Mes expériences avec Eusapia Paladino

On a vu, aux premières pages de ce livre, quelques-unes de mes dernières expériences avec le médium napolitain Eusapia Paladino. Nous allons remonter aux premières.

Ma première séance d’études avec ce médium remarquable a eu lieu le 27 juillet 1897. Sur l’invitation d’une excellente et honorable famille, la famille Blech, dont le nom est, depuis longtemps, très heureusement associé aux recherches modernes de théosophie, d’occultisme et de psychisme expérimental, je m’étais rendu à Montfort-l’Amaury, faire la connaissance personnelle de ce médium, déjà étudié en plusieurs circonstances par MM. Lombroso, Charles Richet, Ochorowicz, Aksakof, Schiaparelli, Myers, Lodge, A. de Rochas, Dariex, J. Maxwell, Sabatier, de Watteville et un grand nombre d’autres savants de haute valeur, et dont les facultés avaient même fait l’objet d’un ouvrage du comte de Rochas, sur l’Extériorisation de la Motricité, ainsi que d’innombrables articles dans les revues spéciales.

L’impression résultant de la lecture de l’ensemble des procès-verbaux n’est pas absolument satisfaisante et laisse, d’ailleurs, place entière à la curiosité. D’autre part, je puis dire, comme déjà je l’ai fait remarquer, que, depuis quarante ans, presque tous les médiums célèbres sont passés par mon salon de l’avenue de l’Observatoire à Paris, et que je les ai à peu près tous surpris trichant. Ce n’est pas qu’ils trichent toujours, et ceux qui l’affirment sont dans l’erreur. Mais, sciemment ou inconsciemment, ils portent avec eux un élément de trouble dont il faut constamment se défier, et qui place l’expérimentateur en des conditions diamétralement contraires à celles de l’observation scientifique.

À propos d’Eusapia, j’avais reçu de mon illustre collègue, M. Schiaparelli, Directeur de l’Observatoire de Milan, auquel la science est redevable de tant de découvertes importantes, une longue lettre dont je détacherai quelques passages :

Pendant l’automne de 1892, j’ai été invité par M. Aksakof à assister à un certain nombre de séances spirites tenues sous sa direction et par ses soins avec le médium Eusapia Paladino, de Naples. J’y ai vu des choses très surprenantes, dont une partie pourrait, à la vérité, être expliquée par des moyens fort ordinaires. Mais il y en a d’autres, dont je ne saurais expliquer la production avec les principes connus de notre physique. J’ajoute, sans aucune hésitation, que, s’il avait été possible d’exclure entièrement tout soupçon de tricherie, on devrait reconnaître dans ces faits le commencement d’une science nouvelle très féconde en conséquences de la plus haute importance. Mais il faut bien avouer que ces expériences ont été faites d’une manière peu propre à convaincre de leur sincérité les hommes impartiaux. Toujours on nous imposait des circonstances empêchant de bien comprendre ce qui se passait réellement. Lorsque nous proposions des modifications propres à donner aux expériences le caractère de clarté et d’évidence qui faisait défaut, le médium déclarait invariablement que la réussite devenait, par là, impossible. En somme, nous n’avons pas expérimenté dans le vrai sens du mot : nous avons dû nous contenter d’observer ce qui se passait dans des circonstances défavorables imposées par le médium. Même lorsqu’on poussait cette observation un peu loin, les phénomènes cessaient de se produire ou perdaient de leur intensité et de leur caractère merveilleux. Rien n’est plus choquant que ces jeux de cache-cache auxquels il faut s’assujettir.

Tout cela excite la défiance. Ayant passé toute ma vie dans l’étude de la nature, qui est toujours sincère dans ses manifestations et logique dans ses procédés, il me répugne de tourner mon esprit vers la recherche d’une classe de vérités, qu’une puissance malicieuse et déloyale nous semble cacher avec une obstination dont on ne comprend pas le motif. Pour de telles recherches, il ne suffit plus d’employer les méthodes ordinaires de la philosophie naturelle, qui sont infaillibles mais très bornées dans leur action. Il faut avoir recours à cette autre critique, plus sujette à erreur, mais plus audacieuse et plus puissante, dont font usage les officiers de police et les juges d’instruction, lorsqu’il s’agit de démêler une vérité, au milieu de témoignages discordants, dont une partie au moins a un intérêt à cacher cette vérité même.

