– Assieds-toi près de moi, Bel, ma fille, dit la duchesse Eleonor quand se fut éloignée la suivante qui était venue annoncer la visite du bon duc ; je ne sais pas si je t’ai dit tout ce qu’il te faudrait savoir… je ne sais pas si je me suis fait comprendre… l’avenir se chargera trop tôt de t’instruire. En ce moment, il est également dangereux de parler et de se taire… Embrasse-moi, Bel, et dis-moi que, quoi qu’il arrive, tu m’aimeras toujours.
– En pouvez-vous douter, ma mère ? répondit la jeune fille, qui lui donna son beau front à baiser.
La duchesse l’étreignit entre ses bras avec une sorte de violence. Son émotion grandissait en ce moment d’autant mieux qu’elle essayait de se comprimer.
– Bel, reprit-elle, tu as deviné le grand trouble qui est en moi… La cause de ce trouble t’échappe encore, et pourtant tu es sur la voie… Si tu ne doutes pas encore, déjà tu as peur… Bel, mon enfant bien-aimée, ce sont des circonstances extraordinaires qui nous entourent… Il y a trois jours, nous avions au moins la réalité de l’exil et du malheur… maintenant… oh ! maintenant, il me semble qu’un mauvais rêve pèse sur nous… et qui peut dire quelles seront les angoisses du réveil ? Je te demande une preuve de ton amour filial, un témoignage de ta reconnaissance, Bel, car depuis quinze ans je t’ai donné tout mon cœur… Ma fille, quoi que tu puisses voir et quoi que tu puisses entendre, crois-en ta mère, et ne la juge pas sur les apparences.
Isabel porta la main de la duchesse jusqu’à ses lèvres. Comme elle ouvrait la bouche pour faire la promesse qu’on lui demandait une voix mâle et sonore éclata dans la galerie voisine.
– Mes enfants, disait-elle, dans ce jour, qui est le plus beau de ma vie, voici l’instant bienheureux par excellence, l’instant où je vais revoir enfin tout ce que j’aime, après cette longue et mortelle séparation.
La main d’Eleonor, froide et convulsive, pressa les doigts de sa fille.
– Avec un mot vous pouvez tout me dire, ma mère, murmura Isabel ; au nom de Dieu, qui vous fait souffrir ainsi ?
La duchesse pensa tout haut, au lieu de répondre :
– C’est sa voix… sa voix aussi !… que croire ? Sainte Vierge, ayez pitié de nous !
Hernan de Medina-Celi franchit le seuil à ce moment. C’est à peine si les yeux voilés de la duchesse le virent ; mais Isabel admira franchement la beauté régulière de son visage et sa noble tournure. C’était bien ainsi qu’elle avait rêvé son père, d’après les récits poétiques de la duchesse elle-même.
Il referma la porte aussitôt qu’il fut entré, et traversa la chambre d’un pas empressé. Ses deux bras s’ouvrirent. Il parut hésiter un instant entre la mère et la fille.
– Toutes deux, prononça-t-il enfin d’une voix qui tremblait, toutes deux ensemble sur mon cœur !
La duchesse fit un mouvement comme pour s’élancer. Tout son sang rougit son visage. Ses bras s’ouvrirent d’instinct, mais ils retombèrent. La pâleur revint plus mate à ses joues. Elle resta immobile sur son siège.
Ce fut Isabel seulement qui répondit à l’appel de son père. Le bon duc l’embrassa tendrement, puis il l’éloigna de lui afin de la contempler à son aise.
– Vous êtes belle, ma fille, murmura-t-il comme s’il eût fait effort pour contenir son attendrissement ; on me l’avait dit, mais parfois on flatte l’amour des parents, si facile à tromper… Vous êtes comme était votre mère au temps heureux de nos chères amours.
Un sanglot souleva la poitrine de la duchesse.
– Pourquoi pleurez-vous, madame ? demanda Medina-Celi, et pourquoi n’êtes-vous pas encore dans mes bras ?
Ceci fut prononcé d’un ton doux, avec un mélancolique reproche.
Le bon duc avait ses lèvres distraites sur le front de sa fille, et couvrait sa femme d’un regard triste, où il n’y avait point de colère.
Des spasmes faisaient bondir le sein d’Eleonor.
– Mon Dieu ! balbutiait-elle, mon Dieu ! prenez compassion de moi et faites que je meure !
– Isabel, dit le bon duc, allez vers votre mère… Peut-être l’ai-je offensée sans le vouloir… Elle a été ma meilleure pensée et ma consolation la plus chère pendant les heures de ma captivité… Si je suis coupable envers elle sans l’avoir voulu et sans le savoir, dites-lui, ma fille, que je l’aime et que je sollicite mon pardon.
Isabel obéit, mais la duchesse le prévint en se levant brusquement. Elle fit un pas enfin vers son époux.
– Soyez le bienvenu, seigneur, murmura-t-elle d’une voix brisée. Si je voulais expliquer l’état de mon âme en cet instant, qui devrait être tout à la joie, personne ne me comprendrait et chacun me condamnerait… J’ai souffert longtemps et beaucoup… peut-être n’ai-je pas ce qu’il faut de force pour supporter le bonheur que le ciel nous envoie.
