Les expériences du comte de Gasparin

L’une des plus importantes séries d’expériences qui aient été faîtes sur les tables mouvantes est celle du comte Agénor de Gasparin, à Valleyres (Suisse), en septembre, octobre, novembre et décembre 1853, dont il a publié les procès-verbaux dans son grand ouvrage en deux volumes sur ce sujet 42 #id_origin42. Ces séances peuvent être qualifiées de nettement scientifiques, car elles ont été conduites avec tous les soins désirables et sous le contrôle le plus sévère. La table qui a généralement servi se composait d’un plateau en frêne de 80 centimètres de diamètre, monté sur une lourde colonne, avec trois pieds distants entre eux de 55 centimètres. Le nombre des expérimentateurs était ordinairement de dix ou douze, et ils formaient la chaîne sur la table en se touchant, par les petits doigts, de telle sorte que le pouce de la main gauche de chaque opérateur touchait celui de sa main droite, et le petit doigt de la main droite touchait celui de la main gauche du voisin. D’après l’auteur, cette chaîne est utile, mais non absolument nécessaire. La rotation se manifestait ordinairement après cinq ou dix minutes. La table soulevait un pied jusqu’à une hauteur variable et retombait ensuite. Ce soulèvement avait lieu même lorsqu’un homme très lourd se plaçait sur la table. On a obtenu aussi des rotations et des soulèvements sans le contact des mains. Écoutons, du reste, l’auteur lui-même.

C’est une question de fait que je veux résoudre. La théorie viendra plus tard.

Démontrer que le phénomène des tables tournantes est réel, et qu’il est d’une nature purement physique ; qu’il ne peut s’expliquer ni par l’action mécanique de nos muscles, ni par l’action mystérieuse des Esprits, telle est ma thèse. Je tiens à la préciser et à la circonscrire sur-le-champ.

Je ressens quelque satisfaction, je l’avoue, à opposer enfin des preuves sans réplique aux sarcasmes des gens qui trouvent plus commode de se moquer que d’examiner. Je savais bien qu’il fallait en passer par là, et qu’aucune vérité nouvelle ne devient évidente avant d’avoir été ridicule ; mais il n’en est pas moins doux d’atteindre le moment où les choses prennent leur place légitime et où les rôles cessent d’être intervertis. Ce moment aurait pu se faire attendre. J’ai longtemps craint que le phénomène des tables ne se prêtât pas à une démonstration scientifique et décisive ; qu’en donnant une certitude absolue aux opérateurs et aux témoins immédiats, il ne fournit pas d’argument irréfutable à l’usage du public. En présence de simples probabilités, chacun serait resté libre de conserver son opinion particulière ; nous aurions eu des croyants et des incrédules ; le classement aurait eu l’air de s’opérer en raison des tendances plutôt qu’en raison de la connaissance ou de l’ignorance des faits ; les uns se seraient rengorgés dans l’agréable sentiment de leur supériorité intellectuelle et les autres se seraient abandonnés de désespoir au courant des superstitions à la mode ; la vérité incomplètement démontrée aurait été traitée de mensonge, et, qui pis est, elle aurait fini par le devenir.

Grâce à Dieu, il n’en sera pas ainsi.

Nos séances ont été de vraies séances, auxquelles ont été consacrées les meilleures heures du jour, et dont les résultats, vérifiés avec un soin minutieux, ont été consignés dans de véritables procès-verbaux.

J’ai ces procès-verbaux sous la main, et il me semble que je ne saurais mieux faire que de les prendre successivement, et d’emprunter à chacun d’eux les observations intéressantes qu’il peut renfermer. Je suivrai ainsi une méthode historique qui racontera la vérité au lieu de la systématiser. Le lecteur nous suivra pour ainsi dire pas à pas ; il contrôlera mes diverses assertions en les comparant ; il se formera sa conviction lui-même, et jugera si mes preuves ont ce caractère de fréquence, de persistance, de développement progressif que n’ont jamais les fausses découvertes fondées sur quelque coïncidence fortuite et mal définie.

Voila des prémisses qui promettent. On va voir que ces promesses seront tenues. Le premier procès-verbal porte la date du 20 septembre 1853. Auparavant, on avait eu de nombreuses séances, mais on n’avait pas cru nécessaire d’en noter les résultats. Voici en peu de mots quels étaient ceux auxquels les observateurs étaient arrivés.

Ceux-là seuls ont une conviction invincible, écrit l’auteur, qui ont directement et fréquemment participé aux expériences, qui ont senti se produire sous leurs doigts ces mouvements d’une nature particulière que l’action de nos muscles ne saurait imiter. Ils savent, eux, à quoi s’en tenir, car ils ont vu la table se refuser parfois à toute rotation, malgré l’impatience des expérimentateurs et malgré leurs bruyants appels ; puis, ils ont assisté à son départ si doux, si moelleux, si spontané, à son départ qui s’opère, on peut le dire, sous les doigts qui l’effleurent à peine. Ils ont vu parfois les pieds, collés en quelque sorte au parquet, ne s’en détacher à aucun prix, malgré l’excitation des personnes qui forment la chaîne ; puis ils les ont vus d’autres fois accomplir des soulèvements francs, énergiques, venant au-devant des mains, n’attendant pas les ordres pour exécuter avec une vigueur presque effrayante des pensées à peine conçues. Ils ont entendu de leurs oreilles les grands coups et les petits coups, les premiers qui menacent de briser la table, les seconds que l’on a peine à saisir au passage, et dont aucun de nous ne pourrait imiter la prodigieuse délicatesse. Ils ont remarqué que la force des soulèvements n’est pas diminuée quand on dégarnit le côté du meuble qui devrait faire levier ; ils ont commandé eux-mêmes à la table de lever celui de ses pieds sur lequel reposent les seules mains qui composent la portion de chaîne subsistant encore, et le pied s’est levé aussi souvent et aussi haut qu’ils l’ont voulu. Ils ont suivi la table dans ses danses lorsqu’elle frappe la mesure avec un pied, avec deux, lorsqu’elle reproduit exactement le rythme de la musique qui vient d’être chantée, lorsque, se conformant de la façon la plus comique à l’invitation de danser le menuet, elle prend des airs de grand’mère, accomplit gravement un demi-tour sur elle-même, fait la révérence, et avance ensuite en tournant de l’autre côté.

La manière dont les faits s’accomplissent leur en a plus dit que les faits eux-même ; ils ont été en contact avec une réalité qui ne se laisse pas longtemps méconnaître.

Les essais persévérants que nous avions tentés avant le 20 septembre nous avaient déjà conduits à constater deux choses principales : le soulèvement d’un poids que l’action musculaire des opérateurs était impuissante à remuer, la reproduction des nombres pensés.

Voici les procès-verbaux publiés par le comte de Gasparin, ou, du moins, ce qu’ils contiennent d’essentiel. Comme l’auteur, nous les présenterons ici séance par séance. Le lecteur appréciera. Nous l’engageons à les lire avec la plus grande attention. Ce sont des documents scientifiques de la plus haute valeur, et tout aussi importants que les précédents.


Séance du 20 septembre.

On a proposé l’expérience qui consiste à faire tourner et frapper la table lorsqu’elle porte un homme pesant 87 kilogrammes. Cet homme s’est placé sur elle ; les douze expérimentateurs, ayant soin de former la chaîne, y ont appliqué leurs doigts.

Le succès a été complet. La table a tourné ; elle a rappé plusieurs coups. Puis elle s’est dressée entièrement, de façon à renverser la personne qu’elle portait.

Qu’il me soit permis de consigner ici en passant une remarque générale. Nous avions eu déjà de nombreuses réunions ; nos expérimentateurs, parmi lesquels se trouvent plusieurs jeunes femmes délicates, avaient agi avec une persévérance et une énergie peu communes ; leur fatigue physique à la fin de chaque séance était naturellement très grande ; il semble qu’on aurait dû s’attendre, par conséquent, à voir se manifester, au milieu de nous, quelques accidents nerveux plus ou moins graves. Si les explications basées sur les actes involontairement accomplis dans un état d’excitation extraordinaire avaient le moindre fondement, nous aurions eu des extases, presque des possessions, et en tous cas des attaques de nerfs. Or il n’est pas arrivé, en cinq mois de temps, malgré le caractère animé et bruyant de nos expériences, qu’aucun de nous ait éprouvé un seul moment le moindre malaise.

Il y a mieux : lorsqu’on est dans un état de tension nerveuse, on devient absolument impropre à agir sur la table. Elle veut être prise gaiement, lestement, avec confiance et autorité, mais sans passion. Cela est si vrai, qu’aussitôt que j’y mettais trop d’intérêt, je cessais de me faire obéir. S’il m’arrivait, à cause des discussions publiques où j’étais engagé, de désirer trop fortement le succès et de m’impatienter en cas de retard, je n’avais plus aucune action sur la table.


Séance du 24 septembre.

