XXXI Alix et Marie

Alix de Vaunoy entra. Elle était bien changée ; son visage gardait les traces d’une cruelle souffrance. Ses yeux avaient ce regard morne et fixe que laisse après soi la brûlante exaltation de la fièvre.

Au moment où le maître de La Tremlays avait donné le signal à ses quatre estafiers, Alix était couchée sur son lit de douleur et sommeillait péniblement. Autour d’elle veillaient mademoiselle Olive, sa tante, la fille de chambre Renée et une autre servante. Le fracas de l’attaque des Loups vint réveiller Alix en sursaut et frapper d’épouvante les trois femmes qui la gardaient. Mademoiselle Olive s’évanouit au premier coup de fusil, et les deux servantes s’enfuirent affolées par la frayeur.

Alix demeura seule.

Son sommeil, si court et si agité qu’il eût été, l’avait un peu reposée. Le bruit de l’attaque, en ébranlant la faiblesse de son cerveau, y ressuscita quelques vagues pensées, comme la secousse imprimée à un vase rempli d’eau y fait remonter les objets submergés.

Elle eut souvenir de son entretien avec Lapierre et de la mortelle douleur qui avait torturé son âme. Elle prononça le nom de son père, puis le nom de Didier, pour qui désormais sa tendresse était celle d’une sœur ou d’un ange.

Puis, encore, elle se leva, jeta sur ses épaules une mante, prit un flambeau et quitta sa chambre.

Il n’y avait personne pour la retenir.

Dans le corridor elle rencontra plusieurs Loups, qui, maîtres du château, le traitaient en pays conquis ; mais les Loups s’enfuirent à l’aspect de cette pâle figure, qui ressemblait de loin à un fantôme.

Ils n’eurent garde de lui barrer le passage.

Elle choisit d’instinct le chemin de la chambre de Didier. On ne peut dire qu’Alix fût en état de somnambulisme. Elle était bien réellement éveillée ; mais son intelligence flottait dans un milieu obscur ; elle pensait comme on rêve.

Lorsqu’elle ouvrit la porte du capitaine, seule, au milieu de la nuit, l’idée ne lui vint même pas que ce pût être un acte condamnable ou simplement en dehors des lois des convenances. Malgré les demi-ténèbres où son esprit était plongé, elle savait que, entre elle et Didier, il existait un obstacle infranchissable, un abîme rendu plus profond par les accablantes insinuations de Lapierre.

Elle était résignée. Elle l’avait dit à Dieu.

Elle venait au secours d’un homme qui avait été son fiancé, mais qui était son frère.

Par l’angoisse de son dévouement plutôt que par l’enchaînement logique de ses souvenirs et des affreux soupçons qui avaient précédé sa fièvre, elle sentait que Didier était menacé de mort.

Et elle venait.

La scène que nous avons mis si longtemps à raconter, dans le chapitre qui précède, n’avait réellement duré que quelques minutes, et quand Alix arriva au seuil de la chambre de Didier, le combat avait déjà pris fin.

Elle entra, comme nous l’avons dit, en prononçant le nom de celui que sa pure et pieuse conscience lui permettait, lui ordonnait de défendre.

Le vieux majordome, stupéfait de cette apparition, demeura immobile, et n’eut pas même la force de demander conseil à sa bouteille. Alix qui avait fait quelques pas sans le voir, l’aperçut enfin, et, de sa main tendue, lui désigna la porte. Le vieillard sortit aussi vite que le lui put permettre le méchant état de ses jambes avinées.

Alix posa son flambeau sur la table et s’assit au pied du lit. Ses regards s’égaraient dans l’obscurité du corridor, à travers la porte entrebâillée.

La fièvre revenait et mettait un voile plus épais sur son esprit.

– Quelle étrange odeur ! dit-elle après quelques secondes de silence, pendant lesquelles son œil n’avait point cherché Didier. Pourquoi ces hommes dorment-ils sur le carreau ? Ils sont heureux de pouvoir dormir. Moi je vais prier.

Elle mit la main sur son front, et entre ses lèvres pâles une prière coula murmurant.

Puis tout à coup elle frissonna, disant :

– Ils mentent, ils mentent ! Ce ne fut pas mon père qui dirigea le bras de l’assassin !

– Didier ! Didier ! cria dans la cour, sous la fenêtre, la voix de jeune fille que nous avons entendue déjà.

– Didier ! répéta mademoiselle de Vaunoy en faisant effort pour ressaisir sa pensée fugitive ; oui, c’est vrai, je suis venue pour lui… où est-il ?