Ce mot bonheur fut dit avec une amertume profonde. En achevant, Eleonor inclina son visage baigné de larmes.
Le bon duc avait marché à sa rencontre. Il prit sa main, qu’il effleura modestement de ses lèvres.
– Eleonor, dit-il avec un soupir qui sembla s’échapper malgré lui de son sein, était-ce ainsi que nous devions nous revoir ?
Pour un spectateur de cette scène, la conduite de la duchesse eût été assurément inexplicable. Par instants, elle semblait attirée tout à coup invinciblement, puis une répulsion soudaine venait à l’encontre de ce mouvement et restait victorieuse. Elle hésitait entre deux entraînements qui écartelaient son cœur. Quelque doute terrible était en elle, et chaque minute écoulée augmentait sa détresse.
Ce nom d’Eleonor, prononcé à voix basse fit vibrer tout son être. Un sourire naquit sous ses larmes.
– Parlez, fit-elle d’un accent où l’on sentait l’espoir lutter contre la terreur, vous voyez bien que je souffre, seigneur… je donnerais sur le champ la dernière goutte de mon sang pour mon époux, mais…
– Mais… répéta le Medina-Celi qui fronça le sourcil.
– Mon père ! s’écria Isabel ; seigneur ! c’est elle qui m’a appris à vous connaître et à vous aimer… mes souvenirs d’enfance étaient si vagues !… Elle m’a refait une mémoire, et votre image y était si bien gravée, mon père, que je vous ai reconnu tout de suite.
– Dit-elle vrai ? demanda le bon duc, qui se tourna vers sa femme d’un air suppliant.
Eleonor baissa la tête.
– Ma mère ! fit Isabel implorant à son tour.
Le bon duc attendit un instant la réponse de sa femme. Il fut patient. Le rouge monta au front d’Isabel avant qu’il n’eût froncé le sourcil.
La colère venait cependant ; il sut en contenir les éclats. Sa haute taille se redressa lentement. Une expression de froide ironie fronça ses lèvres.
– Vive Dieu ! dit-il, quel rôle jouons-nous ce matin dans notre maison ? Que s’est-il passé en notre absence ? Hier, sur notre passage, on parlait du retour d’Ulysse, et cela me plaisait, car bien souvent, au fond de mon cachot solitaire, j’avais comparé Eleonor de Tolède, ma femme, à la sage et dévouée Pénélope… Mais Pénélope fut joyeuse et embrassa son époux sous les haillons qui le couvraient.
– Le ciel m’est témoin, s’écria la duchesse en levant un regard passionné vers le portrait suspendu entre les deux fenêtres, que je mettrais mes lèvres dans la poussière du chemin pour baiser la trace des pas de mon Hernan bien-aimé !
Le charmant visage d’Isabel prit une expression de vague effroi. Pour la première fois, elle craignait de comprendre.
– Puis-je réclamer l’explication de l’énigme contenue dans les paroles de madame la duchesse ? demanda le Medina-Celi froidement.
Au lieu de répondre, elle prononça tout bas :
– Ulysse fit-il tuer son chien fidèle, la nuit de son arrivée ?
Le duc recula d’un pas et ses yeux brillèrent ; mais, au lieu de s’abandonner à son courroux, il reprit la main d’Eleonor qu’il avait abandonnée.
– Madame, dit-il d’un ton pénétré, moi aussi j’ai souffert beaucoup et longtemps… Me voilà presque un vieillard, moi qui ai quitté cette maison, un jour dans tout l’éclat de ma force, dans toute l’ardeur de ma jeunesse… Je ne veux point céder aux conseils d’une vaine colère… je ne veux point perdre, par une impatience d’enfant, l’espoir qui renaissait après toute une vie de tortures… Il se passe ici quelque chose d’étrange ; un obstacle mystérieux est entre nous, qui nous aimions d’un si tendre amour. J’ai sollicité de vous une explication, vous m’avez fourni une réponse ambiguë qui semble contenir un soupçon ou un outrage ; ceci devant votre fille, que voici, pâle, inquiète et dévorant ses larmes… Certes, ce n’était pas ainsi qu’elle se représentait l’arrivée d’un père. Revenez à vous, madame, je vous en conjure, pour moi d’abord, qui suis prêt à tout pardonner, car mes bras s’ouvrent d’eux-mêmes… pour vous aussi qui êtes une noble et sainte femme, égarée par je ne sais quel chimérique éblouissement… pour cette enfant surtout, pour notre fille chérie qui attend et se demande : Quel crime a commis mon père ?
– Cela est vrai, ma mère, balbutia Isabel.
Eleonor de Tolède cacha son visage entre ses mains. On put l’entendre murmurer :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne peux pas… Je ne sais pas !
Le bon duc croisa ses bras sur sa poitrine et se tourna vers Isabel.
– Faites comme moi, ma fille, dit-il avec un redoublement d’onction, ne condamnez pas… cherchons à nous éclairer ensemble… ceci est une maladie : soyons-en les médecins…
– Vous êtes bon, mon père, dit la jeune fille, émerveillée de tant de douceur.
