VI MAGGY

En sommant le secrétaire en chef pour l’Irlande de lui rendre la ville de Dublin, Rio-Santo n’anticipait pas beaucoup sur les événements.

Ses troupes en étaient à deux milles. S’il lui eût plu d’y entrer, il eût pu le faire le soir même. Mais les conquérants ont de ces scrupules et Fergus O’Breane eût aimé qu’un lord anglais lui apportât les clefs de la ville.

La seule chose qui pût l’arrêter, c’est qu’il y avait des troupes à Dublin, des troupes qu’il faudrait réduire à néant.

L’élan de la rébellion étant donné dans l’île, la capitale devait en ressentir les premiers effets. Tous ceux qui jusque-là s’étaient agités dans le vide sortirent de chez eux, en sentant un appui tout proche. Les affiches, placardées la veille, mettant à prix la tête de Rio-Santo, avaient été lacérées après avoir produit un effet contraire à celui qu’on était en droit d’espérer d’elles : tout le monde attendait Rio-Santo, non point pour le livrer, mais pour le suivre.

On vit alors ce qui se produit dans les phases terribles de l’histoire, quand les femmes jugent que le moment est venu pour elles d’entrer dans la lutte.

Le bruit se répandit en même temps dans la ville que le sauveur était aux portes, que toutes les garnisons avaient cédé devant lui et que les soldats envoyés de Londres, pour arrêter sa marche, avaient été retrouvés tous, le matin même, à l’état de cadavres, échoués sur les côtes. On ajouta, de plus, que celui qui avait entrepris de délivrer l’Irlande était beau, généreux, et que rien n’était capable de lui résister. On dit que l’étendard rouge et noir, qui le suivait partout, était tenu par une femme et, la légende s’en mêlant, que cette femme et lui-même étaient invulnérables.

Et les femmes de Dublin se levèrent !

– Dear dirty Dublin ! (ce cher sale Dublin), disait lady Morgan en voyant les belles filles du quartier Saint-Patrick couvertes de leurs loques, les jambes nues au travers d’un jupon troué et un chapeau à fleurs sur la tête : la coquetterie ne perd jamais ses droits ! Mais les belles filles du quartier Saint-Patrick ont un cœur et elles ont une patrie !… Elles traîneront dans la boue le volant décousu de leur jupe, laisseront voir un peu de leur peau sous le maigre caraco dont les boutons craquent ; mais donnez-leur à tenir le drapeau de l’Irlande et dites-leur d’offrir leur sein aux balles anglaises !… Elles sont belles, dans leur pays, sous leurs guenilles, les Irlandaises !… Mais pour leur pays, elles sont sublimes !…

Ce fut dans le quartier des Libertés que s’organisa le mouvement des femmes. Elles envoyèrent tous les hommes valides rejoindre l’armée des rebelles, hors la ville, et sur les murs furent placardées des affiches où il était dit que toute Irlandaise laissant franchir le seuil de sa maison à un homme, fût-il son mari, serait fouettée publiquement.

Alors apparut Maggy O’Quennedy, la plus belle fille de Dublin. Les Anglais avaient mis de l’or à ses pieds pour qu’elle se vendît et des lords l’avaient séquestrée pour la prendre de force. Au dernier moment, elle avait tiré son poignard pour défendre sa chair. Maggy, qui vendait aux étrangers des bouquets de géranium flétris, était restée la vierge de Dublin.

Elle était grande et souple, belle à damner un saint. Ses cheveux d’or se partageaient sur son front, si abondants qu’ils couvraient ses oreilles et qu’elle avait beau les tordre sur sa nuque, ils se dénouaient et tombaient sur ses épaules, glissaient le long de ses reins et balayaient presque la terre derrière elle. Elle n’avait plus de père, plus de mère. Elle était si pauvre qu’elle n’avait presque rien pour se vêtir. Une camisole rouge couvrait son buste, trop étroite pour contenir la poitrine qui saillait sous la chemise déchirée ; une jupe de soie, jadis noire, plaquait sur ses hanches et s’arrêtait à peine au-dessous du genou, laissant voir les jambes nues, les chevilles minces et les pieds déchirés par les ronces et les pierres des chemins. Et malgré cela, Maggy avait un port de reine ; elle était reine quand elle chantait pour récolter un schelling sur les places du quartier des Libertés.

