XVI LA MESSAGÈRE

The great agitator ! C’était bien là, en effet, le titre qui convenait au marquis de Rio-Santo, à ce Fergus O’Breane, ex-lion de Londres, émule de don Juan, conspirateur, condamné à mort, terreur de l’Angleterre et, finalement, le maître de l’Irlande.

Dans ce dernier avatar, il apparaissait encore plus noble, plus vaillant et plus beau. Pour lui, la verte Érin, l’émeraude de l’Atlantique, se rougissait d’un sang dont chaque goutte fécondait la fleur de liberté prête à s’épanouir.

D’un bout à l’autre de son territoire, la grande île était profondément remuée. Des flots humains y roulaient sans relâche, avec des grondements de tempête ; les échos enregistraient des bruits d’armes, des nuées de guerriers et des galops de chevaux. Dans les cimetières, au pied des tours rondes, les tombes s’écroulaient comme si ceux qu’elles recouvraient depuis vingt siècles se fussent, eux aussi, levés brusquement pour combattre. On eût dit que les bruns Firbolgs, les blonds Danaans, les Celtes, les Danois, les Saxons, les Normands avaient secoué tout à coup la poussière de leurs sépulcres pour se retrouver debout, le glaive au poing. À toute heure du jour et de la nuit, de Cork à Londonderry, de Galway à Dublin, semblables aux hordes barbares, redoutables et pressés comme les clans de jadis, défilaient au long des chemins les rebelles dont chaque matin grossissait le nombre.

Un monastère se trouvait-il sur leur route, – et ils ne manquent pas en Irlande, – aussitôt les cloches étaient mises en branle et le tocsin sonnait. On savait ce que cela voulait dire : les paysans embrassaient leurs enfants et leurs femmes, quittaient leurs chaumières, les trous qui leur servaient d’habitation, s’armaient à la hâte de ce qui leur tombait sous la main et accouraient à la voix des cloches. Là, ils trouvaient leurs moines, non plus prosternés pour la prière, traînant sur les marches de l’autel leur barbe blanche, mais la tête haute, le pistolet au poing, qui leur criaient :

– Suivons, mes frères… L’heure a sonné !… Pour Dieu, pour l’Irlande et pour la liberté !

Le nom de Rio-Santo était sur toutes les lèvres ; les mères l’apprenaient aux enfants accrochés à leurs jupes, le murmuraient à l’oreille des nourrissons suspendus à leur sein tari ; les jeunes filles, couchées sur leurs lits de feuilles, le répétaient dans leurs rêves, et les vieilles femmes l’ânonnaient dans leurs prières.

Fergus O’Breane était bien près du but. Les faibles troupes anglaises qu’il n’avait point encore détruites avaient quitté leurs garnisons, s’étaient maladroitement concentrées à Longford, ayant à dos la ligne des lacs formés par le Shannon. Il y avait là cinq mille hommes, attendant avec angoisse des renforts qui ne venaient pas.

Et chaque jour l’étau se resserrait, menaçant de plus en plus de les broyer. L’armée d’Angelo Bembo occupait tout le West-Meath ; celle de Randal Grahame descendait de l’Ulster vers le Leinster, poussait des pointes dans le Connaught. Leur jonction devait s’opérer sur l’emplacement même occupé par les cinq mille hommes de l’armée britannique qui, ne pouvant rentrer sous terre, seraient infailliblement écrasés là.

Non seulement là, mais partout flottait l’étendard rouge et noir. À l’exemple de Maggy O’Quennedy, les femmes transformaient leurs loques en drapeaux. On voyait ceux-ci claquer au vent au faîte des chapelles et sur le toit des châteaux dont les maîtres avaient pris la fuite. La vague humaine qui écumait sur le sol d’Érin allait emporter le dernier barrage.

Clary Mac-Farlane s’inquiétait de ne pas voir revenir le bien-aimé :

– Je n’ai pas peur pour sa vie, disait-elle à Maggy, devenue sa confidente. Mais chaque heure passée loin de lui me pèse comme un siècle et je voudrais le revoir.

– Voulez-vous que nous allions à sa rencontre ? dit Maggy… Nous ne sommes que deux femmes ? qu’importe ! je connais tous les chemins et, pour peu que nous ayons de bons chevaux, nous aurons vite fait de le rejoindre.

