dans maints endroits les murs ont des oreilles, le bush avait des yeux ouverts. La lune jaillit tout à coup des nuages, inonda de lumière le sommet des arbres et le sol. Alors, tout près de lui, Stephen put apercevoir trois hommes qui le guettaient, sans qu’il en eût eu le moindre soupçon.

Bien qu’en lambeaux, sa tunique écarlate ne laissait pas douter de sa qualité. Les officiers de Sa Majesté britannique ne se hasardaient pas alors isolément dans les bois d’Eagle-River où ils pouvaient compter être traités en ennemis, et parmi les rares audacieux qui en avaient fait l’expérience, peu avaient pu raconter leurs aventures au retour. La présence de celui-ci dans le bush était pour le moins singulière : il compliquait son cas en marchant sur les mains, exercice très admis parmi les convicts, mais pour leur propre compte seulement.

Stephen, se voyant découvert, allait se relever d’un bond et tenir tête aux trois hommes ou s’expliquer avec eux, selon le cas, mais il n’en eut pas le temps, car un coup de talon dans les côtes l’étendit complètement sur l’herbe : c’est ainsi qu’on parle, dans le bush, aux officiers de Sa Majesté.

Il faut croire qu’on y emploie encore un autre langage, car une fois Stephen mis hors d’état de chercher un biais, une voix grommela :

– Du diable ! coquins damnés, mes chers enfants, quel est ce crabe ? La mer est loin, par Belzébuth !… Avez-vous déjà vu celui-ci dans notre marmite ? Satan et sa mère !

L’homme qui parlait ainsi avait au moins six pieds de long sur six pouces de diamètre. Il était vêtu d’un frac bleu à boutons noirs, d’une culotte de chamois, bouclant sur des bas de filoselle ; si depuis longtemps ses chaussures n’avaient vu le cirage, elles n’en brillaient pas moins, mais par leur largeur surprenante : c’étaient là des pieds anglais qui pouvaient tout aussi bien venir d’Irlande. Les compagnons de cet homme lui donnaient le titre de capitaine et personne n’est surpris de retrouver un lui l’excellent Paddy O’Chrane, amateur forcené de grog sans sucre, mais avec une idée de citron.

L’un de ses compagnons n’avait aucune prétention de rivaliser de pâleur avec la lune. C’était un nègre du plus beau noir, chauve au surplus et les pommettes saillantes. Certaines peuplades sauvages compriment entre des planchettes la tête de leurs nouveau-nés, afin de lui donner une forme en rapport avec la mode de leur pays : chacun entend la beauté à sa manière. Toutefois, les récits des voyageurs ne nous ont point informé si les naturels de l’Australie avaient coutume de s’asseoir sur le nez de leur progéniture. À coup sûr, on s’était assis sur celui du nègre Absalon, – l’ami de Paddy O’Chrane, – assis même si fortement qu’il en était resté écrasé pour la vie. Si Absalon ne s’en était jamais plaint, nous n’avons aucune raison pour nous montrer plus difficile que lui.

Le troisième personnage à qui était échu l’honneur d’accompagner Paddy O’Chrane et Absalon, dans cette ronde nocturne, était quelconque. Il n’avait toutefois en rien l’allure d’un clergyman et tout faisait supposer que le pistolet passé à sa ceinture était sa Bible préférée.

Tous les trois, par hasard, venaient de se rencontrer avec Stephen Mac-Nab, non pour son plaisir à lui, mais pour le leur. Ils se divertissaient, en effet, à le voir retourné sur le dos comme un crabe, suivant la pittoresque expression du capitaine. Ces crustacés arrivent parfois à se tirer de cette position et à se remettre sur leurs pattes, ce qui n’était pas permis au major anglais : entre la tentative et la réussite se trouvait toujours l’énorme soulier de Paddy O’Chrane dont la mauvaise humeur avait pour objet son éloignement prolongé de la taverne des Armes de la Couronne, située dans Walter-Street, au quartier de la Tour, où était restée mistress Dorothy Barnett, l’élue de son cœur.

Cela ne l’empêchait pourtant pas de causer beaucoup et de dire des choses plutôt désagréables. Les actes et les discours manquaient donc totalement de charme.

– Reptile, mon bon ami, grommelait l’excellent capitaine, un officier qui se respecte ne se promène pas ainsi sur les genoux, ventre d’enfer !… Graine du diable ! mon camarade, on vous prendrait volontiers pour un kanguroo ; relevez-vous, scélérat, ou restez assis, ou sur le dos, comme vous voudrez. L’important est de nous dire où vous comptiez aller de ce pas rampant, et de parler sérieusement ; que le diable vous emporte !

Ce verbiage narquois, mélange d’expressions familières et d’invectives, n’était guère du goût de Stephen.

