XVII LA PHRYNĖ VIERGE

Les Anglais ne sont guère accoutumés à pareille résistance de la part des pauvres petites Irlandaises sur lesquelles ils jettent leur dévolu.

Par le fait, il était étrange de voir la prisonnière si hardie, si sûre d’elle, bravant ses adversaires et les obligeant à se demander jusqu’où elle était capable de leur tenir tête.

C’était beaucoup déjà qu’elle leur eût imposé assez pour qu’ils se fussent résignés à parlementer ainsi depuis un grand quart d’heure sans user de violence avec elle. L’Anglais est patient et flegmatique, dit-on… Pas quand ses sens sont éveillés… Du moment où rien ne l’oblige à garder des ménagements vis-à-vis de la femme qu’il convoite, il devient grossier, brutal, et c’est en vain qu’on chercherait à trouver en lui le moindre sentiment chevaleresque. L’égoïsme est sa loi, aucun scrupule ne l’arrête.

Le capitaine commençait à trouver un peu longs ces préliminaires à une tragédie dont il se réservait le prologue. La résistance contribuait encore à aviver son désir. Toutefois, par sa fierté et son audace, la jeune fille l’impressionnait au point que, devant ses hommes, il voulait au moins conserver une apparence de droit.

– Je jurerais, dit-il, que vous cachez une lettre sous votre corsage. Mon devoir est de m’en assurer.

Il fit un pas en avant et essaya de plonger sa main sous le vêtement. Ses yeux luisaient…

D’un bond, Maggy se déroba :

– Je vous défends de me toucher ! s’écria-t-elle. Au fait, à quoi bon ? Comme je vous sais assez vil pour employer la force contre une femme, je veux vous épargner cette lâcheté en me prêtant de bon gré à ce que vous sauriez obtenir quand même par la violence.

– À la bonne heure ! ricana l’officier ; nous allons, je crois, commencer à nous entendre.

– Ce que vous voulez, poursuivit-elle en l’interrompant, c’est moins chercher le message que je puis porter, car ce devoir ne vous préoccupe guère, que découvrir mon sein !… Eh bien ! soit… je suis votre captive… Profitez-en, vous ne serez pas toujours le maître ! Mais tenez-vous à distance, vous et les vôtres, car le premier qui s’approcherait de trop près apprendrait comment une Irlandaise sait se défendre.

Maggy O’Quennedy venait de prendre une résolution suprême. Si son visage était pâle de rage, il n’en errait pas moins au coin de ses lèvres un pâlissement sarcastique qui reflétait sans doute quelque pensée intérieure, un projet subit dont elle espérait le salut.

Elle était plus que belle, avec ses cheveux dénoués qui lui faisaient un manteau de jais. Ses yeux lançaient des éclairs, ses narines frémissaient et sa bouche découvrait des dents de jeune louve. Debout au milieu du cercle des habits rouges, elle se dressait, superbe, devant tous ces lâches dont les regards étaient attachés sur elle et la souillaient d’avance.

Soudain, ils la virent arracher son corsage qu’elle jeta loin d’elle. De ses doigts crispés elle déchira sa chemise et son buste splendide apparut sans voiles, tandis que des rangs de ses ennemis montait un cri d’admiration.

La Phryné irlandaise ne songeait point à rougir. Au contraire, elle cambrait sa taille, faisait saillir sa poitrine ferme et, la main sur la garde de son poignard, s’offrait en spectacle à ces hommes enivrés de la voir si splendide.

En se dépouillant ainsi, elle pensait avoir convaincu ses adversaires qu’elle ne dissimulait sur elle aucune lettre. Pour cela, elle avait poussé l’audace à sa dernière limite, oubliant qu’aucun sacrifice ne compte devant l’égoïsme anglais.

– La lettre n’est pas là, c’est un fait acquis, dit le capitaine. Mais elle peut être ailleurs et je ne veux pas être en reste de concession avec la belle fille qui a bien voulu faire la première.

Quelle pensée machiavélique venait de naître en son cerveau ? Maggy se le demanda avec angoisse.

