XI LE SURVIVANT

Le jeune homme eût voulu serrer la main de Rio-Santo ; il n’en était déjà plus temps, car celui-ci avait fait entendre un léger sifflement, et Fairy, le poil toujours aussi sec que si elle venait de sortir de son écurie, malgré la longue course déjà fournie, galopait maintenant vers le nord.

Mélancolique, vaincu moins par la force que par la générosité, le lieutenant Albourgham reprit le chemin du sud. Le cerveau hanté d’idées noires, il allait au pas de sa monture : sa tristesse était profonde.

La pensée lui vint d’aller retrouver à Cavan les huit ou dix officiers qui, n’ayant pu suivre, avaient échappé à la mort grâce à cette circonstance providentielle. Mais comment leur apprendre l’horrible catastrophe ? Comment leur expliquer pourquoi il revenait seul ? Il ne pourrait le faire sans mentir, sans alléguer que son cheval s’était abattu au bord de la mouvante tourbière, inventer quelque histoire de ce genre. Le mensonge répugnait à sa nature loyale et, d’autre part, il ne pouvait livrer le secret de ce qui s’était passé entre Fergus O’Breane et lui.

Il eut l’idée de passer en dehors de la ville, de gagner Limerick et de s’embarquer pour les Indes, après avoir fait connaître à sa famille qu’il était vivant. Il pesa longuement les conséquences de ce projet et dut l’abandonner : trop de choses s’y opposaient.

– Si je disparais ainsi, songea-t-il, on en cherchera les raisons. Les miens penseront que j’ai été lâche ; je veux effacer la souillure infligée par moi-même à mon nom. Ce serait frapper ma mère au cœur et la honte la tuerait. Je n’ai, d’ailleurs, à me reprocher aucune infamie. J’ai rencontré en face de moi un adversaire loyal, décidé à épargner ma vie : il me l’a bien fait voir en m’arrachant mon pistolet des mains. J’aurais dû, c’est vrai, prévenir mes compagnons ?… Mais pouvais-je me douter de l’infernale combinaison de cet audacieux et si fier adversaire…

« Quand le gouffre s’est ouvert, avais-je pu le soupçonner plus qu’eux ? Mon cheval y était déjà à moitié engagé et, quand bien même je n’eusse pas obéi au geste de Rio-Santo, l’instinct de la conservation m’eût empêché d’aller plus avant alors que je pouvais encore retenir ma monture.

Sans doute, aucun de ceux qui avaient succombé n’eût eu les mêmes scrupules et tout autre, à sa place, se fût félicité d’avoir échappé à l’hécatombe. Mais il était à moitié Français, ne l’oublions pas, et pour reparaître devant ses pairs, devant lady Albourgham, il fallait que nul ne pût l’accuser de félonie.

Peu à peu, il se rendit compte qu’il n’avait pas besoin de mentir pour expliquer les faits et même en gardant le silence sur ses relations avec le marquis de Rio-Santo. Une seule personne devait les connaître : il s’épancherait dans le sein de celle-ci, sûr que le secret serait fidèlement gardé.

Revenu donc à des idées plus saines, le lieutenant entra dans la ville où il ne tarda pas à retrouver ses compagnons. Chez ceux-ci, au dépit du premier moment, avait succédé une résignation plutôt joyeuse. Tous étant jeunes, la gaîté avait vite repris ses droits. Confiants dans le succès de l’entreprise et persuadés que leurs camarades étaient bien assez nombreux pour s’emparer du fugitif, sans leur concours, ils s’étaient mis flegmatiquement à jouer au whist en attendant le retour du horse staff ramenant le prisonnier.

Quand Albourgham, le front soucieux, fit son entrée dans la pièce qu’ils occupaient, tous se levèrent en poussant des cris de joie.

Mais cette explosion fut de courte durée et fit place à une morne stupeur dès que tombèrent sur leurs crânes, comme une douche glacée, les paroles prononcées par le survivant de la catastrophe.

– Revenez-vous seul ? demanda quelqu’un.

– Je reviens seul… nos autres compagnons ne reviendront pas !

