IX CLÉMENCE

La consternation régnait à Londres. Les nouvelles, arrivant d’heure en heure, plongeaient la capitale anglaise dans l’anxiété la plus cruelle et – faut-il l’avouer – dans la terreur.

Qui donc songeait maintenant à se rire de la puissance du great agitator (grand agitateur), quand à tout instant parvenaient des courriers apportant des témoignages de sa marche triomphale à travers l’Irlande entièrement soulevée ? L’évidence était là : les hommes s’enrôlaient dans l’armée rebelle, les femmes désarmaient les soldats de Sa Majesté, ou offraient intrépidement leurs poitrines aux balles. On écrase la révolte d’un groupe, d’une province ; quand un peuple entier secoue le brandon de la vengeance, rien ne sert d’essayer de le lui arracher des mains si l’on n’est pas en mesure de frapper à la tête et de frapper vite.

La situation était grave. La prise de Dublin vint mettre le comble à l’exaspération des membres du Parlement. L’ennemi était audacieux : on ne pouvait le réduire que par un coup d’audace. Les officiers les plus braves sollicitèrent l’honneur de former un corps spécial, incapable, il est vrai, de lutter contre l’armée rebelle, mais assez habile pour s’emparer de Rio-Santo et le ramener à Londres, mort ou vif.

Le projet fut élaboré dans un certain mystère, et la Reine fut longtemps avant de l’accueillir. Ce n’était point qu’on manquât de volontaires pour cette expédition périlleuse ; le nombre en avait été fixé à deux cents et deux mille se fussent présentés si l’on eût fait appel à eux. Justement, pour cette raison, la souveraine hésitait à sacrifier la fleur même de ses officiers, parmi lesquels se trouvaient des lords, des fils de pairs, l’élite de la jeunesse militaire du pays.

Car on en était là à Saint-James ! Cette guerre n’était point une guerre ordinaire : il ne suffisait pas de mobiliser des troupes, l’adversaire n’en faisait qu’une bouchée ; de donner des ordres aux représentants de la couronne en Irlande, l’ennemi s’en emparait, amenait ces gouverneurs sans aucun dommage sur les côtes anglaises, les montrait impuissants et nuls, ne daignait pas même en faire des prisonniers. Il était tout aussi inutile de songer à la défense des villes : elles allaient au-devant du vainqueur.

Quand on sombre, chaque planche de salut est bonne. La proposition des officiers royaux fut bien accueillie par les ministres et ce fut comme un coup de fouet donné à l’énergie nationale. Le marquis de Rio-Santo n’était plus un bandit, puisque les fils des lords ne croyaient pas déchoir en briguant l’honneur d’aller le capturer pour le ramener au pied de la potence.

On enleva l’adhésion de la Reine et plusieurs durent user de leur influence à la cour pour faire partie de l’expédition. Triés sur le volet, choisis dans les régiments de la garde, jeunes, solides, entreprenants et supérieurement montés, deux cents officiers se préparèrent, dans le secret le plus absolu, à pénétrer en Irlande pour enlever, à la tête de ses troupes, le terrible chef de l’insurrection.

L’homme propose, Dieu dispose ! Fergus O’Breane avait d’ailleurs le soin d’aider toujours aux dispositions de Dieu. Il sut quand les officiers anglais quittèrent Londres, quand ils s’embarquèrent à Dolgelly et quand ils abordèrent à Wicklow. S’il ne les arrêta pas en chemin, c’est qu’il avait résolu de les faire servir à un autre jeu.

C’est à cela qu’il songeait précisément un beau matin, à quelques milles au nord de Dublin, tandis que ses troupes se reposaient.

