X LIBERTÉ

Quelques instants plus tard, cette partie du bush, naguère silencieuse comme un tombeau, présentait une animation singulière.

Une caravane venait de se former, composée presque de la même façon que celle sortie de Sydney la veille. Seuls, ceux qui la conduisaient avaient changé. On n’y voyait plus, en effet, ni Rio-Santo, ni le cavalier Bembo, ni Grahame ; ils étaient remplacés par le capitaine Paddy O’Chrane, le nègre Absalon, Tom Turnbull, Snail et quelques autres. Le tout encadrait un convoi d’hommes et de femmes où figuraient lord Humphray et Stephen Mac-Nab, lady Nelly et ses amies.

Ce n’était point un convoi de prisonniers, car ces gens prenaient le chemin de la liberté. L’escorte dont ils étaient entourés n’avait qu’un but, les y conduire sans danger et sûrement.

Rio-Santo avait dit à lady Humphray : « Notre amour n’aura pas de lendemain ! »

Il avait duré deux heures et celle-ci s’en allait, emportant dans son cœur l’inoubliable souvenir dont tant de femmes, à Londres, vivaient depuis des années. Avant de partir, elle avait voulu embrasser Clary Mac-Farlane et celle-ci, sans rien dire, avait lu dans ses yeux le bonheur dont son cœur était plein. Maintenant la jeune femme regardait en arrière, avec regret, avec amour ; elle s’en allait vers l’Angleterre, sa patrie, mais son cœur tout entier restait en ce coin de forêt solitaire où l’aube venue des Montagnes Bleues commençait à piquer ses pâles clartés, moins pâles que Nelly elle-même. Aucune nuit n’y entendrait plus le cri de sa chair et dans quelques instants elle allait s’éloigner, mettre des lieues de mer, des vagues, l’espace infini entre elle et lui : il le voulait ainsi ; elle ne murmurait pas, elle ne pouvait se plaindre, mais elle était triste à en mourir. Elle fixa des yeux une étoile, la dernière qui brillait encore au firmament, et se promit de la reconnaître là-bas, d’élever chaque jour vers elle ses mains jointes, d’en faire la dépositaire de son secret, la messagère de son amour.

Les autres ladies, n’ayant point entrevu leur sauveur de la veille, ce généreux et noble inconnu à qui elles devaient d’être encore vivantes, le cherchaient vainement du regard, au moins pour lui rendre grâces peut-être pour emporter son image dans leur âme si jamais elles ne devaient le revoir.

Mais Rio-Santo ne parut point et la caravane s’ébranla, dans le décor des arbres aux troncs noueux baignant dans les lueurs matinales. Stephen Mac-Nab montra le poing à ces lieux qu’il quittait, d’où il n’avait pu arracher Clary à laquelle, bien à contrecœur, il croyait avoir dit un éternel adieu, où lui-même avait été vaincu par la générosité de son propre ennemi. Lord Humphray, l’indigne gouverneur de Sydney, ne savait pas au juste où on le conduisait ; pourtant sa face de lâche s’épanouissait dans l’espoir d’une liberté prochaine. Sa femme pleurait silencieusement.

On marcha plus d’une heure, doucement, lentement, à cause des femmes ; ceux qui les accompagnaient avaient pour elles des attentions délicates et un très grand respect. Paddy O’Chrane lui-même était muet et ne tracassait plus Mac-Nab de ses discours.

Sur la côte, à Rose-Bay, deux grandes chaloupes attendaient. Le capitaine monta dans l’une avec les ladies, Absalon dans la seconde avec lord Randolph et Stephen. Turnbull, Snail et les autres reprirent le chemin de la forêt.

Les embarcations glissèrent dans le golfe d’où l’on apercevait les ruines encore fumantes de Sydney. Bien des regards se tournèrent alors vers ce point de la côte où le jalon planté par la puissance britannique venait de s’abattre brusquement de si étrange façon, à l’insu du cabinet de Saint-James.

