Mes premières expériences au groupe d’Allan Kardec et avec les médiums de cette époque

Un jour du mois de novembre 1861, passant sous les galeries de l’Odéon, je remarquai un ouvrage dont le titre me frappa : Le Livre des Esprits, par ALLAN KARDEC. Je l’achetai et le lus avec avidité, plusieurs chapitres me paraissant s’accorder avec les bases scientifiques du livre que j’écrivais alors, La Pluralité des Mondes habités. J’allai trouver l’auteur, qui me proposa d’entrer comme « membre associé libre » à la Société Parisienne des Études spirites, qu’il avait fondée, et dont il était président. J’acceptai, et je viens de retrouver, par hasard, la carte verte signée de lui à la date du 15 novembre 1861. Telle est la date de mes débuts dans les études psychiques. J’avais alors dix-neuf ans, et j’étais depuis trois ans élève-astronome à l’Observatoire de Paris. Je mettais la dernière main à l’ouvrage dont je viens de parler, dont la première édition fut publiée, quelques mois après, par l’imprimeur-libraire de l’Observatoire.

On se réunissait tous les vendredis soirs au salon de la Société, passage Sainte-Anne, lequel était placé sous la protection de saint Louis. Le président ouvrait la séance par une « invocation aux bons Esprits ». Il était admis, en principe, que des Esprits, invisibles étaient là et se communiquaient. Après cette invocation, un certain nombre de personnes assises à la grande table étaient priées de s’abandonner à l’inspiration et d’écrire. On les qualifiait de « Médiums écrivains ». Ces dissertations étaient lues ensuite devant l’auditoire attentif. On ne faisait aucune expérience physique de table tournante, mouvante ou parlante. Le président, Allan Kardec, déclarait n’y attacher aucune valeur. Les « enseignements des Esprits » lui paraissaient devoir former la base d’une nouvelle doctrine, d’une sorte de religion.

À la même époque, et depuis plusieurs années déjà, mon illustre ami Victorien Sardou, qui avait quelque peu fréquenté l’Observatoire, avait écrit, comme médium, des pages curieuses sur les habitants de la planète Jupiter, et produit des dessins pittoresques et surprenants ayant pour but de représenter des choses et des êtres de ce monde géant. Il avait dessiné les habitations de Jupiter. L’une de ces demeures met sous nos yeux la maison de Mozart, d’autres, les maisons de Zoroastre, de Bernard Palissy, qui seraient voisins de campagne sur cette immense planète. Ces habitations sont aériennes et d’une exquise légèreté. On en jugera par les deux figures reproduites ici (Pl. II et III). La première représente une maison de Zoroastre, la seconde « le quartier des animaux » chez ce même philosophe. On y voit des fleurs, des hamacs, des escarpolettes, des êtres volants, et, en bas, des animaux intelligents jouant à un jeu spécial de quilles, lequel consiste non à renverser les quilles, mais à les coiffer, comme au bilboquet, etc., etc.

Ces curieux dessins prouvent, à n’en pouvoir douter, que la signature « BERNARD PALISSY, sur Jupiter », est apocryphe, et que ce n’est pas un Esprit habitant cette planète qui a dirigé la main de Victorien Sardou. Ce n’est pas, non plus, le spirituel auteur qui a conçu d’avance ces croquis et les a exécutés d’après un plan déterminé. Il se trouvait alors dans l’état spécial de « médiumnité ». On n’est ni magnétise, ni hypnotisé, ni endormi d’aucune façon ; mais notre cerveau ne reste pas étranger à ce que nous produisons, ses cellules fonctionnent et agissent, sans doute par un mouvement réflexe sur les nerfs moteurs. Nous croyions tous alors Jupiter habité par une race supérieure : ces communications étaient le reflet des idées générales. Aujourd’hui, on n’imaginerait rien de pareil sur ce globe, et jamais d’ailleurs les séances spirites ne nous ont appris quoi que ce soit en Astronomie. De tels résultats ne prouvent en aucune façon l’intervention des Esprits. Les médiums écrivains en ont-ils donné de plus probants ? c’est ce que nous aurons à examiner, sans aucun parti pris.

J’essayai, moi aussi, de voir si en me recueillant, ma main abandonnée passivement et docile, écrirait, et je ne tardai pas à constater qu’après avoir tracé des barres, des o, des lignes sinueuses plus ou moins entrelacées, comme pourrait le faire celle d’un enfant de quatre ans commençant à écrire, elle finit par donner naissance à des mots et à des phrases.

En ces réunions de la « Société Parisienne des études spirites », j’écrivis, de mon côté, des pages sur l’Astronomie, signées GALILÉE. Ces communications restaient sur le bureau des séances, et Allan Kardec les a publiées, en 1867, sous le titre d’Uranographie générale, dans son livre intitulé La Genèse (dont j’ai conservé un des premiers exemplaires, avec sa dédicace). Ces pages astronomiques ne m’ont rien appris. Je ne tardai pas à en conclure qu’elles n’étaient que l’écho de ce que je savais, et que Galilée n’y était pour rien. C’était là comme une sorte de rêve éveillé. D’ailleurs, ma main s’arrêtait lorsque je pensais à d’autres sujets.

Voici ce que je disais, à ce propos, dans mon ouvrage Les Terres du Ciel (édition de 1884, p. 181) :

Le médium écrivain se trouve en un état dans lequel il n’est ni endormi, ni magnétisé, ni hypnotisé d’aucune façon. On est tout simplement recueilli dans un cercle d’idées déterminé. Le cerveau agit alors, par l’intermédiaire du système nerveux, un peu autrement que dans l’état normal. La différence n’est pas aussi grande qu’on l’a supposé. Voici principalement en quoi elle consiste. Dans l’état normal, nous pensons à ce que nous allons écrire, avant de commencer l’acte d’écrire : nous agissons directement pour faire marcher notre plume, notre main, notre avant-bras. Dans cette autre condition, au contraire, nous ne pensons pas avant d’écrire, nous ne faisons pas marcher notre main, nous la laissons inerte, passive, libre, nous la posons sur le papier, en ayant soin qu’elle éprouve la moindre résistance possible, nous pensons à un mot, à un chiffre, à un trait de plume, et notre main écrit d’elle-même toute seule. Mais il faut penser à ce que l’on fait, non pas d’avance, mais sans discontinuité, autrement la main s’arrête. Essayez, par exemple, d’écrire le mot OCÉAN, non pas comme d’habitude, en l’écrivant volontairement, mais en prenant un crayon, en laissant simplement votre main librement posée sur un cahier, en pensant à ce mot, et en observant attentivement si votre main l’écrira. Eh bien ! votre main ne tardera pas à écrire un o, puis un c, et ainsi de suite. Du moins, c’est l’expérience que j’ai faite sur moi-même, lorsque j’étudiais les nouveaux problèmes du spiritisme et du magnétisme.

J’ai toujours pensé que le cercle de la science n’est pas fermé, et qu’il nous reste bien des choses à apprendre. Dans ces exercices, il est très facile de s’abuser soi-même et de croire que notre main est sous l’influence d’un esprit différent du notre. La conclusion la plus probable de ces expériences a été que l’action de ces esprits étrangers n’est pas nécessaire pour expliquer les phénomènes. Mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans plus de détails à l’égard d’un sujet qui a été jusqu’à présent insuffisamment examiné par la critique scientifique, et souvent plus exploité par des spéculateurs qu’étudié par des savants.

Ce que j’écrivais là, en 1884, je puis le répéter aujourd’hui, exactement dans les mêmes termes. Dans les débuts dont je viens de parler, je me trouvai rapidement en relation avec les principaux cercles de Paris où l’on se livrait à ces expériences, et j’acceptai même, pendant deux ans, de me faire le secrétaire obligeant de l’un d’entre eux, ce qui eut pour résultat de ne me laisser manquer aucune des séances.