La duchesse pensait :
– Ce n’était pas ainsi qu’il parlait… Tout ce que celui-là dit, il l’eût fait…
– Les dernières paroles de votre mère, poursuivait cependant le Medina-Celi, m’ont donné à penser qu’il y avait un doute en elle… Qui sait si elle n’a point de bonnes raisons d’avoir de la défiance !… Moi, pendant ces quinze ans, j’étais du moins protégé par les murailles mêmes de ma prison… mais elle… L’exil laisse le champ libre à toutes les tentatives. Qui sait si l’imposture n’a pas déjà frappé à sa porte ?
Madame, poursuivit-il en s’adressant à la duchesse, dont l’air morne et farouche faisait songer à la folie, les sacrifices coûtent peu quand on aime, mon sang est orgueilleux, vous vous en souvenez bien… cependant il ne me répugne pas de m’humilier devant vous… J’aurai le courage de subir tous les examens que me prescriront vos défiances. Mettez-moi à l’épreuve, je me livre à vous. Loin de souffrir en m’abaissant ainsi, je sens que j’éprouverai une sorte de plaisir à combattre le démon qui vous obsède. Je tendrai l’arc d’Ulysse si vous le mettez entre mes mains, et je serai heureux, et je serai fier, entendez-vous, madame, d’avoir reconquis, à force de patience, la place qui m’appartient dans ce cœur si digne et si grand… Je serai fier et je serai heureux de vous avoir rendue à vous-même !
– Oh ! ma mère ! s’écria Isabel, votre époux est un saint !
Eleonor découvrit son visage inondé par les pleurs. Son regard, où se lisait un poignant découragement, se fixa sur sa fille. Elle dit d’une voix haletante et brisée :
– Bel, pauvre enfant chérie, vas-tu m’abandonner ?
La jeune fille allait répondre. Le bon duc lui imposa silence par un signe tout paternel. Ce signe voulait dire : N’entravez pas la malédiction morale que je vais opposer au mal de cette pauvre femme.
– Que vous faut-il pour croire ? poursuivit-il en se rapprochant d’Eleonor ; dois-je vous traiter en incrédule et vous fournir des preuves irrécusables ? Dois-je me borner à ces souvenirs qui nous sont communs ? Dois-je vous parler de mon frère bien-aimé, Louis de Haro, et de cette autre Isabel dont la mémoire chérie a été la marraine de notre fille ?
Eleonor de Tolède écartait peu à peu les mains qui couvraient son visage. Son front s’éclairait, on voyait naître dans ses yeux la persuasion consolante.
Isabel était radieuse.
Le duc Hernan se prit à sourire.
– Non, n’est-ce pas ? poursuivit-il, ces choses, on a pu me les conter… Il en est d’autres dont nul n’avait le secret. Nos petits mystères à nous deux, nos joies et nos souffrances partagées. Madame, écoutez-moi ; écoutez-moi aussi, dona Isabel. C’était à la fin de l’hiver, en l’année 1627… il y a quinze ans… Février, si dur aux autres climats, avait laissé à nos jardins leurs senteurs embaumées… Comme nous nous suffisions à nous-mêmes, nous n’allions jamais chercher hors de l’enceinte de la maison de Pilate des distractions dont nous n’avions que faire, des plaisirs dont nous ne voulions point, cela est-il vrai, madame ?
– Cela est vrai, seigneur, prononça Eleonor d’une voix faible et comme malgré elle.
Le bon duc échangea un regard avec Isabel.
Ils triomphaient ensemble ; ils étaient d’accord.
– Oh ! oui ! reprit ce modèle des époux ; cela est vrai… nous n’avions qu’un cœur… nous nous étions dit tout ce qui peut se dire, depuis trois ans, que nous étions heureux, et cependant nous étions insatiables de cette joie d’être ensemble. Ces jours ne suffisaient pas à la félicité toujours nouvelle de nos longues et solitaires causeries.
La duchesse soupira.
– C’était donc, reprit Medina-Celi, le 9 février 1627.
– Date chère, mais fatale ! murmura la duchesse.
– Beau jour, n’est-ce pas, madame ?… et qui devait s’achever dans le deuil… Nous avions conduit le matin notre Isabel à l’église Saint-Ildefonse pour renouveler son vœu annuel… car depuis sa naissance elle portait les couleurs de la sainte mère de Dieu…
– Le bleu et le blanc… c’est vrai…
– Notre Isabel s’était endormie dans son berceau, que j’avais porté moi-même après la chaleur du jour, sous les orangers en fleurs…
– Nous deux, rectifia Eleonor ; je tenais une anse, vous l’autre.
Isabel avait de bonnes larmes plein les yeux.
– Nous deux, répéta le duc, c’est vrai, dirai-je à mon tour… Le ciel qui, jusqu’alors, avait brillé pur et sans nuages, se couvrait tout à coup de noires vapeurs…
– Le vent venait de la sierra, interrompit Eleonor ; le premier coup de tonnerre éveilla notre cher ange.
– Et tous deux encore nous reprîmes le berceau, emportant Isabel effrayée.
Le duc s’arrêta ; la duchesse avait les yeux baissés, mais un sourire errait autour de ses lèvres ranimées.
Comme Hernan tardait à reprendre la parole, elle dit tout bas :
– Où courûtes-vous mettre à l’abri le berceau, seigneur ?
– Ici, madame.