Il était assis sur un rocher et restait muet comme de coutume. Non loin de lui se tenait un groupe composé d’Angelo Bembo, Clary, Maggy O’Quennedy, le Père Mick et Daniel Mac-Carthy. La rivière la Boyne coulait à leurs pieds, en amont de Trim, et sur les bords verdoyants étaient allumés des milliers de feux autour desquels s’étaient groupés les rebelles. Une dizaine de chevaux, tout sellés, dévoraient un maigre champ d’orge, sous la surveillance de deux hommes qui, d’avance, avaient largement indemnisé le fermier.

Fergus O’Breane regardait vers les côtes de l’Angleterre ; il avait la tête plongée dans ses mains. Ses lèvres, dans un sourire de mépris et de raillerie, se relevaient sous la moustache. Il entendit tout près de lui un bruit de pas et leva les yeux ; deux hommes s’arrêtèrent : Kildare et un inconnu.

Ce dernier était grand, blond et portait le costume irlandais, dépenaillé, presque en loques ; à son chapeau était piquée une grosse tige de houx dont les baies rouges semblaient des gouttes sanglantes parmi les feuilles vertes.

Le marquis dévisagea longtemps l’homme et se prit à sourire :

– Qu’y a-t-il, Kildare ? demanda-t-il.

– Voici un des nôtres, répondit celui-ci. Il vient de la part de Randal Grahame vous apporter un message.

D’une main hésitante, l’homme tira une lettre de ses vêtements et la tendit. Fergus la prit et plongea son regard dans celui du messager dont les paupières s’abaissèrent.

– Savez-vous, milord, dit-il brusquement, ce que vous risquez à faire pareille tentative ?

L’inconnu pâlit soudain et fit un effort sur lui-même pour répondre :

– Je ne sais ce que veut dire Votre Honneur ? J’ai accompli mon devoir en remettant cette lettre entre vos mains…

Rio-Santo ne décachetait pas la lettre et paraissait ne lui prêter qu’une médiocre importance :

– Je vous attendais, dit-il. Je pressentais bien que l’un de vous remplirait le devoir dont vous parlez, si périlleux qu’il fût. J’y ai si bien avisé que tout est prêt pour votre exécution.

L’homme ne sourcilla pas ; sa pâleur s’accentua cependant davantage et sa main se porta brusquement vers une poche intérieure de son vêtement. Elle fut arrêtée par le poignet de fer de Kildare. Fergus reprit en souriant :

– Je serais désolé, monsieur, de vous voir devant moi vous brûler la cervelle… D’autre part, si c’est à moi que vous comptiez faire présent d’une balle, vous risquiez fort de perdre votre poudre ; mon heure n’est pas venue, j’ai encore beaucoup trop à faire.

Il fit un signe et douze hommes vinrent se ranger devant l’inconnu, l’arme haute ; celui-ci croisa ses bras et les regarda avec une certaine fierté. Quand il détachait d’eux ses yeux larges ouverts, c’était pour les reporter sur le marquis qui se décida enfin à rompre le cachet.

Tandis qu’il lisait, une expression narquoise passait sur ses traits :

– Le piège était enfantin, monsieur, dit-il, car ceci ne ressemble en rien à l’écriture de Randal Grahame. De plus, tout le contenu de cette lettre est faux et je pourrais vous dire, ce que vous ignorez, à quel endroit se trouve Randal en cette minute même et ce qu’il y fait. Pour peu que vous le désiriez, je pourrais ajouter que deux cents officiers anglais, moins un que j’ai devant moi, ont formé le plan ridicule de m’inciter par de fausses nouvelles à aller rejoindre mes troupes qui opèrent dans le Nord et m’attendent à quelques milles d’ici, vers le lac Skillin… Est-il en votre pouvoir de me démentir ?

L’Anglais baissa la tête.

– Vous avez pénétré dans mon camp à la faveur d’un insigne qui me fait reconnaître des miens, reprit Fergus d’un ton très calme ; cet acte peut être qualifié par vous de ruse et par moi de mensonge. Je consens à reconnaître qu’il est de bonne guerre, vous tenant compte en cela des périls à courir. Dois-je agir de même si je considère qu’un officier de l’armée britannique, un homme qui devrait être de parole et d’honneur, m’apporte une lettre qu’il sait pertinemment être fausse, dans le but de préparer ce qui, dans tous les pays, s’appelle un guet-apens ?