Nous avions assez mal débuté, et nous pensions presque que le produit net de la journée se bornerait aux deux observations suivantes qui ont bien leur prix, en effet, et que notre pratique n’a cessé de confirmer : — D’abord, il y a des jours où l’on ne peut rien faire, quoiqu’on soit aussi nombreux, aussi forts et aussi excités ; ce qui prouve que les mouvements de la table ne sont obtenus ni par la fraude, ni par la pression involontaire des muscles. — Ensuite, il y a des personnes (celles entre autres qui sont maladives ou fatiguées) dont la présence dans la chaîne n’est pas seulement sans utilité, mais nuisible ; dépourvues de fluide, elles semblent, en outre, empêcher sa circulation et sa transmission ; leur bonne volonté, leur foi à la table n’y font rien ; tant qu’elles sont là, les rotations sont faibles, les soulèvements sont languissants, les commandements ne s’achèvent pas, le pied placé devant elles est particulièrement atteint de paralysie ; priez-les de se retirer, et aussitôt la vie apparaîtra et tout réussira comme par enchantement.

Ce n’est, en effet, qu’après avoir pris ce parti, que nous avons enfin retrouvé les mouvements francs et énergiques auxquels nous étions accoutumés.

Nous étions donc assez découragés, lorsqu’enfin l’épuration dont je parlais tout à l’heure a été essayée ; et aussitôt, quelle métamorphose ! Rien ne nous semble difficile ; ceux même qui, comme moi, réussissent médiocrement d’ordinaire, font frapper des nombres pensés avec un entier succès ou avec la légère imperfection assez fréquente d’un coup de trop, tenant au retard dans l’ordre mental qui doit arrêter les coups.

Voyant que tout allait à souhait et décidés à tenter l’impossible, nous entreprenons alors une expérience qui marque notre entrée dans une phase toute nouvelle et qui met nos démonstrations antérieures sous la garantie d’une démonstration irréfutable. Nous allions quitter les probabilités pour l’évidence. Nous allions faire mouvoir la table sans la toucher.

Voici comment nous y sommes parvenus cette première fois :

Au moment où la table était emportée par une rotation énergique et véritablement entraînante, nous avons tous soulevé nos doigts à un signal donné ; puis, maintenant nos mains unies au moyen des petits doigts et continuant à former la chaîne à quelques millimètres au-dessus de la table, nous avons poursuivi notre course ; et, à notre grande surprise, la table a poursuivi également la sienne : elle a fait ainsi trois ou quatre tours !

Nous avions peine à croire à un tel succès ; les témoins de l’expérience ne pouvaient s’empêcher de battre des mains. Et ce qui n’était pas moins remarquable que la rotation sans contact, c’était la manière dont elle s’était opérée. Une ou deux fois la table avait cessé de nous suivre, parce que les accidents de la marche avaient écarté nos doigts de leur position régulière au-dessus des bords ; une ou deux fois, la table avait repris vie, si j’ose m’exprimer ainsi, dès que la chaîne tournante s’était retrouvée dans un rapport convenable avec elle. Nous avions tous le sentiment que chaque main avait emporté par une sorte d’attraction la portion de la table placée au-dessous d’elle.


Séance du 29 septembre.

Nous étions naturellement impatients de soumettre à une nouvelle épreuve la rotation sans contact. Dans le trouble du premier succès, nous n’avions songé ni à renouveler ni à varier cette expérience décisive. Depuis, nous y avions réfléchi ; nous avions senti qu’il importait de refaire la chose avec plus de soin, et en présence de témoins nouveaux ; qu’il importait surtout de produire le mouvement au lieu de le continuer, et de le produire sous la forme de soulèvements au lieu de se borner aux rotations.

Tel était le programme de la réunion du 29 septembre. Jamais programme n’a été plus exactement exécuté.

Avant tout, nous avons recommencé ce qui avait été obtenu le 24. La table étant en grande rotation, les mains s’en sont séparées et ont continué à tourner au-dessus d’elle en formant la chaîne. La table a suivi, faisant tantôt un ou deux tours, tantôt un demi-tour ou un quart de tour seulement. La réussite, plus ou moins prolongée, était certaine. Nous l’avons constatée plusieurs fois.

Mais on pouvait dire que, la table étant déjà lancée, elle conservait une certaine impulsion à laquelle elle obéissait mécaniquement, tandis que nous imaginions qu’elle obéissait à notre puissance fluidique. L’objection était absurde, et nous aurions défié qui que ce fût d’obtenir un seul quart de tour sans former la chaîne, quelle que fût la vitesse de la rotation imprimée ; nous aurions défié surtout qu’on parvint à renouveler la course un moment suspendue. Cependant il est bon en pareille matière de prévenir les objections même absurdes, pour peu qu’elles soient plausibles ; et celle-ci devait paraître telle aux yeux de tout homme inattentif. Il fallait donc arriver à produire la rotation, en partant du complet repos.

C’est ce que nous avons fait. La table étant immobile ainsi que nous, la chaîne des mains s’en est séparée et a commencé à tourner lentement à un centimètre environ au-dessus de ses bords. Au bout d’un moment, la table a fait un léger mouvement, et chacun s’attachant à attirer par sa volonté la portion placée sous ses doigts, nous avons entraîné le plateau à notre suite. Les choses se passaient ensuite comme dans le cas précédent ; il y a une telle difficulté à maintenir la chaîne en l’air sans la rompre, sans l’écarter des bords de la table, sans aller trop vite et supprimer ainsi le rapport établi, qu’il arrive souvent que la rotation s’arrête après un tour ou un demi-tour. Néanmoins, elle s’est prolongée parfois pendant trois tours ou même quatre.

Nous nous attendions à rencontrer plus d’obstacles encore lorsqu’il s’agirait du soulèvement sans contact. Or, il en a été tout autrement ; et cela s’explique, parce qu’il n’y a pas ici de marche circulaire, et il est beaucoup plus aisé de maintenir la position normale des mains au dessus de la table. La chaîne étant donc formée à quelques millimètres du plateau, nous avons ordonné à l’un des pieds de se soulever, et il l’a fait.

Nous étions dans le ravissement. Cette belle expérience a été maintes fois renouvelée. Nous avons ordonné à la table, également sans la toucher, de se dresser et de résister aux témoins, qui avaient besoin de faire un effort pour la ramener à terre. Nous lui avons ordonné de se renverser entièrement, et elle est tombée les pieds en l’air, bien que nos doigts s’en fussent toujours tenus séparés, et l’eussent précédée à la distance convenue.

Tels ont été les résultats essentiels de cette réunion. Ils sont tels que j’hésite à mentionner à côté d’eux des incidents d’une importance secondaire.

Je dirai seulement, en passant, que la séance avait été très décourageante au début ; que non seulement il avait été nécessaire d’écarter quelques opérateurs nouveaux, mais que plusieurs des anciens étaient dépourvus de leur entrain habituel. La table obéissait mal ; les coups étaient frappés mollement et comme à regret ; les nombres pensés ne s’achevaient pas. Alors nous avons pris un parti dont nous nous sommes bien trouvés : nous avons persévéré, et persévéré gaiement ; nous avons chanté, nous avons fait danser la table, nous avons écarté la pensée des tentatives nouvelles, et insisté sur les opérations aisées et amusantes. Après un certain temps, les dispositions étaient changées, la table bondissait et attendait à peine nos commandements ; nous étions en mesure d’aborder les choses sérieuses.


Séance du 7 octobre.

Longue réunion, très fatigante. Elle a été principalement consacrée à l’essai de divers mécanismes qui n’ont eu aucun succès : anneaux de métal, cadres de canevas ou de papier placés au-dessus de la table, plateaux pivotants, touches à ressorts. Soit que la vue des engins en question supprimât l’émission du fluide chez les opérateurs, soit que les engins eux-mêmes supprimassent sa circulation dans la table, soit enfin que les conditions naturelles du phénomène fussent troublées d’une autre manière, il est certain que les résultats ont été ou nuls ou contestables.

Une seule expérience nouvelle a réussi. Un plateau tournant sur pivot soutenait un baquet. Après l’avoir rempli d’eau, j’y ai plongé mes mains ainsi que deux autres opérateurs. Nous y avons formé la chaîne, nous nous sommes mis à tourner, en évitant de toucher le baquet ; et celui-ci n’a pas tardé à se mettre aussi en mouvement. La même chose a été faite plusieurs fois de suite.

Comme on aurait pu supposer que l’impulsion donnée à l’eau suffisait pour entraîner un baquet aussi mobile, nous avons procédé immédiatement à la contre-épreuve. L’eau a été agitée circulairement, et cela avec beaucoup plus de rapidité que lorsque nous y formions la chaîne ; mais le baquet n’a pas bougé. Reste à savoir, sans doute, si l’un de nous trois n’a pas touché intérieurement le baquet et n’a pu déterminer son mouvement. À cela je réponds, d’abord, que la manière dont nos mains étaient plongées prouvait jusqu’à l’évidence qu’aucun de nos doigts ne pouvait matériellement atteindre de fond ; ensuite, qu’ayant soin de faire la chaîne au centre, il n’était guère moins difficile que nous nous missions en contact avec les parois verticales.

Et cependant, le doute n’étant pas absolument inadmissible, je range encore cette expérience parmi celles dont je ne prétends faire aucun usage. Je veux me montrer difficile en fait de preuves.

