X LA JUMENT « FAIRY »

Le jour, en traînant ses premières lueurs floconneuses sur la lande, trouva Fergus O’Breane en selle.

Le marquis montait une bête superbe, du sang le plus pur, souple comme une femme, légère comme un oiseau, plus douce et plus vaillante encore que Clary, la jument dans le flanc de laquelle Donnor d’Ardagh avait jadis planté son couteau.

Il avait acheté celle-ci presque au poids de l’or et ne s’en repentait pas. Elle était de robe entièrement noire, sauf une étoile blanche au milieu du front ; elle était si fine que, sous la peau, on voyait courir le réseau des veines ; ses oreilles étaient courtes et bien plantées, d’une extraordinaire mobilité qui trahissait toutes les impressions reçues ; son regard avait le même éclat qu’on trouvait dans les yeux de Rio-Santo et les naseaux, dont la cavité s’ouvrait toute rouge, frémissaient sans interruption, tandis que la bouche mâchait le mors d’argent. Une longue crinière soyeuse plantée sur l’encolure de cygne s’épandait, flottait comme une chevelure de vierge et les membres étaient si gracieux, si parfaits, que volontiers on y eût cherché des bracelets, ainsi qu’on en voit aux chevilles des sultanes.

Le marquis l’appelait la Fée de la nuit (Fairy of the night !). Il lui parlait sans cesse, caressait son encolure, sa croupe et ses épaules et la noble bête lui répondait par des hennissements, creusait le sol de ses sabots de devant. Cavalier et monture formaient un groupe si splendide, si intimement lié, que pas un sculpteur peut-être ne se fût hasardé à les reproduire en marbre ou en bronze. On s’attendait à tout instant à les voir s’élever ensemble dans l’espace, tels Astolphe, roi des Lombards, et l’hippocampe inventés par l’imagination féconde de l’Arioste en son immortel Orlando furioso.

Fergus O’Breane avait donné ses ordres à ses lieutenants dès la veille au soir. Mais ils étaient là pour le voir partir et Clary surtout se désolait de ne pouvoir le suivre. La jument léchait la main de la jeune fille et celle-ci, les yeux levés, murmurait :

– Pourquoi ne m’emmenez-vous pas, Edward ? Je suis forte et vaillante, vous le savez ; je serais là pour mettre ma poitrine entre vous et le danger. Vous vous en allez seul au devant du péril quand notre vie à tous vous appartient et que nous sommes prêts à vous servir de rempart. Vous êtes le maître, nul ne songe à discuter vos ordres ; mais, tant que vous ne serez pas de retour, je tremblerai pour vous et pour l’Irlande !… Quand reviendrez-vous, Edward ?

– Bientôt, répondit-il en tendant à Clary une main que celle-ci pressa sur son cœur avec émotion.

Puis la jeune fille embrassa les naseaux de la jument et dit tout bas :

– Je compte sur toi : emporte-le loin de ses ennemis et qu’aucun d’eux ne puisse vous atteindre. Que ne puis-je, dans ta poitrine, mettre mon cœur de femme ?

– Hop, Fairy, ma belle ! s’écria Rio-Santo en enlevant sa bête.

Celle-ci se rassembla sur ses jarrets, bondit et prit son vol : ses sabots effleuraient à peine le sommet des bruyères, glissaient sur la lande parmi les rayons d’or du soleil levant. Clary la suivit longtemps des yeux et, quand elle ne le vit plus dans le lointain, elle se mit à genoux et pria.

Fergus modérait cependant l’allure de son cheval et, docile au mors, celui-ci s’ébrouait, obéissait à la main légère. L’heure n’était pas venue de l’élan, de la vitesse. Tout en gravissant la pente de la chaîne de montagnes qui sépare l’Irlande en deux versants, le marquis de Rio-Santo ne paraissait point se souvenir qu’à quelques milles plus au nord, deux cents officiers anglais étaient apostés pour lui barrer la route. D’un côté se déroulait à ses pieds la verte vallée de la Boyne, que tant de sang versé au temps de Cromwell a rendue fertile, le champ de bataille où Jacques II perdit la partie suprême, dont l’enjeu était la couronne des Stuarts ; de l’autre s’étageaient les plaines marécageuses et solitaires de Longford et de Carrick. D’un coup d’œil d’ensemble, le marquis de Rio-Santo embrassait une grande partie de cette Irlande qu’il allait faire libre, de cette terre abreuvée de sang et de larmes qui était sa patrie. Une douce émotion était en lui ; cette vue comme ces pensées stimulaient son courage ; il se sentait plus de forces à considérer ces campagnes stériles où ses frères mouraient de faim pour gorger d’or les lords de l’île voisine, et une fois de plus il comprit la grandeur de sa tâche, le rôle qu’impose à un homme de sa trempe l’amour de sa patrie opprimée et vaincue.