Maggy O’Quennedy entendit parler du salut de l’Irlande et songea que le temps était venu de chanter autre chose que des chansons d’amour. On l’entendit alors, dans les carrefours, entonner des chants de guerre, ressusciter les odes des vieux thanists d’Irlande. Quand elle était sûre de ne pas voir un constable à l’horizon, elle tirait un glaive de sa poitrine superbe et le brandissait en maudissant l’Angleterre.

Le jour où Rio-Santo fut aux portes de Dublin, Maggy ne se soucia plus des constables. Dès l’aube, elle parcourait les rues, réunissait les femmes autour d’elle et prêchait la guerre sainte. Le shériff la fit mettre en état d’arrestation. Le peuple ameuté la délivra. Portée sur les épaules des hommes, elle leur cria :

– Pourquoi me traînez-vous en triomphe si l’Irlande n’est pas libre ? Allez vers ceux qui poursuivent la bonne cause et laissez-moi faire.

La garnison était sous les armes, les régiments attendaient l’attaque des révoltés ; l’artillerie avait été mise sur pied ; les canons, bourrés jusqu’à la gueule, étaient prêts à vomir le fer et le feu.

On vit alors la chose la plus étrange que l’histoire ait enregistrée. Deux mille femmes se ruèrent à l’assaut des casernes et, devant les pièces chargées, l’une d’elle vint se placer, les seins à découvert :

– Tirez, si vous l’osez, s’écria-t-elle. Tuez des femmes, des épouses et des mères, des jeunes filles qui n’ont point encore connu le baiser du fiancé. Nous mourons de faim et nos poitrines sont vides : mettez-y du fer ! Ma gorge est pure de toute souillure, jamais des lèvres anglaises ne s’y sont posées : nul n’y a touché avant le bronze de vos canons, ce bronze si froid qui glace ma chair… Je vous vois trembler devant moi, vous des hommes, vous des Anglais !… Allons ! tirez !… C’est si peu de chose pour vous, la vie d’une femme d’Irlande !

Ses cheveux étaient épars sur son dos ; de ses deux mains crispées, elle écartait son vêtement et sa gorge nacrée dont les pointes s’auréolaient d’un halo rose apparaissait aux yeux des soldats.

– Qu’est-ce que cela ? s’écria un officier. Nous ne nous battrons pas contre les femmes, mais que celles qui les mènent prennent garde.

– Et c’est là qu’est notre force ! s’écria Maggy. Nous avons un cœur, nous, tandis que vous n’en avez pas : auprès de la nôtre, votre force n’est rien !… À l’instant où je vous parle, vous n’êtes plus les maîtres de la ville.

– Et qui donc le serait ? ricana l’officier.

– Qui ?… Nous !… Essayez de sortir de vos casernes, mettez vos fusils en joue : vous aurez devant vous dix mille poitrines de Dublinoises.

C’était vrai : les dix mille Dublinoises étaient là, échevelées, un peu pâles, mais décidées à tout. Leurs groupes en guenilles avaient un aspect des plus pittoresques : à Dublin, d’ailleurs, tout ce qui n’est pas guenilles manque de caractère. Elles cernaient maintenant les horse-guards et les riflemen dans la cour même de leurs casernes ; elles les questionnaient sur leur nationalité et, s’ils étaient Irlandais, les suppliaient de ne pas se battre contre leurs frères, de déposer les armes. D’aucunes, fanatisées, dans un grand élan de patriotisme devant lequel tout s’effaçait, faisaient litière de leur pudeur, offraient la récompense de leurs lèvres à ceux qui les suivraient. Elles essayaient d’ébranler aussi les Écossais, mais, vis-à-vis des Anglais, se montraient hargneuses, insolentes, leur prodiguaient invectives et menaces.

Il était impossible qu’on laissât subsister un pareil état de chose. Le lord-lieutenant – on l’a vu – avait été enlevé de son palais, conduit en Angleterre par les rebelles. Les hommes du peuple avaient quitté la ville et dans les quartiers ouvriers, principalement aux Libertés, les femmes étaient descendues dans la rue. L’émeute, la guerre civile grondaient en attendant le vainqueur.