Elle jeta son regard autour de la chambre et aperçut le capitaine dormant auprès d’elle. Cette vue sembla éclairer soudainement son intelligence.

– Je me souviens, dit-elle, voilà que je me souviens ! Il y avait dans les paroles de ce misérable valet une terrible menace. Les assassins vont venir peut-être…

Elle tourna avec effroi vers la porte ses yeux qui rencontrèrent en chemin, sur le carreau, les trois prétendus dormeurs.

En même temps l’odeur du sang vint de nouveau blesser son odorat.

– Ils sont venus, s’écria-t-elle ; est-il blessé ? Non. Il repose. Dieu soit loué ! son sommeil est tranquille. Mais qui donc a pu le défendre ?

Elle prit le flambeau et l’approcha successivement des trois cadavres.

Elle reconnut Lapierre, lequel gardait, mort, son cynique et insouciant sourire.

Elle reconnut aussi l’autre valet.

Le troisième visage, celui de Jude, était étranger à mademoiselle de Vaunoy. Elle le considéra un instant en silence, puis, se penchant tout à coup, elle prit une de ses mains et la serrant avec passion :

– Que Dieu ait votre âme, murmura-t-elle avec gratitude, vous dont je ne sais pas le nom ; vous êtes mort pour le défendre. Chaque matin et chaque soir, quand je serai loin du monde, je dirai une prière pour que Dieu vous reçoive en sa miséricorde. Ils étaient trois contre vous, davantage peut-être. Vous étiez un vaillant homme et un digne serviteur !

Elle se releva et revint vers Didier.

– Je veux rester là, reprit-elle : on n’osera pas le tuer devant moi.

Les Loups, cependant, continuaient de parcourir le château ; les uns buvaient, les autres dévastaient. Le bruit du pillage et de l’orgie arrivait, comme par bouffées, le long des corridors.

Lorsque ce fracas se calmait, Alix entendait, sans trop y prendre garde, des sanglots de femme dans la cour.

Parmi ces sanglots, elle crut saisir une seconde fois le nom de Didier, et son oreille s’ouvrit avidement.

– Il ne m’entend pas ! disait la voix avec découragement ; il reconnaîtrait mon chant, s’il m’entendait.

Puis elle chantait parmi ses larmes :

Elle cherchait, dans sa détresse,

La forteresse

Où l’Anglais avait enfermé

Son bien-aimé.

Alix se précipita vers la fenêtre. La voix continua :

La nuit venait dans l’ombre

De la tour sombre,

Elle disait sous le grand mur :

Arthur ! Arthur !

Marie ! c’est Marie ! dit Alix dont le cœur battit avec force, c’est Marie, la fiancée de Didier.

Elle ouvrit la fenêtre.

– Marie ! appela-t-elle.

La pauvre Fleur-des-Genêts s’était laissée tomber sur l’herbe. Elle se releva vivement et reconnut à la fenêtre éclairée les traits pâlis de mademoiselle de Vaunoy.

– L’avez-vous vu ? demanda-t-elle.

– Il est là, répondit Alix en se tournant vers le lit.

La chambre de Didier était au premier étage. La fenêtre qui s’ouvrait sur la cour se trouvait entourée de vigoureuses pousses de vigne, dont les branches bossues descendaient tortueusement jusqu’au sol. Fleur-des-Genêts s’élança, légère comme un oiseau. La vigne lui servit d’échelle.

L’instant d’après elle sautait au cou d’Alix.

– Où est-il ? s’écria-t-elle.

Alix lui montra le lit, où Didier, revêtu de son uniforme était étendu…

– Comme je souffrais ! dit-elle en essuyant une larme qui n’avait pas eu le temps de sécher et qui brillait au milieu de son sourire ; je tremblais d’être arrivée trop tard. Merci, Alix… merci, ma bonne demoiselle. Il dort ; il ne sait pas que sa vie est en danger.

– Et comment le sais-tu toi, Marie ? demanda mademoiselle de Vaunoy qui songeait à son père et avait peur.

– Comment, je le sais, Alix ? Ne sais-je pas tout ce qui le regarde ?…

Les yeux des jeunes filles se rencontrèrent.

Alix demanda :

– Le danger qui le menaçait est-il donc connu dans la forêt ?

– C’est de la forêt que vient ce danger, mademoiselle. Ils sont partis ce soir de la Fosse-aux-Loups. Béni soit Dieu qui a permis que les Loups n’aient point trouvé encore la chambre où il repose, il faut l’éveiller bien vite.