– C’est impossible, murmura Clary. Il en serait fâché, peut-être. D’ailleurs ceux qui le remplacent ici ne nous laisseraient pas partir. Mon étendard doit rester au milieu des nôtres et moi seule ait le droit de le porter. Mais je donnerais dix ans de ma vie, Maggy, pour savoir ce qu’il fait et pourquoi il ne revient pas.

– N’est-ce que cela, ma sœur ? dit l’Irlandaise. Je n’ai pas les mêmes raisons que vous de rester ici, moi ! Vous aurez de ses nouvelles, je vous le promets.

En se tenant par la main, elles s’endormirent ; mais à l’aube, quand Clary se réveilla, elle ne trouva plus sa compagne auprès d’elle.

Elle aperçut le père Mick à quelques pas. Il aiguisait son épée sur un rocher et, de temps en temps, s’arrêtait pour contempler amoureusement sa lame.

La jeune fille s’approcha de lui :

– Père, demanda-t-elle, ne pourriez-vous me dire où est Maggy O’Quennedy ?

Le vieillard sourit dans sa barbe blanche et, montrant de son grand bras la direction de Cavan, il répondit :

– Elle est loin déjà.

– Quoi !… s’écria Clary. Elle est partie ! Quand ?… Avec qui ?

– Toute seule, donc, à cheval comme un homme… Les filles de chez nous, ma belle demoiselle, peuvent accomplir de semblables exploits et savent se défendre elles-mêmes si le besoin s’en fait sentir…

– Elle est folle !…

– Elle est brave !

– Mais qui lui a permis de partir ?

– Moi, après avoir consulté le cavalier Angelo Bembo. Elle emporte une lettre de lui pour le Maître. Dieu veuille qu’elle arrive au terme de son voyage !

En effet, dès la pointe du jour, Maggy était allée trouver le père Mickaël et lui avait confié son projet :

– Ma sœur Clary, lui avait-elle dit, souffre dans son cœur d’être éloignée du Maître. Elle désire savoir ce qu’il fait, je tiens à la satisfaire. Quand elle se réveillera, dites-lui que je suis partie et que je reviendrai bientôt.

Le moine avait protesté tout d’abord. Il s’était heurté bien vite à l’entêtement de la jeune fille :

– Rien ne m’empêchera, avait dit celle-ci, de faire ce qu’il faut pour apaiser les craintes de mon amie.

– Et si vous ne revenez pas ?

– Je reviendrai. Donnez-moi seulement votre bénédiction et laissez-moi aller.

Après quelques pourparlers dans lesquels il avait été nécessaire de faire intervenir le cavalier Bembo, l’Irlandaise avait obtenu gain de cause.

– Il vous faut des armes, avait dit Angelo. Voici mon pistolet et des balles.

– J’ai mon poignard…

– Les deux ne seront pas de trop… Voici, de plus, une lettre qui ne devra, à aucun prix, tomber au pouvoir de l’ennemi.

– Personne ne la lira que celui à qui elle est destinée.

– Allez, mon enfant, dit le cavalier en lui baisant la main. Votre entreprise est téméraire, mais j’ai confiance en vous.

Maggy détacha un cheval qu’elle ne prit point la peine de seller : il lui suffisait d’avoir un mors pour le conduire. Elle l’enfourcha à la façon d’un homme et de ses deux pieds nus talonna sa monture qui s’élança vers l’inconnu.

Dans la course rapide, sa longue chevelure dénouée flottait comme une crinière ; sa riche et belle poitrine à demi nue saillait, pointait en avant sous l’étroit corsage ; ses jambes nerveuses enlaçaient les flancs du cheval tandis que sa voix le stimulait. Elle était splendide comme une amazone antique et de toute sa personne se dégageait une inénarrable expression d’audace réfléchie et d’indomptable courage.

À la traversée des villages, on la voyait passer avec une sorte de terreur superstitieuse. Mais ceux qui, dans son galop furieux, avaient le temps d’apercevoir la branche de houx piquée à son corsage la saluaient bien bas et accompagnaient de leurs vœux et d’une courte prière cette fille du peuple dont la jupe claquait au vent, remontée jusqu’aux genoux.

Maggy ne modéra l’allure de sa bête que pour gravir les rampes abruptes de la montagne. L’air lui fouettait le visage, caressait son front moite, et la belle enfant ne sentait ni crainte, ni fatigue. Elle avait hâte d’être au sommet, pour reprendre sa course plus rapide, descendre vers Cavan et gagner de là Monaghan et Armagh.