Trois méthodes différentes étaient employées pour recevoir les communications : l’écriture par la main ; la planchette munie d’un crayon, sur laquelle on pose les mains ; et les coups frappés dans une table — ou les mouvements de celle-ci — marquant certaines lettres d’un alphabet lu à haute voix par l’un des assistants.

La première méthode était la seule employée à la Société des Études spirites présidée par Allan Kardec. C’est celle qui laisse la marge au plus grand doute. Et, en fait, au bout de deux années d’exercices de ce genre, que j’avais aussi variés que possible, sans aucune idée préconçue pour ou contre, et avec le plus vif désir d’arriver à démêler les causes, — le résultat a été de conclure définitivement que non seulement les signatures de ces pages ne sont pas authentiques, mais encore que l’action d’une cause étrangère n’est pas démontrée, et que par suite d’un procédé cérébral à étudier, nous en sommes nous-mêmes les auteurs plus ou moins conscients. Mais l’explication n’est pas aussi simple, qu’elle peut le paraître, et il y a certaines réserves à faire sur cette impression générale.

En écrivant dans ces conditions, — je le disais tout-à-l’heure — nous ne créons pas nos phrases comme dans l’état normal ; nous attendons plutôt qu’elles se produisent. Mais notre esprit y est tout de même associé. Le sujet qui est traité est en rapport avec nos idées habituelles ; la langue écrite est la nôtre, et si nous n’avons pas présente l’orthographe de certains mots, il y aura des fautes. De plus, notre esprit est si intimement associé à ce que nous écrivons, que si nous pensons à autre chose, si nous nous séparons par la pensée du sujet traité, notre main s’arrête ou trace des incohérences. Voilà l’état du médium écrivain, du moins celui que j’ai observé sur moi-même. C’est une sorte d’auto-suggestion. Je me hâte d’ajouter, toutefois, que cette opinion n’engage ici que mon expérience personnelle. Il y a, assure-t-on, des médiums absolument mécaniques, qui ne savent pas ce qu’ils écrivent (v. plus loin, p. ***), qui traitent de sujets ignorés d’eux, et même qui écriraient en langues étrangères. Ce serait une condition différente de celle dont je viens de parler et qui indiquerait soit un état cérébral spécial, soit une grande habileté, soit une cause extérieure, s’il était démontré que notre esprit ne peut pas deviner ce qu’il ignore. Mais la communication d’un cerveau à l’autre, d’un esprit à l’autre, est un fait prouvé par la télépathie. Nous pouvons donc concevoir qu’un médium écrive sous l’influence d’une personne voisine — ou même éloignée. — Plusieurs médiums ont aussi composé, par séances successives, de véritables romans, tels que l’Histoire de Jeanne d’Arc écrite par elle-même, ou tels que certains voyages dans les planètes, semblant indiquer une sorte de dédoublement du sujet, une seconde personnalité, mais sans aucune preuve d’authenticité. Il y a aussi un milieu psychique dont nous aurons à parler plus loin. Pour le moment, je ne m’occupe que du titre de ce chapitre et je dis avec Newton : Hypotheses non fingo.

Lorsqu’à la mort d’Allan Kardec, le 31 mars 1869, la Société spirite vint me prier de prononcer un discours sur sa tombe, je pris soin, dans ce discours, de diriger l’attention des spirites sur le caractère scientifique des études à faire et sur le danger de se laisser entraîner dans le mysticisme. Je reproduirai ici quelques extraits de ce discours.

Je voudrais pouvoir représenter à la pensée de ceux qui m’entendent et à celle des millions d’hommes qui, dans l’Europe entière et dans le Nouveau-Monde, se sont occupés du problème encore mystérieux des phénomènes surnommés spirites ; — je voudrais, dis-je, pouvoir leur représenter l’intérêt scientifique et l’avenir philosophique de l’étude de ces phénomènes (à laquelle se sont livrés, comme nul ne l’ignore, des hommes éminents parmi nos contemporains) ; j’aimerais leur faire entrevoir quels horizons inconnus la pensée humaine verra s’ouvrir devant elle, à mesure qu’elle étendra sa connaissance positive des forces naturelles en action autour de nous ; leur montrer que de telles constatations sont l’antidote le plus efficace de la lèpre de l’athéisme qui semble s’attaquer particulièrement à notre époque de transition.

Ce serait un acte utile d’établir ici, devant cette tombe éloquente, que l’examen méthodique des phénomènes appelés à tort surnaturels, loin de renouveler l’esprit superstitieux et d’affaiblir l’énergie de la raison, éloigne, au contraire, les erreurs et les illusions de l’ignorance, et sert mieux le progrès que la négation illégitime de ceux qui ne veulent point se donner la peine d’observer.

Cette complexe étude doit entrer maintenant dans sa période scientifique. Les phénomènes physiques, sur lesquels on n’a pas assez insisté, doivent devenir l’objet de la critique expérimentale, sans laquelle nulle constatation valable n’est possible. Cette méthode expérimentale, à laquelle nous devons la gloire du progrès moderne et les merveilles de l’électricité et de la vapeur, cette méthode doit saisir les phénomènes de l’ordre encore mystérieux auquel nous assistons, les disséquer, les mesurer et les définir.

Car, messieurs, le spiritisme n’est pas une religion, mais une science, science dont nous connaissons à peine l’A B C. Le temps des dogmes est fini. La Nature embrasse l’Univers, et Dieu lui-même, qu’on a fait jadis à l’image de l’homme, ne peut être considéré par la métaphysique moderne que comme un Esprit dans la Nature. Le surnaturel n’existe pas. Les manifestations obtenues par l’intermédiaire des médiums, comme celles du magnétisme et du somnambulisme, sont de l’ordre naturel, et doivent être sévèrement soumises au contrôle de l’expérience. Il n’y a plus de miracles. Nous assistons à l’aurore d’une science inconnue. Qui pourrait prévoir à quelles conséquences conduira dans le monde de la pensée l’étude positive de cette psychologie nouvelle !

Notre œil ne voit les choses qu’entre deux limites, en deçà et au delà desquelles il ne voit plus. Notre organisme terrestre peut être comparé à une harpe à deux cordes, qui sont le nerf optique et le nerf auditif. Une certaine espèce de mouvements met en vibration la première, et une autre espèce de mouvements met en vibration la seconde : c’est là toute la sensation humaine, plus restreinte que celle de certains êtres vivants, de certains insectes, par exemple, chez lesquels ces mêmes cordes de la vue et de l’ouïe sont plus délicates. Or, il existe, en réalité, dans la Nature, non pas deux, mais dix, cent, mille espèces de mouvements. La science physique nous enseigne donc que nous vivons ainsi au milieu d’un monde invisible pour nous, et qu’il n’est pas impossible que des êtres (invisibles également pour nous) vivent également sur la Terre, dans un ordre de sensations absolument différent du notre, et sans que nous puissions apprécier leur présence, à moins qu’ils ne se manifestent à nous par des faits rentrant dans notre ordre de sensations.

Devant de telles vérités, qui ne font encore que s’annoncer, combien la négation aveugle ne paraît-elle pas absurde et sans valeur ! Quand on compare le peu que nous savons et l’exiguïté de notre sphère de perception à la quantité de ce qui existe, on ne peut s’empêcher de conclure que nous ne savons rien, et que tout nous reste à savoir. De quel droit prononcerions-nous donc le mot « impossible » devant les faits que nous constatons sans pouvoir en découvrir les causes ?