– J’ai obéi, répondit l’officier, en détournant les yeux ; je n’ai point à discuter les ordres de mes supérieurs.

– Vous avez fait mieux, gronda Rio-Santo. Vous avez sollicité cette mission comme un honneur ; vous avez voulu me voir en face pour vous targuer plus tard d’avoir été l’instrument de ma perte. L’ambition vous dévore, les galons de lieutenant ne vous suffisent pas ; car vous êtes lieutenant aux horse-guards, à ce qu’il me semble ; ne vous ai-je pas vu, jadis, tout jeune officier, dans les salons de Trevor-House ? On vous a présenté à moi comme le second fils de lord Albourgham, l’un des membres les plus influents du Parlement anglais, et cela me fait peine de vous voir vêtu de ces loques sordides. Jeune homme, avez-vous songé au danger en même temps qu’à la gloire ?

Qu’eût pu répondre l’Anglais ?

– Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez, murmura-t-il d’un ton résigné. Mais épargnez-moi vos sarcasmes. Je saurai mourir en gentleman.

Cet homme avait fait le sacrifice de sa vie. L’heure de l’échéance ayant sonné, il était prêt à payer sans nulle contestation. Sa crânerie plus à Fergus, car il savait rendre hommage à la bravoure, d’où qu’elle vînt. Il examina attentivement le jeune officier, dont l’allure décidée l’intéressait vraiment. Dans ses yeux bleus, il existait une lueur d’énergie ; on y découvrait autre chose que ce regard impassible et froid des Anglo-Saxons, ce regard presque mort, qui s’anime seulement chez quelques belles misses entre quinze et vingt-cinq ans. Rio-Santo était songeur.

– Écoutez-moi, jeune homme, dit-il avec bienveillance, et répondez en toute franchise à mes questions. Au temps où le marquis de Rio-Santo était accueilli avec joie dans tous les salons de la noblesse, il eut l’honneur d’y rencontrer lady Albourgham, votre mère. Elle n’était déjà plus très jeune, puisque votre frère aîné porte plus de trente ans, à ce qu’il me semble ; mais avec ses cheveux poudrés, son air digne sans morgue hautaine, elle était la vivante image de ces nobles marquises qui illustrèrent le règne du roi de France Louis XIV. Si je ne me trompe, milord, votre mère est Française ?…

L’officier pouvait s’attendre à tout de la part d’un ennemi qui le tenait à sa merci, excepté à l’entendre lui adresser des louanges au sujet de sa mère. Et justement il se trouvait que lady Albourgham, jugeant iniques les coutumes anglaises, donnait en tendresse à ce second fils ce que la loi accordait en fortune à l’aîné. L’amour maternel trouve de ces moyens de compensation : aussi le jeune homme avait-il un culte passionné pour la vaillante femme à laquelle il devait de ne pas connaître l’injustice du sort qui pèse sur les cadets des familles anglaises. Cette invocation, en ce moment, l’émut outre mesure : il se détourna pour cacher son trouble et son regard se porta vers l’est, vers l’endroit où sa mère priait peut-être à cet instant même pour qu’il revînt sain et sauf.

Le marquis lut dans ses pensées et reprit :

– Il m’importe de ne point faire quartier à ceux de mes ennemis qui sont de nationalité anglaise… Pour vous, une exception doit être faite !

– Je suis Anglais ! s’écria le lieutenant.

– Et vous avez du sang de France dans les veines, répliqua Fergus… C’est pour cela que vous êtes venu. Il fallait, parmi vous tous, quelqu’un qui se dévouât froidement, sans supputer les chances qu’il avait de ne point revenir. L’audace nécessaire pour accomplir une pareille mission n’a rien de commun avec l’ivresse du champ de bataille, où tous vos compagnons peuvent vous égaler. Vous n’avez point songé à tout cela, milord ; vous avez réclamé pour vous la tâche, parce que vous êtes le fils de votre mère et que votre mère est Française.