Comme elle arrivait presque à la crête, à un endroit où le chemin contourne un rocher, elle se heurta à un poste de riflemen établis là pour surveiller la vallée de Cavan, et renforcés d’une demi-douzaine de dragons-guards qui avaient mis pied à terre et fumaient.

À la vue des habits rouges, l’Irlandaise arrêta brusquement son cheval, cherchant à se dissimuler derrière le rocher. Il était trop tard ! Plusieurs l’avaient aperçue ; vingt canons de fusils furent aussitôt braqués sur elle et les cavaliers sautèrent en selle.

Que faire ?… Rebrousser chemin ne présentait qu’une chance de salut très hypothétique. À droite s’élevait un énorme contrefort de calcaire, dressé presque à pic ; à gauche, une sorte de talus en pente raide tombait brusquement dans la vallée, rendait périlleuse la fuite de ce côté. Maggy O’Quennedy fut perplexe durant deux longues minutes, puis son parti fut pris : elle continua de marcher en avant.

Elle était femme, après tout ; les soldats n’auraient peut-être point l’audace de la fouiller. Pour plus de sûreté, elle ne s’était point contentée de cacher sa lettre dans son corsage, mais l’avait glissée sur sa chair, à l’endroit de la taille où le papier se trouvait serré par le cordon de sa jupe. Elle avait son pistolet dans sa poche et son poignard seul était visible, parce qu’elle l’avait passé dans sa ceinture.

Ses lèvres étaient bien quelque peu frémissantes, tandis qu’elle s’avançait ainsi au-devant du danger inévitable. Mais par un violent effort de volonté, elle s’efforça d’imposer le calme à son visage et se trouva aussitôt face à face avec les habits rouges qui barraient la route et l’attendaient avec un sourire narquois.

Elle s’arrêta devant eux, indifférente en apparence, tandis qu’elle cherchait des yeux s’il ne lui serait pas possible d’enlever son cheval et de franchir l’obstacle.

Un jeune capitaine l’arrêta, lui demandant sur un ton assez brutal :

– Où allez-vous, la fille ?

– À Monaghan.

– Quoi faire ?

– Est-ce qu’on ne peut plus voyager, dit-elle avec audace, sans rendre compte de ses actes à ceux qu’on rencontre sur sa route ?

L’officier la considéra avec colère et répliqua :

– Non, ma belle ; pas dans cet accoutrement tout au moins et sur un cheval de sang ! Les filles d’Irlande, dont la bourse plate ne peut payer les vêtements, ont-elles donc le moyen de chevaucher des bêtes de prix ? D’ailleurs vous avez un poignard qui prouve de mauvaises intentions, la police des chemins étant assez bien faite sur les terres de Sa Majesté la Reine. De plus, que peut bien signifier cette branche de houx qui se balance à votre corsage ?

Maggy n’avait pas songé à ce signe qui la trahissait. Toutefois, elle ne fit pas un mouvement pour l’enlever et se contenta de sourire avec dédain.

– Eh ! eh ! ricana le dragon ; il faut aussi des amazones à ce bandit de Rio-Santo… et il les choisit jolies… Tu es sa maîtresse, au moins, la fille ?

– Je le voudrais, répondit-elle sans rougir.

– Effrontée !… Si tu l’es jamais, ce dont je doute à présent, tu pourras l’inviter à remplacer tes haillons par une robe un peu moins fripée… On voit ton corps à travers celle-là !

– Votre Honneur n’a rien autre chose à me dire ? demanda-t-elle.

– Si, par Dieu !… Tu vas descendre de cheval afin qu’on te fouille… Le spectacle n’en sera pas désagréable pour nous. Ensuite, comme tu parais assez agréablement tournée, peut-être quelqu’un ici te consolera-t-il de ne pas être la maîtresse de Rio-Santo ?

Maggy se mordit les lèvres jusqu’au sang pour s’empêcher de pâlir. Si on la fouillait, elle était perdue, et le papier qu’elle portait sur elle tomberait au pouvoir de l’ennemi. Pour elle-même, elle ne craignait rien : aucun de ces hommes ne l’aurait vivante.

– Prenez garde, dit-elle, je saurai me défendre !

– Bah !… dit l’officier avec ironie… La vipère a du venin, à ce qu’il me semble… Nous allons bien voir… Tout d’abord, nous allons essayer de causer. Suivant que les réponses seront bonnes ou mauvaises, on décidera du moyen qu’il faudra employer… Pied à terre, s’il vous plaît, belle enfant !