Un frisson courut parmi les assistants. Le lieutenant reprit :

– Vous ne les reverrez jamais !… Personne n’aura à se préoccuper de leur sépulture… Ils ont été ensevelis vivants dans une tourbière… là-bas !

Son bras tendu désignait l’horizon.

Il y eut un mouvement de doute. Un tel désastre passait toute imagination ; aussi un des joueurs, abandonnant les cartes, se leva pour demander :

– Tous ?…

– Tous !… fit la voix creuse du jeune lieutenant. Par hasard, mon cheval glissa sous moi, j’eus le temps de le relever, de le rejeter en arrière : il n’y avait plus devant moi que de la boue qui grouillait.

– Nos frères ont péri sur le chemin de l’honneur, gloire à nos frères ! s’écria le porte-parole de la société.

Lord Albourgham, un peu pâle, murmura :

– C’est la réflexion que je me suis faite et je désirais si bien faire entrer cette idée dans ma tête que j’avais résolu de l’y loger avec une balle.

Il parlait froidement, de ce ton calme des gens qui ont vu le danger de très près en ayant la force d’âme de le regarder en face. Sur le visage de ses interlocuteurs, il lisait l’impatience de savoir tout, d’entendre autre chose que des paroles hachées, des réponses conséquentes à des questions venant en foule sur leurs lèvres. Toutefois, il voulait leur faire expier cette circonstance de les avoir trouvé attablés à jouer et à boire quand leurs compagnons s’engloutissaient sous les roseaux de la lande.

– Buvez, Albourgham, lui dit un major en lui tendant un verre plein de stout. Cela vous donnera des forces pour nous faire le récit de ce qui s’est passé. Vous voyez bien que vous nous tenez sur des charbons ardents.

Le lieutenant écarta le verre :

– Merci, répondit-il, je n’ai pas soif. Il y a deux heures, j’avais la gorge serrée, mes tempes battaient, car le spectacle auquel je viens d’assister est de ceux qui font entrer en démence le cerveau le plus sain : il n’y paraît plus à présent, l’air circule librement dans mes poumons. Voulez-vous savoir, gentlemen, pourquoi je n’ai pas pu me tuer ?

– Parlez, parlez vite !

– Je suis à vos ordres : écoutez… Je tirai donc mon pistolet de mes fontes, j’en appuyai le canon contre mon front et je posai le doigt sur la détente… Le coup partit… Je n’avais pas grand mérite à vouloir me brûler la cervelle dans des conditions semblables : chacun de vous, je le suppose, en eût fait autant.

– Vous avez eu tort de croire qu’on suspecterait votre courage, objecta un capitaine.

– Or donc, reprit lord Albourgham, le coup partit, mais le canon avait été brusquement relevé et mon arme avait été arrachée de mes mains… Qui croyez-vous donc qui ait fait cela, messieurs ?

Une même pensée vint à l’esprit de plusieurs, mais la chose était si invraisemblable que pas un n’osa la formuler.

– Devrai-je donc vous le dire, milords ?… De tous ceux qui galopaient vaillamment devant moi l’instant d’avant, il ne restait plus sur la lande marécageuse que deux hommes debout : le marquis de Rio-Santo et moi.

Tous tressaillirent.

– Et vous l’avez tué ! s’écria le capitaine.

– À ma place, milord, répliqua vivement celui-ci, vous ne l’eussiez pas fait sans être déloyal. Loin de là, nous avons causé ; j’allais même lui tendre la main quand je me suis aperçu qu’il était déjà loin.

Cette déclaration nette et franche porta à son comble le trouble des officiers. Dès le début, tous avaient pensé que Rio-Santo avait péri au milieu de ses adversaires, serré de si près par eux qu’ils s’étaient ensemble engloutis dans les marais. Non seulement ils apprenaient le contraire, mais cet hommage rendu par le dernier de ses ennemis laissait le champ libre à toutes les conjectures.

– Quel bandit ! murmura l’un d’eux.