– Je pourrais exiger que la prisonnière se dévête entièrement devant nous tous, reprit l’officier sarcastique… Mais non… Je serai bon prince ! Je lui ordonne de me suivre à l’écart et de se déshabiller devant moi, pour moi seul.

Un sourd murmure accueillit ces paroles. Qu’un lion vienne enlever à des tigres la proie qu’ils tiennent entre leurs griffes, et les tigres rugiront. À la vérité, le capitaine n’était pas un lion, puisque ses hommes n’étaient que des chacals. Ceux-ci n’en voyaient pas moins la proie prête à leur échapper, sacrifice d’autant plus pénible qu’ils la croyaient déjà leur.

– Qui donc oserait protester ici ? s’écria l’officier en frappant du pied avec colère. Ne l’oubliez pas, mes mignons, je brûlerai la cervelle au premier qui élèvera la voix, et je ferai fustiger les autres.

Troublé jusqu’au fond de son être par la beauté de Maggy, il perdait toute mesure. Ce n’était plus l’officier de l’armée royale, mais le mâle jaloux, prêt à disputer à quiconque l’objet de sa fantaisie.

Les dragons échangèrent entre eux un regard où il y avait du dépit et en même temps de la soumission mêlée de rage. Il ne leur était pas permis d’arracher cette femme à leur chef, mais tous espéraient qu’elle allait se révolter.

À leur grande surprise, elle ne protesta pas et se mit à sourire. Il y avait bien dans ses yeux une indéfinissable expression pouvant être attribuée aussi bien à la résignation qu’à la haine ; pourtant, quand le capitaine fit un pas vers elle, elle n’eut aucun geste de défense, ne fit pas un mouvement.

Celui-ci semblait fou de joie. Il s’approcha de la femme irlandaise et l’enveloppa d’un regard de satyre ; elle lui sourit. Il lui prit la taille pour l’entraîner : elle continua de sourire. Les cavaliers qui assistaient à cette scène étaient blêmes de rage impuissante.

En se serrant contre Maggy qu’il emmenait, l’officier sentit quelque chose dans la poche de sa jupe :

– Qu’est-ce cela ? demanda-t-il, subitement inquiet.

Elle marchait à ses côtés, de façon à traverser le cercle des hommes et des chevaux en passant auprès de la monture de l’officier. Était-ce hasard ou calcul ? On le verra plus loin. Quoi qu’il en soit, la question de l’officier ne parut point la troubler :

– Ce n’est rien, répondit-elle : un bijou qu’un cavalier m’a donné ce matin. Je ne me souviens pas d’avoir jamais reçu d’autre cadeau de ma vie.

La jalousie mordit l’Anglais au cœur :

– Ce quelqu’un aurait-il obtenu vos faveurs ? rugit-il.

– Qu’entendez-vous par là ? fit innocemment la jeune fille. Je ne vous comprends pas.

Ils s’étaient arrêtés une minute durant ce colloque, et si tous deux n’eussent été ennemis, bien que si près l’un de l’autre en ce moment, force eût été d’avouer qu’ils formaient un délicieux groupe.

La question de la petite transporta de joie le capitaine.

Il osa coller ses lèvres sur l’épaule de Maggy, malgré la présence de ses soldats qui crispaient leurs poings.

Il la sentit tressaillir. Il crut que c’était de bonheur. Elle se raidit en un geste de résistance et ses yeux se chargèrent d’éclairs.

Et tandis que sa bouche à lui s’égarait ainsi, elle enfouit sa main dans la poche de sa jupe. À peine l’avait-elle retirée qu’une détonation retentit.

Le capitaine desserra ses bras et tomba la face contre terre.

Quand les dragons surpris voulurent s’élancer au secours de leur officier, il était déjà trop tard, même pour châtier la prisonnière, car elle avait déjà eu le temps de sauter sur le cheval du capitaine et, lui plantant son poignard dans la croupe, elle s’enfuyait vers Cavan en un galop furieux, non sans avoir jeté de toutes ses forces à la face de ses ennemis le cri de guerre des Irlandais-Unis : Revenge and liberty !