Révolte de convicts ! allait-on s’écrier à Londres. Peut-être ? Les bien inspirés chercheraient plus loin, essaieraient de découvrir les causes. Lord Humphray ne les dévoilerait pas plus que les effets ; lady Humphray resterait muette ; ses compagnes devaient faire comme elle et se contenter de pleurer leurs morts sans chercher à comprendre les mystères de la politique auxquels elles étaient trop peu initiées. Mac-Nab seul emportait le brûlant secret et il avait promis de se taire.

C’est vrai. Mais s’il ne devait rien dire des circonstances qui avaient accompagné la perte de cette florissante colonie ; s’il était de son devoir d’officier de glorifier ses compagnons d’armes, dont les cadavres jonchaient les rues ; si lui-même pouvait prouver que, malgré sa qualité de non-combattant, il avait payé bravement de sa personne et risqué sa vie, il lui restait autre chose à dire sans manquer à sa parole.

Londres et l’Angleterre allaient frémir quand Mac-Nab, seul survivant de la garnison de Sydney, serait en mesure de répondre aux ministres qui l’interrogeraient :

Le marquis de Rio-Santo est là-bas et prétend y être le maître. Je l’ai vu, je l’ai combattu et j’apporte son cartel à la Grande-Bretagne. Relevez-le, Excellences, je suis des vôtres.

Au bruit cadencé des avirons, les deux barques naviguaient de conserve, sans grand souci de se garder d’une attaque possible. La même force dévastatrice qui avait passé sur Sydney semblait avoir rendu toute la baie déserte. On y distinguait à peine quelques rares pirogues montées par des naturels curieux de savoir ce qui s’était passé dans la ville et poussés plus encore par l’espoir de recueillir quelques épaves.

Après avoir côtoyé toute la bande de terre qui va de Rose-Bay à Inner-South Head, les voyageurs commencèrent à se demander avec anxiété si l’on allait prendre la haute mer avec des embarcations aussi fragiles. Le premier à se poser cette question fut Stephen. Dans la disposition d’esprit où il se trouvait vis-à-vis de Rio-Santo, sa méfiance lui faisait craindre d’avoir été joué avec ses compagnons. Partant de ce principe, il lui était facile de supposer qu’on allait les conduire tous dans l’une de ces îles désertes du sud de la Nouvelle-Zélande, à Macquarie ou à Auckland, par exemple, et les y abandonner à leur sort.

Il ne put se tenir de communiquer ses impressions à lord Humphray et celui-ci se remit à trembler. Après la perspective de rentrer à Londres sans avoir à y avouer son déshonneur, la chose ne pouvait être de son goût. La main sur la barre du gouvernail, Absalon les écoutait discourir sur ce sujet et ne pouvait réprimer un sourire narquois dans lequel apparaissaient ses trente-deux dents éclatantes, pointues comme celles d’un loup.

Si les regards des passagers, brusquement arrachés ainsi à la terre australienne, se fussent portés vers la côte, ils eussent rencontré le paysage hardi et pittoresque, les sommets des Montagnes Bleues couverts d’éternelle verdure, un amphithéâtre coupé de pâturages et de rochers à nu, grisâtres, luisants, presque lugubres, au-dessus desquels se dressaient des arbres gigantesques, vétérans de la forêt, dont la tête avait été frappée de la foudre et se dressait mutilée et décharnée vers le ciel. Au contraire, ils erraient vers l’immensité du Pacifique, dont les vagues étincelaient sous les rayons du soleil matinal. Pas une voile ne s’y montrait ; la nappe liquide était morne, uniformément plate et glauque.

Les chaloupes allaient toujours de l’avant.

Soudain, au détour d’Outer North Head, un spectacle imprévu se présenta. Dans une crique entourée de rochers à pic, cinq bâtiments roulaient sur leurs ancres et leur disposition de mouillage était au moins étrange.