Le marquis le laissa réfléchir pendant un court instant et poursuivit :

– Lady Albourgham, si elle veut bien se souvenir de moi, quand mon nom est prononcé devant elle, joint ses malédictions à celles des autres. Je ne saurais l’en blâmer, puisqu’elle ne sait pas autre chose que ce qu’on dit de moi à Londres. Mais sa haute figure, devant laquelle je me suis incliné avec respect, est restée gravée dans ma mémoire et de même aujourd’hui, monsieur, je m’incline devant votre mère. Je ne veux pas que lady Albourgham pleure son fils !

Cette fois, l’émotion prit le lieutenant à la gorge, et il s’avança vers Rio-Santo :

– Dieu m’est témoin, dit-il, qu’en venant ici, j’avais fait le sacrifice de ma vie, dût ma mère en mourir de chagrin. Elle ne m’eût point blâmé d’avoir agi ainsi, car au-dessus des affections humaines, il y a le devoir. J’ai fait le mien et je l’ai mal fait, puisque j’ai combattu avec les armes de la fourberie et du mensonge un adversaire dont la loyauté me fait honte. J’ai arboré la branche de houx pour vous tromper, j’ai revêtu les loques d’un paysan pour endormir votre confiance et j’ai presque réussi, puisque je suis arrivé jusqu’à vous.

– Enfant, murmura Fergus O’Breane, en lui serrant la main, j’avais donné des ordres !… Vous êtes libre, et je vous prie de rejoindre vos compagnons. Ils m’ont porté un défi, – dépourvu de franchise, il est vrai, – mais ce défi, je le relève. Demain, à la pointe du jour, seul, tout seul, je quitterai ce camp ; je me dirigerai vers le nord où l’armée commandée par Randal Grahame a besoin de moi. Je passerai non loin du lac Skillin.

– Je n’en saurai rien, balbutia l’officier. Il ne m’appartient plus de vous trahir.

– Il vous appartient, répliqua Rio-Santo, de remplir votre devoir. Souvenez-vous que vous deviez me remettre une lettre et que votre mission a été accomplie. Ce qui vient de se passer ne concerne que nous ; les officiers envoyés pour me capturer ont leur rôle à remplir. J’exige que vous les laissiez faire, car il ne serait point sans honte pour vous et pour eux de laisser passer à travers leurs rangs l’homme qu’ils ont mission de capturer.

Après un instant de réflexion, il ajouta :

– Un conseil… ne vous acharnez pas à être l’un des premiers qui me poursuivront. Si vous avez un bon cheval, préparez-vous à l’arrêter sur les jarrets quand j’élèverai la main pour vous, pour vous seul et pour votre mère… Voulez-vous présenter à lady Albourgham, quand vous la reverrez, les respects du marquis de Rio-Santo ?

Quand, une demi-heure après, le jeune officier eut franchi les derniers avant-postes de l’armée rebelle, il frappa du pied le sol et posa la main sur son front :

– Cet homme, murmura-t-il, passe pour un bandit et s’incline devant les cheveux blancs d’une femme que Londres entier respecte. Ma vie, entre ses mains, ne tenait qu’à un fil, un des cils des paupières de ma mère, qui se fût mouillé de larmes si l’on eût rapporté mon cadavre. Je jurerais que celui-là venge sa mère ; aussi jamais mon épée, à moi, ne se lèvera contre lui. Ah ! je donnerais dix ans de ma vie pour ne l’avoir point entendu me parler ainsi de lady Albourgham et pouvoir l’abattre de ma main… Mais, il me l’a dit, j’ai du sang de France dans les veines, et je comprends l’honneur autrement que mes compagnons.

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