Celle que fournit l’exécution des nombres pensés est toujours une des plus solides à mes yeux. Elle a eu cela de particulier, dans la séance dont je parle, que chacun des dix opérateurs à son tour a reçu la communication par écrit d’un chiffre, les autres ayant les yeux fermés. Or, sur les dix, un seul n’a pas obtenu une obéissance parfaite du pied qui lui avait été indiqué par des témoins fort soupçonneux. Si l’on veut bien y réfléchir, ou verra que les combinaisons de mouvements imprimés et de fraudes qu’exigerait un pareil résultat, dépassent de beaucoup le cercle des choses admissibles. L’objection a besoin d’inventer un prodige bien plus surprenant que le notre.

Revenons à la démonstration par excellence, au soulèvement sans contact. Nous avons commencé par l’opérer trois fois. Puis, comme on a pensé que la surveillance des témoins s’exercerait d’une manière, plus certaine sur une petite table que sur une grande et sur cinq opérateurs que sur dix, nous avons fait venir un guéridon en sapin, que la chaîne réduite de moitié a suffi pour mettre en rotation. Alors les mains ont été levées, et tout contact ayant cessé, le guéridon s’est dressé sept fois à notre commandement.


Séance du 8 octobre.

Deux faits sont venus confirmer nos résultats précédents.

Parmi les nombres pensés, la malice d’un témoin avait placé un zéro, et le pied indiqué était à la gauche de l’opérateur, en dehors de son action musculaire. Or, le commandement ayant eu lieu sans amener aucun mouvement, nous étions tous désolés, convaincus que notre impuissance actuelle allait jusqu’à ne plus obtenir même le simple soulèvement. J’affirme bien que si l’ébranlement était jamais donné par les expérimentateurs placés en face du pied, il y aurait paru à cette heure-là. Nos nerfs étaient exaltés et notre impatience était au comble ; cependant aucun balancement ne se manifesta, et nous fûmes fort soulagés en apprenant que le chiffre communiqué était zéro.

Le mouvement sans contact a été effectué deux fois.

À notre expérience de la table qui frappe en portant un homme, on avait objecté que cet homme pouvait se prêter au mouvement et même le provoquer en partie. Décidés à rechercher sérieusement la vérité, nous avions senti ce que l’objection avait de plausible et nous étions décidés à y faire droit. L’être vivant, intelligent (et par conséquent suspect), devait être remplacé par un poids inerte ; des cornues remplies de sable devaient être placées au centre précis de la table, sommée alors de montrer son savoir-faire.

Mais le jour était mal choisi. Après avoir posé, l’un sur l’autre, deux baquets pesant en tout 65 kilogrammes, il s’est trouvé que nous étions incapables de produire les soulèvements ; il a fallu se contenter de les continuer ; on a ôté les cornues, la table a été mise en mouvement, et les cornues, replacées pendant qu’il avait lieu, ne l’ont nullement arrêté ; elles ont été ballottées avec tant de force que le sable jaillissait de tous cotés.

Le reste de la séance a été consacré à de nouvelles expériences sur la prétendue divination.

Lorsqu’on demande à la table de deviner une chose qui est connue d’un des membres de la chaîne, il arrive assez fréquemment et fort naturellement qu’elle devine. C’est l’opération des nombres pensés, ni plus ni moins.

Lorsqu’on lui demande de deviner une chose qui est connue d’un des assistants, lequel ne fait pas partie de la chaîne, il arrive quelquefois qu’elle devine. C’est lorsque la personne en question est douée d’une grande puissance fluidique et peut l’exercer à distance. Nous n’avons rien obtenu de semblable ; mais d’autres ont réussi, et leur témoignage paraît trop bien établi pour pouvoir être révoqué en doute.

Jusqu’à présent, on le voit, pas la moindre trace de divination ; action fluidique, rapprochée ou distante.

Si les tables devinent, si elles pensent, s’il y a là des Esprits, nous devrions obtenir des réponses concluantes dans le cas où personne ne connaît les faits ni dans la chaîne ni hors de la chaîne. Or, le problème ainsi posé, sa solution n’est pas difficile.

Prenez un livre ; ne l’ouvrez pas, mais invitez la table à lire la première ligne de la page que vous désignerez, de la page 162 ou de la page 354. La table ne reculera pas ; elle frappera des coups et vous composera des mots. C’est ainsi, du moins, qu’elle a toujours agi à notre égard. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine ; c’est que ni ici ni ailleurs, ni à présent ni plus tard, aucun Esprit, si madré soit-il, n’a lu et ne lira cette simple ligne. Je recommande l’expérience aux partisans des évocations.

Quant aux noisettes, aux pièces de monnaie contenues dans la bourse, aux heures, aux cartes à jouer, les tables se conforment exactement au calcul des probabilités, elles devinent juste autant que vous, que moi. Comme il s’agit de petits nombres dont on se fait une idée approximative, le cercle des combinaisons possibles est fort peu étendu ; l’esprit se fixe sur un chiffre qui a passablement de chances d’être vrai ; la proportion entre les échecs de la table et ses succès se trouve là ce qu’elle serait en dehors de toute divination miraculeuse.


Séance du 9 novembre.

Avant d’entrer dans le récit de cette séance, remarquable entre toutes, je dirai que ni le thermomètre ni la boussole n’ont fourni la moindre indication intéressante. J’ai cru devoir le noter en passant, pour montrer au lecteur que nous n’avons pas négligé l’emploi des instruments qui sembleraient pouvoir mettre sur la voie d’une explication scientifique. En général, je passe cela sous silence, ainsi que les divers essais qui sont demeurés à l’état d’essais et n’ont conduit à rien de positif.

Notre premier soin a été de renouveler l’expérience du soulèvement d’un poids inerte. Cette fois il était convenu qu’on partirait toujours de l’immobilité absolue ; il s’agissait de produire le mouvement, et non de le continuer.

Le centre de la table ayant donc été fixé avec précision, un premier baquet plein de sable et pesant 21 kilogrammes y a été placé. Les pieds se sont soulevés aisément dès que l’ordre leur en a été donné.

On a posé ensuite un second baquet, pesant 19 kilogrammes, au centre du premier.Ils ont été soulevés, moins aisément, mais très nettement l’un et l’autre.

Alors un troisième baquet, plus petit, et pesant 13 kilogrammes, a été ajouté au-dessus des deux premiers. Les soulèvements ont eu lieu.

Nous avions encore préparé d’énormes pierres pesant ensemble 22 kilogrammes. Elles ont été mises sur le troisième baquet. Après d’assez longues hésitations, la table a levé successivement à plusieurs reprises chacun de ses trois pieds, elle les a levés avec une force, une décision et un entrain qui nous ont surpris. Mais sa solidité, déjà mise à tant d’épreuves, n’a pas pu résister à celle-ci. Fléchissant sous le balancement énergique imprimé à cette masse totale de 75 kilogrammes, elle s’est brisée tout à coup, et sa massive colonne s’est fendue du haut en bas, au grand péril des opérateurs du côté desquels la charge entière a croulé.

Je ne m’arrête pas à commenter une telle expérience ; elle répond à tout. Notre force musculaire n’aurait pas suffi pour déterminer les mouvements qui ont eu lieu. Un poids inerte et sans complaisance aucune avait remplacé la personne dont on avait craint la complicité. Enfin, les trois pieds s’étant dressés, chacun à son tour, on n’a pas la ressource d’insinuer que nous avions fait porter le poids d’un côté plus que de l’autre.

Notre pauvre table ayant été blessée au champ d’honneur et ne pouvant être guérie à l’instant même, nous en avons pris une nouvelle qui lui ressemblait beaucoup. Elle était cependant un peu plus grande et un peu plus légère.

Restait à savoir si nous allions être obligés d’attendre qu’elle fut chargée de fluide ; l’occasion était belle pour résoudre un problème important : où réside le fluide ? dans les opérateurs, ou dans le meuble ? La solution a été aussi prompte que décisive. À peine nos mains formant la chaîne étaient-elles posées sur la seconde table, qu’elle tournait avec la rapidité la plus imprévue et la plus comique. Évidemment le fluide était en nous, et nous étions libres de l’appliquer successivement à diverses tables.

Nous n’avons pas perdu de temps. Dans les dispositions où nous nous trouvions, les mouvements sans contact devaient réussir mieux que jamais. Nous ne nous trompions pas en le supposant.

Les rotations sans contact ont d’abord été opérées, au nombre de cinq ou six.

Quant aux soulèvements sans contact, nous avons trouvé un procédé qui en rend le succès plus facile. La chaîne, formée à quelques millimètres au-dessus du plateau, s’arrange pour marcher dans le sens où le mouvement doit avoir lieu, les mains les plus rapprochées du pied appelé à se dresser sont en dehors du plateau, s’en rapprochent et le dépassent graduellement, tandis que les mains placées vis-à-vis et qui s’étaient avancées d’abord vers le même pied s’en écartent en l’attirant. C’est pendant cette progression de la chaîne, pendant que toutes les volontés sont fixées sur une tache particulière du bois et que les ordres de soulèvement sont proférés avec force, que le pied quitte le sol et que le plateau suit les mains au point de se renverser si on ne le retient.