Quatre corvettes armées en guerre formaient les quatre angles d’un carré ; elles étaient de couleur sombre et battaient pavillon rouge ; elles n’avaient pas d’écusson, pas de nom et leurs flancs tournés vers le centre présentaient chacun une respectable rangée de gueules de bronze, semblant tenir sous la menace constante d’une bordée envoyée de près et à mitraille, un cinquième navire beaucoup plus grand.

Ce dernier, frégate de haut bord, dont la coque était peinte en blanc, ne portait aucun pavillon à sa corne et semblait une grosse mouche prise dans une toile d’araignée. Ses voiles étaient larguées, mais sur cargues ; à distance on ne pouvait distinguer le léopard anglais peint à son avant et sans connaître la cause de la présence de ce navire en cet endroit, on était certain qu’il n’était pas le maître des corvettes. C’était un prisonnier, enfermé dans un cercle de fer.

Vingt-quatre heures auparavant, on avait parlé de ce navire à Sydney ; lord Humphray avait compté sur lui pour fuir que déjà le bâtiment ne pouvait plus fuir lui-même. Il faut ici préciser le rôle de Paddy O’Chrane et du nègre Absalon.

Rio-Santo – on le sait – avait sa flotte à lui et nul n’avait jamais pu la saisir. Tantôt la coque de ses corvettes était noire comme la nuit, tantôt on la voyait rouge sombre, bleu ciel, ou d’un blanc resplendissant. Les pavillons changeaient de même pour franchir les détroits, séjourner dans un port : aux heures de combat, les quatre corvettes hissaient le pavillon rouge. Le capitaine O’Chrane en commandait une, Absalon une autre ; les deux qui restaient étaient confiées à des têtes aussi solides et les équipages étaient à l’épreuve.

Quand fut décidé le sac de Sydney, tous savaient ce qu’ils avaient à faire. Un bâtiment royal se prélassait dans les eaux de la baie : non seulement il ne devait pas en sortir, mais il fallait le capturer d’abord, l’utiliser ensuite s’il en était besoin.

Le commandant de la frégate se croyait bien seul et en sûreté à Port-Jackson. Aussi, dès qu’il vit les premières lueurs de l’incendie s’élever au-dessus de la ville, il fit préparer ses caronades et envoya son midshipman à terre. Celui-ci n’avait pas fait un demi-mille qu’une barque abordait la sienne et qu’il était garrotté avec ses rameurs. Puis les quatre corvettes apparurent, alertes et légères, cernant le bâtiment anglais. En quelques minutes elles furent bord à bord. Le commandant n’eut pas même le temps de se mettre sur la défensive. On l’abordait de quatre côtés à la fois ; des hommes taillés en hercules envahissaient son pont, ligotaient ses officiers, roulaient comme un torrent en balayant tout sur leur passage.

À peine la durée d’un éclair et la frégate de Sa Majesté n’avait plus un défenseur dont les mains fussent libres. Une demi-heure après, tous ceux qui la montaient étaient transbordés sur les corvettes et les récalcitrants mis aux fers. Pas un coup de canon, pas même un coup de fusil n’avaient été tirés ; le nombre des blessés était insignifiant. Mais Sydney n’avait plus de secours à attendre du côté de la mer.

La nuit suivante, Paddy O’Chrane et Absalon avaient quitté leur bord pour se diriger vers Eagle-River et y prendre les ordres de Rio-Santo. Ils n’en revenaient pas seuls, comme on a pu le voir, et Mac-Nab, pour regagner l’Angleterre, n’avait plus besoin d’essayer de fuir.

Les chaloupes abordèrent à l’échelle d’une des corvettes et bientôt les passagers furent réunis sur le pont. Paddy O’Chrane s’y montrait d’un aplomb superbe car la flottille entière lui obéissait d’habitude, parce qu’il représentait le chef suprême, inconnu de la plupart des matelots.