D’après ces réflexions, je ne puis me déclarer convaincu de la réalité des faits qu’on comprend sous le nom très mal choisi de spiritisme.

Mais je ne me crois pas, non plus, en droit de tout nier, car, pour nier avec fondement, il ne suffit pas de soupçonner la fraude, il faut la prouver. Ces expériences, que j’ai trouvées peu satisfaisantes, d’autres expérimentateurs de grande habileté et de grande renommée ont pu les faire dans des circonstances meilleures. Je n’ai pas assez de présomption pour opposer une dénégation dogmatique et dépourvue de preuves là où des savants de grand esprit critique, tels que MM. Crookes, Wallace, Richet, Oliver Lodge, ont trouvé un fond sérieux et digne de leur examen, au point d’y consacrer de longues études. Et on se tromperait en croyant que les hommes convaincus de la vérité du spiritisme soient tous des fanatiques. Pendant les expériences de 1892, j’ai eu le plaisir de connaître quelques-uns de ces hommes, j’ai dû admirer leur désir sincère de connaître la vérité, et j’ai rencontré, chez plusieurs, des idées philosophiques très sensées et très profondes, associées à un caractère tout à fait digne d’estime.

Voilà pourquoi il m’est impossible de déclarer que le spiritisme soit une absurdité ridicule. Je dois donc m’abstenir de prononcer une opinion quelconque : mon état mental, à ce sujet, peut être défini par le mot d’agnosticisme.

J’ai lu avec beaucoup d’attention tout ce que feu le professeur Zöllner a écrit sur ce sujet. Son explication a une base purement physique, c’est-à-dire l’hypothèse de l’existence objective d’une quatrième dimension de l’espace, existence qui ne pourrait être comprise dans le cadre de notre intuition, mais dont la possibilité ne peut pas être niée sur ce seul fondement. Étant admise la réalité des expériences qu’il raconte, il est évident que la théorie de ces faits est tout ce qu’on peut imaginer de plus ingénieux et de plus probable. Par là, les phénomènes médiumniques perdraient leur caractère mystique ou mystificateur et passeraient dans le domaine de la physique et de la physiologie ordinaires. Ils conduiraient à une extension très considérable de ces sciences, extension telle que son auteur devrait être placé à côté de Galilée et de Newton. Malheureusement, ces expériences de Zöllner ont été faites avec un médium de mauvaise réputation. Ce ne sont pas seulement les sceptiques qui doutent de la bonne foi de M. Slade ; ce sont les spirites eux-mêmes. M. Aksakof, dont l’autorité est très grande en pareilles matières, m’a déclaré lui-même l’avoir surpris à tricher. Vous voyez par là que ces théories de Zöllner perdent leur appui expérimental, tout en restant très belles, très ingénieuses et très possibles.

Oui, très possibles, malgré tout : malgré l’insuccès que j’ai eu lorsque j’ai essayé de reproduire ces expériences avec Eusapia. Le jour où l’on pourra exécuter, d’une manière sincère, une seule de ces expériences, la question aura fait un grand progrès : des mains des charlatans elle passera dans celles des physiciens et des physiologistes.

Voilà ce que M. Schiaparelli m’avait écrit. Je trouvais ce raisonnement sans défaut, et c’est dans un état d’esprit tout à fait analogue à celui-là que j’arrivai à Monfort-l’Amaury (d’autant plus que Slade est l’un des médiums dont je parlais tout à l’heure).

Eusapia Paladino m’est présentée. C’est une femme d’aspect fort ordinaire, brune, de taille un peu au-dessous de la moyenne, âgée d’une quarantaine d’années, pas névrosée du tout, plutôt un peu lourde de chair. Elle est née le 21 janvier 1854, dans un village de la Pouille ; sa mère est morte en lui donnant naissance ; son père a été assassiné huit ans après, en 1862, par des brigands de l’Italie méridionale. Eusapia Paladino est son nom de fille. Elle est mariée à Naples avec un modeste commerçant du nom de Raphael Delgaiz, habite Naples, tient son petit négoce, est illettrée, ne sait ni lire ni écrire, comprend à peine le français. Je cause avec elle et ne tarde pas à m’apercevoir qu’elle n’a pas d’opinion et ne se charge pas d’expliquer les phénomènes produits sous son influence.