Ce soulèvement sans contact a été reproduit trente fois environ. Nous l’avons exécuté successivement par chacun des trois pieds, afin d’ôter tout prétexte à la critique. Nous avons, de plus, surveillé les mains avec une attention scrupuleuse ; si l’on veut bien observer que cette surveillance s’est exercée sur trente opérations sans surprendre le moindre contact, on en conclura, je pense, que la réalité du phénomène est désormais placée au-dessus de toute contestation raisonnable.


Séance du 21 novembre.

Ce qui a caractérisé cette séance, c’est l’absence de la personne qui dispose parmi nous de la plus grande autorité sur la table 43 #id_origin43. En opérant sans elle, nous avons été mis à même de constater deux choses : la première, qu’on ne se passe pas impunément d’un expérimentateur hors ligne ; la seconde, qu’on peut cependant s’en passer à la rigueur, et que le succès, quoique moins brillant alors, n’est pas impossible. Je souligne ce dernier point, ainsi que les modifications fréquentes de notre personnel, à l’adresse des gens soupçonneux qui, ne connaissant pas la valeur morale des personnes dont il s’agit, seraient disposés à mettre sur le compte de leur habileté des résultats auxquels elle contribuent essentiellement.

Le phénomène est d’une nature mixte, une posture déterminée et une course circulaire ne suffisent nullement à le faire naître. Il y faut encore et surtout la volonté.

Notre volonté s’étant enfin mise de la partie, et la pression musculaire ayant cédé la place à la pression des commandements, la rotation fluidique est arrivée après cinq ou six minutes de concentration de nos pensées. Nous sentions bien qu’il nous manquait quelqu’un d’important et que nous ne possédions pas toute notre puissance ordinaire ; cependant nous étions décidés à réussir, même au prix d’une plus grande fatigue morale.

Nous avons donc attaqué de front la grande difficulté, les mouvements sans contact.

Les rotations sans contact ont été obtenues trois fois. Je dois ajouter qu’elles étaient très incomplètes ; un quart de tour ou demi-tour tout au plus.

Quant aux soulèvements sans contact, le succès a été plus décisif ; mais il a été acheté au prix d’une dépense de force très considérable. Après chaque soulèvement, nous étions forcés de nous reposer, et lorsque nous avons atteint le chiffre de neuf, il a bien fallu nous interrompre, car nous succombions à la lassitude. Il faut avoir passé par de telles expériences pour savoir ce qu’elles exigent d’attention et d’énergie, à quel point il est indispensable de vouloir, de vouloir absolument que tel nœud du bois de la table suive les doigts étendus qui l’attirent à distance.

Quoi qu’il en soit, notre tentative avait été couronnée de succès, et nous pouvions terminer la séance par des exercices moins épuisants.

L’idée nous est venue alors de nous essayer sur une grande table à quatre pieds. On avait souvent prtendu que les guéridons trois pieds se prêtaient seuls à nos opérations ; il était temps de fournir la preuve démonstrative du contraire. Nous avons pris en conséquence une table dont le diamètre a 1 mètre 16 centimètres, et dont une moitié, indépendante du pied qui la supporte quand il est tiré, se replie à volonté.

À peine nos doigts y étaient-ils placés que déjà elle se livrait avec grand fracas à une rotation dont la vivacité nous surprenait nous-mêmes. Elle montrait ainsi que les tables à quatre pieds n’étaient pas plus rebelles que d’autres. Elle fournissait en outre un nouvel argument en faveur d’une de nos observations précédentes : le fluide est dans les personnes et non dans les meubles. En effet, le mouvement s’était produit presque immédiatement, et avant que la grande table put être considérée comme chargée.

Il s’agissait ensuite de faire frapper des coups par ses différents pieds. Nous avons commencé par ceux qui adhèrent à une moitié du plateau. Trois pieds sont dans ce cas. Ils se levaient deux à deux avec une force telle qu’au bout d’un moment une des roulettes volait en éclats 44 #id_origin44. Or, on se ferait difficilement une idée de l’intensité qu’aurait dû acquérir l’action frauduleuse des doigts pour faire levier sur un meuble aussi lourd, et pour le lancer à cette hauteur.

Restait le pied indépendant du plateau. Nous pensions qu’il obéirait aussi bien que les autres : eh bien ! non : en vain avons-nous prodigué les invitations les plus pressantes, jamais il n’a consenti à se dresser, soit en compagnie de son voisin de droite, soit en compagnie de son voisin de gauche. Nous avons supposé alors que cela tenait aux personnes placées auprès de lui ; nous avons changé la situation respective des membres de la chaîne. Inutiles efforts ! toutes les combinaisons venaient échouer successivement.

Nous tirions déjà de grandes conséquences de ce fait. Mais, comme il a été démenti plus tard, comme le pied rebelle a parfaitement obéi dans une autre réunion, je ne ferai pas confidence de nos raisonnements au public ; je le prierai seulement de remarquer deux choses : d’abord le soin que nous avons pris constamment de vérifier plusieurs fois les choses avant de les affirmer ; ensuite l’impossibilité de recourir aux explications tirées de l’action musculaire. Cette action s’exerçait aussi aisément pour soulever le pied indépendant que pour soulever les pieds collés ; et cependant, par une raison inconnue, mais évidemment étrangère aux lois de la mécanique, les derniers seuls ont consenti à se mouvoir.


Séance du 27 novembre.

Nous étions au grand complet ; mais deux ou trois opérateurs étaient légèrement indisposés. En somme, et quelle qu’en fût la cause, la réunion n’a guère été remarquable que par l’absence presque totale de puissance fluidique. Un seul moment, nous en avons eu un peu. Une demi-heure d’action et deux heures et demie d’inertie, voilà notre bilan.

Rien n’était lamentable et curieux en même temps, comme de nous voir autour des diverses tables, passant de l’une à l’autre, leur ordonnant les choses les plus élémentaires, et ne pouvant obtenir qu’une rotation languissante, qui finissait elle-même par s’arrêter entièrement.


Séance du 2 décembre.

J’aurais été fâché de clore mon récit par un souvenir aussi peu brillant. Par bonheur le dernier de nos procès-verbaux me donne le droit de laisser une tout autre impression au lecteur.

Nous étions bien disposés ; le beau temps y contribuait peut-être, et ce n’est pas la seule fois que j’en ai fait la remarque. Ce qui est certain, c’est que les mêmes personnes qui, le 27 novembre, n’avaient eu qu’une demi-heure de succès et avaient passé le reste de leur séance à solliciter en vain de pauvres rotations manquées ou des coups languissants, gouvernaient aujourd’hui la table avec une autorité, une prestesse, et, si j’ose le dire, une élasticité d’allures qui ne laissaient rien à désirer.

La grande table à quatre pieds a été mise en mouvement, et cette fois la facilité avec laquelle le pied non collé a soulevé sa portion de plateau, a prouvé que nous avions eu raison de ne pas tirer de son précédent refus des conclusions trop définitives.

Chaque fois que nous cherchions à soulever sans contact la portion de la table la plus éloignée de moi, je sentais le pied dont j’étais voisin se rapprocher graduellement et s’appuyer contre ma jambe. Frappé de ce fait, qui s’était renouvelé à plusieurs reprises, j’en ai conclu que la table glissait en avant, n’ayant pas assez de force pour se dresser. Nous exercions donc sur ce gros meuble une action sensible, sans le toucher en aucune façon.

Afin de mieux m’en assurer, j’ai quitté la chaîne et j’ai observé la marche des pieds de la table sur le parquet. Elle variait entre quelques millimètres et plusieurs centimètres Ayant essayé ensuite de replier sans contact la portion mobile d’une table à jeu recouverte en drap, nous avons obtenu le même résultat. Le plateau ne cédait pas à notre influence ; mais la table entière se portait en avant dans le sens du mouvement ordonné. Or, je dois ajouter que le glissement était loin d’être facile, car le parquet de notre salle d’expériences est inégal et raboteux.

Il n’est pas moins intéressant de noter ici le moment où la marche a lieu d’ordinaire. C’est précisément le même où a lieu le soulèvement sans contact, quand il s’opère. Lorsque la portion de la chaîne qui pousse vient de dépasser le bord du plateau où elle rentre, et lorsque la portion de la chaîne qui tire vient d’en franchir le milieu en faisant retraite, alors se manifeste, ou le mouvement ascensionnel, ou, à son défaut, le glissement. Notre puissance fluidique est donc à son maximum, juste à l’instant ou notre puissance mécanique est à son minimum, où les mains qui poussent ont cessé de pouvoir agir (en supposant la fraude) et où les mains qui tirent ne peuvent pas agir encore.

Revenons à notre table ordinaire ; nous avons essayé de produire les rotations et les soulèvements sans contact. Le succès a été complet.

Ces procès-verbaux ont plus de valeur que toutes les dissertations. Ils montrent l’irrécusable réalité du soulèvement, non pas total, mais partiel, de la table, se tenant obliquement, posée sur deux pieds seulement. Ils montrent aussi les rotations et les soulèvements sans contact, ainsi que les glissements sous l’influence d’une force naturelle inconnue.

Soulèvements de la lourde table, chargée, de plus, d’un homme pesant 87 kilogramme, ou de baquets de sable et de pierres pesant 75 kilogrammes. Aucune dénégation de ces observations ne peut être admise.