– Le diable vous emporte vous-même, gronda-t-il ; on ne peut donc faire un pas dans cette satanée forêt sans avoir aussitôt dix espions à ses trousses ?

– Vous vous trompez, mon gentilhomme, limaçon d’enfer ! répondit O’Chrane : nous ne sommes ici que trois compagnons marchant vent debout et le nez haut. En vous promenant ainsi le visage à ras du sol, vous me faites l’effet d’être l’espion vous-même. Nous vous gênons peut-être ? Tant pis pour vous. De par l’enfer ! si vous cherchiez le chemin de Sydney, il est devant vous, mais vous ne trouveriez plus Sydney. Restez ici, brave gentleman, fripouille royale ! Contez-nous un peu comment vous êtes encore là, quand tous vos pareils ont du plomb au ventre… Dites, mon garçon, espoir de l’Angleterre, plaie de l’Australie !… Damnation ! vous ne seriez pas allé loin, mais je veux savoir où vous alliez.

– Je n’ai de comptes à rendre à personne, répliqua Stephen d’un ton bourru.

– Tout beau, monsieur le fanfaron, ricana le capitaine ; on a dû cependant vous en demander quelques-uns, si vous êtes seulement ici depuis ce matin. Tunique de Lucifer, homme rouge, mon ami, parlez franc. Vous avez déjà causé avec quelqu’un et ce serait inutile de le nier : on le voit assez sur votre visage.

– Oui, j’ai causé la nuit dernière avec les bandits de votre sorte qui ont brûlé Sydney ; vous deviez en être, vous autres ?

– Que Dieu me punisse ! Je suis capitaine, monsieur, et fussiez-vous lord et pair d’Angleterre, attorney ou coquin, par Belzébuth et ses cornes ! je vous prie de ne pas nous appeler bandits. Ne parlez pas trop haut, vil crabe que vous êtes, si vous ne voulez tâter de la marmite.

Mac-Nab valait un homme ; mais Paddy O’Chrane en valait deux, quelquefois plus. Il allongea le bras pour cueillir Stephen à terre et le piqua debout devant lui, comme une borne.

– Sur mon âme, vous êtes un peu défiguré, gentleman, lui dit-il avec sérieux, mais c’est là votre affaire. Il ne fait pas bon courir la nuit par les sentiers d’Eagle-River, même en s’aidant de ses mains pour aller plus vite et plus prudemment. Tonnerre du ciel ! il faut rebrousser chemin. Chaudière du diable ! mon camarade, on avait dû pourtant vous offrir l’hospitalité pas bien loin d’ici ? Où donc avez-vous été élevé pour vous en aller ainsi sans dire au moins merci ? Satan me brûle ! vous allez être des nôtres, gentleman ; nous sommes chez nous, ou à peu près, et nous allons vous donner asile pour cette nuit, peut-être pour plusieurs. Ce n’est pas nous d’ailleurs qui déciderons de ceci, vous non plus, jus de mes os !

Stephen, – et beaucoup eussent raisonné comme lui, – prenait ces hommes pour des agents de Rio-Santo apostés pour le surveiller. Il ne se trompait qu’à moitié ; on sait que Paddy O’Chrane et ses compagnons étaient à la dévotion du marquis, mais leur présence dans le bush à cette heure n’avait rien à voir avec celle du docteur. Ils arrivaient en droite ligne de l’île Shark où leurs petites affaires les avaient tenus depuis l’avant-veille. Le médecin des habits rouges semblait pour eux d’excellent prise et ils ne s’étaient point fait faute de le cueillir en passant. Lui, d’ailleurs, n’essayait pas de se défendre ; à quoi bon ? il était pris au piège et n’importe lequel de ces gaillards était capable, non seulement de lui tenir tête, mais de l’abattre d’un seul coup.

Avec une prévenance ironique, ils lui offrirent de l’escorter et quelques enjambées le ramenèrent à l’endroit d’où il était parti : il avait mis plus longtemps à l’aller qu’au retour et il en était moins avancé. On le fit entrer dans une cabane qui n’était pas la sienne, mais lui ressemblait de tous points. Cela lui était indifférent, puisque son plan était à vau-l’eau : Rio-Santo et lady Humphray avaient toute licence de s’aimer et de se le dire sans qu’il en fût au moins le témoin auriculaire, et lui-même était plus prisonnier que jamais. Probablement même, en apprenant sa tentative d’évasion ou d’espionnage, serait-il enchanté d’avoir à la lui faire expier ; après lui avoir offert et promis la liberté pour le lendemain, il pourrait fort bien changer d’idée et le garder quelque temps ou toujours. Ceci n’était point pour effrayer Stephen, au contraire ; l’occasion pourrait peut-être bien se présenter d’un tête-à-tête où il lui serait loisible de frapper Rio-Santo et de satisfaire sa vengeance. Pour l’instant, il lui fallait se tenir coi ; il s’assit donc dans un coin et ne bougea plus, dédaignant même de relever les brocards lancés contre lui par Paddy O’Chrane, toujours en veine de discours mordants.

