VIII LE VAL-EMPOISONNÉ

Pourquoi ce nom sinistre est-il appliqué à l’entaille profonde creusée dans le massif de Derryveagh ? Nul ne le sait et, si haut qu’on remonte dans l’histoire, on n’en trouve pas la source : du moins en devine-t-on les raisons.

Dans l’ombre violette projetée par l’Errigal, s’ouvre le cul-de-sac du Val-Empoisonné. Il y fait plus sombre que dans le Keim-an-eigh, parce que la nature y est plus sauvage. On n’y trouve ni les chèvrefeuilles, ni les clématites et les églantines, ni même des bouquets d’yeuses ; les ifs funèbres n’y poussent pas et, là où il y a un peu de terre, – si peu, – croissent seulement des bruyères malingres et des lichens. Il semble, en entrant dans cette gorge humide, qu’on va en voir surgir le fantôme de la peste et que des milliers de mouches vont vous en transmettre le germe en des piqûres qui deviendront de venimeux bubons.

Qui le croirait ? Ces lieux sont habités ; il s’y trouve même des landlords capables de louer à des malheureux, à raison de cinq francs par hectare, des terres qui ne rapportent rien. Ceux-ci, y récoltant à peine ce qui peut les empêcher de mourir de faim, ne peuvent rien payer au landlord et le résultat est l’éviction avec ses violences.

Si le terrain n’était pas propice à la culture, il l’était du moins à la rébellion, car beaucoup de ceux qui suivaient Randal Grahame étaient des affamés descendus des pentes de l’Errigal.

Les garnisons de Londonderry et de Lifford avaient été prévenues par le gouvernement anglais de l’approche d’une armée rebelle et aussi de l’arrivée de renforts envoyés d’Écosse. Les renforts n’arrivaient pas : on sait pourquoi. Par contre, les rebelles avançaient, couvraient tout le comté de Donegal. Il fallait les arrêter là, utiliser la chaîne de Derryveagh comme un rempart naturel pour fermer l’accès du comté de Londonderry. Le Val-Empoisonné en était la clef : avec deux mille hommes, on pouvait barrer le passage.

Un régiment de foot-guards vint s’y poster, la veille même du jour où Randal devait s’engager dans le défilé. Les soldats couvraient les hauteurs, s’étaient embusqués dans les anfractuosités de rochers et trois pièces de campagne avaient été mises en batterie dans le Val-Empoisonné qu’allait purifier l’odeur de la poudre.

La nuit se passa sans encombre, bien que les sentinelles anglaises trouvassent leur faction trop longue au-dessus de ce gouffre d’où montaient des relents d’humidité et de pourriture. Quand le jour vint et que le soleil dora la cime de l’Errigal, ce fut un soulagement, une détente : les soldats de l’armée britannique se retrouvaient heureux après cette veillée funèbre. Aussi, perdant un peu de leur prudence, s’amusaient-ils à escalader les rochers et à se lancer des appels du haut en bas du val.

Le groupe des officiers s’était installé sur une terrasse et bientôt s’allumèrent des feux pour faire bouillir le thé. On fumait, on causait, sans souci du danger.

À l’heure du déjeuner, le major Brougham, la bouche pleine, racontait une terrible expédition des Indes à laquelle il avait pris part ; ses auditeurs, un cigare aux lèvres, couchés sur l’herbe humide, tout le poids du corps reposant sur leurs coudes, écoutaient l’histoire narrée par le major :

– Le cadre était le même, disait celui-ci : des montagnes abruptes, un défilé en dessous et des rebelles dont on craignait l’approche. Nous avions hâte de n’en faire qu’une bouchée afin de retourner à nos campements. Un quart d’heure après, les malheureux s’engageaient dans le défilé et, je puis vous l’affirmer, il n’en est pas sorti un seul. Deux ans après, je suis repassé par là et j’ai vu des squelettes suspendus aux rochers, comme ils étaient tombés. Vous vous êtes demandé sans doute quelle était l’étrange amulette suspendue à la chaîne de ma montre : c’est l’ongle d’un chef hindou, rapporté de la vallée de Bhopal. À vous, messieurs, de monter vos bijoux demain avec des ongles irlandais.

Il accentua sa boutade d’un gros rire, auquel d’autres rires répondirent. Les soldats avaient enlevé le couvert, une nappe posée sur le sol et sur la blancheur de laquelle on ne voyait plus maintenant que deux flacons de rhum. Les officiers tenaient leur verre en main et portaient le toast du major.

Soudain, sur la nappe, quelque chose roula, renversant les flacons de rhum. Un grand cri avait accompagné la chute : des éclats de rire y répondirent. Un lieutenant saisit un coin de la nappe et s’écria :

– Mort de Dieu ! ce doit être un Paddy : renvoyons-le d’où il sort.