– L’enfant tremblait aux éclats du tonnerre…
– Et vous prîtes votre mandoline, et penchée au-dessus du berceau, vous chantâtes la douce chanson des berceuses de l’Estramadure, et l’enfant qui n’entendait plus les grondements de la foudre, au travers de vos suaves mélodies, se rendormit souriante et heureuse.
Eleonor laissa tomber ses deux bras, et dit, sans savoir peut-être qu’elle parlait, tant sa rêverie était profonde :
– C’est vrai… Et nous étions seuls tous deux !
– Seuls avec l’enfant qui n’a point de souvenir… murmura Hernan.
– Tout à coup, s’interrompit-il en changeant de ton, cette porte s’ouvrit, cette porte que voilà… Un de nos valets entra…
– C’était Savien…
– Oui… Savien… Il nous dit : « Les gens du roi sont dans la cour… » Vous souvenez vous de ce que vous fîtes, madame ?
– Si vous le dites, seigneur, que Dieu soit béni !
– Vous croirez ?
– Je demanderai grâce.
– Les gens du roi venaient pour m’arrêter, madame. Vous tirâtes mon épée hors du fourreau, vous qui êtes femme, mais qui êtes Tolède… vous me la mîtes dans la main, et vous criâtes : « Défends-toi, Guzman, pour ton enfant et pour ta femme ! »
Eleonor glissa hors de son fauteuil et se laissa choir à genoux.
– Et ton père me répondit, ma fille, poursuivit-elle, car tu as raison, c’est un saint… ton père me répondît par la devise de son aïeul : Mas el rey que la sangre… le roi passe avant la famille. Et l’épée que j’avais mise dans sa main, il la rendit a don Martin Herrera, capitaine des gardes… et ce jour fut le dernier de nos jours heureux.
Elle embrassa les genoux du bon duc qui essayait de la relever, et acheva :
– Seigneur, vous êtes don Hernan, mon époux, et je vous demande grâce.
Une heure s’était écoulée. La duchesse Eleonor avait été si longtemps entourée de pièges ! Elle semblait guérie complètement de ses doutes.
Cependant la duchesse avait écarté de ces explications deux points qui naguère semblaient lui tenir fort au cœur. Elle n’avait point parlé de ce mendiant dont l’apparition soudaine l’avait si fortement émue, la veille au soir, sur le parvis de Saint-Ildefonse ; elle n’avait parlé ni de ce bruit entendu dans la ruelle, ni de cette porte ouverte dans l’oratoire, ce cri jeté à l’annonce de la visite du bon duc : « Ce n’était pas par là qu’il devait venir !… »
Certes, ce n’étaient pourtant point là des détails insignifiants. L’une ou l’autre de ces circonstances eût sans nul doute fait jaillir quelque lumière.
Ce ne pouvait être oubli. La duchesse Eleonor avait peut-être ses raisons pour ne point entamer ce chapitre.
Isabel venait de quitter le coussin où elle s’était assise aux pieds de son père et de sa mère.
Elle avait gagné la fenêtre. Son front pensif s’appuyait sur sa main.
Tout était bien. Tout nuage avait disparu de ce ciel pur. Il n’y avait là que repos et bonheur.
Mais comment exprimer cela ? Ce repos était morne ; derrière le double sourire des époux, ce bonheur était froid comme les pâles rayons du soleil d’hiver qui va se noyer dans les pluies.
Vous avez vu de ces comédies habilement et péniblement combinées où la situation se pose dès les premières scènes et grandit, ménagée avec un soin laborieux, jusqu’au moment où doit éclater la péripétie. La péripétie éclate, l’effet se fait, pour employer l’argot de ce grand art, étranglé vif par le métier. La foudre gronde en un mot, et le public est de glace, parce qu’il a deviné dans la coulisse la machine à tonnerre.
Rien ne manque, sauf la vérité. Cette pauvre vérité est-elle donc quelque chose, et faut il encore compter avec elle ?
Le regard d’Isabel se perdait dans l’ombre de ces grands massifs qui étaient au delà de la pelouse bordée d’orangers. Un instant elle avait senti au fond de son cœur une véritable joie. L’effet s’était fait, mais un vide étrange avait suivi cette plénitude.
Isabel s’étonnait franchement d’avoir essuyé sitôt ses larmes d’allégresse. Elle s’accusait d’indifférence et de dureté de cœur. L’image qui passait et repassait dans son rêve, Isabel eût voulu l’éloigner ce matin.
Toutes les heures de ses nuits et de ses jours étaient à ce rêve. Ne pouvait-il, ce rêve, laisser quelques minutes à la pensée de son père ?
Ce rêve exerçait sur elle une tyrannie effrontée.
– Mon père a trop souffert pour ne pas être compatissant, songeait-elle ; je lui montrerai mon âme… Ramire est un gentilhomme… nous nous agenouillerons tous les deux…
Elle s’interrompit pour écouter, parce que le bon duc élevait la voix.
– Je ne vous blâme point, madame, disait-il ; les apparences étaient sans doute contre ce pauvre homme, puisque, dans votre justice, vous avez cru devoir lui infliger un châtiment si dur… mais il s’est vengé comme il faut, je vous en fais juge… c’est à lui que vous devez d’embrasser aujourd’hui votre époux.
– Je ferai au seigneur Pedro Gil toutes les réparations qu’il vous plaira d’exiger, répondit la duchesse.