Il en est de même des mouvements de la table dansant suivant le rythme de certains airs, de ses renversements, de son obéissance aux ordres donnés. Ces faits ont été observés comme les faits mécaniques, physiques, chimiques, météorologiques, astronomiques.

À ces rapports, j’ajouterai encore ici une expérience supplémentaire signalée dans la préface du livre du comte de Gasparin. La voici :

Des savants distingués auxquels j’avais communiqué les résultats obtenus s’étaient accordés à me répondre que les soulèvements sans contact auraient le caractère d’une preuve absolument certaine, si nous parvenions à les constater par un procédé matériel. « Répandez, m’avaient-ils dit, de la farine sur la table au moment où toutes les mains viennent de s’en séparer ; opérez ensuite un ou plusieurs soulèvements ; assurez-vous enfin que la couche de farine ne porte la trace d’aucun attouchement, et il n’y aura plus un seul mot à vous objecter. »

Eh bien ! c’est précisément cette expérience que nous venons de faire avec succès et à diverses reprises. Qu’on me permette quelques détails.

Nos premiers essais avaient fort mal réussi. Employant un tamis à gros trous qu’il fallait promener sur la table entière, nous avions le double inconvénient, d’abord de suspendre pendant trop longtemps et d’annuler en conséquence l’action des opérateurs, puis de répandre une couche de farine beaucoup trop épaisse. L’élan des volontés était amorti, l’action fluidique était gênée, le plateau était refroidi, rien ne marchait. L’effet était même tel, que la table ne nous refusait pas seulement des soulèvements et des rotations sans contact, elle nous refusait presque les soulèvements et les rotations ordinaires.

L’un de nous eut alors une idée lumineuse. Nous possédions un de ces soufflets dont on se sert pour soufrer les vignes attaquées par l’oïdium. Au lieu de fleur de soufre, on y mit de la farine, et l’on recommença l’opération.

Nous étions dans les conditions les plus favorables ; le temps était sec et chaud, la table bondissait sous nos doigts, et déjà, bien avant que l’ordre de lever les mains ne fût donné, la plupart avaient cessé spontanément de toucher le plateau. Le commandement retentit alors, la chaîne entière est séparée de la table, et en même temps le soufflet la recouvre tout entière d’un nuage léger de farine. Pas une seconde n’avait été perdue, le soulèvement sans contact avait déjà eu lieu, et, pour ne laisser aucun doute, il se renouvelait trois ou quatre fois de suite.

Cela fait, la table est scrupuleusement examinée : aucun doigt ne l’a touchée ni effleurée le moins du monde.

La crainte de l’effleurer sans le vouloir était même tellement grande, que les mains avaient agi fluidiquement d’une hauteur beaucoup plus considérable que dans les séances antérieures. Chacun avait cru ne pouvoir s’en écarter assez, et ces mains si éloignées du plateau n’avaient eu recours à aucune des manœuvres, à aucune des passes dont nous avions fait usage d’autres fois. Restée à sa place, au-dessus du meuble à soulever, la chaîne avait conservé sa forme ; à peine avait-elle opéré un léger mouvement dans le sens de celui qu’elle provoquait à distance.

J’ajoute enfin que nous ne nous sommes pas contentés d’une seule expérience. Toujours, à la suite de plusieurs soulèvements successifs, une vérification attentive a démontré que le nuage de farine, auquel n’avait échappé aucune portion du plateau, était resté absolument intact.

L’auteur apprécie lui-même comme il suit les résultats consignés dans ces procès-verbaux :

Les phénomènes observés se confirment et se développent. Les grosses tables à quatre pieds font concurrence aux tables à trois pieds. Les poids inertes viennent s’y substituer aux personnes qu’on soupçonnait d’être d’intelligence avec le meuble chargé de les soulever. Enfin la grande découverte arrive à son tour. On commence par continuer sans contact les mouvements ; on finit par les produire ; on parvient même à créer, en quelque sorte, leur procédé, de manière que ces faits extraordinaires se manifestent parfois en séries non interrompues de quinze ou de trente. Les glissements achèvent de mettre en lumière un des côtés de l’action exercée à distance ; ils la montrent impuissante à soulever la table et suffisante pour l’entraîner.

Tel est l’historique rapide de nos progrès ; à lui seul il constitue une preuve solide dont je recommande l’examen aux hommes sérieux. Ce n’est pas ainsi que procède l’erreur. Les illusions enfantées par le hasard ne résistent pas ainsi à une longue étude, et ne traversent pas toute une série d’expériences en se justifiant de plus en plus.

Les nombres pensés et la balance des forces méritent une considération spéciale.

Lorsque tous les opérateurs moins un ignorent absolument le chiffre à exécuter, l’exécution (si elle n’est pas fluidique) doit procéder, ou de la personne qui sait le chiffre et qui fournit à la fois le mouvement et l’arrêt, ou d’une relation qui s’établit instinctivement entre cette personne qui fournit l’arrêt et ses vis-à-vis qui fournissent le mouvement. Examinons l’une et l’autre hypothèse.

La première est insoutenable, car dans le cas où l’on choisit un pied sur lequel l’opérateur qui sait le chiffre ne peut exercer aucune action musculaire, le pied ainsi désigné ne se lève pas moins à son commandement.

La seconde est insoutenable, car dans le cas où l’on indique un zéro, le mouvement qui devrait être fourni ne l’est pas. Bien plus, si l’on met aux prises deux personnes placées aux deux cotés opposés de la table et chargées de faire triompher deux chiffres différents, l’opérateur le plus puissant obtient l’exécution du grand nombre, quoique son vis-à-vis soit intéressé non seulement à ne pas lui fournir les derniers mouvements, mais encore à les arrêter.

Je sais que les nombres pensés n’ont pas bonne réputation ; il leur manque une certaine tournure pédante et scientifique. Cependant je n’ai pas hésité à y insister, car il y a peu d’expériences où se montre mieux le caractère mixte du phénomène, la puissance physique développée et appliquée hors de nous par l’effet de notre volonté. Comme c’est le grand scandale, je ne veux pas en avoir honte. Je soutiens, d’ailleurs, que ceci est tout aussi scientifique qu’autre chose. La vraie science n’est pas attachée à l’emploi de tel procédé ou de tel instrument. Ce qu’un fluidomètre manifesterait ne serait pas plus scientifiquement démontré que ce qui est vu par les yeux et apprécié par la raison.

Avançons néanmoins. Nous ne sommes pas au bout de nos preuves. Il en est une qui m’a toujours particulièrement frappé ; c’est celle qui résulte des insuccès.

On prétend que les mouvements sont produits par l’action de nos muscles, par notre pression involontaire ! Or, voici les mêmes opérateurs qui, hier, obtenaient de la table l’accomplissement de tous leurs caprices ; leurs muscles sont aussi forts, leur animation est aussi grande, leur envie de réussir est plus vive peut-être ; et néanmoins, rien ! absolument rien ! Une heure entière se passera sans que la moindre rotation se manifeste ; ou, s’il y a rotation, les soulèvements sont impossibles ; le peu qu’on exécute, on l’exécute mollement, misérablement, et comme à regret. Encore une fois, les muscles n’ont pas changé. Pourquoi cette incapacité subite ? La cause demeurant identique, d’où vient que l’effet varie à ce point ?

Ah ! dira-t-on, c’est que vous parlez des pressions involontaires, et vous ne parlez pas des pressions volontaires, de la fraude en un mot. Ne voyez-vous pas que les fraudeurs peuvent assister à une séance et manquer à une autre, qu’ils peuvent agir un jour et ne pas se donner tant de peine le lendemain ?

Je répondrai bien simplement, et par des faits.

Les fraudeurs sont absents quand nous ne réussissons pas ! Mais il est arrivé maintes fois que notre personnel ne s’était modifié en aucune manière. Les mêmes personnes, absolument les mêmes, avaient passé d’une puissance remarquable à une impuissance relative. Et ce n’est pas tout. S’il n’est aucun opérateur dont la présence nous ait préservés toujours des échecs, il n’en est aucun non plus dont l’absence nous ait rendus incapables de succès. Avec et sans chacun des membres de la chaîne, nous avons réussi à exécuter toutes les expériences, toutes sans exception.

Les fraudeurs ne se donnent pas tant de peine chaque jour ! La peine serait grande en effet, et ceux qui supposent la fraude ne s’imaginent pas à quels prodiges ils ont recours. L’accusation est d’une absurdité qui touche à la niaiserie, et sa niaiserie lui ôte son venin. On ne s’offense pas de ces choses-là. Mais enfin, admettons pour un instant que Valleyres soit peuplé de disciples de Bosco, que la prestidigitation y soit généralement pratiquée, et qu’elle ait été appliquée cinq mois durant sous nos yeux, sous les yeux de nombreux et très soupçonneux témoins, sans qu’une seule perfidie ait été signalée. Nous avons si bien caché notre jeu, que nous avons inventé une télégraphie secrète pour les nombres penses, un tour de doigt particulier pour ébranler les masses les plus énormes, une méthode pour soulever graduellement les tables que nous avons l’air de ne pas toucher. Nous sommes tous des menteurs ; tous, car il y a longtemps que nous nous surveillons réciproquement et que nous ne dénonçons personne. Bien plus, la contagion de nos vices est tellement prompte, que dès que nous admettons un étranger, un témoin hostile dans notre chaîne, il devient notre complice ; il ferme volontairement les yeux sur les signes transmis, sur les efforts musculaires, sur les mouvements suspects répétés et prolongés de ses voisins ! À la bonne heure, accordons tout cela, nous n’en serons pas plus avancés. Il restera à expliquer pourquoi les fraudeurs se reposent parfois au moment même où ils auraient le plus d’intérêt à réussir. Il est arrivé, en effet, que telle séance où nous avions beaucoup de témoins et grand désir de les convaincre, était une séance médiocre. Telle autre, dans les mêmes conditions, était brillante au contraire.