C’est par l’étude positive des effets que l’on remonte à l’appréciation des causes. Dans l’ordre des études réunies sous la dénomination générique de « spiritisme », LES FAITS EXISTENT. Mais nul ne connaît leur mode de production. Ils existent tout aussi bien que les phénomènes électriques ; mais, messieurs, nous ne connaissons ni la biologie, ni la physiologie, ni la psychologie. Qu’est-ce que le corps humain, qu’est-ce que le cerveau ? Quelle est l’action absolue de l’âme ? Nous l’ignorons. Nous ignorons également l’essence de l’électricité, l’essence de la lumière. Il est donc sage d’observer sans parti pris tous ces faits, et d’essayer d’en déterminer les causes, qui sont peut-être d’espèces diverses et plus nombreuses qu’on ne l’a supposé jusqu’ici 4 #id_origin4.

On voit que ce que je proclamais publiquement, en 1869, du haut du tertre qui dominait la fosse où l’on venait de descendre le cercueil d’Allan Kardec, ne diffère pas du programme purement scientifique de cet ouvrage-ci.

J’ai dit tout-à-l’heure que trois méthodes étaient en usage dans ces expériences. On connaît ce que je pense de la première (quant à mon observation personnelle, et sans vouloir infirmer d’autres preuves, s’il y en a). Sur la seconde, la planchette, je la connais surtout par les séances de madame de Girardin, dans la maison de Victor Hugo, à Jersey : elle est plus indépendante que la première ; mais c’est encore le prolongement de notre main et de notre cerveau. La troisième, celle des coups frappés dans le meuble, ou « typtologie » , me le parait encore davantage, et je l’ai employée de préférence, en maintes circonstances, depuis quarante-cinq ans. (Celle des coups frappés par le soulèvement d’un pied de la table qui retombe pour marquer les lettres épelées n’a pas grande valeur. La moindre pression peut opérer ces mouvements de bascule. L’expérimentateur principal fait lui-même les réponses, parfois sans s’en douter.)

Plusieurs personnes se placent autour d’une table, les mains posées sur elle, et attendent ce qui se produira. Au bout de cinq, dix, quinze, vingt minutes, selon le milieu ambiant et les facultés des expérimentateurs, on entend des coups frappés dans la table, ou l’on assiste à des mouvements du meuble, qui semble s’animer. Pourquoi choisit-on une table ? Parce que c’est à peu près le seul meuble autour duquel on ait l’habitude de s’asseoir. Parfois, la table se lève sur un ou plusieurs pieds et subit de lentes oscillations ; parfois elle se soulève comme adhérente aux mains posées sur elle, et cela pendant deux, trois, cinq, dix, vingt secondes ; parfois elle se scelle au parquet avec tant de puissance qu’elle semble avoir doublé, triplé de poids. D’autres fois, et presque toujours sur la demande des assistants, on entend des bruits de scie, de cognée, de crayon écrivant, etc., etc. Ce sont là des effets physiques observés, qui prouvent sans réplique l’existence d’une force inconnue.

Cette force est une force physique d’ordre psychique. Si l’on n’observait que des mouvements dépourvus de sens, quelconques, aveugles, en rapport seulement avec les volontés des assistants et non explicables par le seul contact des mains des expérimentateurs, ou pourrait s’arrêter à cette conclusion d’une force nouvelle inconnue, qui pourrait être une transformation de notre force nerveuse, de l’électricité organique, et ce serait déjà là un fait considérable. Mais les coups frappés dans la table, ou par ses pieds, sont exécutés en réponse à des questions à la table. Comme chacun sait que la table est un morceau de bois, en s’adressant à elle, on s’adresse à quelque agent mental, qui entend, et qui répond. C’est ainsi que les phénomènes ont commencé, lorsqu’en 1848, aux États-Unis, les demoiselles Fox entendirent dans leur chambre des bruits, des coups frappés dans les murailles et dans les meubles, et que leur père, après plusieurs mois de recherches vexatoires, finit par songer à la vieille histoire des revenants, et par demander à la cause invisible une explication quelconque. Cette cause répondit par des coups conventionnels aux questions posées, et déclara qu’elle était l’âme de l’ancien propriétaire, assassiné autrefois dans sa demeure même. Cette âme demandait des prières et la sépulture du corps.

(Dès cette époque, les réponses furent telles qu’un coup frappé en réponse sur une question signifia oui, que deux coups signifièrent non, et que trois coups représentèrent une affirmation encore plus grande que le oui simple.)

Hâtons-nous de remarquer tout de suite que cette réponse ne prouve rien, et peut avoir été donnée, d’une manière inconsciente, par les demoiselles Fox elles-mêmes, qui, ici, ne peuvent être considérées comme ayant joué une comédie. Les coups produits par elles dans les murs les ont surprises, étonnées, bouleversées, les premières. L’hypothèse de la jonglerie et de la mystification, chère à certains critiques, n’a pas la moindre application ici — quoique, bien souvent, ces coups et ces mouvements soient produits par des farceurs.

Il y a une cause invisible, productrice de ces coups. Cette cause est-elle en nous ou hors de nous ? Serions-nous susceptibles de nous dédoubler, en quelque sorte, sans le savoir, d’agir par suggestion mentale, de nous répondre à nous-mêmes sans nous en douter, de produire des effets physiques sans en avoir conscience ? Ou bien, existe-t-il autour de nous un milieu intelligent, une sorte de cosmos spirituel, ou encore, serions-nous entourés d’êtres invisibles qui ne seraient pas humains : des gnomes, des lutins, des farfadets (il peut exister autour de nous un monde inconnu), ou enfin, seraient-ce vraiment les âmes des morts qui survivraient, erreraient, et pourraient se communiquer à nous ? Toutes les hypothèses se présentent, et nous n’avons le droit scientifique absolu d’en récuser aucune.

Le soulèvement d’une table, le déplacement d’un objet, pourraient être attribués à une force inconnue développée par notre système nerveux ou autrement ; du moins ces mouvements ne prouvent pas l’existence d’un esprit étranger. Mais, lorsqu’en nommant les lettres de l’alphabet, ou les pointant sur un carton, la table, soit par des coups frappés dans le bois, soit par des soulèvements, compose une phrase intelligible, nous sommes forcés d’attribuer cet effet intelligent à une cause intelligente. Cette cause peut être le médium lui-même, et le plus simple, évidemment, est de supposer qu’il frappe lui-même les lettres. Mais on peut organiser les expériences de telle sorte qu’il ne puisse agir de la sorte, même inconsciemment. Notre premier devoir est, en effet, de rendre la supercherie impossible.

Tous ceux qui ont suffisamment étudié le sujet savent que la fraude n’explique pas ce qu’ils ont observé. Assurément, dans les soirées spirites mondaines, on s’amuse quelquefois. Lorsque les séances ont lieu dans l’obscurité surtout, et que l’alternance des sexes est ordonnée pour « renforcer les fluides », il n’est pas très rare que les messieurs profitent de la tentation pour oublier momentanément le but de la réunion et rompre la chaîne des mains pour en commencer une autre. Les dames et les jeunes filles s’y prêtent avec plaisir, et presque personne ne s’en plaint. D’autre part, en dehors des soirées mondaines, où l’on est invité surtout pour se distraire, les réunions plus sérieuses ne sont souvent pas plus sûres, car le médium, intéressé d’une manière ou d’une autre, tient à donner le plus possible... même le coup de pouce.

Sur un feuillet de carnet que je viens de retrouver, j’avais classé les soirées spirites dans l’ordre que voici, un peu original sans doute :

1° Caresses amoureuses. (On a fait un reproche analogue aux agapes chrétiennes.)

2° Charlatanisme des médiums abusant de la crédulité des assistants.

Quelques chercheurs sérieux.