– Les Loups, répéta mademoiselle de Vaunoy avec terreur ; les Loups veulent-ils donc aussi l’assassiner ?

– Non, pas eux, mais un misérable dont j’ignore le nom, et qui leur a ouvert les portes de La Tremlays. Mon père déteste le capitaine, parce qu’il est français, et encore pour autre chose. Mon père a dit : je ne frapperai pas, mais je laisserai frapper. C’était dans notre loge qu’il disait cela, et moi j’écoutais derrière la porte de ma chambre. Je me suis jetée aux genoux de mon père ; mon père m’a enfermée dans ma chambrette. Ah ! que j’ai pleuré ! Puis j’ai repris courage, à force de prier. Regardez mes mains, Alix, elles saignent encore. J’ai brisé les volets de ma fenêtre, j’ai sauté dehors et je suis accourue à travers les taillis. Mais les murs du parc sont bien hauts, ma chère demoiselle. J’ai donné mon âme à Dieu avant de les franchir, car je croyais que l’heure de ma mort était venue. Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié de moi, Didier est sain et sauf, et je vous trouve veillant sur lui comme un bon ange.

Elle s’interrompit tout à coup en cet endroit. Un nuage passa sur son front.

– Mais pourquoi veillez-vous sur lui, Alix ? demanda-t-elle.

Ce fut un mouvement passager. Alix n’eut pas même besoin de répondre. Fleur-des-Genêts, en effet, aperçut les trois cadavres et poussa un cri d’horreur.

– Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié de toi, ma fille, répéta mademoiselle de Vaunoy d’un ton lent et grave. Deux de ces hommes qui sont maintenant devant Dieu étaient des assassins : je les connais. L’autre, que je ne connais pas, avait un cœur généreux et un bras vaillant. Plût au ciel qu’il vécût encore, car Didier n’est pas hors de péril. Ce sommeil étrange m’effraie, et je sais que les ennemis du capitaine sont capables de tout.

Marie prit la main de Didier et la secoua.

– Éveillez-vous ! dit-elle ; éveillez-vous… Mais voyez donc, Alix ! Il ne bouge pas !

Elle frémit de la tête aux pieds et ajouta :

– Ce sommeil ressemble à la mort !

– Ce sommeil y pourrait mener, ma fille, répondit Alix dont les beaux traits avaient perdu leur jeune caractère et qui semblait avoir mûri de dix ans depuis la veille ; es-tu forte ?

– Je ne sais. Au nom de Dieu ! aidez-moi plutôt à l’éveiller.

– Il ne s’éveillera pas. Aide-moi à le sauver.

Fleur-des-Genêts, soumettant son esprit à l’intelligence supérieure de sa compagne, vint vers elle et l’implora du regard, attendant d’elle seule le salut de Didier. Alix était une noble fille. Dieu l’éprouvait ici-bas pour la glorifier au ciel.

Elle se pencha sur Fleur-des-Genêts et lui donna un baiser de mère.

– Quand tu seras sa femme, dit-elle, sois bonne et douce, toujours, et garde-lui tout ton cœur.

– Pourquoi me dites-vous cela ? dit Marie ; vous parliez de le sauver…

Mademoiselle de Vaunoy se redressa.

– Tu as raison, dit-elle ; hâtons-nous.

Elle passa rapidement le poignard de Jude à sa ceinture et donna celui de Lapierre à Marie, qui ouvrait de grands yeux et ne devinait point le projet de sa compagne.

– Tu es enfant de la forêt, reprit Alix : tu sais monter à cheval et tu dois être forte. Il nous faut agir en hommes, cette nuit, ma fille. Fais comme moi, et si dans les corridors une arme se lève sur Didier, fais comme moi encore, et meurs en le défendant.

Un feu héroïque brillait dans les yeux d’Alix pendant qu’elle parlait ainsi.

Fleur-des-Genêts la contempla un instant, puis baissa la tête en silence.

– As-tu peur ? demanda Mademoiselle de Vaunoy avec pitié.

– Non, répondit Marie ; mais je pense à votre dévouement, à vos espérances d’autrefois…

Alix releva sur elle ses grands yeux fiers et doux.

Sans répondre, elle passa au cou de Didier toujours endormi la médaille de cuivre qu’elle avait prise à Lapierre la nuit où celui-ci avait tenté d’assassiner le jeune capitaine dans les rues de Rennes. Ses yeux étaient levés vers le ciel.