Le salon dans lequel nous allons expérimenter est une pièce au rez-de-chaussée ; rectangulaire, mesurant 6 m. 85 de long sur 6 mètres de large ; quatre fenêtres, une porte d’entrée sur le dehors et une autre sur le vestibule.

Avant la séance, je m’assure que la grande porte et les fenêtres sont hermétiquement fermées par des persiennes à crochet et par des volets en bois plein à l’intérieur. La porte du vestibule est simplement fermée à clé.

À un angle du salon, à gauche de la grande porte d’entrée, on a tendu par une tringle deux rideaux de couleur claire, se rejoignant au milieu et formant ainsi un petit cabinet. Dans ce cabinet, un canapé, contre lequel on a posé une guitare ; à côté, une chaise, sur laquelle on a placé une boîte à musique et une sonnette... Dans l’embrasure de la fenêtre, comprise dans le cabinet, il y a un casier à musique, sur lequel on a placé une assiette contenant un gâteau bien lisse de mastic de vitrier, et sous lequel on a posé, à terre, un grand plateau contenant un large gâteau lisse du même mastic. Nous avons préparé ces plaques de mastic, parce que les annales du spiritisme ont souvent signalé des empreintes de mains et de têtes produites par les entités inconnues qu’il s’agit d’étudier. Le grand plateau pèse 4 kgr. 500.

Pourquoi ce cabinet sombre ? Le médium le déclare nécessaire à la production des phénomènes « pour la condensation des fluides. »

J’aimerais mieux rien. Mais il faut accepter les conditions, sauf à s’en rendre exactement compte. Derrière ce rideau, la tranquillité des ondes aériennes est à son maximum, la lumière à son minimum. Il est bizarre, étrange et infiniment regrettable que la lumière interdise certains effets. Sans doute, il ne serait ni philosophique ni scientifique de nous opposer à cette condition. Il est possible que les radiations, les forces qui agissent, soient des rayons invisibles. Nous avons déjà fait remarquer, au premier chapitre, que celui qui prétendrait faire de la photographie sans chambre noire voilerait sa plaque et n’obtiendrait rien. Celui qui nierait l’électricité parce qu’il n’aurait pu obtenir une étincelle dans une atmosphère humide serait dans l’erreur. Celui qui ne croirait pas aux étoiles parce qu’on ne les voit que la nuit ne serait pas très sage. Les progrès modernes de la physique nous ont appris que les radiations qui frappent notre rétine, ne représentent qu’une fraction minime de l’universalité. Nous pouvons donc admettre l’existence de forces n’agissant pas en pleine lumière. Mais, en acceptant ces conditions, le point essentiel est de n’en être pas dupe.

J’ai donc examiné avec soin, avant la séance, le petit angle du salon devant lequel le rideau était tendu, et n’y ai rien trouvé que les objets cités plus haut. Nulle part, dans le salon, aucune trace d’arrangements quelconques, fils électriques, piles, quoi que ce soit, ni au plancher ni aux murs. Du reste, la parfaite sincérité de M. et Mme Blech est hors de toute suspicion.

Avant la séance, Eusapia s’était dévêtue et revêtue devant Mme Zelma Blech. Rien de caché. La séance a été commencée en pleine lumière, et j’ai constamment insisté pour obtenir le plus de phénomènes possibles en clarté suffisante. Ce n’est que graduellement, à mesure que « l’esprit » le réclama, que l’on atténua la lumière. Mais j’ai obtenu que l’obscurité ne fut jamais complète. À la dernière limite, lorsque la lampe a du être entièrement éteinte, elle a été remplacée par une lanterne rouge de photographie.

Le médium s’assied devant le rideau, lui tournant le dos. Une table est placée devant lui, table de cuisine, en sapin, pesant 7 kgr. 300, que j’ai examinée et qui n’a rien de suspect. On peut déplacer cette table dans tous les sens.

Je me suis assis, d’abord, au côté gauche d’Eusapia, puis à son côté droit. Je m’assure, du mieux possible, par un contrôle personnel, de ses mains, de ses jambes et de ses pieds. Ainsi, par exemple, pour commencer, afin d’être sûr qu’elle ne lèvera la table ni par les mains, ni par les jambes, ni par les pieds, je lui prends sa main gauche de ma main gauche, je pose ma main droite étendue sur ses deux genoux, et je pose mon pied droit sur son pied gauche. En face de moi, M. Guillaume de Fontenay, pas plus disposé que moi à être dupe, se charge de la main droite et du pied droit.