Il n’y en avait pas moins eu un moment de panique : la présence d’esprit du lieutenant sauva tout et les quatre coins de la nappe se relevèrent en même temps. Dans le fond il y avait un homme, un paysan irlandais, les yeux hagards, qui se tâtait les membres. Il avait roulé du haut d’un rocher surplombant et c’était grand dommage pour lui qu’il eût atterri précisément au centre de la nappe sur laquelle messieurs les officiers anglais achevaient leur repas.

On connaît la plaisanterie dont Sancho Pança fut victime de la part des muletiers d’Espagne ; elle s’est d’ailleurs conservée chez nous et fait partie des brimades régimentaires. La nappe se tendit et l’Irlandais voltigea dans les airs : ce jeu ne lui déplaisait point ; ceux qui s’en amusaient en furent las avant lui.

On le laissa se remettre sur ses pieds et on l’interrogea.

– Ne m’en veuillez pas, gentlemen, dit-il d’un ton quelque peu railleur, depuis vingt ans je cours l’Errigal à mon gré et je n’y ai jamais rencontré un soldat. Tout à l’heure, j’ai buté dans vos sentinelles qui m’ont mis en joue et j’ai cherché à m’esquiver par le chemin le plus court. Je crois que je suis allé trop vite, puisque le pied m’a manqué et que j’ai troublé la digestion des honorables officiers de Sa Majesté.

Il jeta un regard de côté et poursuivit :

– Dieu me damne ! je ne l’aurais pas fait, si j’avais su. J’ai servi jadis dans les riflemen et je prends le ciel à témoin que je n’ai jamais manqué à l’un de mes officiers. Mais les temps changent et personne ne peut répondre de ce qu’il fera si la terre se dérobe sous ses pieds.

– Où allais-tu ? lui demanda le colonel des foot-guards, qui l’examinait avec attention.

– Cela, Votre Honneur, je n’en sais rien, répliqua l’homme. J’ai tellement l’habitude de parcourir la montagne que je m’étais habitué à croire qu’elle m’appartenait. Dites-moi seulement quand je pourrai y revenir sans rencontrer des fusils chargés et sans tomber dans les assiettes de gentlemen qui auraient pu s’en fâcher davantage.

L’homme avait un regard ouvert et franc. Sa façon naïve de plaider sa cause fit sourire les officiers. Les plus vieux cependant avaient des doutes et les manifestèrent :

– Il peut renseigner nos ennemis, opina le major Brougham. Je suis d’avis qu’on le garde jusqu’à demain.

– Oh ! gardez-moi si vous voulez, répondit l’Irlandais, d’un ton de parfaite indifférence. Vous êtes les maîtres ; libre à vous de m’obliger à rester ou de me dire par où je dois m’en aller. Tous les sentiers me sont bons, puisque j’habite partout et nulle part.

– Va par là, dit le colonel en montrant le sud-est, et débarrasse-nous de ta présence. Qu’on reconduise ce fatigant bavard en dehors des lignes.

L’Irlandais salua d’un air assez gauche. Deux soldats, l’arme au bras, se placèrent à ses côtés, l’accompagnèrent assez loin en dehors des avant-postes.

Quand il fut hors de leur vue, il se retourna ; un sourire narquois plissait ses lèvres. Il se mit à dévaler à longues enjambées le long de la pente. Bientôt il fut dans la lande, gagna les bords des lacs Dunlewy et Nacung, si proches l’un de l’autre qu’ils semblent en former un seul.

Il côtoya les rives, arriva à l’extrémité opposée et, comme quelqu’un lui barrait tout à coup la route, il tira de la poche intérieure de sa veste une branche de houx qu’il piqua à son chapeau :

– Revenge and liberty ! murmura-t-il à voix basse.

Et il ajouta plus bas encore :

– There is good news (il y a de bonnes nouvelles).

Une demi-douzaine de fusils qui le guettaient eurent aussitôt leurs canons abaissés et l’homme reprit sa marche. Après quelques minutes, il se trouva en plein campement des rebelles irlandais. Parmi les groupes qui ne faisaient aucune attention à lui, il se dirigea vers un rocher, au pied duquel plusieurs personnes étaient assises, trois ou quatre hommes et deux femmes.

Randal était au milieu ; il se leva :

– Eh bien, Dick ? demanda-t-il vivement… Vous voilà sain et sauf : qu’avez-vous vu ?

Randal, O’Sullivan, le prieur de Devenish et celui que l’on venait de nommer Dick eurent entre eux un long entretien, puis ce dernier prit congé des chefs.