En descendant la pente opposée, il aperçut devant lui le petit lough Skillin et, tout auprès, un point noir et mobile, un campement de chevaux et d’hommes. Il caressa Fairy de la main, se dressa sur ses étriers et regarda. Du campement on pouvait le voir venir et ceux qui l’attendaient veillaient à coup sûr. Peut-être son approche était-elle déjà signalée, car tout un remue-ménage se produisait sur les bords du lac.

– Ma bonne jument, dit-il, il y a loin d’ici Antrim ; les chemins que nous allons suivre sont incommodes ; nous rencontrerons des rochers et des fondrières ; mais partout il faudra passer, passer vite.

La jument noire se mit à secouer son encolure et de la plaine, vers elle, monta le hennissement de plusieurs chevaux. Une masse se détacha du bord du lac et Fergus pressa les flancs de sa monture. L’heure avait sonné, la partie était engagée et l’agitateur de l’Irlande, seul, sans autre ressource que les jarrets de Fairy, allait avoir à braver la fleur de la cavalerie anglaise, les officiers de la garde royale envoyés par la Reine et le Parlement pour en finir avec cet homme qui faisait trembler la rouge sangsue britannique.

Une expression de fierté et d’audace passa sur le visage de Rio-Santo, qui piqua droit vers ses ennemis.

– Il est fou, cria le colonel. Pense-t-il donc, à lui tout seul, franchir notre ligne, traverser nos rangs et nous narguer par derrière ! Holà ! gentlemen, qu’on ne l’endommage pas trop !… Nous allons le prendre vivant… Hurrah pour l’Angleterre !

Il donna rapidement ses ordres. Les deux cents cavaliers se déployèrent en éventail pour cerner le marquis. Parmi eux, il en était un pourtant qui pâlissait en voyant à chaque seconde les distances se rapprocher, à tel point qu’il pouvait distinguer les traits de l’adversaire et voir sourire celui-ci.

Les lames nues étaient levées : cent pas à peine séparaient Fergus O’Breane de ses ennemis. Il n’avait pas même daigné prendre un pistolet dans sa main et galopait impassible vers le danger imminent. Il ne paraissait plus aux Anglais que ce fût là une folie héroïque, mais une volonté arrêtée de se faire prendre, presque un suicide. Troublés malgré eux, ils se regardaient.

Soudain, le cavalier s’immobilisa et le marquis de Rio-Santo, dans un cri de défi et d’insulte lancé de sa voix puissante, jeta comme une menace terrible les trois mots qui planaient sur l’Irlande, arrachaient les paysans à leurs champs, à leurs cabanes, pour en faire des révoltés, au dire des uns, des héros, suivant l’opinion des autres.

Alors donc, à cent pas de distance, le marquis de Rio-Santo, dressé sur ses étriers, la main étendue vers ses adversaires, clama son cri de guerre :

– Revenge and liberty !

Une clameur monta des rangs anglais, un hurrah de victoire. Les lames scintillèrent, la terre trembla sous un galop furieux : c’était la charge de deux cents hommes contre un seul.

Mais le porteur de cet audacieux défi avait tourné bride et, penché sur sa selle, dévorait l’espace. Pourtant il ne reprenait point le chemin par lequel il était venu, car, faisant brusquement un écart, il se prit à contourner le lough Skillin, avec l’intention évidente de poursuivre sa route vers le nord.

La colère s’empara des Anglais. Ce relaps venait de se jouer d’eux, se fiant aux extraordinaires qualités de sa monture, – n’était-ce pas de la démence ? – il s’offrait à une poursuite dont il serait l’enjeu vite atteint.

Décidément, on avait surfait les mérites de Rio-Santo. Pensait-il donc qu’ils étaient venus là avec des chevaux de labour ? Tous supérieurement montés, cavaliers accomplis et solidement armés, ils n’admettaient pas qu’un obstacle pût les arrêter. Et quand bien même vingt, cinquante d’entre eux tomberaient ou seraient forcés de s’arrêter en route, ce qui était inadmissible, n’en resterait-il pas assez pour se saisir de l’imprudent qui fuyait seul, sans un cheval de rechange ?