Pleine lumière, grande lampe à pétrole à gros bec, abat-jour jaune clair, plus deux bougies allumées.

Au bout de trois minutes, la table se meut, en se balançant et se soulevant tantôt à droite, tantôt à gauche. Une minute après, elle est enlevée entièrement du sol, à la hauteur de quinze centimètres environ, et y reste deux secondes.

Dans une deuxième expérience, je prends les deux mains d’Eusapia dans les miennes. Un grand soulèvement se produit, à peu près dans les mêmes conditions.

La même expérience est encore répétée trois fois, de sorte qu’il y a eu, en un quart d’heure, cinq lévitations de la table, dont les quatre pieds ont été complètement détachés du sol, à la hauteur de quinze centimètres environ, et durant plusieurs secondes. Pendant une lévitation, les assistants ont cessé de toucher la table, formant la chaîne en l’air et au-dessus, et Eusapia a agi de même.

Donc, un objet peut être élevé, contrairement à la pesanteur, sans contact des mains qui viennent de l’influencer. (Constatation déjà exposée plus haut, pp. *** et ***.)

Toujours en pleine lumière, un guéridon placé à ma droite, s’avance, sans contact, vers la table, comme s’il voulait grimper sur elle, et tombe. Personne ne s’étant dérangé ni approché du rideau, aucune explication ne peut être donnée de ce mouvement.

Le médium n’est pas encore entré en transe et continue à prendre part à la conversation.

Cinq coups frappés dans la table indiquent, selon une convention signalée par le médium, que la cause inconnue demande moins de lumière. C’est toujours fâcheux ; nous avons dit ce que nous en pensons. Les bougies sont éteintes, la lampe baissée, mais la clarté reste suffisante et l’on peut voir très distinctement tout ce qui se passe dans le salon. Le guéridon, que j’avais relevé et écarté, se rapproche de la table et cherche, à plusieurs reprises, à monter sur celle-ci. Je pèse sur lui pour l’abaisser, mais j’éprouve une résistance élastique telle que je n’y parviens pas. Le bord libre du guéridon se superpose au bord de la table, mais, retenu par son pied triangulaire, il n’arrive pas à s’en écarter assez pour passer par-dessus.

Comme je tiens le médium, je constate qu’il ne fait aucun des efforts qui seraient nécessaires pour ce genre d’exercice.

Le rideau se gonfle et s’approche de ma figure. C’est vers ce moment que le médium tombe en transe. Elle pousse des soupirs, se lamente et ne parle plus qu’à la troisième personne, se disant être John King, personnalité psychique qui aurait été son père dans une autre existence et qui l’appelle mia figlia ; (auto-suggestion ne prouvant rien quant à l’identité de la Force.)

Cinq nouveaux coups demandant encore moins de lumière, la lampe est baissée presque complètement, mais non éteinte. Les yeux s’accoutumant au clair obscur distinguent encore assez bien ce qui se passe. Le rideau se gonfle de nouveau, et je me sens touché à l’épaule, à travers cette étoffe, comme par un poing fermé. La chaise, dans le cabinet, sur laquelle se trouvent placées la boîte à musique et la sonnette, s’agite violemment, et ces objets tombent à terre.

Le médium demandant encore moins de lumière, on place, sur le piano, une lanterne rouge photographique et on éteint la lampe.

Le contrôle est rigoureusement fait. D’ailleurs, le médium s’y prête avec la plus grande docilité.

La boite à musique joue quelques airs derrière le rideau, comme si elle était tournée par une main, par intermittences, pendant environ une minute.

Le rideau s’avance de nouveau vers moi, et une main assez forte me prend le bras. J’avance immédiatement le bras pour saisir la main, mais ne trouve que le vide. Je prends alors les deux jambes du médium entre les miennes et je serre sa main gauche dans ma main droite. Il a, d’autre part, sa main droite fortement tenue dans la main gauche de M. de Fontenay. Alors, Eusapia amène la main de celui-ci vers ma joue et simule sur cette joue, avec le doigt de M. de Fontenay, le jeu d’une petite manivelle que l’on tourne. La boîte à musique, qui est à manivelle, joue en même temps, derrière le rideau, et avec un synchronisme parfait. Quand la main d’Eusapia s’arrête, la musique s’arrête ; tous les mouvements correspondent, ainsi que dans le télégraphe Morse. Nous nous en amusions tous. Ce fait a été expérimenté plusieurs fois de suite, et chaque fois, le mouvement du doigt correspondait au jeu de la musique.