Les craintes de Stephen et de l’ex-gouverneur au sujet de leur sort ne s’étaient point dissipées. Leur inquiétude se doublait au contraire de l’absence de Rio-Santo. Le colosse insolent devenu désormais le maître de leur destinée était loin de leur inspirer confiance et leurs regards se tournaient involontairement vers le bâtiment anglais, sur le pont et sur la dunette duquel aucun être vivant ne se montrait : cette coquille de noix leur représentait la patrie, mais la patrie enchaînée et vaincue. Lady Humphray, accoudée au bastingage, avait les yeux fixés sur les collines où s’étageait la forêt d’Eagle-River et sa pensée s’envolait malgré elle vers ces arbres verts moutonnant à l’horizon. Les matelots rôdaient autour des ladies. C’étaient tous d’anciens convicts, hommes de proie et de luxure dont les yeux luisaient, vite éteints devant l’attitude ferme de Paddy O’Chrane, trait d’union entre eux et la volonté du maître.

Le capitaine s’assit sur une glène de filin lové non loin de l’habitacle. Deux minutes après, le commandant anglais et ses officiers furent amenés devant lui. Depuis longtemps ils n’avaient plus de liens aux mains et, dans leur morgue, ils le toisèrent avec une certaine hauteur. Comme il s’en aperçut, il ordonna de leur rendre leurs armes. Puis il commença un éloquent discours :

– Du diable ! cria-t-il de cette voix claironnante qui lui appartenait en propre, on devrait vous garder prisonnier deux ans, dix ans peut-être ; mais, de par Dieu, votre présence nous ferait faire un sang noir !… Si l’on vous rend la liberté, ce n’est pas mon affaire, passons. Mais, ou que nous soyons tous damnés ! à part la façon un peu vive dont nous avons fait connaissance, vous n’avez pas eu, je crois, à vous plaindre de nous.

– Vous avez violé le droit au moyen de la force, répondit sentencieusement le marin de Sa Majesté, et je réserve…

– Cornes et tripes ! rugit Paddy O’Chrane en se dressant d’un bond, ne réservez rien, de par l’enfer ! car l’Angleterre n’a jamais respecté les droits de personne et vous non plus, je pense, en bon Anglais que vous êtes. Maudit rascal ! mon très respecté gentleman, ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour l’instant et, s’il ne tenait qu’à moi, vous deviendriez le premier gibier de Botany-Bay.

Les marins de tous pays, habitués à passer de longues heures de jour et de nuit entre le ciel et l’eau, sont généralement silencieux ; ceux de la Grande-Bretagne ne deviennent loquaces qu’une fois à demi ivres. L’officier auquel s’adressait O’Chrane était un homme de quarante et quelques années, particulièrement connu pour son mutisme et son flegme. Quand il parlait, c’était pour donner des ordres, ou alors le cas était grave. De plus, sous son impassibilité apparente et n’aimant pas à être contredit, il cachait un caractère d’une rare violence : depuis longtemps court le proverbe recommandant de ne jamais se fier à l’eau qui dort.

Les paroles de l’Irlandais et le ton dont elles étaient prononcées eurent le pouvoir de l’exaspérer sur-le-champ. Il fronça les sourcils et fit un pas en avant :

– Qui que vous soyez, dit-il d’un ton sec et tranchant, vos insultes grossières viennent de trop bas pour pouvoir m’atteindre ; nous ne pouvons traiter que de vainqueur à prisonnier et non d’égal à égal. Je suis un officier de la marine royale et vous êtes un forban, veuillez bien ne pas l’oublier. Vous aviez contre moi le nombre et la force ; vous en avez abusé. Mais vous me devez le respect et je vous interdis de me parler encore sur le ton indigne que vous venez de prendre avec moi.