Un ordre fut donné aux riflemen qui, avec l’automatique obéissance de bonnes machines, couchèrent en joue leurs armes. Tout un bataillon était prêt à tirer sur les Irlandaises. Sommation fut faite à ces dernières de se retirer, de rentrer dans leurs demeures.

Maggy était en face de l’officier qui, le sabre haut, avait donné cet ordre. Elle s’avança d’un pas, regarda l’Anglais dans les yeux et, les dents serrées, frémissante, elle lui cria :

– Ne nous bravez pas, ou malheur à vous ! L’Irlande sera libre ! Vous n’empêcherez pas ce qui doit être !

Elle était étrangement belle ; sa longue chevelure d’or secouée par la brise, elle se dressait menaçante et ses prunelles bleues lançaient des éclairs d’acier. Soudain, elle se dévêtit de sa camisole rouge, de sa jupe noire, et les brandit au bout de son bras :

– Voilà le drapeau noir et rouge de la révolte, hurla-t-elle. Suivez-moi, mes sœurs !

Elle n’était pas impudique sous la grosse toile de sa chemise qui se plaquait à son corps. On voyait battre avec force sa poitrine. Bien campée sur ses hanches souples, sur ses jambes nerveuses, elle semblait une nouvelle Judith et, de même que celle-ci brandissait la tête d’Holopherne sur les remparts de Béthulie, ainsi Maggy O’Quennedy secouait les loques dont elle avait fait un drapeau.

Une étrange clameur répondit à son cri de défi, fit trembler les murs de la caserne, se répercuta à travers les rues, roula sur le quartier des Libertés, parmi le Black Pool (le marais noir) de l’estuaire de la Liffey, vint mourir dans Saint-Stephen’s Grenn, où les bourgeoises et les nobles contemplaient avec terreur, derrière les vitres de leurs fenêtres, cette levée en masse des femmes du peuple de Dublin.

Cependant Maggy s’était lancée en avant, tête haute, menaçant de son poignard le colonel des horse-guards. Les autres s’étaient précipitées sur les soldats, leur arrachaient leurs armes et mettaient elles-mêmes en joue. Ce mouvement avait été rapide comme la pensée. Les hommes, surpris par l’étrangeté de cette attaque, demeuraient stupéfiés. Plus d’un millier de lionnes en furie donnaient l’assaut ; d’autres se ruaient de la rue et grossissaient le nombre ; en quelques secondes, ce fut un flot, un torrent irrésistible, une lutte corps à corps où les combattants étaient muets, se déchiraient avec les ongles. On vit des soldats, – des Irlandais, ceux-là, – la gorge serrée par deux mains nerveuses, se rendre, donner leur fusil à une belle fille et sceller avec elle, dans un baiser furieux, un pacte secret.

Très pâles, les officiers n’osaient commander le feu sans un ordre de leur colonel, ordre que celui-ci ne pouvait donner, car il était aux prises avec la terrible Maggy. Pour se dégager, il prit son pistolet, ajusta et fit feu ; sa balle érafla la blanche épaule qui se rougit de sang. La révoltée bondit comme une tigresse en poussant un cri de rage et plongea sa lame jusqu’à la garde dans la poitrine de l’Anglais.

Alors seulement, aux vociférations de haine succédèrent les hurlements de détresse et les râles. Les fusils partaient tout seuls dans la mêlée, tuaient au hasard ; le chaos était indescriptible et les grands hommes rouges tombaient en travers des cadavres des femmes. Les riflemen étaient assaillis, désarmés de même. Dans une autre caserne, la milice avait cédé presque tout de suite.

Au bout d’un quart d’heure, Maggy et une centaine d’héroïnes comme elle s’étaient emparées de cinq canons chargés dont elles avaient tué les servants. Maintenant leur tour était venu de faire des sommations. Un grand nombre de soldats s’étaient rangés de leur côté, soit parce qu’ils n’avaient plus d’armes, soit parce qu’ils l’avaient voulu. Ils n’agissaient pas, mais, les bras croisés sur la poitrine, ils regardaient faire les patriotes irlandaises, leurs sœurs.