Ils souriaient d’un air de pitié. Les étriers chaussés jusqu’à la garde, les éperons enfoncés au flanc de leurs bêtes, ils allaient emportés dans un tourbillon de poussière. Devant eux, ils voyaient le cavalier et sa monture glisser sur le sol à une allure si rapide que parfois il disparaissait à leurs yeux ; alors ils se consultaient du regard et l’on en eût surpris plus d’un cherchant dans le ciel la trace perdue.

Mais le marquis de Rio-Santo reparaissait toujours et, plusieurs fois, ils le virent aller au pas, – ô comble de l’ironie ! – la bride flottante sur l’encolure de son cheval qui, narquois à sa façon, broutait les feuilles des sauvageons au passage. Incontestablement, l’homme et la bête les narguaient, et, tandis qu’ils restaient très calmes, les entraînant dans une poursuite systématique, eux-mêmes s’échauffaient et se piquaient d’honneur.

Ce n’était pas là une course désordonnée et sans but, un de ces raids qui plaisent tant aux Anglais et aux Irlandais eux-mêmes. Sur cette question, d’ailleurs, ils ne sont pas plus d’accord que sur les autres et tout fils d’Érin vous prouvera que le steeple-chease est originaire d’Irlande. Ce n’est pas pour rien qu’on désigne sous l’appellation de « banquette irlandaise » l’obstacle bien connu, qui se compose d’un mur gazonné entre deux fossés pleins d’eau.

Il ne s’agissait point ici de paddocks appropriés à la circonstance, aussi la course n’en était-elle que plus mouvementée et surtout plus dangereuse.

En effet, Rio-Santo n’allait point au hasard, il paraissait se complaire à franchir lui-même des obstacles pour obliger ses adversaires à en faire autant s’ils désiraient le suivre. Avec une remarquable aisance, il menait un train d’enfer et sa jument noire semblait un fantôme ailé dont les sabots ne touchaient pas le sol.

Fergus ne suivait avec elle aucun chemin tracé : il avait pris à travers la lande. Quand un rocher se présentait, on voyait Fairy le gravir comme une chèvre, apparaître en haut et le cavalier s’arrêter un instant pour regarder ses adversaires impuissants à l’atteindre.

À chaque fois qu’il les narguait ainsi, la colère de ceux-ci redoublait. Ils éperonnaient leurs montures couvertes de sueur et d’écume, brandissaient leurs épées, montraient le poing. La plupart étaient fous de rage, écumaient comme leurs chevaux et, courbés sur l’encolure, passaient comme des cavaliers de légende.

N’eût été la défense expresse du colonel, nombre d’entre eux déjà eussent fait usage de leurs armes à feu, mais celles-ci ne leur offraient d’ailleurs qu’une très problématique chance de succès, étant donnée la distance toujours grandissante qui séparait le marquis de leur peloton.

Plusieurs avaient dû renoncer à la poursuite, leurs bêtes étant fourbues, les tendons claqués : ils formèrent un groupe d’une dizaine qui, la tête basse, rebroussèrent chemin et s’en retournèrent vers Longford. Le marquis les vit s’éloigner avec dépit, car il eût désiré que pas un d’eux n’échappât, à l’exception du lieutenant ; aussi s’empressa-t-il de diminuer son allure pour encourager ceux qui résistaient.

La chasse à l’homme reprit plus vigoureuse, s’il est possible, à travers la plaine. Plus loin que Cavan s’ouvrait la vallée de l’Erne, marécageuse, semée de ruisseaux coulant sur un sol tourbeux et sans consistance ; des obstacles d’un autre genre, mais plus dangereux peut-être, allaient se présenter à chaque pas ; il ne suffirait plus de lutter de vitesse, mais aussi de prudence et d’audace.

Alors seulement la chevauchée prit des proportions épiques et les Anglais s’inquiétèrent en se voyant engagés parmi ces terrains mouvants sur lesquels glissaient les fers des chevaux.

Fergus ne leur parut pas moins inquiet. Ils le voyaient observer à droite et à gauche, hésiter et flotter indécis. Ils reprirent surtout courage en le voyant mettre pied à terre, tâter les membres de son cheval et regarder sous le sabot. À coup sûr, il était arrivé quelque accident imprévu à sa monture et celle-ci ne pouvait aller plus loin. S’il en eût été autrement, il fût remonté en selle, il eût éperonné sa bête désespérément jusqu’à ce qu’elle tombât inanimée.