Paddy éclata d’un rire dans lequel il y avait aussi beaucoup de colère :

– Satan m’emporte ! s’écria-t-il ; je parle comme il me plaît, surtout aux officiers de la marine royale. Souvent même, j’aime à causer avec eux les armes à la main et, si nous n’avions mieux à faire, je vous en donnerais la preuve. Qui que vous soyez vous-même, je vais vous intimer des ordres et je vous enjoins de les exécuter à la lettre, si vous ne voulez pas que ce soir la marine de Sa Majesté compte un commandant de moins.

Les deux adversaires se dévisageaient, les poings serrés, car l’Anglais avait bondi sous la menace. On crut qu’ils allaient en venir aux mains et un cercle se forma autour d’eux, car l’Angleterre a toujours eu un goût très prononcé pour les pugilats. Ils étaient à peu près d’égale force et, c’eût été un fun au moins aussi remarquable que celui de Mich et de Tom Turnbull à la taverne de The Pipe and Pot. Du moins ils y eussent mis un peu plus de formes et l’assistance eût été mieux choisie : le résultat eût peut-être été le même.

Lady Humphray fit un mouvement pour s’interposer. Il lui répugnait de voir se battre, pour une raison aussi futile, ces hommes chargés des deux parties d’une même mission, puisqu’il incombait à l’un de la renvoyer à Londres avec ses compagnons et à l’autre de les y conduire. Stephen eut sans doute la même pensée, car il prévint la jeune femme et toucha l’épaule du commandant :

– Laissez, je vous en prie, lui dit-il. Moi-même j’ai toléré ce langage évidemment irrespectueux ; on ne peut exiger mieux de cet homme dont l’éducation a été formellement négligée et ce serait lui faire grand honneur d’y prendre garde. Écoutez plutôt ce qu’il a à vous dire de la part de celui auquel il obéit : la chose en vaut la peine.

– Cordieu ! s’écria le capitaine, celui-ci au moins parle raisonnablement.

Et il ajouta avec malice :

– Paddy O’Chrane lui a fait l’honneur de causer avec lui la nuit dernière et cela a laissé des traces dans son esprit. Que Dieu me foudroie s’il n’a raison : écoutez ce que j’ai à vous dire, gentleman, cela vous intéresse autant que beaucoup d’autres.

Il alla se rasseoir sur son paquet de cordages et s’appuya le dos à l’habitacle. Puis, après avoir allumé un excellent cigare, il se croisa les jambes et commença :

– Tonnerre de Satan ! si vous m’aviez laissé parler, vous sauriez déjà tout ce que je vais vous dire. C’est votre faute et non la mienne ; mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Si je vous ai fait rendre vos armes, ce n’était pas pour vous en servir contre nous, peut-être, ni pour vous donner une allure plus martiale. À mon avis, tout homme armé doit être un homme libre. Sang et boue ! me comprenez-vous, compère ?

– J’essaie sans y parvenir, répondit en souriant l’officier.

– Je parle clairement pourtant, et en bon Anglais, qui n’est pas tout à fait ma langue. Par Belzébuth ! Je disais donc : À dater de cet instant, vous cessez d’être prisonnier, monsieur, vous, vos officiers et vos hommes. Cela vous étonne ? moi aussi, mais j’obéis sans discuter et ce n’est pas moi qui en ai décidé, vous pouvez le croire, car alors le choses se seraient peut-être passées autrement.

– Qui est-ce ?

– Mort de mes os ! voilà une bouffonne question à laquelle on ne m’a pas chargé de répondre, et dans ces occasions-là, je suis muet comme un cachalot. Je vous préviens donc que vous êtes libres, mais ce n’est pas sans conditions. Il faut y mettre du vôtre ou que le ciel m’écrase !

– Parlez…

– Par les cornes de tous les diables ! je ne fais pas autre chose, il me semble. Il s’agit donc avant tout de reprendre le commandement de votre frégate et, ceci fait, de cingler immédiatement vers le cap Horn, de doubler la Terre de Feu, un endroit où l’on doit bien griller, de par l’enfer ! et de gagner l’Angleterre. Commencez-vous à croire, brave compère, à la possibilité de traiter entre nous d’égal à égal ?