À l’époque dont je parlais tout-à-l’heure (1861-1863), j’ai pris part, comme secrétaire, à des expériences faites régulièrement une fois par semaine dans le salon d’un médium réputé, mademoiselle Huet, rue du Mont-Thabor, dont c’était en quelque sorte le métier, et qui a été surprise, plus d’une fois, trichant admirablement. On peut supposer qu’elle frappait assez souvent elle-même les coups en heurtant la table de ses pieds. Mais nous obtenions assez souvent aussi des bruits de scie, de rabot, de roulements de tambour, de torrents, qu’il eût été impossible d’imiter. Le scellement de la table au parquet ne peut être, lui non plus, produit par la fraude... Quant aux soulèvements de la table, la main qui veut y résister éprouvant la même impression que si le meuble flottait au-dessus d’un fluide, on ne voit pas comment le médium pourrait produire cet effet. Tout se passait là en pleine lumière.

Les communications reçues dans les réunions innombrables (plusieurs centaines) auxquelles j’ai assisté, alors et depuis, m’ont constamment montré des résultats en rapport avec l’état d’instruction des assistants. J’ai, naturellement, posé un grand nombre de questions sur l’Astronomie. Les réponses ne nous ont jamais rien appris, et je dois à la vérité de déclarer que, s’il y a des esprits, des entités psychiques indépendantes de nous en action dans ces expériences, ces êtres n’en savent pas plus que nous sur les autres mondes.

Un poète distingué, M. P.-F. Mathieu, assistait ordinairement aux réunions du salon Mont-Thabor, où nous obtînmes quelquefois des pièces de vers fort jolies, qu’il ne frappait certainement pas consciemment lui-même, car il était là comme nous tous, pour étudier. M. Joubert, vice-président du Tribunal civil de Carcassonne, a publié des « Fables et Poésies diverses par un Esprit frappeur » qui montrent avec évidence un reflet de ses pensées coutumières. Il y avait des philosophes chrétiens : la table nous dictait de belles pensées signées « Pascal », « Fénelon », « Vincent de Paul », « sainte Thérèse ». Un esprit qui signait « Balthasar Grimod de la Reynière » dictait de désopilantes dissertations sur la cuisine et avait la spécialité de faire danser la lourde table avec mille contorsions. Rabelais se donnait parfois comme un gai compagnon, aimant encore les parfums des mets succulents. Certains esprits se plaisaient à faire des tours de force en cryptologie. Voici quelques spécimens de ces communications par coups frappés.

Spiritus ubi vult spirat ; et vocem ejus audis, sed nescis unde veniat aut quo vadat. Sic est omnis qui natus est ex spiritu (Joan., III, 8).

Dear little sister, I am here, and see that you are as good as ever. You are a medium. I will go to you with great happiness. Tell my mother her dear daughter loves her from this world.

LOUISA.

Une personne demanda à l’esprit s’il pourrait frapper les mots gravés dans l’intérieur de sa bague.

J’aime qu’on m’aime comme j’aime quand j’aime.

Un assistant ayant soupçonné que la table autour de laquelle nous étions assis pouvait cacher un mécanisme frappant les coups — l’une des phrases dictées fut donnée par coups frappés dans l’air.

Autre série :

Je suis ung ioyeux compaignon qui vous esmarveilleray avecques mes discours, je ne suis pas ung Esperict matéologien, je vestiray non liripipion et je diray : Beuvez l’eaue de la cave, poy plus, poy moins, serez content.

ALCOFRIBAZ NAZIER.

Une discussion assez vive s’étant engagée au sujet de cette visite inattendue et de ce langage que certains érudits ne trouvaient pas purement rabelaisien, la table frappa :

Bons enfants estes de vous esgousiller à ceste besterie. Mieux vault que beuviez froid que parliez chaud.

RABELAIS.

Liesse et Noël ! Monsieur Satan est défun, et de mâle mort. Bien marrys sont les moynes, moynillons, bigotz et cagotz, carmes chaulx et déchaulx, papelards et frocards, mitrez et encapuchonnez : les vécy sans couraige, les Esperictz les ont destrosnez. Plus ne serez roustiz et eschaubouillez ez marmites monachales et roustissoires diaboliques ; foin de ces billevesées papales et cléricquales. Dieu est bon, iuste et plein de misérichorde ; il dict à ses petits enfancts : aimez-vous les ungs les autres et il pardoint à la repentance. Le grand dyable d’enfer est mort ; vive Dieu !

Autres séries encore :

Suov ruop erètsym nu sruojuot tnores emêm srueisulp ; erdnerpmoc ed simrep erocne sap tse suov en li’uq snoitseuq sed ridnoforppa ruop tirpse’l sap retemruot suov en. Liesnoc nob nu zevius.

Suov imrap engèr en edrocsid ed tirpse’l siamaj euq.

Arevèlé suov ueid te serèrf sov imrap sreinred sel zeyos ; évelé ares essiaba’s iuq iulec, éssiaba ares evèlé’s iuq iulec.

Il faut lire ces phrases au rebours, en commençant par la fin. On demande :

— Pourquoi avez-vous dicté ainsi ?

Il fut répondu :


— Pour vous donner des preuves nouvelles et inattendues.

En voici une autre d’un autre genre :


Acmairsvnoouussevtoeussbaoinmsoentsfbiideenleosus.
Sloeysepzrmntissaeinndtieetuesnudrrvaosuessmaairlises.

Je demande :

— Que signifie cet assemblage bizarre ?


— Lis de deux en deux lettres, pour vaincre tes doutes.

Cet arrangement donne les quatre vers suivants :

Amis, nous vous aimons bien tous,
Car vous êtes bons et fidèles.
Soyez unis en Dieu : sur vous 5 #id_origin5
L’Esprit-Saint étendra ses ailes.

C’est assez innocent, assurément, et sans prétention poétique. Mais on conviendra que ce mode de dictée est d’une difficulté assez serrée 6 #id_origin6.

— On parle des projets humains. La table dicte :

Quand le soleil brillant dissipe les étoiles,
Savez-vous, ô mortels ! si vous verrez le soir ?
Et quand le ciel se fond en de funèbres voiles,
Il est un lendemain : pourrez-vous le revoir ?

On demande :

— Qu’est-ce que la Foi ?

La Foi ? c’est comme un champ béni
Qui couve une moisson superbe,
Et chaque travailleur y peut à l’infini
Faucher et récolter, puis emporter sa gerbe.

La Science est une forêt, où quelques-uns tracent des routes, où beaucoup s’égarent, et où tous voient les limites de la forêt reculer à mesure qu’ils avancent.

Dieu n’éclaire pas le monde avec la foudre et les météores. Il dirige paisiblement les astres qui l’illuminent. Ainsi les révélations divines se succéderont avec ordre, raison et harmonie.

La Religion et l’Amitié sont deux compagnes qui aident à parcourir le sentier pénible de la vie.

Je ne résiste pas au plaisir d’insérer, en terminant, une fable également dictée par coups frappés, qui m’a été adressée par M. Joubert, vice-président du Tribunal civil de Carcassonne. On peut en discuter l’opinion ; mais le principe n’en est-il pas applicable à toutes les époques et à tous les gouvernements ? Les « arrivistes » ne sont-ils pas de tous les temps.



LE ROI ET LE MANANT

Un roi qui pollua les libertés publiques,
Qui vingt ans s’abreuva du sang des hérétiques,
Attendant du bourreau la paix de ses vieux jours,
Décrépit, saturé d’adultères amours,
Ce roi, cet orgueilleux dont on fit un grand homme,
Louis quatorze, enfin, s’il faut que je le nomme,
Jadis sous les berceaux de ses vastes jardins
Promenait sa Scarron, sa honte et ses chagrins.
Survint des courtisans la noble valetaille :
Chacun perdait au moins dix pouces de sa taille ;
Pages, comtes, marquis, ducs, princes, maréchaux,
Ministres, s’inclinaient sous d’outrageants rivaux.
Plus humbles qu’un plaideur demandant audience,
De graves magistrats faisaient la révérence.
C’était plaisant de voir, rubans, croix et cordons,
Sur leurs habits brodés aller à reculons.
Ainsi toujours, toujours, cette ignoble courbette.
Je voudrais un matin m’éveiller Empereur
Exprès pour fustiger l’échine d’un flatteur.
Seul, marchant devant lui, mais sans baisser la tête,
Poursuivant sa route à pas lents,
Modeste, recouvert d’une étoffe grossière,
Un manant, si l’on veut, peut-être un philosophe,
Traversa de la cour les groupes insolents.
« Oh ! s’écria le roi, dévoilant sa surprise,
Pourquoi seul m’affronter sans plier le genou ?
— Sire, dit l’inconnu, faut-il de la franchise ?
C’est que seul en ces lieux, je n’attends rien de vous.