Maggy, sa chemise lacérée, son épaule en sang, les yeux fixes et les lèvres écumantes, brandissait toujours son emblème rouge et noir, ses vêtements tout à l’heure tièdes de la chaleur de son corps, maintenant noircis par la poudre.

– Rendez-vous ! s’écria-t-elle, sublime de courage et d’audace… Il n’y a pas de honte pour vous de vous rendre à des femmes !… Nous sommes plus nombreuses que vous et nous combattons pour la liberté !

Cependant, au cours de cette sorte de trêve, les officiers avaient rassemblé derrière eux tout ce qu’il leur restait d’hommes fidèles, tous sujets britanniques. Ils étaient près de cinq cents encore, pleins de rage, buvant la honte. Bien commandée, leur troupe pouvait se faire jour parmi ce troupeau de furies qui n’étaient après tout que des femmes ; certes, c’était une grande faute de la part de celles-ci de les avoir laissés se grouper ainsi, se compter et reconnaître leur force, mais on n’apprend pas en un jour l’art de faire la guerre.

La mêlée avait cessé, la scène menaçait de changer de tournure. Ces cinq cents hommes étaient autant de sangliers décidés à faire tête à la meute des cinq ou six mille femmes dirigées par Maggy. C’était l’instant de l’hallali.

L’instant était solennel, quand tout à coup un grand tumulte se fit dans Saint-Patrick’s Street. Toutes les têtes se tournèrent de ce côté et l’on vit apparaître, entre la double haie de la foule qui se rangeait, un groupe de cavaliers suivis d’une troupe en bon ordre.

En tête marchait un homme fier, le front haut levé et dont le regard s’abaissait parfois avec bonté, avec confiance, sur ce peuple de Dublin, sur ces femmes héroïques qui, sans qu’il les en eût priées, venaient de conquérir pour lui la ville. De le voir si beau, si noble, lui, l’inconnu, le sauveur dont on parlait depuis quelques jours en Irlande et dont elles ignoraient le nom, elles étaient fières de ce qu’elles avaient fait. Elles lui baisaient les genoux au passage, tendaient vers lui leurs mains rouges de sang ou noires de la fumée du combat. Haletantes et ivres d’espoir, elles poussaient des clameurs de triomphe. Le cortège avait peine à se faire jour parmi leur foule.

Leurs acclamations allaient aussi à Clary Mac-Farlane, dont le bras tenait haut et ferme le drapeau de soie rouge et noir. De même elles acclamèrent Ange Bembo et le grand moine Mickaël Mac’Coghlan, qui, tenant à la main son épée nue, l’éleva vers le ciel et clama le terrible cri de guerre qui vola de bouche en bouche, éveilla tous les échos de Dublin : Revenge and liberty !

Cependant le marquis de Rio-Santo arrivait aux portes de la caserne. D’un coup d’œil, il embrassa l’émouvant tableau qui se présentait à ses regards. Il fit un signe. Les hommes à la branche de houx qui le suivaient coururent aussitôt. Lui-même enleva son cheval, le poussa en avant : deux minutes après, il eût été trop tard pour empêcher les Anglais de tirer sur des femmes.

Un rideau humain se dressa entre les deux partis ennemis et les Anglais jugèrent le moment venu de mourir. Du moins leur mort serait-elle utile à l’Angleterre, puisqu’au bout du canon de leurs fusils ils tenaient le chef de l’insurrection.

Un feu de salve retentit, suivi de longs hurlements de douleur et, quand la fumée se fût dissipée, Rio-Santo apparut calme, mais les sourcils froncés, à l’ombre de l’étendard levé par Clary. Et, debout derrière Fergus, ses pieds nus sur la croupe du cheval et brandissant son étendard à elle, ses loques de pourpre et de deuil, au-dessus de la tête de celui que l’Angleterre appelait avec dédain l’Agitateur, Maggy O’Quennedy se dressa.

Le marquis étendit le bras vers la troupe anglaise :

– Allez, dit-il, et pas de quartier !

Les United Irishmen se ruèrent, acculèrent les soldats. Le massacre fut court. L’épée du Père Mick creusait des sillons terribles et bientôt un monceau de cadavres fut entassé. Il ne s’agissait plus seulement de délivrer l’Irlande, mais de châtier ceux qui, de leurs balles, avaient troué le sein des femmes de Dublin.

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