Je sens plusieurs attouchements dans le dos et sur le côté. M. de Fontenay reçoit, dans le dos, une forte tape que tout le monde entend. Une main passe dans mes cheveux. La chaise de M. de Fontenay est violemment tirée et, quelques instants après, il s’écrie :

— Je vois une silhouette d’homme passer entre M. Flammarion et moi, au-dessus de la table, en éclipsant la lumière rouge.

Ce fait se répète plusieurs fois. Pour moi, je ne parviens pas à voir cette silhouette. Je propose alors à M. de Fontenay de prendre sa place, car, dans ce cas, je devrai la voir aussi. Alors, j’aperçois distinctement moi-même une silhouette vague passant devant la lanterne rouge, mais je ne parviens à distinguer aucune forme précise. Ce n’est qu’une ombre opaque (profil d’homme) qui avance jusqu’à la lumière et recule.

Au bout d’un moment, Eusapia dit qu’il y a une personne derrière le rideau. Un moment après, elle ajoute : « Il y a un homme à côté de moi, à droite ; il a une grande barbe lisse et séparée en deux. »

Je demande à toucher cette barbe.

En effet, en élevant la main, je sens une barbe assez douce qui la frôle.

On met un cahier de papier sur la table avec un crayon, dans l’espoir d’avoir de l’écriture. Ce crayon est lancé à une grande distance dans le salon. Je prends alors le cahier et le tiens en l’air : il m’est arraché violemment, malgré mes efforts pour le retenir. À ce moment, M. de Fontenay, orienté le dos à la lumière, voit une main (blanche et non une ombre) avec le bras jusqu’au coude, tenant le cahier, mais tous les autres déclarent qu’ils ne voient que le papier secoué en l’air.

Je n’ai pas vu de main m’arracher la ramette de papier ; mais seule une main a pu la saisir avec cette violence, et ce ne paraissait pas être la main du médium, car je tenais sa main droite de ma main gauche, et le papier à bras tendu, de ma main droite, et M. de Fontenay a déclaré ne pas avoir lâché sa main gauche.

Je subis plusieurs attouchements au côté, sur la tête, et j’ai l’oreille fortement pincée ; je déclare, à plusieurs reprises, cette expérience suffisante, mais, pendant toute la séance, je n’ai cessé d’être touché, en dépit de mes protestations.

Le guéridon, placé en dehors du cabinet, à la gauche du médium, s’approche de la table, l’escalade entièrement et s’y couche transversalement. On entend la guitare, qui est dans le cabinet, remuer et donner quelques sons. Le rideau se gonfle, et la guitare est apportée sur la table, appuyée sur l’épaule de M. de Fontenay ; elle est ensuite couchée sur la table, le gros bout vers le médium, puis elle s’élève et se promène au-dessus de la tête des assistants, sans les toucher ; elle donne plusieurs sons. Le phénomène dure une quinzaine de secondes. On voit fort bien la guitare flotter et le reflet de la lampe rouge glisser sur son bois luisant.

On voit une lueur assez vive, piriforme, au plafond, à l’autre coin du salon.

Le médium, fatigué, demande du repos. On allume les bougies. Mme Blech remet les objets en place, constate que les gâteaux de mastic sont intacts, pose le plus petit sur le guéridon, et le grand sur une chaise, dans le cabinet, en arrière du médium. On reprend la séance, à la faible lueur de la lanterne rouge.

Le médium, dont les mains et les pieds sont contrôlés avec soin par M. de Fontenay et moi, souffle fortement. On entend, au-dessus de sa tête, des claquements de doigts. Il souffle encore, gémit, et enfonce ses doigts dans ma main. Trois coups sont frappés. Il s’écrie : « E fatto. » M. de Fontenay apporte le petit plat sous la lumière de la lanterne rouge et constate l’empreinte de quatre doigts dans le mastic, dans la position qu’ils avaient pris en s’enfonçant dans ma main.

On se rassied, le médium demande du repos, et on fait un peu de lumière.