Si l’on réfléchit à la manière dont ces sentences, ces phrases, ces pièces diverses ont été dictées, lettre par lettre, eu suivant l’alphabet, coup par coup, on en appréciera la difficulté. Les coups sont frappés dans l’intérieur du bois de la table, dont on sent les vibrations, ou dans un autre meuble, ou même dans l’air. La table, comme nous l’avons remarqué, est animée, imprégnée d’une sorte de vitalité momentanée. Des rythmes d’airs connus, des bruits de scie, de travaux d’atelier, de fusillades, y sont obtenus. Elle devient parfois si légère, qu’elle plane un instant dans l’air, et parfois si lourde que deux hommes ne peuvent la détacher du parquet ni la faire remuer. Il importe d’avoir présentes à l’esprit toutes ces manifestations, souvent puériles, sans contredit, parfois vulgaires et grotesques, mais cependant frappées par le procédé en question, pour se rendre exactement compte des phénomènes et sentir que l’on est ici en présence d’un élément inconnu que la jonglerie, la prestidigitation ne peut expliquer.

Quelques personnes ont la faculté de remuer séparément les doigts du pied, et de produire certains coups par ce procédé. Si l’on supposait que les dictées par combinaisons citées tout-à-l’heure ont été arrangées d’avance, apprises par cœur, et ainsi frappées, ce serait assez simple. Mais cette faculté est très rare, et elle n’explique pas les bruits dans la table, sentis par les mains. On peut supposer aussi que le médium frappe la table du pied et construit les phrases qui lui plaisent. Mais, d’autre part, il faudrait une fameuse mémoire pour obtenir exactement cet arrangement de lettres (car le médium n’a rien sous les yeux), et, d’autre part, ces dictées baroques ont été également frappées en des réunions intimes où personne ne trichait.

Quant à ce que ce soient là des esprits supérieurs en communication avec les expérimentateurs ; quant à s’imaginer évoquer saint Paul ou saint Augustin, Archimède ou Newton, Pythagore ou Copernic, Léonard de Vinci ou William Herschel, et en recevoir des dictées dans une table, c’est une hypothèse qui s’élimine par elle-même.

Il a été question, un peu plus haut, des dessins et des descriptions jupitériennes de M. Victorien Sardou. Une lettre écrite par lui à M. Jules Claretie, qui l’a publiée dans Le Temps, à l’époque où l’érudit académicien fit jouer sa pièce Spiritisme, sera tout à fait à sa place ici. La voici :

... Quant au spiritisme, je vous dirais mieux en trois mots ce que j’en pense, que je ne le ferais ici en trois pages. Vous avez raison à moitié et à moitié tort. Pardonnez-moi cette franchise de jugement. Il y a deux choses dans le spiritisme : des faits curieux, inexplicables dans l’état actuel de nos connaissances, et constatés, et puis ceux qui s’expliquent.

Les faits sont réels. Ceux qui les expliquent appartiennent à trois catégories : il y a d’abord les spirites imbéciles, ou ignorants, ou fous, ceux qui évoquent Epaminondas et dont vous vous moquez justement, ou qui croient à l’intervention du diable, bref, qui finissent par Charenton.

Il y a, secundo, les charlatans, à commencer par D..., les imposteurs de toutes sortes, les prophètes, les donneurs de consultations, les A. K... et tutti quanti.

Il y a, enfin, les savants, qui croient expliquer tout par les jongleries, l’hallucination et les mouvements inconscients, comme Chevreul et Faraday, et qui, ayant raison sur quelques-uns des phénomènes qu’on leur signale et qui sont, en effet, hallucination ou jonglerie, ont tort néanmoins sur toute la série des faits primitifs, qu’ils ne se donnent pas la peine de voir, et qui sont pourtant les plus sérieux : ceux-là sont très coupables, car, par leur fin de non-recevoir opposée à des expérimentateurs sérieux (tels que Gasparin par exemple) et par leurs explications insuffisantes, ils ont abandonné le spiritisme à l’exploitation des charlatans de toute sorte, et autorisé en même temps les amateurs sérieux à ne plus s’en occuper.

Il y a, en dernier lieu, l’observateur (mais il est rare) tel que moi qui, incrédule par nature, a bien dû reconnaître, à la longue, qu’il y a là des faits rebelles à toute explication scientifique actuelle, sans renoncer pour cela à les voir expliqués un jour, et qui dès lors s’est appliqué à discerner les faits, à les soumettre à quelque classification, qui plus tard se convertira en loi. Ceux-là se tiennent à l’écart, comme je le fais, de toute coterie, de tout cénacle, de tous prophètes, et, satisfaits de la conviction acquise, se bornent à voir dans le spiritisme l’aurore d’une vérité, fort obscure encore, qui trouvera quelque jour son Ampère, comme les courants magnétiques, en déplorant que cette vérité périsse étouffée entre ces deux excès de la crédulité ignorante qui croit tout et de l’incrédulité savante qui ne croit rien.

Ils trouvent dans leur conviction et leur conscience la force de braver le petit martyre du ridicule qui s’attache à la croyance qu’ils affichent, doublée de toutes les sottises qu’on ne manque pas de leur attribuer, et ne jugent pas que la légende dont on les affuble mérite même l’honneur d’une réfutation.

C’est ainsi que je n’ai jamais eu l’envie de démontrer à qui que ce soit que Molière ni Beaumarchais ne sont pour rien dans mes pièces. Il me semble que cela se voit de reste.

Quant aux maisons de Jupiter, il faut demander aux bonnes gens qui me supposent convaincu de leur réalité, s’ils sont bien persuadés que Gulliver croyait à Lilliput, Campanella à la Cité du soleil, et Thomas Morus à l’Utopie.

Ce qui est pourtant vrai, c’est que le dessin dont vous parlez (Pl. III) a été fait en moins de dix heures. De l’origine, je ne donne pas quatre sous ; mais le fait, c’est une autre affaire.

V. SARDOU.

Il ne se passe peut-être pas une seule année sans que des médiums ne m’apportent des dessins de plantes et d’animaux de la Lune, de Mars, de Vénus, de Jupiter... ou de certaines étoiles. Ces dessins sont plus ou moins jolis, plus ou moins curieux. Mais non seulement rien ne nous conduit à admettre qu’ils représentent vraiment des choses réelles existant sur les autres mondes, tout prouve, au contraire, que ce sont là des produits de l’imagination, essentiellement terrestres d’aspects et de formes, ne correspondant même pas à ce que nous connaissons des possibilités vitales de ces mondes. Les dessinateurs sont dupes d’illusions. Ces plantes, ces êtres, sont des métamorphoses, parfois élégantes, des organismes terrestres. Le plus curieux peut-être encore, c’est que tous ces dessins se ressemblent par la manière dont ils sont tracés et portent en quelque sorte la marque médiumnique.

Pour en revenir à mes expériences, lorsque j’écrivais comme médium, c’étaient généralement des dissertations astronomiques ou philosophiques, signées GALILÉE. Je n’en citerai qu’une comme exemple, extraite de mes cahiers de 1862.


La Science.