Voilà donc des inégalités réelles et considérables. Et l’on ose nous parler d’action musculaire ou de fraude !

La fraude et l’action musculaire ! Voici une belle occasion de les mettre à l’épreuve. On vient de placer un poids sur la table. Ce poids est inerte et ne peut se prêter à rien ; la fraude est partout peut-être ; elle n’est pas dans les baquets de sable. Ce poids est également réparti entre les trois pieds, et ils vont le prouver en se levant chacun à son tour. La charge totale est de 75 kilogrammes, et nous n’osons guère la porter plus haut, car elle a suffi pour briser un jour notre table la plus solide. Eh bien ! qu’on essaye. Puisque l’action musculaire et la fraude doivent tout expliquer, il leur sera facile de mettre la masse en mouvement ! Or, elles n’y parviennent pas : les doigts se crispent et les phalanges blanchissent sans obtenir un soulèvement, tandis que quelques moments après les soulèvements auront lieu sous les mêmes doigts qui effleureront doucement le plateau et ne feront aucun effort, comme il sera aisé de s’en assurer.

Des mesures scientifiques très ingénieuses et dont je n’ai pas le mérite nous ont mis à même de traduire en chiffres l’effort qu’exige la rotation ou le soulèvement de la table ainsi chargée. Avec ce dernier poids, la rotation s’obtient au moyen d’une traction latérale de 8 kilogrammes environ, tandis que le soulèvement ne s’obtient que par une pression perpendiculaire de 60 kilogrammes au moins (que nous réduirons cependant à 50, si l’on veut, dans la supposition qu’elle ne serait pas absolument verticale) ; de là plusieurs conséquences.

D’abord, l’action musculaire peut faire tourner, mais elle ne peut pas soulever. En effet, les dix opérateurs ont 100 doigts appliqués au plateau. Or, la pression verticale ou quasi-verticale de chaque doigt ne saurait dépasser 300 grammes en moyenne, la chaîne étant composée comme elle l’est. Ils ne développent donc qu’une pression totale de 30.000 grammes ou de 30 kilogrammes, très insuffisante pour opérer le soulèvement.

Ensuite il arrive ceci de frappant, que le phénomène dont l’action musculaire viendrait aisément à bout est précisément celui que nous obtenons le plus rarement, le plus difficilement, et que le phénomène auquel l’action musculaire ne parvient pas est celui qui se réalise le plus habituellement lorsqu’on forme la chaîne. Pourquoi notre impulsion involontaire ne ferait-elle pas toujours tourner la table ? Pourquoi notre fraude ne se procurerait-elle pas toujours un tel triomphe ? Pourquoi ne parvenons-nous d’ordinaire qu’à opérer ce qui est mécaniquement impossible ?

Je conseille aux gens qui tiennent à se moquer des tables, de ne pas y regarder de trop près. Qu’ils n’aillent pas surtout donner leur attention à notre dernière preuve, à celle des mouvements sans contact. Elle ne laisserait pas le plus léger prétexte d’incrédulité.

Ainsi le fait est établi. Des expériences multipliées, des preuves diverses, irréfutables, et qu’unit d’ailleurs la plus étroite solidarité, donnent à l’action fluidique une entière certitude. Ceux qui auront eu la patience de me suivre jusqu’ici auront senti leurs méfiances s’évanouir l’une après l’autre, et leur foi au nouveau phénomène s’affermir progressivement. Ils auront éprouvé ce que nous avons éprouvé nous-mêmes, car personne n’a opposé plus de difficultés que nous aux tables tournantes, personne ne s’est montré plus curieux et plus exigeant à leur égard.

Ce n’est pas notre faute si les résultats ont été concluants, s’ils l’ont été de plus en plus, s’ils se sont confirmés réciproquement, s’ils ont fini par faire corps et par acquérir un caractère de parfaite évidence. Étudier, comparer, recommencer et recommencer encore, exclure enfin tout ce qui demeurait contestable en quelque mesure, voilà quel était notre devoir. Nous n’avons eu garde d’y manquer. Je n’affirme rien ici que je n’aie constaté à plusieurs reprises.

Telles sont ces mémorables expériences, dont la valeur sera appréciée de tous les lecteurs. J’ai tenu à reproduire ces procès-verbaux si soigneux, car ils établissent, de leur coté, LA RÉALITÉ ABSOLUE ET IRRÉCUSABLE DE CES MOUVEMENTS CONTRAIRES À LA LOI NORMALE DE LA PESANTEUR. Le comte de Gasparin arrive ensuite aux hypothèses explicatives.

Le lecteur aura remarqué le soin que j’ai mis à me renfermer dans la constatation des faits, sans hasarder aucune théorie explicative. Si j’ai employé le mot de fluide, c’était pour éviter les périphrases. La rigueur scientifique aurait exigé que j’écrivisse toujours « le fluide, la force, ou l’agent physique quel qu’il soit » ; on me pardonnera d’avoir été un peu moins exact dans mon langage. Il suffisait que ma pensée ne pût être méconnue. Qu’il y ait ici un fluide proprement dit, c’est ce que je ne puis affirmer absolument. J’affirme qu’il y a un agent, et que cet agent n’est pas surnaturel, qu’il est physique, imprimant aux objets physiques les mouvements que détermine notre volonté.

Notre volonté, ai-je dit, et c’est, en effet, l’observation fondamentale que nous avons recueillie au sujet de cet agent ; c’est ce qui le caractérise, c’est aussi ce qui le compromet aux yeux de bien des gens. On se résignerait peut-être à un nouvel agent, s’il était le produit nécessaire et exclusif des mains formant la chaîne, si certaines positions ou certains actes en assuraient la manifestation ; mais il n’en va point ainsi, le moral et le physique doivent se combiner pour lui donner naissance. Voici des mains qui s’épuisent à former la chaîne et qui n’obtiennent aucun mouvement ; la volonté n’est pas intervenue. Voici une volonté qui commande en vain ; les mains n’ont pas pris une position convenable.

Nous avons mis en lumière ces deux côtés essentiels du phénomène.

Un autre fait a été noté par nous, et doit entrer dans la description de l’agent physique dont il s’agit. Il réside dans les personnes et non dans la table. Que les opérateurs, quand ils sont entrain, se transportent autour d’une table nouvelle, ils exerceront immédiatement sur elle toute leur autorité ; leur volonté continuera à disposer de l’agent physique, et se servira de lui pour frapper les nombres pensés ou pour opérer les mouvements sans contact.

Tels sont les faits. L’explication viendra plus tard. Il est bien naturel de la chercher dès à présent et d’indiquer des hypothèses, sinon comme vraies, du moins comme possibles. Je m’y suis risqué, et je me m’en repens pas. Ne fallait-il pas prouver aux adversaires qu’ils n’avaient pas même le prétexte d’une impossibilité scientifique ? Les hypothèses ont leur légitimité et leur utilité, fussent-elles inexactes. Sont-elles admissibles en elles-mêmes, cela suffit, car cela défend les faits auxquels elles s’appliquent contre l’accusation de monstruosité. On n’a plus le droit de demander la question préalable.

Voyant qu’on la demandait de toutes parts, je me suis hasardé à dire ceci :

Vous prétendez que nos assertions sont fausses, par la simple raison qu’elles ne peuvent pas être vraies ! Eh bien ! permettez-moi de vous proposer à tout hasard quelques suppositions. Supposez d’abord que vous ne savez pas tout, que la nature morale et la nature matérielle elle-même ont des obscurités pour vous. Supposez que la plus petite herbe poussant dans un champ, que la plus petite graine reproduisant sa plante, que le plus petit membre se mouvant sur l’ordre que vous lui donnez, renferme des mystères qui dépassent la portée des académies et qu’elles déclareraient absurdes si force n’était de les reconnaître pour réels. Supposez ensuite que des hommes qui le veulent et dont les mains sont en communication d’une certaine manière donnent naissance à un fluide ou à une force particulière. Je ne vous demande pas d’admettre que cela est ; vous m’accorderez seulement que cela est possible. Il n’y a pas de loi naturelle qui s’y oppose, que je sache.

Maintenant, faisons un pas de plus. La volonté dispose de ce fluide. Il ne donne l’impulsion aux objets extérieurs que lorsque nous le voulons, et dans les parties que nous voulons. L’impossible serait-il ici ? Est-il inouï que nous transmettions un mouvement à la matière qui est hors de nous ? Mais nous le faisons chaque jour, à chaque instant, et notre action mécanique n’est pas autre chose. L’horrible est sans doute que nous n’agissons pas mécaniquement ! Mais l’action mécanique n’est pas seule en ce monde. Il y a des sources physiques de mouvement qui ne sont pas celle-là. Le calorique qui pénètre un corps y produit une dilatation, c’est-à-dire un mouvement universel ; l’aimant qu’on place auprès d’un morceau de fer l’attire et lui fait franchir la distance.