Aussitôt ce devoir accompli, elle reprit avec énergie :

– Ma fille, j’aime Dieu. Tu seras ma sœur, comme Didier est mon frère. À l’œuvre ! Il ne doit pas s’éveiller dans la maison de mon père !

Avec une vigueur dont nul n’aurait pu la croire capable, surtout en ce moment où elle venait de quitter le lit où la clouait la fièvre, elle souleva les épaules de Didier et fit signe à Marie de soulever les pieds.

Marie obéit passivement, comme un enfant qui suit, sans les discuter, les ordres de son maître.

La couverture fut passée sous le corps de Didier, les deux jeunes filles la prenant par les quatre coins, comme une civière, enlevèrent leur vivant fardeau.

Elles fléchissaient sous le poids. Néanmoins, elles s’engagèrent résolument dans les longs corridors de La Tremlays.

De toutes parts, on entendait les rires et les chants des Loups qui, par bonheur, sérieusement occupés à boire, ne troublèrent point la retraite des deux jeunes filles.

Elles traversèrent sans obstacles les sombres galeries du château et arrivèrent au seuil de la cour, où elles déposèrent le capitaine, pour reprendre haleine.

Fleur-des-Genêts haletait et tremblait. Alix respirait doucement et ne semblait point lasse. Sa compagne la contemplait avec une admiration mêlée d’effroi.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Mademoiselle de Vaunoy en désignant un objet qui se mouvait dans l’ombre du mur.

– C’est un cheval, répondit Marie. Pendant que j’errais dans la cour, un valet du maître de La Tremlays, votre père, est venu l’attacher auprès de la porte.

– Nous n’aurons pas besoin de la clé des écuries, alors. Quant à celle de la porte extérieure, les gens de la forêt ont fait en sorte sans doute que nous puissions nous en passer. Encore un effort, ma fille !

Elles reprirent leur fardeau ; après bien des tentatives inutiles ; elles parvinrent à placer le capitaine sur le cheval, et Marie, qui se mit en selle, le soutint.

– Va, ma fille, dit Alix, j’ai fait ce que j’ai dû, à toi d’achever notre œuvre en lui trouvant un asile.

Fleur-des-Genêts se pencha ; mademoiselle de Vaunoy la baisa au front.

– Vous êtes bonne et généreuse, mademoiselle, murmura Marie. Merci pour lui et merci pour moi.

Les Loups avaient laissé, en effet, la porte ouverte. Alix frappa de la main la croupe du cheval, qui partit aussitôt.

– Que Dieu veille sur lui, dit-elle.

Puis elle s’assit sur le banc de pierre qui est l’accessoire obligé de toute porte bretonne.

Maître Alain, cependant, quelque peu dégrisé par l’apparition de la fille de son maître, était allé rendre compte à M. de Vaunoy du résultat négatif de l’attaque nocturne tentée contre la personne de Didier.

Le vieux majordome eut de la peine à trouver son maître. Celui-ci avait quitté son appartement aux premiers bruits de l’attaque, avait fait seller son cheval, le cheval sur lequel Fleur-des-Genêts et Didier galopent à l’heure qu’il est dans les allées de la forêt ; puis, confiant dans les perfides mesures prises pour réduire les gens du roi à l’impuissance, il s’était rendu au-devant des Loups qu’il avait conduits, de sa personne, au hangar où les voitures chargées d’argent se trouvaient à couvert.

Cela fait, il comptait enfourcher son cheval et courir d’une traite jusqu’à Rennes.

Son plan, pour être extrêmement simple, n’en était que plus adroit. Didier, assassiné pendant l’attaque, passerait naturellement pour avoir succombé en défendant les fonds du fisc qui étaient à sa garde. Les Loups seuls seraient, à coup sûr, accusés de ce meurtre, et lui, Vaunoy arrivant le premier à Rennes pour porter cette nouvelle, ne serait pas le moins désolé de cette catastrophe qui enlevait ainsi, à la fleur de l’âge, un jeune officier de si grande espérance.

Il n’y avait pas jusqu’à l’intrépidité connue de Didier qui ne dût ajouter une probabilité nouvelle à la version du maître de La Tremlays.

Aussi ce dernier était-il parfaitement sûr de son fait. Sa seule inquiétude ou plutôt son seul désir était désormais de mettre une couple de lieues entre lui et ses récents amis les Loups dont il avait de fortes raisons de suspecter les intentions à son égard.