S’il ne le faisait pas, c’est qu’il n’en attendait plus rien. Il était là, les bras croisés, face à ses ennemis, dans l’attitude du sanglier forcé. La distance entre eux et lui diminuait de seconde en seconde : le bandit allait se laisser prendre.

– Eh ! eh ! qui donc le disait imprenable ? s’écria le colonel qui tenait la tête. Par Saint-Georges, messieurs, nous le tenons cette fois !

À moins que le sol s’ouvre sous ses pieds et qu’il disparaisse soudain, répliqua un major. On lui a vu faire plus fort que cela et je jurerais qu’il a signé un pacte avec Satan.

On ricana si fort que le major se tut. Derrière lui galopai, très pâle, le fils de lady Albourgham. Il ne quittait pas le marquis du regard et souhaitait que le major eût dit vrai, que la terre s’ouvrît pour le sauver.

– Hip ! hip ! hurrah ! clamèrent les Anglais à cent cinquante pas de Fergus.

Fergus souriait ! Fairy et lui étaient immobiles comme deux statues.

– Il doit avoir des pistolets dans ses fontes, songeait le lieutenant ; ce n’est pas un homme à se laisser prendre sans se défendre. Au dernier moment, il brûlera la cervelle au premier qui le touchera.

L’émotion était grande parmi les officiers ; leur cœur battait avec force ; l’imminence de leur victoire mettait dans leurs yeux une flamme joyeuse. La partie était gagnée : l’homme était à bout, la prise aisée, puisqu’ils étaient près de deux cents contre lui tout seul. D’autres eussent eu honte de cette inégalité ; les Anglais en étaient fiers : on leur avait dit si souvent que Rio-Santo à lui seul valait une armée.

– Surtout, pas de bobo, messieurs, recommanda pour la seconde fois le colonel, escomptant déjà son facile triomphe ; je le veux intact !

Or, de tous les acteurs de cette étrange lutte, un seul était calme : c’était Fergus O’Breane.

Quand il jugea ses ennemis assez enivrés de l’espoir du succès prochain, assez près de lui pour n’avoir plus que cent pas à parcourir et allonger le bras pour le saisir, il sauta en selle sans même mettre le pied à l’étrier.

– Hop ! ma belle ! dit-il en pressant les flancs de Fairy.

La jument noire fit un bond, s’envola, tandis que s’élevaient derrière elle des clameurs de stupéfaction et des cris de colère. Quelques officiers avaient le pistolet au poing, mais aucun n’osa tirer : le cavalier fantastique était déjà si loin, d’ailleurs, que les balles eussent à peine pu faire le quart de la distance. Le fils de lady Albourgham sentit son cœur se dégonfler soudain ; son admiration pour Rio-Santo venait de doubler encore : il se laissa distancer par ses compagnons et passa dans les derniers rangs.

Peut-être, suivant son honneur de soldat, eût-il dû parler.

Mais c’eût été folie, car l’eût-on écouté ? La colère des officiers avait dégénéré en démence ; les éperons, enfoncés au flanc des chevaux, en ressortaient tout rouges et des coulées de sang arrosaient les herbes.

Maintenant, à cinq cents pas en avant de l’escadron fou, le cavalier fantôme glissait à ras de terre, droit sur sa selle, se retournant de temps en temps pour mesurer la distance qui le séparait de ses adversaires. Il ne suivait plus la ligne droite comme au commencement de la chasse fantastique, maintenant son galop le portait de droite et de gauche en de brusques virevoltes admirablement exécutées, mais tout à fait incompréhensibles pour les poursuivants, qui s’étonnaient, en fonçant toujours tout droit, de le voir si sottement couper l’élan de sa monture. À certains endroits, il semblait même stimuler sa jument de la voix, la soutenir des rênes, l’enlever entre ses jambes comme une plume. La noble bête bondissait comme un cerf, aérienne et légère, car le moindre mouvement d’arrêt, la moindre hésitation l’eussent perdu sans doute, ainsi que celui qu’elle portait.

C’est que le sol avait brusquement changé d’aspect. Partout c’étaient des tourbières mouvantes, des marais pleins de roseaux où le poids d’un homme eût été trop lourd. Fairy venait d’en traverser une large étendue en suivant les sinuosités d’une chaussée invisible, praticable seulement aux cavaliers ayant une longue habitude des bogs. Soudain Rio-Santo fit halte sur un terrain solide pour voir ce qui allait se passer.