Oui, s’écriera-t-on, nous n’aurions rien à objecter, pourvu que votre prétendu fluide n’obéisse pas à une direction dans sa marche. S’il allait devant lui, en force aveugle, à la bonne heure ! Il serait alors semblable au calorique qui dilate tout ce qui se rencontre sur son passage ; il serait semblable à l’aimant qui attire indistinctement et vers un point unique toutes les parcelles de fer situées dans son voisinage. Vous, vous inventez une théorie du fluide rotatif et cette théorie rappelle assez bien l’explication des propriétés dormitives de l’opium.

On ne saurait se méprendre plus complètement. Personne ne songe à « un fluide rotatif. » On se contente de soutenir que le fluide étant émis et imprimant une impulsion ou une attraction latérale à un meuble qui repose sur des pieds, une loi de mécanique fort simple transforme l’action latérale en rotation.

Je ne dis pas : « les tables tournent, parce que mon fluide est rotatif ; » je dis : « les tables tournent parce que, recevant une impulsion ou subissant une attraction, elles ne peuvent pas ne pas tourner. » C’est un peu moins naïf. Rien ne m’obligerait par conséquent à prendre en main la cause de ce pauvre bachelier du Malade imaginaire, et de défendre sa fameuse réponse : Opium facit dormire, quia est in eo virtus dormitiva. Cependant, c’est plus fort que moi, il faut que je l’avoue, je trouve la réponse excellente ; je doute que les savants en aient trouvé une meilleure depuis, et je leur conseille de se résigner à raisonner quelquefois ainsi : L’opium fait dormir parce qu’il fait dormir ; les choses sont parce qu’elles sont. En d’autres termes, je vois les faits et je ne sais pas les causes, j’ignore. J’ignore ! mot terrible, et qu’on a de la peine à prononcer ! Or, je soupçonne fort que la malice de Molière est à l’adresse des docteurs qui, prétendant tout comprendre, imaginent des explications qui n’expliquent rien et ne savent pas accepter les faits, en attendant mieux.

Nous ne sommes pas au bout. L’hypothèse du fluide (pure hypothèse, ne l’oublions pas) a encore à prouver qu’elle est conciliable avec les diverses circonstances du phénomène. La table ne tourne pas seulement, elle lève les pieds, elle frappe les nombres pensés, elle obéit, en un mot, à la volonté, et lui obéit si bien que la suppression du contact ne supprime pas son obéissance. L’impulsion ou l’attraction latérale, qui rend compte des rotations, ne saurait rendre compte des soulèvements !

Pourquoi donc ? Parce que la volonté dirige le fluide tantôt sur tel pied, tantôt sur tel autre. Parce que la table s’identifie à nous en quelque sorte, devient un de nos membres, et opère les mouvements pensés par nous de la même manière que notre bras. Parce que nous n’avons pas conscience de cette direction imprimée au fluide, et que nous gouvernons la table, même sans nous représenter qu’un fluide ou force quelconque soit en jeu.

Que nous n’ayons pas conscience de la direction donnée par nous, c’est ce qui a lieu dans tous nos actes, dans tous, sans exception. Quand vous m’aurez expliqué comment je lève la main, je vous expliquerai comment je fais lever ce pied de table. J’ai voulu lever ma main ! Oui, et j’ai voulu aussi lever ce pied de table. Quant à l’exécution, quant à la mise en jeu des muscles nécessaires au premier acte, quant à la mise en jeu du fluide nécessaire au second, je n’ai aucune conscience de ce qui se passe en moi sous ce rapport. Étrange mystère, et qui devrait nous engager à un peu de modestie ! Il y a en moi un pouvoir exécutif, un pouvoir qui, lorsque j’ai voulu tel ou tel mouvement, adresse les ordres de détails aux différents muscles et fait exécuter cent mouvements compliqués pour amener une résultante finale, seule pensée et seule voulue ; cela se passe chez moi, et je n’en sais rien, et je n’en saurai jamais rien ! N’admettez-vous pas que le même pouvoir exécutif peut donner au fluide les directions qu’il donne aux muscles ? J’ai voulu exécuter une sonate, et quelque chose en moi a commandé à mon insu des centaines de milliers d’actes musculaires. J’ai voulu que le pied de cette table se dressât, et quelque chose en moi a commandé à mon insu les attractions ou impulsions du fluide vers l’endroit désigné.

L’hypothèse du fluide est donc soutenable ; elle s’accorde avec la nature des choses et avec la nature de l’homme. Je n’ai pas la prétention d’aller plus loin et d’apporter dès aujourd’hui une explication définitive. Mais je suis tranquille. Que les faits soient admis, et les explications ne manqueront pas. Ce qui paraît impossible paraîtra très simple alors. Aux choses incontestables on ne trouve plus de difficultés. Nous sommes ainsi faits, que, passant d’un extrême à l’autre, après avoir proclamé impossible tout ce que nous ne comprenions pas, nous déclarons compréhensible tout ce que nous avons reconnu réel. On ne rencontre que gens qui lèvent les épaules quand on leur parle des tables tournantes, et qui trouvent fort simple ensuite que le circuit du télégraphe électrique s’achève infailliblement à travers la terre, ou que les ressemblances physiques et morales se transmettent des pères aux enfants ! Les tables ne sauraient échapper au sort commun. Absurdes aujourd’hui, évidentes demain.

Ces expériences du comte de Gasparin et de son groupe sont connues depuis plus d’un demi-siècle, et il est vraiment incompréhensible que le fait même du soulèvement des tables et de leurs mouvements ait continué à être nié. Si les tables sont parfois légères, il faut avouer que l’espèce humaine est vraiment une race un peu lourde.

Quant à la théorie, à l’hypothèse du fluide... felix qui potuit rerum cognoscere causas. Nous y reviendrons au chapitre des théories explicatives. Mais il est incontestable que nous agissons là par une force invisible qui émane de nous. Il faut être aveugle pour ne pas l’admettre.

Après une série d’expériences si admirablement conduites, on comprend que l’auteur se soit permis de se moquer quelque peu des négateurs de parti pris. Je ne puis résister, en terminant ce chapitre, au plaisir de citer le comte de Gasparin à propos des savantes négations de Babinet et de ses émules de l’Institut.

Les savants ne sont pas les seuls à avoir leur dignité ; j’ai aussi la mienne, et j’ai la fierté de penser qu’un certificat signé de mon nom ne sera taxé par personne, ni d’imposture, ni de légèreté. On sait que j’ai l’habitude de peser mes paroles ; on sait que j’aime la vérité et que je ne la sacrifierai à aucune considération ; on sait que j’aimerai toujours mieux reconnaître une erreur que d’y persister ; et lorsque, après un long examen, je persiste avec une conviction plus profonde et plus affermie, on ne se méprend pas sur la portée de ma déclaration.

Je répondrai ensuite que le témoignage des yeux a, selon moi, une valeur scientifique. Indépendamment des instruments et des chiffres, dont je fais le plus grand cas, je pense que la vue peut servir. Je pense qu’elle est, elle aussi, un instrument. Si un nombre convenable de bonnes paires d’yeux ont constaté dix fois, vingt fois, cent fois, qu’une table est mise en mouvement sans contact ; si, par-dessus le marché, l’explication du fait par des contacts involontaires ou frauduleux dépasse les limites où se renferme forcément l’incrédulité, la conclusion est claire. Personne n’est autorisé à s’écrier : « Vous n’avez ni fluidomètre ni alambics ; vous ne mettez pas votre agent physique en bouteille ; vous ne signalez pas son action sur une colonne de mercure ou sur l’inclinaison d’une aiguille. Nous ne vous croyons pas, car vous n’avez fait que voir ! »

Je ne vous crois pas, car vous ne faites que voir ! Je ne vous crois pas, car je n’ai pas vu moi-même ! Autant de savants, autant d’objections. Ils ne s’occupent guère de se mettre d’accord entre eux ; contre les tables tout leur est bon.

Je n’ai garde d’oublier qu’on ne parlait encore que des rotations au moment où M. Faraday a inventé ses disques. En présence d’un phénomène aussi insuffisant, et, avouons-le, aussi suspect, on conçoit que les savants se soient montrés sceptiques et se soient contentés de réfutations peu solides. Ils proportionnaient leurs armes à l’apparence de l’ennemi. Celui d’entre eux qui a montré le plus de pénétration et qui a proposé l’explication la plus plausible, c’est assurément M. Chevreul. Sa théorie sur la tendance au mouvement est incontestablement vraie. Elle suffit pour expliquer comment les objets que nous suspendons à notre doigt finissent par prendre une vibration dans le sens de notre volonté. Je ne m’étonne pas qu’on ait cru qu’elle suffisait aussi pour expliquer comment les expérimentateurs finissent par imprimer une rotation à la table et par y participer eux-mêmes. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les soulèvements de poids et les mouvements sans contact ne permettent pas désormais de recourir à une explication semblable. Toutes les tendances au mouvement réunies ne produiront pas une impulsion à distance, et n’ébranleront pas une masse que l’action mécanique ne saurait ébranler.