L’intelligence humaine a élevé ses puissantes conceptions jusqu’aux limites de l’espace et du temps ; elle a pénétré dans le domaine inaccessible des anciens âges, sondé le mystère des cieux insondables, et cru expliquer l’énigme de la création. Le monde extérieur a déroulé sous les regards de la science son panorama splendide et sa magnifique opulence, et les études de l’homme l’ont conduit à la connaissance du vrai ; il a exploré l’Univers, trouvé l’expression des lois qui le régissent et l’application des forces qui le soutiennent, et s’il ne lui a pas été donné de regarder face à face la Cause première, du moins est-il parvenu à la notion mathématique de la série des causes secondes.

En ce dernier siècle surtout, la méthode expérimentale, la seule qui soit véritablement scientifique, a été mise en pratique dans les sciences naturelles, et par son aide l’homme s’est successivement dépouillé des préjugés de l’ancienne École et des théories spéculatives, pour se renfermer dans le champ de l’observation et le cultiver avec soin et intelligence.

Oui, la science de l’homme est solide et féconde, digne de nos hommages pour son passé difficile et longuement éprouvé, digne de nos sympathies pour son avenir gros de découvertes utiles et profitables. Car la nature est désormais un livre accessible aux recherches bibliographiques de l’homme studieux, un monde ouvert aux investigations du penseur, une région fertile que l’esprit humain a déjà visitée, et dans laquelle il faut hardiment s’avancer, tenant en main l’expérience pour boussole...

Un ancien ami de ma vie terrestre me parlait ainsi naguère. Une pérégrination nous avait ramenés sur la Terre, et nous étudiions de nouveau moralement ce monde ; mon compagnon ajoutait que l’homme est aujourd’hui familiarisé avec les lois les plus abstraites de la mécanique, de la physique, de la chimie... que les applications à l’industrie ne sont pas moins remarquables que les déductions de la science pure, et que la création tout entière, savamment étudiée par lui, paraît être désormais son royal apanage. Et comme nous poursuivions notre voyage hors de ce monde, je lui répondis en ces termes :

— Faible atome perdu en un point insensible de l’infini, l’homme a cru embrasser de ses regards l’étendue universelle, quand il sortait à peine de la région qu’il habite ; il a cru étudier les lois de la nature entière, quand ses appréciations avaient à peine porté sur les forces en action autour de lui ; il a cru déterminer la grandeur du ciel, quand il se consumait dans la détermination d’un grain de poussière. Le champ de ses observations est si exigu qu’une fois perdu de vue, l’esprit le cherche sans le retrouver ; le ciel et la terre humains sont si petits que l’âme en son essor n’a pas le temps de déployer ses ailes avant d’être parvenue aux derniers parages accessibles à l’observation de l’homme, car l’Univers incommensurable nous entoure de toutes parts, déployant par delà nos cieux des richesses inconnues, mettant en jeu des forces inconcevables, et propageant à l’infini la splendeur et la vie.

Et le ciron, misérable acarus privé d’ailes et de lumière, dont la triste existence se consume sur la feuille qui lui donna le jour, prétendrait, parce qu’il fait quelques pas sur cette feuille agitée par le vent, avoir le droit de parler sur l’arbre immense auquel elle appartient, sur la forêt dont cet arbre fait partie, et discuter sagement sur la nature des végétaux qui s’y développent, des êtres qui l’habitent, du soleil lointain dont les rayons y apportent le mouvement et la vie ? — En vérité, l’homme est étrangement présomptueux de vouloir mesurer la grandeur infinie au pied de sa petitesse infinie.

Aussi doit-il être bien pénétré de cette vérité : que si les labeurs arides des siècles passés lui ont acquis la première connaissance des choses, si la progression de l’esprit l’a placé au vestibule du savoir, il n’a fait encore qu’épeler la première page du Livre, et comme l’enfant exposé à se tromper à chaque mot, loin de prétendre interpréter doctoralement l’ouvrage, il doit se contenter de l’étudier humblement, page par page, ligne par ligne. Heureux encore ceux qui le peuvent faire.

GALILÉE.

Ces pensées m’étaient coutumières : ce sont celles de l’étudiant de dix-neuf et vingt ans qui a pris l’habitude de penser. Il n’est pas douteux qu’elles émanaient entièrement de mon intellect, et que l’illustre astronome florentin y était complètement étranger.

C’eût été, d’ailleurs, une collaboration de la dernière invraisemblance.

Il en a été de même dans toutes les communications d’ordre astronomique. Elles n’ont pas fait avancer la science d’un seul pas.

Aucun point de l’histoire, obscur, mystérieux ou mensonger, n’a été non plus éclairci par les esprits.

Nous n’écrivons jamais que ce que nous savons, et le hasard même n’a rien donné. Toutefois, certaines transmissions inexpliquées seront à discuter. Mais elles restent dans la sphère humaine.

Pour répondre tout de suite aux objections que certains spirites m’ont adressées contre cette conclusion de mes observations, je citerai comme exemple le cas des satellites d’Uranus, parce qu’il est le principal présenté perpétuellement comme preuve d’une intervention scientifique des esprits.

Depuis plusieurs années, d’ailleurs, j’ai reçu de divers points l’invitation pressante d’examiner un article du général Drayson, publié dans le journal Light de 1884, sous le titre de The Solution of scientific problems by Spirits, dans lequel il est proclamé que les esprits ont fait connaître la véritable marche des satellites d’Uranus. Des obligations urgentes m’avaient toujours empêché de faire cet examen, mais ce cas ayant été présenté récemment comme décisif par plusieurs ouvrages spirites, on insiste avec tant de persistance, que je crois utile de le faire ici.

À mon grand regret, il y a là une erreur, et les esprits ne nous ont rien appris. Voici cet exemple, présenté à tort comme démonstratif. L’écrivain russe Aksakof l’expose dans les termes suivants (Animisme et Spiritisme, p. 341) :

Le fait que nous allons rapporter paraît avoir raison de toutes les objections : il a été communiqué par le major-général A. W. Drayson, et publié sous ce titre : The Solution of scientific problems by Spirits. En voici la traduction :

Ayant reçu de M. Georges Stock une lettre me demandant si je pouvais citer, ne fût-ce qu’un exemple, qu’un esprit aurait résolu, séance tenante, un de ces problèmes scientifiques qui ont embarrassé les savants, jai l’honneur de vous communiquer le fait suivant, dont j’ai été témoin oculaire.

En 1781, William Herschel découvrit la planète Uranus et ses satellites. Il observa que ces satellites, contrairement à tous les autres satellites du système solaire, parcourent leurs orbites d’orient en occident. Sir John Herschel dit dans ses Outlines of Astronomy :

Les orbites de ces satellites présentent des particularités tout à fait inattendues et exceptionnelles, contraires aux lois générales qui régissent les corps du système solaire. Les plans de leurs orbites sont presque perpendiculaires à l’écliptique, faisant un angle de 70° 58’ 7 #id_origin7, et ils les parcourent d’un mouvement rétrograde, c’est-à-dire que leur révolution autour du centre de leur planète s’effectue de l’est à l’ouest au lieu de suivre le sens inverse.

Lorsque Laplace émit cette théorie, que le Soleil et toutes les planètes se sont formés aux dépens d’une matière nébuleuse, ces satellites étaient une énigme pour lui.

L’amiral Smyth mentionne dans son Celestial Cycle que le mouvement de ces satellites, à la stupéfaction de tous les astronomes, est rétrograde, contrairement à celui de tous les autres corps observés jusqu’alors.

Tous les ouvrages sur l’astronomie, publiés, avant 1860, contiennent le même raisonnement au sujet des satellites d’Uranus.

De mon coté, je ne trouvai aucune explication à cette particularité ; pour moi, c’était un mystère, aussi bien que pour les écrivains que j’ai cités.