Elle comprit l’inutilité de résister pour l’instant et obéit sans trop de mauvaise grâce. Les dragons descendirent de cheval à leur tour et, se passant au bras la bride de leurs montures, formèrent un cercle autour de la jeune fille.

– Alors, tu connais Rio-Santo ? reprit le capitaine.

– Je l’ai vu de très près quand il a pris Dublin…

– Tu vas le retrouver ?…

– Comment le pourrais-je ? j’ignore où il est.

– Pourquoi es-tu armée d’un poignard ?

– Parce que les routes d’Irlande, malgré votre croyance, ne sont pas sûres, et qu’une jeune fille est exposée à y faire de fâcheuses rencontres… Ne m’en fournissez-vous pas vous-mêmes la preuve ?

– Crois-tu donc que les rebelles te respecteraient davantage ?

– Oui, parce qu’ils sont mes frères…

Elle répondait avec un calme qui en imposait presque aux soldats. Ils avaient cependant trop de morgue pour en convenir et la splendeur de son corps, dessiné sous les haillons, ne pouvait qu’éveiller chez eux des désirs dont leur cynisme n’avait point à se cacher. Ils tournaient à l’entour ; leurs regards traînaient sur l’ouverture du corsage, la naissance de la gorge, la rondeur des hanches et les mollets nus.

Elle n’en avait cure, parce qu’elle les méprisait ! Est-ce que sa pudeur comptait en ce moment où il s’agissait de sauver la lettre de Bembo ? S’en était-elle préoccupée déjà, quand, dans les rues de Dublin, elle s’était dévêtue pour faire de ses guenilles un étendard de révolte ?… Il est certaines circonstances où la femme qui livre aux yeux du public tout ou partie de sa beauté cesse par là même d’être impudique et peut devenir sublime. Avec un dédain suprême, elle bravait par son honnêteté même la concupiscence de cette soldatesque.

L’officier s’était assis auprès d’elle sur un coin de rocher. Il continua à la questionner :

– Tu sers certainement d’émissaire entre les deux partis de brigands dont l’un est vers Dublin, l’autre dans le nord. Je parierais une année de ma solde que tu portes un message à Rio-Santo ?

– Je vous ai dit déjà, répliqua Maggy, que j’ignore où se trouve celui dont vous parlez.

– Tu railles, la belle ! s’écria le capitaine. Est-ce que le dernier des hommes de sa bande n’aurait pas pu te le dire ?… L’agitateur était hier à Armagh ; il y est sans doute encore ; mais tu n’iras pas t’en assurer.

– Parce que ?… demanda-t-elle d’un ton légèrement frémissant.

– Parce que nous te garderons ici avec ou sans ton consentement. Quand on a mis la main sur une blanche colombe, on ne la laisse pas s’envoler. On la garde et on en use.

– Je vous défie bien de le faire ! gronda l’Irlandaise, en se reculant avec dégoût ; car, pour accompagner ce qu’il croyait être une galanterie, l’officier avait essayé de prendre la taille de la jeune fille.

Ce mouvement de répulsion instinctive déchaîna la colère du soudard :

– C’est bien du temps perdu, s’écria-t-il, que de discourir avec cette femelle… Soit, tu ne veux pas parler : on te fouillera ; si tu as sur toi quelque dépêche, où que tu l’aies mise, on la trouvera.

Maggy demeura impassible.

– Si tu n’es chargée que d’une communication verbale, reprit l’Anglais, on te fera cracher ton secret. On te pendra par les pieds à quelque branche et la pointe de nos épées chatouillera ton épiderme…

– On m’avait toujours dit, répliqua-t-elle, que les Anglais étaient des bourreaux… Vos menaces ne m’effraient pas : je n’ai pas peur de mourir…

– Oh ! sois tranquille, tu ne mourras pas tout de suite. Ce que je viens de te dire ne t’émeut pas : cherchons autre chose… Je vais autoriser mes hommes à prendre du plaisir avec toi… ils sont trente !… Parmi eux se trouvera bien un amoureux assez expert pour te soutirer des aveux !…

Cette menace était plus grave que la précédente. Maggy admettait bien d’être torturée par le fer, le feu, la faim… Mais sa chair frémissait toute à la pensée que ces trente satyres lui lieraient les poignets derrière le dos, la mettraient toute nue sur le sol et… Une sourde révolte gronda en elle et son regard irrité alla frapper comme un soufflet le visage de l’officier dans le cerveau duquel avait pu germer cet infâme projet.

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