Cela ne dura pas longtemps d’ailleurs. Le capitaine semblait là comme chez lui, en effet ; pour le prouver, il s’étendit de tout son long sur le lit de feuilles sèches et ne tarda pas à ronfler, faisant chorus avec l’un de ses acolytes qui l’avait imité. S’en débarrasser eût été chose assez facile s’ils avaient été seuls ; malheureusement pour Stephen, il y avait là un troisième surveillant, le nègre Absalon, et ce n’était guère possible de savoir si celui-là dormait ou veillait. Il s’était couché en travers de la porte et ne faisait pas un mouvement ; cependant, à la pâle clarté de la veilleuse, on voyait à de rares intervalles se relever la paupière sur un œil blanc aussitôt voilé. À part cet œil et la ligne claire des dents découvertes dans un rictus, entre les grosses lèvres lippues, on eût dit un énorme bloc de charbon. Sur ce bloc, il n’eût pas fait bon mettre le pied, et encore moins la main.

Près de deux heures se passèrent ainsi, dans une tranquillité parfaite. Le prisonnier, invité au sommeil par le ronflement des dormeurs, avait cependant assez de volonté pour n’y pas succomber. La tête dans ses mains, il réfléchissait aux événements passés et essayait de deviner ceux que l’aube apporterait avec elle. Ses pensées n’étaient pas gaies, cela va sans dire, mais il était loin de perdre espoir et courage. Puisque le marquis avait la sottise de ne pas l’écraser pendant qu’il le tenait en son pouvoir, il en profiterait ; et pourtant, ce qui l’inquiétait le plus, c’était cette générosité de son adversaire, persistant à l’épargner malgré tout. En cette heure de méditation revenait toujours ce mystère de l’assassinat que lui, Stephen, prétendait avoir vu, et que Rio-Santo prenait la peine de nier.

Il en était là de ses amères réflexions quand une ombre se glissa et, passant par-dessus le géant noir immobile, vint toucher Paddy O’Chrane à l’épaule :

– Venez, capitaine, dit Snail, qui ne faisait qu’un avec l’ombre.

Il y a temps pour tout, pour dormir, pour conférer et pour agir. Paddy se leva et s’ébroua comme un terre-neuve qui sort de l’eau :

– Pardieu, s’écria-t-il, le voilà, gibier de Botany-Bay, mon fils ! Je suis heureux de te voir, dangereuse teigne, enfant béni, et je te suis sur l’heure.

Snail jeta un regard étonné vers Stephen, comme pour demander ce qu’il faisait là :

– Ne t’inquiète pas, monceau d’ordures, honorable compère, dit le capitaine. Nous l’avons ramassé vers minuit, au clair de lune. Dieu me damne ! il était en train d’écouter pousser l’herbe. Allons écouter souffler le vent, nous autres, veux-tu bien ?

Tous deux sortirent et se rendirent chez le cavalier Angelo Bembo.

– Eh bien ! capitaine, dit celui-ci ; tout serai prêt ici dans une demi-heure ; l’est-on là-bas ?

– Les ordres sont donnés gentleman. Dès que la marchandise sera arrimée sur le sabot royal, on y réintègrera l’équipage et vogue la galère. Par Belzébuth, les corvettes feront escorte un bout de chemin. Pendant que nous les tenions, les fidèles coquins de Sa Majesté ont été sages comme des petits pasteurs, mais, Satan et ses cornes, s’ils bronchaient en route, nous avons du canon à bord.

– Je défends qu’on s’en serve, prononça une voix grave et nette.

Paddy O’Chrane salua ; Snail se fit tout petit et se colla contre le mur.

Rio-Santo fit son entrée dans la chambre d’Angelo ; il avait le front rayonnant. Il venait d’ajouter une nouvelle page à son livre d’amour ; or, celle qui l’avait aidé à l’écrire devait prendre passage sur ce bâtiment que Paddy O’Chrane parlait de couler. On comprend pourquoi le marquis n’était pas du même avis.

En quelques mots, il donna ses ordres et il allait rentrer chez lui quand Paddy songea à lui parler de cet officier surpris aux aguets deux heures auparavant.

– Dieu me damne ! Votre Honneur, conclut le capitaine après son explication ; ou il cherchait à frapper quelqu’un, ou bien il essayait de fuir, tonnerre et sang !

– Qu’en faudra-t-il faire ? demanda Bembo.

Rio-Santo sourit, hocha la tête et répondit :

– Il veut risquer sa vie quand même, moi je ne veux pas de sa vie. Qu’il parte tout à l’heure avec les autres.

Encore une fois il abaissait Stephen Mac-Nab de toute la hauteur de sa propre mansuétude.

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