L’escadron des officiers anglais, lancé en un galop furieux, incapable de s’arrêter dans un court espace, arrivait au bord du point dangereux. Ivres de rage, les ennemis de Rio-Santo ne regardaient point à leurs pieds et, quand ils le virent immobile de nouveau, en pleine lande, sans qu’ils pussent soupçonner l’obstacle, leur colère s’augmenta de cette nouvelle bravade.

Quoi ! cet homme allait ainsi se jouer d’eux, pendant des milles et des milles, gagner sur eux de l’avance, puis les attendre, les narguer de très près et repartir, confiant dans les jarrets de son cheval ? C’était plus qu’un défi : c’était une insulte et le moment viendrait bien où ils acculeraient Rio-Santo à la mer. À présent, exaltés, dans un état d’énervement facile à comprendre, ils l’eussent poursuivi au bout du monde et chacun était prêt à mourir plutôt que de manquer au serment de ramener à Londres Fergus O’Breane vivant ou mort.

La terre ne s’était point entrouverte pour lui : mais elle commença à manquer sous les sabots des chevaux de ses adversaires. Les officiers formaient un groupe compact, sans ordre : c’était à qui serait en avant derrière le colonel, que la discipline ne permettait pas de dépasser. Celui-ci était d’ailleurs un des mieux montés et, responsable du succès de l’expédition, ne songeait qu’au but et non au danger. Il sentit tout à coup son cheval glisser dans la tourbière, s’enfoncer ; désespérément, il essaya de le relever ; la bête s’enlisa davantage. Alors, l’officier comprit et une sueur d’agonie mouilla ses tempes : il allait mourir, mais il pouvait encore sauver quelques-uns des siens :

– Halte ! halte ! cria-t-il d’une voix rauque.

Trop tard ! Les premiers rangs étaient poussés par les autres. Ce fut un choc horrible, une mêlée confuse d’hommes et d’animaux qui sombraient comme en pleine mer.

On voyait encore surnager des casaques rouges à hauteur de la poitrine ; quelques secondes après, on ne distinguait plus que la tête, puis un remous noirâtre.

Tout ce corps d’état-major, hurlant, terrifié, essayant vainement de reprendre pied, descendait peu à peu dans la tombe mouvante au-dessus de laquelle était pourtant passé Fergus O’Breane.

Bientôt, la nappe des roseaux, saccagée, secouée par des soubresauts, devint immobile. Deux hommes seulement se retrouvèrent face à face aux deux extrémités de la tourbière.

Comme il l’avait promis, le marquis de Rio-Santo avait élevé le bras et le lieutenant milord Albourgham avait arrêté son cheval sur les jarrets, son cheval dont les pieds de devant plongeaient déjà dans la tourbe, dont les naseaux dilatés par l’épouvante lançaient des jets de vapeur. Il l’avait ramené en arrière et seul il restait sauf de tous ceux qui avaient assumé la tâche de prendre l’imprenable.

Un instant il eut honte de ne pas être mort avec ses compagnons, de revenir seul sans qu’on l’accusât de félonie ou de lâcheté. Le noble visage de sa mère se dessina devant ses yeux, une larme perla au bord de ses paupières ; il contempla le marais maudit à la surface duquel on ne voyait plus rien, que quelques casquettes surnageantes.

Il tira un pistolet de ses fontes et l’approcha de sa tempe :

– Adieu, ma mère, murmura-t-il ; même pour vous, je n’ai plus le droit de vivre.

Brusquement, une main se posa sur la sienne et fit dévier la balle, qui se perdit en sifflant dans l’espace. Fergus O’Breane était auprès de lui et, cette fois, la Fée de la nuit avait du sang à son flanc. En bonds désordonnés, elle avait franchi de nouveau la tourbière et maintenant tremblait sur ses jarrets.

– Allez, mon enfant, dit doucement le marquis de Rio-Santo, allez retrouver votre mère. Ce n’est point votre faute si j’ai voulu épargner votre vie, vous la devez un peu à elle et beaucoup à votre courage. Il me plaît d’avoir à Londres des amis qui me jugent et sachent dire qui je suis. Ma tâche n’est pas de celles qu’on remplit sans qu’il y ait des larmes et des deuils ; mais j’ai le devoir de la poursuivre pour qu’il en naisse l’amour entre les hommes et pour que la justice puisse s’exercer parmi mes frères d’Irlande. Ne cherchez pas à me comprendre en ce moment : chacun de nous a fait ce qu’il devait faire. Adieu !

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