– Ne parlez pas si vite, coupa dédaigneusement le lieutenant. Personne de vous ne connaît le marquis de Rio-Santo et votre opinion est celle de tout le monde de l’autre côté du canal. C’était la mienne aussi hier, avant que j’eusse, par deux fois, l’occasion de le voir en tête-à-tête et de causer avec lui. Depuis, mon opinion a varié, messieurs ; dois-je m’expliquer plus longuement ?

Plusieurs officiers portèrent leur verre à leurs lèvres pour cacher leur trouble. Le silence était tel qu’on eût entendu voler une mouche.

– Messieurs, il est des bandits qui se conduisent à la façon des héros et forcent l’admiration. Le marquis de Rio-Santo est de ceux-là !

Un sourd murmure accueillit cette motion.

– Protestez tant qu’il vous plaira, poursuivit le lieutenant. J’ajouterai que l’agitateur est homme de parole et d’honneur !… Je dirai plus encore, si vous le désirez : jamais l’Angleterre n’aura raison de lui et j’ai grand peur que le contraire soit possible ! Voilà pourquoi je ne l’ai pas tué !

– On l’a pris une fois, dit le major ; il a été assez habile pour s’échapper dans des conditions peu ordinaires, il est vrai ; qui prouve qu’on ne le prendra pas une deuxième fois ?

Sans le respect dû à la discipline, le jeune homme eût haussé les épaules :

– Nous étions venus pour cela, il me semble, s’écria-t-il. Et notre tâche avait été jugée peu facile puisque, au lieu d’agir en vrais soldats, au lieu d’aller le chercher au milieu de son armée de rebelles, les plus sages d’entre nous avaient décidé qu’il devait être attiré dans un guet-apens.

– Guet-apens, non, interrompit le major… Tout au plus une ruse de guerre qu’il est permis de mettre en usage avec les gens de son espèce.

– Permettez-moi de maintenir le terme que j’ai employé, insista le lieutenant. Je suis autorisé à en parler en connaissance de cause, moi qui fus choisi comme émissaire. On ne trompe pas le marquis, milords, j’en ai eu les preuves : avant d’ouvrir ma lettre, il savait qu’elle contenait un mensonge !… Vous dirai-je tout le reste, ou tout au moins ce qui vous intéresse ?… Il m’affirma qu’il viendrait seul. Je le crus comme il me le disait : il a tenu parole. Nous l’attendions tous et nous étions deux cents contre lui : il ne l’ignorait pas, bien que je ne le lui eusse point dit. Vous l’avez vu à cent pas devant vous ; nous l’avons vu de plus près encore quand vous n’avez plus été là… On dit en Europe, messieurs, que la cavalerie anglaise est bien montée, que les horse-guards, les life-guards et les dragons de Sa Majesté sont des cavaliers émérites… C’est une légende, messieurs, vous pouvez m’en croire… Ceux qui s’avancent ainsi n’ont jamais vu le marquis de Rio-Santo sur sa jument noire. Je parierais que celle-ci marcherait sur cette table sans renverser un seul de vos verres.

Quelqu’un murmura tout bas :

– Voilà bien des balivernes. Mais il n’est pas surprenant que le spectacle d’un tel désastre ait troublé la raison du lieutenant.

Lord Albourgham avait en ce moment l’ouïe excessivement développée ; il laissa tomber un regard de pitié sur celui qui avait parlé de la sorte et se redressa de toute sa hauteur. Il ne ressemblait plus guère à l’homme qui, en quittant Fergus O’Breane, songeait aux moyens d’expliquer pourquoi il était seul vivant quand tous les autres avaient disparu. Les seuls qui n’avaient pas pris part entièrement à la lutte, qui n’avaient couru aucun danger et s’étaient résignés si facilement, à table, à attendre que leurs camarades eussent fait la besogne, le traitaient maintenant d’insensé et de fou.

C’est qu’ils le savaient chevaleresque à l’excès, prêt à s’enflammer dès qu’il était question de payer de sa personne et de risquer sa vie. Ils n’estimaient pas, dans leur froideur de soldats britanniques, que sa pétulance dût aller jusqu’à vanter un adversaire considéré par eux-mêmes comme un bandit.