Tout autour d’elle, des balles sifflèrent. De loin les riflemen déchargeaient leurs armes sur elle, mais aucune ne l’atteignit, ni elle, ni son cheval. Le premier mouvement des dragons-guards avait été de se précipiter vers leur capitaine, qui, la tête fracassée, ne respirait plus.

Ils éprouvèrent presque un soulagement de penser qu’il s’était attiré lui-même son malheur, en voulant, par égoïsme, garder cette femme pour lui seul. Mais une colère terrible les prit en pensant qu’elle leur échappait à eux-mêmes.

– Il nous la faut, s’écria l’un d’eux ; elle sera au premier qui la prendra !

Tous sautèrent en selle, et la poursuite la plus désordonnée commença sur la pente de la montagne. Comme un ouragan, cette poignée d’hommes dévalait, les sourcils hors de l’orbite, l’écume aux lèvres. La route serpentait pour descendre dans la plaine ; à chaque tournant, on voyait un cheval emporté, les naseaux fumants, fou comme son cavalier, se heurter contre un rocher ou rouler en bas d’un ravin. L’un et l’autre étaient réduits en bouillie, n’exhalaient pas même une plainte avant de mourir, et la meute diminuait à chaque mille parcouru.

Au loin, Maggy O’Quennedy, couchée sur sa selle, le buste toujours nu puisqu’elle n’avait pas eu le loisir de reprendre son vêtement arraché, semblait une de ces Walkyries scandinaves, d’autant plus dans son cadre que les Scandinaves sont les ancêtres des Irlandais.

Ses longs cheveux flottaient au vent et sa course et le soleil y mettait des paillettes d’or ; chaque goutte de sueur, sur sa peau diaprée, scintillait comme la rosée du matin sur les herbes, et ses seins frémissants aux sursauts du cheval semblaient, sous leur chaude moiteur, les deux ambons brillants d’une cuirasse vivante.

La jeune fille ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était poursuivie, en entendant le galop des chevaux derrière elle. L’indécision première des dragons lui avait donné de l’avance. Mais ceux-ci cherchaient à regagner leur retard, car nous savons qu’ils n’avaient pas seulement pour les stimuler leur qualité d’ennemis. C’était à la femme qu’ils en voulaient, à la proie de leur luxure : il suffisait qu’un seul d’entre eux pût la rejoindre pour qu’elle fût perdue sans retour.

Elle avait, il est vrai, la ressource suprême de se tuer. Par malheur, elle ne s’en reconnaissait pas le droit, puisqu’elle était chargée d’une mission et devait l’accomplir coûte que coûte ! Si elle se laissait atteindre, la lettre de Bembo ne parviendrait pas à Rio-Santo et Clary Mac-Farlane resterait sans nouvelles de Fergus, avec le remords d’avoir causé la perte de son amie. Il fallait donc lutter de vitesse, entraîner les survivants jusqu’aux avant-postes de l’armée rebelle, là où les Anglais seraient forcés de s’arrêter pour ne pas être pris à leur tour.

En se retournant de temps en temps, l’Irlandaise comptait les habits rouges. Elle avait à chaque fois la satisfaction d’en trouver un ou deux de moins, mais il en restait encore cinq, et ceux-ci paraissaient résolus à aller jusqu’au bout. Enfin, l’un d’eux disparut. Hélas ! devant elle, maintenant, c’était la plaine, une plus grande facilité pour elle et pour eux de galoper en ligne droite.

Jusqu’où devrait-elle aller ainsi ? Elle ne comptait pas trouver Rio-Santo à Cavan et, s’il était à Armagh, son cheval aurait-il la force de la porter jusque-là ? Elle le stimulait sans cesse avec son poignard et ce lui était une souffrance horrible de martyriser ainsi la pauvre bête. En même temps qu’elle fouillait dans sa chair, elle le plaignait et le baisait sous la crinière.