Paddy O’Chrane était narquois. Son interlocuteur ne lui répondant pas, il reprit :

– Vous ne voyez aucune difficulté à retourner là-bas, n’est-ce pas ? Moi non plus. Par la barbe de bouc de Satan ! il y en a une cependant. Vous allez me donner votre parole de regagner Londres sans faire escale nulle part, excepté au Cap, où il vous sera interdit de débarquer aucun passager.

– J’ai des vivres suffisants, répondit le commandant. Mais je ne puis prévoir le cas d’une avarie ou d’une tempête m’obligeant à relâcher ailleurs.

– Bien, ricana Paddy ; vous ne voulez pas engager votre parole tout entière… Alors nous vous accompagnerons, mort-Dieu ! Escortés par nos quatre corvettes, la traversée vous semblera plus agréable.

– Comme il vous plaira, repartit l’officier. Je suivrai ma route sans m’occuper de vous.

– Il faudra vous occuper surtout de ces ladies et leur assurer le respect et le bien-être. Cornes de Lucifer ! Vous répondez de leur vie.

L’officier s’inclina courtoisement devant les dames et reprit :

– Après ?

– Vous débarquerez sur la terre anglaise, et nulle part ailleurs, ces deux gentlemen que Londres sera heureux de revoir. Il y fait moins chaud qu’à Sydney et ce doit être l’avis de milord le gouverneur. Satan me brûle ! c’est là tout ce que j’avais à vous dire de la part de Son Honneur. Personnellement, je n’ai rien à y ajouter. Cependant, si jamais nous sommes vos prisonniers, et c’est peu probable, il est douteux que nous autres, bien que forbans, soyons aussi bien traités par vous. On ne connaît guère la générosité sur les bords de la Tamise, messieurs ; c’est pourquoi nous battons les mers sous pavillon rouge. Que le démon couche avec moi ! Les griffes du léopard ne sont pas encore assez aiguës pour nous arracher le cœur et Paddy O’Chrane, au contraire, a grande envie de mettre sur le gril un morceau de foie de ce féroce animal. Par le diable ! monsieur, je suis capitaine et je suis Irlandais ! Daignez vous en souvenir si nous nous rencontrons encore sur les mers, et cela est possible. En attendant, on va vous reconduire à votre bord ; le vent est bon, nous appareillerons dans une heure. Au revoir, gentlemen, et que Dieu vous damne ou vous sauve, peu m’importe !

Fatigué d’avoir tant et si bien parlé, le capitaine se fit apporter un flacon de ruine bleue et en but une large rasade. Puis il assista, indifférent en apparence, à la libération des matelots anglais stupéfaits de sortir de la cale et de se voir enlever leurs fers.

Quelques instants après, tout l’équipage, comme après un simple sommeil d’un peu plus de vingt-quatre heures, reprenait la manœuvre interrompue, l’officier de service son quart et le commandant son porte-voix. Pour des forbans, ceux-là étaient gens d’assez bonne compagnie, qui les relâchaient ainsi sans rien exiger d’eux et les renvoyaient tout uniment chez eux.

Les passagères étaient du même avis et, bien installées à bord, commençaient déjà à oublier les péripéties émouvantes de l’avant-veille pour songer à la joie de revoir leur pays. Stephen Mac-Nab, lord et lady Humphray, sachant le pourquoi de tout cela, avaient peut-être d’autres idées en tête, mais n’en laissaient rien voir.

Par un soleil resplendissant et un vent frais, les cinq bâtiments levèrent l’ancre et cinglèrent vers le détroit de Bass. L’Australie était encore en vue que déjà se préparait le second acte de la tragédie meurtrière, ayant pour but de transformer ce joyau de l’Angleterre en contrée désolée et sanglante.

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