En 1858, j’avais comme hôte, dans ma maison, une dame qui était médium, et nous organisâmes des séances quotidiennes. Un soir, elle me dit qu’elle voyait à coté de moi un esprit qui prétendait avoir été astronome pendant sa vie terrestre.

Je demandai à ce personnage s’il était plus savant à présent que lors de son existence terrestre. — Beaucoup plus, répondit-il.

J’eus l’idée de poser à ce soi-disant esprit une question ayant pour but d’éprouver ses connaissances : « Pouvez-vous me dire, lui demandai-je, pourquoi les satellites d’Uranus font leur révolution de l’est à l’ouest et non de l’ouest à l’est ? »

Je reçus immédiatement la réponse suivante :

Les satellites d’Uranus ne parcourent pas leur orbite de l’orient à l’occident ; ils tournent autour de leur planète de l’occident à l’orient, dans le même sens que la Lune autour de la Terre. L’erreur provient de ce que le pôle sud d’Uranus était tourné vers la Terre au moment de la découverte de cette planète ; de même que le Soleil, vu de l’hémisphère austral, semble faire son parcours quotidien de droite à gauche et non de gauche à droite, les satellites d’Uranus se mouvaient de gauche à droite, ce qui ne veut pas dire qu’ils parcouraient leur orbite de l’orient à l’occident.

En réponse à une autre question que je posai, mon interlocuteur ajouta :

Tant que le pôle sud d’Uranus est resté tourné vers la Terre, pour un observateur terrestre, les satellites semblaient se déplacer de gauche à droite, et l’on en conclut, par erreur, qu’ils allaient de l’orient à l’occident ; cet état de choses a duré environ quarante-deux ans. Quand le pôle nord d’Uranus est tourné vers la Terre, ses satellites parcourent leur trajet de droite à gauche, et toujours de l’occident à l’orient.

Je demandai là-dessus comment il a pu se faire que l’erreur n’ait pas été reconnue quarante-deux ans après la découverte d’Uranus par William Herschel ?

Il me fut répondu : « C’est parce que les hommes ne font que répéter ce qu’ont dit les autorités qui les ont précédés ; éblouis par les résultats obtenus par leurs prédécesseurs, ils ne se donnent pas la peine de réfléchir. »

Telle est la « révélation » d’un esprit sur le système d’Uranus, publiée par Drayson et présentée par Aksakof et d’autres auteurs comme une preuve irréfragable de l’intervention d’un esprit dans la solution de ce problème.

Voici le résultat de la discussion impartiale de ce sujet, d’ailleurs fort intéressant.

Le raisonnement de « l’esprit » est faux. Le système d’Uranus est presque perpendiculaire au plan de l’orbite. C’est l’opposé de celui des satellites de Jupiter, qui tournent presque dans le plan de l’orbite. L’inclinaison du plan des satellites sur l’écliptique est de 98°, et la planète gravite à peu près dans le plan de l’écliptique. C’est là une considération fondamentale dans l’image que nous devons nous faire de l’aspect de ce système vu de la Terre.

Adoptons, néanmoins, pour le sens du mouvement de révolution de ces satellites autour de leur planète, la projection sur le plan de l’écliptique, comme on a d’ailleurs coutume de le faire. L’auteur prétend que « quand le pôle nord d’Uranus est tourné vers la Terre, ses satellites parcourent leur trajet de droite à gauche, c’est-à-dire de l’occident à l’orient » ; l’esprit déclare que les astronomes sont dans l’erreur et que les satellites d’Uranus tournent autour de leur planète de l’ouest à l’est, dans le même sens que la Lune autour de la Terre.

Pour nous rendre exactement compte de la position et du sens des mouvements de ce système, construisons une ligure géométrique spéciale, claire et précise.

Représentons sur un plan l’aspect de l’orbite d’Uranus et de ses satellites vus de l’hémisphère nord de la sphère céleste (fig. A). La partie de l’orbite des satellites au-dessus du plan de l’orbite d’Uranus a été dessinée en trait fort et hachures, la partie en-dessous par un trait ponctué seulement.

On voit, par la direction des flèches, que le mouvement de révolution des satellites, projeté sur le plan de l’orbite, est bien rétrograde. Toute affirmation dogmatique contraire est absolument erronée. Ces satellites tournent dans le sens du mouvement des aiguilles d’une montre, de gauche à droite en considérant la partie supérieure des cercles.

L’erreur du médium provient de ce qu’il a prétendu que le pôle sud d’Uranus aurait été tourné vers nous à l’époque de la découverte. Or, en 1781, le système d’Uranus occupait relativement à nous à peu près la même situation qu’en 1862, puisque sa révolution est de 84 ans. On voit sur la figure que la planète nous présentait en ce moment-là son pôle le plus élevé au-dessus de l’écliptique, c’est-à-dire son pôle nord.

Le général Drayson s’est laissé induire en erreur en adoptant, sans les contrôler, ces prémisses paradoxales. En effet, si Uranus nous avait présenté son pôle sud en 1781, la marche des satellites serait directe. Mais les observations de l’angle de position des orbites lors des passages aux nœuds nous montrent, avec évidence, que c’était bien le pôle nord qui était en ce moment tourné vers le Soleil et la Terre, ce qui rend le mouvement direct impossible, le mouvement rétrograde certain.

Pour plus de clarté, j’ai ajouté extérieurement à l’orbite, sur la figure A, l’aspect du système d’Uranus vu de la Terre aux quatre époques principales de la révolution de cette lointaine planète. On voit que le sens apparent de la marche était analogue à celui des aiguilles d’une montre en 1781 et 1862, contraire en 1818 et 1902. En ces époques, les orbites apparentes des satellites sont presque des cercles, tandis qu’elles Se réduisent à des droites lors des passages aux nœuds, en 1798, 1840 et 1882.

La figure B complète ces données en présentant l’aspect des orbites et le sens de la marche pour toutes les positions de la planète et jusqu’à notre époque.

J’ai tenu à élucider complètement cette question un peu technique. À mon grand regret, les esprits ne nous ont rien appris, et cet exemple, auquel on attache tant d’importance, se réduit à une erreur 8 #id_origin8.

Aksakof cite, en ce même chapitre (p. 343), l’annonce de deux satellites de Mars faite à Drayson également, par un médium, en 1859, c’est-à-dire dix-huit ans avant leur découverte, en 1877. Cette annonce, n’ayant pas été publiée à l’époque, reste douteuse. De plus, il a été plusieurs fois question, depuis Kepler qui en avait signalé la probabilité, des deux satellites de Mars, notamment par Swift et par Voltaire (v. mon Astronomie populaire, p. 501). Ce n’est donc pas là un fait péremptoire à citer comme une découverte due aux esprits.

Voilà les faits d’observation des expériences médiumniques. Je ne leur donne pas une généralisation étrangère à leur cadre. Ils ne prouvent pas qu’en certaines circonstances des penseurs, des poètes, des rêveurs, des chercheurs ne puissent être inspirés par des influences extérieures à leurs cerveaux, par des êtres aimés, par des amis disparus. C’est là une autre question, sujet différent des expériences dont nous nous occupons dans ce livre.

Le même auteur, d’ailleurs généralement très judicieux, cite plusieurs exemples de langues étrangères parlées par des médiums. Je n’ai pu les vérifier — et l’on me demande de ne dire ici que ce que je sais sûrement.

D’après mes observations personnelles, ces expériences nous mettent constamment en présence de nous-mêmes, de nos propres esprits.

Je pourrais en citer mille exemples.

Un jour, je reçois un « aérolithe » découvert dans un bois aux environs d’Etrepagny (Eure). Madame J. L., qui a la gracieuseté de me l’envoyer, y ajoute qu’elle a consulté un esprit sur sa provenance et qu’il lui a été répondu qu’il provient d’une étoile nommée Golda. Or, 1° il n’y a pas d’étoile de ce nom, et 2° ce n’est pas un aérolithe, mais un morceau de scorie provenant d’une ancienne forge. (Lettre 662 de mon enquête de 1899, dont les premières, relatives à la télépathie, ont été publiées dans l’Inconnu).