Après avoir fait pendant deux heures de vains efforts pour échapper à la surveillance de ces dangereux compagnons, il s’était enfin esquivé et gagnait à tâtons la porte de la cour pour trouver son cheval, lorsque maître Alain et lui se heurtèrent dans l’ombre.

Aux premiers mots du majordome, Vaunoy fut frappé comme d’un coup de massue. Didier vivait. Tout le reste était peine perdue.

– Comment ! misérables lâches ! s’écria Vaunoy en blasphémant, vous n’avez pas pu ! Je jure Dieu que ce coquin de Lapierre…

– Il est mort, interrompit Alain.

– Mort ? Mais ce démon de capitaine s’est donc éveillé ?

– Non. Mais son valet, que je n’avais pu reconnaître hier, était Jude Leker, l’ancien écuyer de Treml.

– Jude Leker ! répéta Vaunoy qui fit le même raisonnement que Lapierre et en demeura écrasé, mais alors Georges Treml sait tout… et il vit !

– Ce n’est pas ma faute, reprit maître Alain ; Jude Leker a été tué par les nôtres, je suis resté seul en face de ce Didier ou de ce Georges qui dormait comme une souche.

– Eh bien ? Eh bien ?

– Au moment où j’allais faire l’affaire, j’ai vu une personne…

– Qui ? interrompit encore Vaunoy en secouant à la briser l’épaule du vieillard, qui a pu t’empêcher ?

– Mademoiselle Alix de Vaunoy, votre fille, répondit le majordome.

– Ma fille ! balbutia Vaunoy, Alix !

Puis se redressant tout à coup :

– Tu mens ! s’écria-t-il avec fureur ; tu mens ou tu te trompes. Ma fille est sur son lit. Mais, Saint-Dieu ! dussé-je le frapper moi-même, je ne perdrai pas cette occasion achetée au péril de ma vie !

Il écarta violemment le vieil Alain, qui resta collé à la muraille de la galerie, et s’élança vers la chambre de Didier.

Il y avait cinq minutes à peu près qu’Alix et Fleur-des-Genêts l’avaient quittée. Le flambeau brûlait encore sur la table.

Hervé, dont la cauteleuse et prudente nature était en ce moment exaltée jusqu’au transport, enjamba les trois cadavres, et se précipita sur le lit. Le lit était vide.

– Échappé ! murmura Vaunoy d’une voix étranglée.

Il arracha follement les draps du lit et les foula aux pieds dans sa fureur. Puis il s’élança, tête baissée, vers la porte.

Mais il ne passa point le seuil. Un bras de fer le saisit et le repoussa au-dedans avec une irrésistible vigueur. Vaunoy releva la tête et vit, debout devant lui, cet étrange personnage masqué de blanc qui fermait la marche des Loups dans la forêt, et dont le pauvre Jude avait admiré la merveilleuse souplesse.

Vaunoy voulut parler, le Loup Blanc lui ferma la bouche d’un geste impérieux, et entra dans la chambre à pas lents.

– Toujours du sang là où tu passes, monsieur de Vaunoy, dit-il d’une voix basse et qui vibrait profondément.

Il prit le flambeau et examina successivement les trois cadavres.

Lorsqu’il reconnut Jude, un douloureux mouvement agita les muscles de son visage, sous la blanche fourrure qui le recouvrait.

– Il avait promis de le défendre, murmura-t-il : c’était un Breton !

Puis il ajouta d’un ton mélancolique :

– Il n’y a plus que moi pour servir Treml vivant, ou chérir le souvenir de Treml mort.

– L’ami ! dit à ce moment Vaunoy qui avait réussi à recouvrer quelque calme ; je vous ai donné ce soir cinq cent mille livres en beaux écus, c’est bien le moins que vous me laissiez vaquer à mes affaires. Livrez-moi passage, s’il vous plaît, mon compagnon.

Le Loup Blanc secoua sa préoccupation et regarda Hervé en face, à travers les trous de son masque. Puis il se tourna vers la porte ouverte et fit un signe. Cinq ou six hommes armés se précipitèrent dans la chambre.

– À la Fosse ! dit le Loup Blanc.

Vaunoy se sentit soulever de terre et une large main s’appuya sur sa bouche pour l’empêcher de crier.

Quelques minutes après, étendu sur un brancard que portaient quatre hommes, au nombre desquels il crut reconnaître deux de ses propres valets, Yvon et Corentin, masqués de fourrure, Vaunoy faisait route vers la Fosse-aux-Loups.

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