– Exiger, moi ! se récria Medina-Celi ; je plaide la cause du dévouement humble et de la patiente fidélité, voilà tout. Je m’adresse à votre intelligence en même temps qu’à votre équité ; je vous demande, chère âme, si ce bon serviteur n’a pas accompli un double miracle en réunissant à Séville, dans la maison de Pilate, l’exilée de l’Estramadure et le captif de Alcala de Guadaïra.
– Notre fortune est grande, seigneur… de pareils dévouements doivent être récompensés.
Ce disant, la bonne duchesse fit comme sa fille ; elle appuya sa tête rêveuse contre sa main.
Et, chose plus étrange, le bon duc profita de ce moment pour tourner la tête et pour ouvrir la bouche toute grande en un formidable bâillement.
À coup sûr, la situation changeait de physionomie. Le bon duc, à cette heure où personne ne l’épiait, détendait avec volupté les muscles de sa face et semblait chanter un hymne à l’ennui.
Ses traits, son regard, tout en lui disait mieux encore que son bâillement même :
– J’ai de tout cela par dessus la tête et je voudrais être à cent lieues d’ici.
Par les cinq plaies ! pour nous borner à ce seul juron du terroir, Ulysse démentait outrageusement son rôle. Est-on fatigué si tôt de Pénélope ?
Au milieu de ce silence anormal qui régnait dans cette chambre, où les tendres paroles auraient dû si vivement se croiser, on entendit un petit cri étouffé. C’était Isabel, qui se redressait en même temps, éloignant sa tête de la jalousie tombée.
– Qu’est-ce, Bel ? demanda la duchesse.
– Une guêpe… balbutia la jeune fille.
Elle s’assit ; le souffle lui manquait.
La duchesse la couvrit d’un regard perçant.
Une guêpe voltigeait en effet, voyez la providence d’amour ! bourdonnant et choquant bruyamment contre les lambris son thorax zébré de noir et de jaune.
Mais le trouble d’Isabel persistait et allait même en augmentant, bien que la guêpe se fut éloignée d’elle.
En outre, l’œil voilé de la jeune fille, invisiblement sollicité, cherchait à glisser un regard entre les tablettes de la jalousie.
Y avait-il une autre guêpe dehors ?
Eleonor fit mine de se lever pour se rapprocher de la fenêtre. Le bon duc la retint et Isabel respira.
Le bon duc avait aux lèvres un sourire légèrement ironique. Vous eussiez dit un homme qui prend tout à coup son parti en brave.
– C’est l’âge des guêpes, fit-il d’un ton délibéré en se penchant à l’oreille de sa femme ; auriez-vous ici quelque jeune page ?
– Monseigneur ? interrompit dona Eleonor stupéfaite et indignée.
– C’est l’âge, répéta paisiblement le bon duc ; j’ai pensé à cela bien souvent dans ma prison. Votre haute prudence me rassurait, madame… mais la fille d’un proscrit est exposée…
Il s’arrêta, croyant que la duchesse allait répliquer, mais elle avait baissé les yeux et gardait un fier silence.
Isabel avait repris sa place à la croisée. On voyait, de profil perdu, les battements précipités de son sang. La guêpe cependant était partie. Pourquoi le sein d’Isabel continuait-il de battre ?
C’est que la cause de son trouble se rapprochait au lieu de s’éloigner.
Le bon duc ne se trompait qu’en un point ; il ne s’agissait pas d’un page.
Au moment où dona Isabel avait laissé échapper son premier cri, elle écoutait sans frayeur aucune le vol bourdonnant de la guêpe. Dans le noir des massifs, une silhouette s’était soudain détachée.
Une vision plutôt, car le rêve d’Isabel prenait un corps.
Ramire était là. Veillait-elle ? Ramire dans l’enceinte des jardins de Pilate !
C’était lui. Les yeux d’Isabel ne pouvaient la tromper. Seulement, à la place de son pauvre harnois de la veille, Ramire portait un riche costume de gentilhomme.
Pour elle, Ramire n’était pas plus beau ainsi, mais il était toujours bien beau ; et comment expliquer la féerie de cette transformation ?
Ramire, dont la tête était à prix, Ramire costumé comme un grand d’Espagne !
Cela valait bien un cri étouffé. Bienfaisantes guêpes, pourquoi ces ingrates jeunes filles vous pourchassent-elles parmi les fleurs ?
Ramire disparut au coude d’une allée tournante. Désormais les massifs cachaient sa marche, mais Isabel sentait qu’il approchait.
Elle avait peur, et elle était heureuse ; son cœur battait à la fois de frayeur et de joie.
Que venait-il faire, grand Dieu ? À quoi s’exposait-il ? Combien son amour était grand pour braver tant de périls !
Isabel aurait bien voulu soulever la jalousie pour lui faire signe, pour lui dire : Au nom du ciel ! éloignez-vous !
Mais le moyen de soulever la jalousie ? Les guêpes ne servent point à cela.