Si elle avait choisi le cheval du capitaine, c’était parce qu’elle le croyait meilleur et plus solide. S’était-elle donc trompée ? Une fois dans la plaine, les dragons-guards gagnèrent du terrain : elle les vit bientôt à cinq cents pas derrière elle et les entendit pousser des hurrahs frénétiques.

Elle comprenait fort bien, et sans pour cela avoir besoin de réfléchir beaucoup, qu’elle serait personnellement l’enjeu de cette poursuite beaucoup plus que la missive qu’elle avait mission de remettre au chef de la révolte. À n’en pas douter, le moment venu, ses persécuteurs fouleraient aux pieds leur dernier atome de raison pour se la disputer entre eux.

Ce n’étaient plus des compagnons d’armes, mais des hommes affolés, agissant chacun pour son compte et chacun voulant être le vainqueur.

Ils se disputaient déjà la largeur de la route. Sans que l’un voulût céder à l’autre la longueur d’une encolure, ils galopaient botte à botte, s’excitant mutuellement et se lançant des regards farouches.

Maggy pensa qu’ils pouvaient bien l’atteindre tous ensemble et frémit à cette éventualité. Et comme chaque idée, dans sa tête, donnait naissance à une décision immédiate, elle résolut de diviser ses ennemis, quand bien même elle devrait en courir plus de risques.

Quittant donc la route, elle lança son cheval à travers la lande. Les Anglais poussèrent un cri qui pouvait être aussi bien une exclamation de colère que la joie de la voir aux abois. N’étant plus maintenus dans les limites étroites de la route, l’initiative particulière prit le dessus et chacun s’efforça de distancer les autres.

Le résultat prévu par l’Irlandaise était inévitable. Si la jalousie donnait aux dragons plus d’élan, elle mettait aussi plus de folie dans leur cerveau. Maintenant ils voyaient rouge et l’un d’eux, ayant pu gagner les autres de deux longueurs de cheval, roula brusquement à terre, sa monture ayant eu la clavicule brisée par la balle d’un pistolet anglais.

À partir de cette minute, les trois derniers poursuivants se haïrent davantage et s’épièrent. Ils n’osaient plus se dépasser et se réservaient de s’entretuer au dernier moment.

Maggy espérait toujours qu’il en tomberait encore un, peut-être deux. Elle avait trouvé un pistolet chargé dans les fontes de l’officier et, au cas où elle n’aurait plus à ses trousses qu’un seul homme, elle se sentait de taille à s’en débarrasser.

Tous les trois galopaient de front, à cent cinquante pas d’elle à présent. Soudain son cheval s’arrêta court sur ses jarrets tendus et flaira le vide : elle était perdue !

En effet, la lande cessait brusquement devant une crevasse de dix pieds de haut, au fond de laquelle coulait la rivière d’Erne. Chercher le salut à droite ou à gauche ne pouvait aboutir qu’à retarder le dénouement de quelques minutes. Maggy devint toute pâle et la pensée lui vint de jeter sa lettre dans le gouffre avant de faire tête à ses agresseurs pour lutter contre eux jusqu’à la mort. Ceux-ci, la voyant arrêtée, avaient poussé un cri de triomphe.

Que faire lorsqu’on va mourir, sinon recommander son âme à Dieu ? L’Irlandaise éleva ses yeux vers le ciel et fit une courte prière à Saint-Patrick, le patron d’Érin. Sans doute, celui-ci jugea qu’une aussi ardente patriote, un si vaillant défenseur de la liberté de l’Irlande ne pouvait mourir.

Les Anglais n’étaient plus qu’à vingt pas ; mais ils étaient trois où il n’en fallait qu’un et ils arrêtèrent leur poursuite d’un commun accord pour s’attaquer naturellement à grands coups de sabre. Cette lutte fratricide, en cet instant, démontrait surabondamment la certitude où ils étaient que la proie ne pouvait plus leur échapper désormais.

Soudain un cri strident retentit à leurs oreilles, arrêtant le combat commencé. Ils se retournèrent et leurs yeux ne virent plus que la lande déserte. Enlevant son cheval entre ses jambes nerveuses, Maggy O’Quennedy avait sauté dans l’Erne !

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