Tout le jour l’armée des rebelles resta campée sur le bord des lacs ; tout le jour aussi le régiment anglais passa gaiement son temps dans la montagne. Qui donc avait dit que le nord de l’Irlande était en pleine révolte et que des bandes d’incendiaires menaçaient le comté de Londonderry ? Ce soir-là, les officiers de Sa Majesté jouèrent au whist sur les pentes de l’Errigal et s’endormirent dans la paix et le calme de la nuit.

Un quart d’heure avant minuit, le long des lacs, on entendit des chuchotements, des ombres glissèrent. Une longue colonne se forma, rampa vers la montagne ; la lune voilée ne permit pas de compter les deux mille hommes qui la composaient.

D’ailleurs, elle ne suivait pas la route par où on eût pu l’attendre. Elle s’engageait, au contraire, par des sentiers abrupts, se fractionnait par petits groupes, montait, escaladait sans bruit les rochers et avançait toujours. Elle contournait l’Errigal. L’oreille la plus attentive n’eût pas entendu le froissement des pas sur le sol. À deux heures, elle était à mi-flanc du mont ; à quatre, elle était réunie en arrière de l’éperon qui domine le Val-Empoisonné. Au-dessous, sur la pente, les Anglais dormaient sous la sauvegarde de leurs sentinelles qui surveillaient la vallée, mais non les sommets.

Une lueur apparut soudain sur la crête. On vit se lever une de ces aurores embrumées d’Irlande où les brouillards s’accrochent aux versants des collines, descendent peu à peu, se traînent dans les vallons et s’enfuient vers la mer.

Randal Grahame regarda au-dessous de lui, vers la crevasse emplie de nuages humides, d’où montaient des odeurs méphitiques et malsaines ; et Dick, le bras étendu, murmura à son oreille :

– Ils sont là-dedans, là-dessous. N’attendons pas que le soleil ait dissipé tout cela… Donnez l’ordre ! Nul ne remontera du sein de ce brouillard.

– Allez, dit Randal. La nature doit aider les hommes à accomplir ce qui est l’œuvre de justice.

Sous la poussée des Irlandais, des blocs énormes s’ébranlèrent, oscillèrent sur leur base et, dans un tumulte effroyable, broyant et déracinant les pins, roulèrent vers le fond du Val-Empoisonné. On entendit de lugubres plaintes et des échos des Derryveagh enregistrèrent, répétèrent les râles des foot-guards. Ceux-ci avaient beau lever les yeux vers le ciel, serrer dans leurs mains la crosse de leurs fusils ; enfermés dans une atmosphère de brouillards, il ne voyaient pas le ciel, et leurs adversaires, que depuis la veille ils attendaient pour les écraser au fond du défilé, étaient au-dessus de leurs têtes, les broyant eux-mêmes avec des rochers qui balayaient les soldats et les précipitaient, en bouillie, vers le fond de la crevasse.

– Il ne roule pas seulement des têtes, dit un lieutenant au major Brougham. C’est mieux ici qu’aux Indes et je ne vois pas le moyen d’arracher l’ongle d’un fakir.

Étrange combat que celui-là, entre des adversaires invisibles : les uns planant au-dessus des nuages, dans la lumière et le soleil, précipitant au-dessous d’eux la mort vers des régions noyées de brouillard où des hommes endormis étaient écrasés sous des rocs, ou soudain se sentaient pris dans un tourbillon, entraînés, agonisants, broyés.

Pendant deux heures cela dura ainsi. Des blocs énormes, des quartiers de roc descendaient avec un fracas terrible. L’Erriga semblait trembler sur sa base. Tout au fond du val s’entassaient les débris granitiques ou sanglants. La brume baissait peu à peu et tout à coup, en se dissipant, découvrit sur une terrasse un groupe qui essayait de fuir.

Le major Brougham était en tête. Il ne songeait plus à raconter son histoire des Indes et pourquoi il avait une amulette à la chaîne de sa montre.

Dick, l’Irlandais, qui la veille l’avait entendu se vanter, se prit à sourire. Il se coucha au bord du précipice, ajusta longuement et fit feu : l’officier fit un bond et roula dans le vide.

Le brouillard descendait toujours ; à mesure qu’il se retirait, on voyait un spectacle affreux ; bientôt il fut tout au fond, traîna sur un amoncellement innommable. Par instants, le vent le balayait et, du haut de la montagne, on pouvait apercevoir un chaos où tout se mêlait. Puis un courant le ramenait et le suaire opaque s’épandait sur la vallée de mort, le lugubre passage où les foot-guards de Londonderry gisaient sans sépulture, justifiant une fois de plus ce nom de Val-Empoisonné d’où les hommes s’écartaient avec terreur.

Share on Twitter Share on Facebook