– Croyez, madame, reprit le bon duc, que j’apporterai en cette matière tout le sérieux qui convient… Vous ne pouvez vous étonner que notre fille chérie ait occupé beaucoup ma pensée pendant les heures de ma captivité… Isabel a dix-sept ans… J’ai songé pour elle à un mariage…
Il n’y a point de préoccupation ni de distraction qui puisse empêcher ce mot d’arriver aux oreilles des jeunes filles. Elles entendent ce mot au travers des cloisons les plus épaisses, elles l’entendent hors de portée de la voix, elles l’entendent même souvent alors que personne n’a songé à le prononcer.
La brise le soupire en passant, ce mot qui est fée ; le feuillage des arbres le murmure, l’eau des ruisseaux le chante.
Qu’elles soient riches ou pauvres, belles ou laides, héritières de duc ou filles de vilain, elles l’entendent. Et les années n’y font rien, voilà le miracle. Ce sens fantastique se perfectionne avec l’âge. À cet égard, les oreilles les plus fines appartiennent aux filles de quarante ans.
Isabel entendit. Son regard épouvanté se réfugia vers sa mère. Celle-ci, parmi toutes les impressions qui se disputaient son âme, eut un vague mouvement de joie. Elle sentait se renouer ce pacte maternel et filial que l’arrivée du père avait relâché, sinon rompu.
Le premier besoin pour une mère est d’avoir le cœur de son enfant, tout le reste cède à cette nécessité de la loi de nature. Le regard de la duchesse répondit à celui de sa fille. Les yeux se parlèrent. Isabel sut qu’elle avait un appui et un défenseur.
Le bon duc cependant poursuivait ainsi :
– J’y ai songé mûrement, j’y ai songé longtemps… Hier, nous étions au plus bas, et si les circonstances nous sont favorables, nul ne peut répondre de l’avenir. Qui sait si nous ne retomberons pas demain ? La prudence nous conseille donc d’assurer, pendant que la chose est possible et même facile, la situation de notre Isabel… Est-ce votre avis, madame !
– Je ne crois pas, seigneur, répliqua la duchesse, qu’on puisse répondre par un oui ou par un non a une semblable demande. Cela dépend du choix que vous avez fait d’abord. Cela dépend ensuite de l’inclination de notre fille.
Isabel écoutait assurément de toutes ses oreilles, mais elle regardait aussi de ses yeux. Ramire était maintenant au milieu du parterre. Il se dirigeait vers la maison, tête haute et sans prendre souci de se cacher.
Isabel n’osait plus faire un mouvement de peur de trahir sa joie ou sa détresse.
– Vive Dieu ! s’écria le bon duc en se renversant sur son siège ; je sais bien que je reviens de l’autre monde… Mais, pendant que j’étais sous les verrous, les mœurs espagnoles ont-elles si fort changé ?… Sommes-nous devenus, nous autres grands d’Espagne, des Français ou des Anglais, pour céder aux fantaisies de nos filles ? Avons-nous pris la coutume d’abdiquer notre puissance paternelle, qui a sa base dans la loi divine comme dans la loi humaine, dans les livres sacrés comme dans le droit des religions antiques ?… Si cela est, il faut m’en instruire, madame, car je suis de vieux sang, et je ne vois dans tous ces tableaux qui représentent mes aïeux au conseil ou au combat, je ne vois aucun Guzman qui ait dépouillé follement sa prudence pour agir selon le caprice d’une fillette amoureuse.
– Monseigneur, murmura la duchesse, je ne sais ce qui est advenu des mœurs et coutumes de l’Espagne ; mais la prison a fait de vous un habile clerc. Vous étiez moins savant autrefois.
– Est-ce un crime, madame ? riposta Medina-Celi, qui rougit, mais domina sur le champ son trouble ; eh bien ! oui, j’ai étudié ; ces heures de solitude sont propices à la lecture et à la méditation… J’ai pardonné une fois, madame ! ajouta-t-il en voyant la défiance renaître sur les traits de dona Eleonor ; je ne voudrais pas, moi qui suis époux et père, en appeler dès ce premier jour à mes droits de maître absolu.
Une voix qui s’éleva sous la fenêtre prévint la réponse d’Eleonor.
La voix était douce et mâle à la fois. Vous eussiez dit qu’une invisible main venait de teindre en pourpre les joues et le front d’Isabel.
– Je veux parler au duc de Medina-Celi, disait la voix, j’ai rendez-vous avec lui ce matin.
– Serait-ce déjà Escaramujo ?… murmura le bon duc, dont le visage austère eut, ma foi, une nuance d’espièglerie.
Comme les valets discutaient au dehors, la voix reprit d’un accent péremptoire :
– Sa Grâce m’attend.
Isabel jeta sur son père un regard stupéfait. Son père attendait Ramire de Mendoze ! Parmi ces énigmes accumulées, quel nouveau mystère venait brocher sur le tout ?
La duchesse seule était calme, elle n’avait rien vu ; elle n’attendait personne.
La porte s’ouvrit ; un valet parut et dit :
– Monseigneur veut-il recevoir un certain gentilhomme qui prétend…
– Sans doute, interrompit le bon duc ; qu’il entre !
– Si toutefois, se reprit-il avec une grande affectation de courtoisie, madame la duchesse daigne le permettre.
– Vous êtes ici le maître absolu, prononça Eleonor en s’inclinant.
Le valet sortit. Isabel appuya ses deux mains contre son cœur.
L’instant d’après, notre Ramire faisait son entrée.