Les savants devraient bien ne pas jeter dans le public ces explications qui n’expliquent rien ; ils devraient se mettre à l’œuvre et nous montrer, en fait, comment on s’y prend pour soulever directement et mécaniquement un poids de 100 kilogrammes sans y appliquer une force de 100 kilogrammes.

On aime mieux injurier, et inventer ensuite une théorie quelconque, qui n’a d’autre tort que de porter tout entière à faux. L’article récent de M. Babinet dans la Revue des Deux Mondes est le chef-d’œuvre du genre. Si j’avais eu besoin d’être rassuré sur la réalité du phénomène des tables, je l’aurais été par la lecture d’une pareille réfutation.

Aux yeux de M. Babinet, cela n’offre aucune difficulté. Heureuse physique ! heureuse mécanique qui a réponse à tout ! Nous, ignorants, nous avions cru voir là quelque chose d’extraordinaire et nous ne savions pas que nous obéissions à deux lois les plus élémentaires du monde, à la loi des mouvements inconscients et surtout à celle des mouvements naissants, mouvements dont la puissance paraît dépasser celle des mouvements développés !

Quant aux mouvements inconscients, M. Babinet n’ajoute rien aux explications antérieures, rien que l’histoire de ce lord (un lord anglais, dit-il), dont le cheval était si admirablement dressé, qu’il semblait suffire de penser le mouvement qu’on voulait lui faire exécuter pour qu’il le réalisât à l’instant. Je suis parfaitement convaincu, comme M. Babinet, que le lord en question agissait sur la bride sans s’en douter, et je ne suis pas moins convaincu que les expérimentateurs dont les mains touchent une table peuvent exercer une pression dont ils n’ont pas conscience. Seulement, je pense qu’entre la cause et l’effet il doit y avoir proportion, les mouvements ont beau être inconscients, ils n’en sont pas plus forts pour cela. Reste donc à prouver que les mêmes doigts qui ne soulèveront pas en se roidissant un poids de 40 kilogrammes, soulèveront un poids double, par cela seul qu’on n’aura conscience d’aucun effort.

Mon honorable et savant contradicteur ne veut pas qu’on lui parle des mouvements obtenus sans contact. « On doit reléguer dans les fictions tout ce qui a été dit d’actions exercées à distance ». L’arrêt est sommaire. Les mouvements sans contact sont une fiction, d’abord parce qu’ils sont impossibles, ensuite parce que le talc en poudre a empêché la rotation d’une table, enfin parce que le mouvement perpétuel ne saurait exister.

Les mouvements à distance sont impossibles ! En bonne logique, M. Babinet aurait dû s’en tenir là et se souvenir de la réponse que fit Henri IV aux magistrats qui avaient commencé ainsi leur harangue :

« Nous n’avons pas tiré le canon à l’approche de Votre Majesté, et cela pour trois motifs. En premier lieu, parce que nous n’avions pas de canons... — Ce motif suffit », répondit le roi.

Il faut croire que M. Babinet doute un peu lui-même de son « impossibilité ». En cela il a sagement agi, car cette impossibilité prétendue repose tout entière sur un cercle vicieux. « Y a-t-il un seul exemple de mouvement produit sans force agissante extérieure ? Non ; or le mouvement à distance s’opérerait sans façon agissante extérieure, donc le mouvement à distance est impossible. » J’ai bien envie de dire à M. Babinet, en langage d’école, que sa majeure est vraie et que sa conclusion serait légitime si sa mineure n’était pas une pétition de principe pure et simple. Vous prétendez qu’il n’y a pas ici de force agissante extérieure à la table qui se soulève sans contact des mains. Mais c’est précisément ce qui est débattu entre nous. Un fluide est une force extérieure agissante. Il est commode, en vérité, de commencer par établir cet axiome. Il n’y a pas de fluide (ou d’agent physique analogue), pour ajouter : donc il n’y a pas d’effet produit.

Les savants, Faraday, Babinet, etc., ne se bornent pas aux objections tirées des mouvements naissants ou inconscients, des petites causes produisant de grands effets ; ils ont encore un autre procédé. Une expérience a-t-elle réussi, elle n’a plus aucune valeur. Oh ! si on parvenait à en opérer telle autre, à la bonne heure ! Ce qui n’empêche pas que la nouvelle expérience, une fois opérée, ne devienne à son tour insignifiante et ne cède la place à un nouveau desideratum. Voici à peu près comment on s’exprime :

« Vous faites telle et telle chose ; c’est très bien, mais faites une chose différente. Vous employez tels ou tels procédés, veuillez vous contenter de ceux que nous prescrivons. Réussir à votre manière, ce n’est pas réussir, il faut réussir à la notre. Votre manière n’est pas scientifique, elle contrarie les traditions ; nous fermons la porte aux faits, s’ils ne sont revêtus des costumes de rigueur. Nous ne regarderons même pas vos expériences, si nos machines n’y figurent. »

Étrange manière de constater le résultat des expériences ; on commence par changer les conditions dans lesquelles elles se produisent. Autant vaudrait dire à un homme qui a vu faire la moisson des orges en janvier dans la Haute-Egypte. « Je le croirai quand on l’aura faite devant moi en Bourgogne. » Encore s’explique-t-on les exigences manifestées en ce qui concerne un voyageur. Mais les expériences ont un autre caractère. En présence de faits aussi évidents, il est à peine croyable qu’on veuille nous imposer des engins, des aiguilles et des mécaniques.

Des puisque et des donc introduits dans une recherche où la nature réelle de l’agent est un mystère pour tout le monde !

Les essais de réfutation ne sont pas des études, et d’ordinaire c’est tout l’opposé. Quand des personnes qui n’ont rien vu, qui n’ont consacré aux expériences aucune partie notable de leur énergie et de leur temps, qui peut-être n’ont assisté qu’à quelques rotations de guéridons ridicules, prennent la plume et se mettent à exposer des théories ou à chapitrer les expérimentateurs, je ne pense pas qu’elles étudient.

Je crois qu’on n’étudie jamais réellement ce qu’on déclare stupide a priori. Si les attaques sont des études, oh ! alors, les études ne manquent pas, et j’ajoute qu’elles ne manqueront jamais. À l’époque où l’Académie de médecine enterrait le rapport de M. Husson et proclamait ce que l’Europe entière s’est obstinée à appeler un refus d’examen, il paraissait chaque matin un mémoire contre le magnétisme ; chaque matin on déclarait que les partisans du magnétisme étaient des imbéciles, et on proposait des systèmes explicatifs. Si c’est là étudier, je conviendrai qu’on étudie les tables tournantes, car on ne leur a épargné ni les injures ni les théories. On leur a tout accordé, sauf la faveur de regarder, d’expérimenter, d’écouter et de lire.

Deux fois à un mois de distance, on leur a signifié (sans réclamation de qui que ce soit) que l’Institut jetait aux vieux papiers les communications relatives aux tables ; qu’il n’était pas forcé de s’occuper des sottises ; qu’il y avait une place réservée aux élucubrations de cette nature, la place où vont les mémoires sur le mouvement perpétuel.

Ô Molière, que n’es-tu là ! Mais tu es là, en effet. Ton génie a marqué de traits ineffaçables cette éternelle maladie des corps spéciaux : le dédain du laïque, le respect des confrères, l’idolâtrie des anciens. Mal bizarre qui se reproduit dans tous les siècles, sous toutes les formes, et au sein de toutes les branches de l’activité humaine, tantôt au nom de la religion, tantôt au nom de la médecine, tantôt au nom de la science ou de l’art. Oui, même au travers des révolutions, qui n’épargnent rien, même dans l’enceinte des Académies qui s’associent au grand mouvement des innovations modernes, une chose surnagera, l’esprit de corps, la tradition, la superstition des formes.

On dirait vraiment qu’il se prête encore un peu partout des serments qui ressemblent à la cérémonie du Malade Imaginaire.

M. Foucault aime cette scène, aussi ne trouvera-t-il pas mauvais que je lui en rappelle un passage :


Essere in omnibus
Consultationibus
Ancieni aviso,
Aut bono,
Aut mauvaiso.
— JURO !


De non jamais te servire
De remediis alcunis
Quam de ceux seulement doctæ facultatis,
Maladus dut-il crevare,
Et mori de suo malo.
— JURO !

Si cela ne s’appelle pas refuser l’examen, je ne sais plus ce que signifient les mots en bon français.

Voilà avec quelle spirituelle franchise et quelle autorité s’exprimait en 1854 le comte Agénor de Gasparin. Il me semble que les expériences exposées dans ce livre montrent avec évidence que les événements lui ont donné raison.

J’ai toutefois encore des amis, à l’Institut, qui sourient avec un parfait dédain lorsqu’on leur demande leur opinion sur les phénomènes de lévitation de tables, de mouvements d’objets sans cause visible, de bruits inexpliqués dans les maisons hantées, de communications de pensées à distance, de rêves prémonitoires, de manifestations de mourants. Quoique ces faits inexpliqués soient irrécusablement constatés, ces doctes esprits restent convaincus que « ces choses-la sont impossibles. »

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