De Montpellier une lectrice m’écrit :

Vos conclusions diminueront peut-être à certains yeux le prestige du spiritisme. Mais comme le prestige peut amener la superstition, il est bon de s’éclairer.

Pour ma part, ce que vous avez observé concorde avec ce que j’ai pu observer moi-même.

Voici le procédé que j’ai employé, aidée par une amie.

Je prenais un livre et, l’ouvrant, je retenais le chiffre de la page de droite. Supposons 132. Je disais à la table mise en mouvement par la petite manœuvre ordinaire : « Un esprit veut-il se communiquer ? »

Réponse : — Oui.

Demande : — Pouvez-vous voir le livre que je viens de regarder ?

Réponse : — Oui.

Combien y a-t-il de chiffres à la page que j’ai regardée ?

— Trois.

Indiquez le nombre des centaines.

— Un.

Indiquez la valeur des dizaines.

— Trois.

Indiquez la valeur des unités.

— Deux.

Ces indications donnaient bien 132.

C’était ravissant.

Mais, prenant le livre fermé et sans l’ouvrir, glissant dans l’épaisseur des pages un couteau à papier, je reprenais la conversation... et le résultat avec ce dernier procédé fut toujours inexact.

J’ai répété fréquemment cette petite expérience (curieuse quand même) et chaque fois, j’ai eu des réponses exactes quand je les savais, inexactes quand je les ignorais. (Lettre 657 de mon enquête.)

Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Tout nous conduit à penser que c’est nous qui agissons. Mais ce n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire, et, en même temps que nous, il y a autre chose. Certaines transmissions inexpliquées se produisent.

Dans son ouvrage remarquable, De l’Intelligence, Taine explique les communications médiumniques par une sorte de dédoublement inconscient de notre esprit, comme je le disais plus haut. « Plus un fait est bizarre, écrit-il 9 #id_origin9, plus il est instructif. À cet égard, les manifestations spirites mêmes nous mettent sur la voie de découvertes, en nous montrant la coexistence au même instant, dans le même individu, de deux pensées, de deux volontés, de deux actions distinctes, l’une dont il a conscience, l’autre dont il n’a pas conscience et qu’il attribue à des êtres invisibles. Le cerveau humain est alors un théâtre où se jouent à la fois plusieurs pièces différentes, sur plusieurs plans dont un seul est en lumière. Rien de plus digne d’étude que cette pluralité foncière du moi. J’ai vu une personne qui, en causant, en chantant, écrit, sans regarder son papier, des phrases suivies, et même des pages entières, sans avoir conscience de ce qu’elle écrit. À mes yeux, sa sincérité est parfaite : or elle déclare qu’au bout de sa page elle n’a aucune idée de ce qu’elle a tracé sur le papier ; quand elle le lit, elle en est étonnée, parfois alarmée. L’écriture est autre que son écriture ordinaire. Le mouvement des doigts et du crayon est raide et semble automatique. L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. — Certainement, on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau, chacune à son œuvre, et chacune à une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans la coulisse, la seconde aussi complète que la première, puisque seule et hors des regards de l’autre, elle construit des idées suivies et aligne les phrases liées auxquelles l’autre n’a point part. »

Cette hypothèse est admissible, étant données les observations nombreuses de double conscience 10 #id_origin10. Elle est applicable dans un grand nombre de cas, mais elle ne l’est pas pour tous. Elle explique l’écriture automatique. Mais déjà, il faut la tirer assez loin pour l’amener à expliquer les coups frappés (car qui les frappe ?) et elle n’explique pas du tout les soulèvements de la table, ni les déplacements d’objets dont nous avons parlé dans la première lettre, et même je ne vois pas trop comment elle pourrait expliquer les phrases frappées à rebours ou par combinaisons bizarres citées plus haut.

Elle est admise et développée, d’une manière beaucoup trop absolue, cette hypothèse, par le docteur Pierre Janet dans son ouvrage L’Automatisme psychologique. Cet auteur est de ceux qui se sont créé un cercle étroit d’observations et d’études, et qui non seulement n’en sortent pas, mais s’imaginent y faire entrer l’Univers tout entier. En lisant ce genre de raisonnement, on pense involontairement à cette ancienne querelle des yeux ronds qui voyaient tout rond et des yeux carrés qui voyaient tout carré, et à l’histoire des Gros-Boutiens et des Petits-Boutiens, des voyages de Gulliver. Une hypothèse est digne d’attention quand elle explique quelque chose. Sa valeur n’augmente pas si l’on veut la généraliser et lui faire tout expliquer ; c’est outrepasser la mesure.

Que les actes subconscients d’une personnalité anormale se greffant momentanément sur notre personnalité normale expliquent la plupart des communications médiumnimiques par l’écriture, nous pouvons l’admettre. Nous pouvons y voir aussi des effets évidents d’auto-suggestion. Mais ces hypothèses psycho-physiologiques ne satisfont pas à toutes les observations. Il y a autre chose.

Nous avons tous une tendance à vouloir tout expliquer par l’état actuel de nos connaissances. Devant certains faits, nous disons aujourd’hui : c’est de la suggestion, c’est de l’hypnotisme, c’est ceci, c’est cela. Nous n’aurions pas parlé ainsi il y a un demi-siècle, n’ayant pas inventé ces théories. On ne parlera plus de même dans un demi-siècle, dans un siècle, car on aura inventé d’autres mots. Mais ne nous payons pas de mots ; ne soyons pas si pressés.

Il faudrait savoir expliquer de quelle façon nos pensées, conscientes, inconscientes, subconscientes, peuvent frapper des coups dans une table, la remuer, la soulever. Comme cette question est assez embarrassante, M. Pierre Janet la traite de « secondaire », et en est réduit à invoquer le remuement des orteils, le muscle craqueur du tendon péronier, la ventriloquie et la tricherie de compères inconscients 11 #id_origin11. Ce n’est pas sérieux.

Assurément, nous ne comprenons pas comment notre pensée, ou une autre, peut former des phrases en frappant des coups. Mais nous sommes obligés de l’admettre. Appelons cela, si nous voulons, de la télékinésie : en sommes-nous plus avancés ?

On parle beaucoup, depuis quelques années, des faits inconscients, de la subconscience, de la conscience subliminale, etc., etc. Je crains que, là aussi, on se paie de mots qui n’expliquent pas grand chose.

J’ai l’intention de consacrer, quelque jour, si le temps m’en est donné, un livre spécial au Spiritisme, étudié au point de vue théorique et doctrinaire, qui formerait le second volume de mon ouvrage L’Inconnu et les problèmes psychiques, et qui est en préparation depuis la rédaction de ce livre (1899). Les communications médiumniques, les dictées reçues notamment par Victor Hugo, madame de Girardin, Eugène Nus, les Phalanstériens, y sont le sujet de chapitres spéciaux, ainsi que le problème, autrement grave, de la pluralité des existences.

Je n’ai pas à m’étendre ici sur ces aspects de la question générale ; ce que je tiens à établir dans ce livre-ci, c’est qu’il y a en nous, autour de nous, des forces inconnues capables de mettre la matière en mouvement, comme le fait notre volonté. Je dois donc me borner aux phénomènes physiques. Le cadre est déjà immense, et les « communications » dont nous venons de parler sont en dehors de ce cadre.

Mais comme ce sujet est en contact perpétuel avec les expérimentations psychiques, il était nécessaire de le résumer ici.

Revenons maintenant aux phénomènes produits par les médiums à effets physiques, et à ce que j’ai constaté moi-même avec Eusapia Paladino, qui les réunit à peu près tous.

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