Il s’attendait à voir le duc seul. La présence des deux dames fit monter un incarnat léger à ses joues. Il salua la duchesse avec respect, et baissa les yeux en s’inclinant devant Isabel.
Puis, il s’avança vers Medina-Celi en disant :
– Monseigneur, me voilà pour vous obéir.
– Qui diable est celui-ci ? pensait le bon duc désappointé ; si je n’avais cru que c’était Escaramujo !
D’instinct, Isabel était revenue auprès de sa mère.
– Te voilà bien émue, Bel, dit la duchesse à son oreille.
– J’ai entendu, mère, et si vous saviez…
– Peut-être en sais-je plus long que tu ne crois, ma fille… Connais-tu ce cavalier ?…
– Oh ! non, mère ! balbutia Isabel.
Puis, honteuse d’avoir menti :
– Je crois que je l’ai vu.
– En Estramadure ?
– Non… oui… Peut-être en Estramadure, ma mère.
Le bon duc avait examiné Mendoze de la tête aux pieds. D’un mouvement brusque, et comme s’il se ravisait tout à coup, il lui tendit la main.
– Bonjour, bonjour, mon jeune gentilhomme, dit-il avec rondeur ; comment cela va-t-il depuis le temps ?
– Je rends grâces à Votre Excellence, répondit Mendoze.
C’est à vous qu’il faudrait demander des nouvelles de toutes vos blessures.
– Ah ! peste, pensa le duc, il paraît que je suis blessé… Le coquin de Pedro Gil m’a laissé au dépourvu sur ce chapitre-là.
– On dirait vraiment, reprit Mendoze dont le regard cherchait Isabel, qu’un bienfaisant enchanteur vous a fourni son baume.
– Vous comprenez, mon garçon, répliqua le duc, dans ma position, je puis me donner les deux meilleurs chirurgiens de Séville.
La duchesse était tout oreilles. Il semblait que chaque parole de son seigneur et maître vînt ajouter désormais aux soupçons qui la tourmentaient depuis le commencement de l’entrevue, et que la fameuse histoire du 9 février 1627 avait un instant dissipés.
– Sur mon honneur ! murmura-t-elle, mes idées vacillent dans mon cerveau… C’est lui et ce n’est pas lui !
– Que voulez-vous dire, ma mère ? demanda Isabel avidement.
La duchesse tressaillit et garda le silence ; mais en elle-même elle poursuivit :
– C’est son noble visage, ce n’est pas sa parole si simple et si grave… c’est sa voix, ce n’est pas son cœur…
– Et pourquoi disiez-vous tout à l’heure, ma mère, reprit Isabel en montrant la porte par où le duc était entré : « Ce n’est pas par là qu’il devait venir ! »
– Tais-toi, Bel, et prie Dieu, répondit la duchesse, la lumière se fera.
Medina-Celi, déjà las de cette entrevue qui le menaçait d’une longue suite de quiproquos, demandait en ce moment :
– Et qui me procure l’avantage de votre visite, mon cavalier ?
Mendoze pâlit. La duchesse se rapprocha.
– Restez, madame, s’empressa de dire Medina-Celi, ceci ne vous touche point.
Pour la première fois, le regard d’Eleonor rencontra celui de Mendoze.
– Ce doit être lui ! pensa-t-elle.
Mendoze ne répondit pas tout de suite. Il sourit à une idée qui lui traversa l’esprit et dit :
– La gaieté de Votre Grâce ne me surprend point. C’est l’effet du bonheur retrouvé.
– Eh, eh ! s’écria le duc en riant aussitôt, vous avez raison, jeune homme… Aujourd’hui ne ressemble pas à hier… Hé, hé, hé !… cette chambre est plus large que ma cellule…
– Je n’ai pas vu la cellule de Votre Grâce… commença Mendoze.
– Que le diable l’emporte ! gronda le duc à part lui ; j’ai cru qu’il m’avait aidé à prendre la clef des champs !…
– Pendant que Votre Grâce accomplissait ce miracle de vaillance… poursuivit notre jeune cavalier.
– Bon, j’ai accompli un acte des vaillance ! pensa le maître de céans ; coquin de Pedro Gil !… impur coquin !
– J’étais caché parmi les ruines, acheva Mendoze.
– Et qu’appelez-vous un miracle de vaillance, s’il vous plaît, mon jeune ami ? car ma modestie m’empêche de comprendre à demi-mot.
– Le fait est, répondit Ramire, que Votre Excellence a l’embarras du choix entre ces merveilles d’audace : la descente au moyen de la corde trop courte… le combat sans autres armes que quelques dalles de pierre… la foudroyante victoire dès que l’épée a été dans votre main…
– On dirait que mon père ne sait pas… murmura Isabel à l’oreille de la duchesse.
Un geste de celle-ci lui imposa silence.
Le bon duc s’essuya le front, où il y avait de la sueur.
– Oui, oui, grommela-t-il ; quand j’ai eu l’épée… c’est certain… Vous êtes un digne gentilhomme, mon jeune camarade, mais par tous les saints, votre nom ne me revient pas… Ne froncez pas le sourcil, c’est pur défaut de mémoire… Si vous saviez comme le moral s’amoindrit dans ces épouvantables cachots…
Ramire, qui avait eu un mouvement de colère, s’en repentit aussitôt.