Ils saisit cette réflexion jusqu’au fond de leur pensée et, très maître de lui, promenant sur les assistants un regard sardonique, il dit tout à coup :

– Combien êtes-vous ici ?

– Onze, répondit le major.

– Douze en me comptant, repartit lord Albourgham. Pensez-vous, messieurs, que douze hommes déterminés, douze officiers choisis parmi l’élite de l’armée britannique, soient impuissants à capturer le marquis de Rio-Santo ? Ils y risqueront leur vie : c’est convenu, puisque nous sommes ici dans ce but… Êtes-vous prêts à venir avec moi, là-bas, vers le Nord ? C’est de ce côté qu’il est allé, lui, l’homme que vous voulez vaincre, que vous voulez prendre !… Où qu’il soit, il nous faudra le retrouver. Ah ! ce ne sera ni ce soir, ni demain, car il va vite !… Sa jument noire, dont je vous parlais tout à l’heure, n’use guère ses sabots sur le sol ; elle passe au-dessus des tourbières sans que les roseaux se courbent…

Ses compagnons le considéraient maintenant avec une certaine frayeur. Ses paroles pouvaient être d’un halluciné comme d’un convaincu. Dans l’impossibilité où ils se trouvaient de discerner la réalité de l’exagération, ils écoutaient sans mot dire.

– Vous doutez ? reprit le lieutenant. Pourtant le marquis de Rio-Santo est passé devant nous au-dessus de la tourbière là même où les nôtres se sont enlisés, notre colonel en tête. Il y est passé une seconde fois, et que vous jugiez la chose fantastique ou non, j’engage ma parole qu’après cette seconde traversée, les sabots de son cheval n’étaient pas même humides… J’ai vu cela comme je vous vois…

Il s’arrêta un instant et poursuivit :

– Je restais seul : il me vit, m’arracha mon pistolet des mains comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, et me dit de retourner en Angleterre, auprès de ma mère… Je ne vous ai pas encore expliqué cela, messieurs ; le marquis de Rio-Santo a vu ma mère dans les salons de Londres, et quand je me suis présenté à lui, hier, sous un déguisement, il m’a appelé par mon nom… Je vous le jure à nouveau, on ne trompe pas cet homme !… Quand il m’a dit cela il ignorait l’existence à Cavan de onze officiers qui ont fait le serment de le ramener à Londres mort ou vivant !… Il croyait avoir tout enseveli sous la vase, excepté moi !… Mais puisque nous sommes douze, il se battra volontiers contre nous. Vous n’avez pas le droit de transiger avec votre parole et moi, je vous engage à venir voir M. de Rio-Santo d’aussi près que je l’ai déjà vu moi-même.

– Nous n’avons pas de chevaux, objecta quelqu’un.

Lord Albourgham tira une poignée d’or de sa poche et la jeta sur la table :

– Achetons-en, dit-il. Chacun de vous avait bien de quoi jouer tout à l’heure, l’argent qui sert au jeu peut fort bien servir à payer des montures, s’il y manque quelque chose, je paierai… Grâce à Dieu ! le ciel m’a fait presque riche, bien que je sois cadet de famille. Je puiserai dans la bourse de ma mère et, pour avoir une jument comme celle du marquis, j’irais piller la Banque.

Tout en parlant, lord Albourgham avait réfléchi. Ceci valait mieux que la fuite aux Indes, mieux que le retour seul en Angleterre. Une fois encore il se retrouverait face à face avec Fergus O’Breane, avec des compagnons qui seraient les adversaires de cet homme, des adversaires dignes de lui. Prévenus par ses soins du danger à courir, enfermés dans le cercle du devoir et de l’honneur qui devait leur échoir s’ils étaient victorieux, ceux-ci iraient au bout de leur tâche. Quant à lui, il pourrait dire :

– Devant celui qui m’a épargné trois fois parce que ma mère est Française et que la France est la sœur de l’Irlande, je dépose mon épée !… Il faut qu’une cause soit juste pour être ainsi défendue par un homme traqué par tout un peuple !

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