– Seigneur duc, répondit-il, Dieu me garde d’exiger votre reconnaissance pour le faible service qu’il m’a été donné de vous rendre… Je vous ai dit hier mon nom parce que vous me l’avez demandé, je suis venu en votre maison de Pilate parce que vous m’y assignâtes rendez-vous au moment où vous montiez sur mon cheval… Vous prononçâtes alors, seigneur duc, de nobles et chères paroles qui sont restées dans mon cœur, mais que je ne vous rappellerai point…
– Si fait, jeune homme !… rappelez ! rappelez ! ne vous gênez pas… La mémoire n’y est plus.
Ramire le regardait en face, et, comme la bonne duchesse, il pensait :
– C’est le même visage, c’est la même voix ? Est-ce bien le même homme ?… Y a-t-il là dessous magie ou sortilège ?
Quant au bon duc, il se recordait ainsi :
– Le jeune drôle, à ce qu’il paraît, m’a fourni l’épée et le cheval. Mais alors j’ai dû me sauver… et si je me suis sauvé, mes cartes s’embrouillent ; mon Sosie peut me tomber sur le corps d’un instant à l’autre !… Ah ! Pedro Gil ! Coquin de Pedro Gil !
– Puisque vous l’exigez, seigneur, reprit Ramire, je vous répéterai vos propres paroles… Vous m’avez dit, au moment où nous allions nous séparer : « Don Ramire, vous ressemblez au seul homme que j’aie bien aimé en ma vie. »
La duchesse, à ces premiers mots, ne put retenir un vif mouvement d’attention. Elle regarda Mendoze comme si elle ne l’eut point encore vu, et son âme sembla passer dans ses yeux.
– Que Dieu nous aide ! pensa-t-elle ; c’est la vérité : il lui ressemble. Je ne savais pas pourquoi ces traits si vaillants et si beaux me faisaient battre le cœur.
– Très bien ! fit le bon duc. Seigneur don Ramire, vous avez en effet un faux air… Votre manière de porter la tête… et votre nez… c’est surtout votre nez.
– Vous m’avez dit encore, poursuivit Mendoze : « C’est vous qui m’avez parlé le premier de ma fille ; c’est par vous que j’ai su qu’elle est belle comme les anges et comme sa mère… »
Isabel rougit. Ses yeux s’humectèrent et sourirent.
– Très bien ! répéta Medina-Celi. Vous comprenez : dans ces moments-là, on s’attendrit. Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait plaisir, mon jeune camarade !…
Il ajouta à part lui et comme le vieux Caton radotait son Delenda Carthago :
– Et que Dieu confonde cet infâme coquin de Pedro Gil.
– Vous m’avez dit enfin, acheva Mendoze : « Venez me visiter demain à la dixième heure. Je sais que vous êtes l’ami de Medina-Celi, et que désormais, don Ramire de Mendoze, vous passerez partout où Medina-Celi passera. »
– Voici enfin la parole de mon époux ! s’écria Eleonor de Tolède : cette fois, je le reconnais !
– Par ma foi ! fit joyeusement le bon duc, touchez-là, don Ramire, et pardonnez ce jeu. Vous êtes le meilleur garçon que je connaisse. Avez-vous quelque chose à me demander ?
– Un asile, répondit Mendoze.
Il allait poursuivre. Un geste rapide de la duchesse l’arrêta.
– Pour quelque folie de jeunesse, je suppose ? interrogea Medina-Celi. On vous donnera un lit au palais, mon garçon… Vous mangerez avec mes pages. Par Saint-Jacques ! ce n’est pas moi qu’on accusera jamais d’être un ingrat ? Mais le temps passe ! s’interrompit-il brusquement ; voyons, mon jeune camarade, entre nous deux, point de compliments, n’est-ce pas ?… J’aime à payer mes dettes, moi !… Prenez ceci et soyons quittes !
Il jeta sa bourse dans le feutre de Mendoze, pirouetta sur ses talons et se dirigea vers une embrasure.
Il se disait :
– Les grands seigneurs sont généreux, j’ai agi en grand seigneur… et je ne suis pas fâché de garder ce gaillard-là sous ma main…
Mendoze était resté en place comme si la foudre l’eût frappé. L’humiliation d’être traité ainsi en présence d’Isabel le laissait dans une sorte de stupeur. Il pâlit, saisit la bourse et fit un mouvement comme pour s’élancer vers le duc.
Son regard rencontra pour la seconde fois celui d’Eleonor de Tolède. Elle mit un doigt sur sa bouche et se retira vers son oratoire.
Mendoze salua profondément. Il se trouva un instant seul en face d’Isabel émue et toute tremblante.
Il laissa glisser la bourse à terre sans colère et sans bruit.
– Senora, murmura-t-il, je suis trop payé, malgré cet outrage puisque je vous vois… je vous parle…
– Dans le jardin, prononça tout bas Isabel, sous les massifs… dans une heure !
Mendoze mit la main sur son cœur et s’éloigna ivre de joie.
Isabel rejoignit la duchesse.
– J’ai compris vos hésitations et vos terreurs, ma mère, dit-elle ; Hernan-Perez de Guzman, mon père, n’aurait pas payé sa vie sauvée avec de l’or !