La séance est reprise, ainsi que précédemment, avec la clarté excessivement faible de la lanterne rouge.

On parle de John comme s’il existait, comme si c’était lui dont nous avons aperçu la tête en silhouette ; on le prie de continuer ses manifestations. On réclame (comme à plusieurs reprises déjà) l’empreinte de sa tête dans le mastic. Eusapia répond que c’est difficile et demande de n’y pas penser un moment et de parler. Ces recommandations sont toujours inquiétantes, et nous redoublons d’attention, sans beaucoup parler, néanmoins. Le médium souffle, gémit, se tord. On entend remuer, dans le cabinet, la chaise sur laquelle se trouve le mastic ; cette chaise vient se placer à côté du médium, puis elle est soulevée et placée sur la tête de Mme Z. Blech, tandis que le plat est posé légèrement sur les mains de M. Blech, à l’autre bout de la table. Eusapia s’écrie qu’elle voit, devant elle, une tête et un buste, et dit : « E fatto » (c’est fait). On n’y croit pas, parce que M. Blech n’a senti aucune pression sur le plat. Trois coups de maillet violents sont appliqués sur la table. On fait de la lumière, et on trouve un profil humain imprimé sur le mastic.

Mme Z. Blech embrasse Eusapia sur les deux joues, dans le but de s’assurer si son visage n’aurait pas quelque odeur (le mastic de vitrier ayant une forte odeur d’huile de lin qui reste assez longtemps aux doigts). Elle ne constate rien d’anormal.

Cette empreinte d’une « tête d’esprit » dans du mastic est si étonnante, si impossible à admettre sans contrôle suffisant, qu’elle est vraiment plus incroyable encore que tout le reste. Ce n’est pas une tête d’homme, celle dont j’ai aperçu le profil, et il n’y a point là la barbe que j’ai sentie sur la main. Elle ressemble à la figure d’Eusapia. Si nous supposions qu’elle l’a produite elle-même, qu’elle a pu enfoncer son nez jusqu’aux joues et jusqu’aux yeux dans cet épais mastic, il resterait encore à expliquer comment cette grande et lourde botte a été transportée à l’autre bout de la table et posée légèrement sur les mains de M. Blech.

La ressemblance de cette empreinte avec Eusapia est indéniable. Je reproduis ici et l’empreinte et le portrait du médium 12 #id_origin12. Chacun peut s’en assurer. Le plus simple, évidemment, est de supposer que l’Italienne a enfoncé sa figure dans le mastic.


Pl. IV. — Moulage en Plâtre dans une empreinte de Mastic faite à distance par Eusapia. Juillet 1897.


Pl. V. — Photographie d’Eusapia indiquant une ressemblance avec l’Empreinte. Juillet 1897.

Mais comment ?

Nous sommes dans l’obscurité, ou à peu près. Je suis au côté droit d’Eusapia., qui a sa tête appuyée sur mon épaule gauche, et dont je tiens la main droite. M. de Fontenay est à sa gauche, et a grand soin de ne pas abandonner l’autre main. Le plateau de mastic, pesant 4 kgr. 500, a été posé sur une chaise, à 50 centimètres derrière le rideau, par conséquent derrière Eusapia. Elle n’y pourrait toucher sans se retourner, et nous la tenons entièrement, nos pieds étant sur les siens. Or, la chaise sur laquelle était le plateau de mastic a été transportée, écartant les tentures, par-dessus la tête du médium resté assis et tenu ; par-dessus nos têtes également, pour aller, la première coiffer ma voisine madame Blech, le second pour être déposé moelleusement sur les mains de M. Blech, placé au bout de la table. À ce moment, Eusapia s’est levée, déclarant voir sur la table une table et un buste, et s’écriant : « E fatto ! » C’est fait ! Ce n’est pas à ce moment qu’elle aurait pu poser sa figure sur le gâteau, car il était à l’autre bout de la table. Ce n’est pas auparavant, non plus, car il eût fallu prendre la chaise d’une main et le gâteau de l’autre, et elle ne bougea pas. L’explication, comme on le voit, est des plus difficiles.

Avouons, cependant, que le fait est tellement extraordinaire qu’un doute nous reste, parce que le médium s’est levé à peu près au moment critique.

Et pourtant, sa figure, aussitôt embrassée par madame Blech, ne sentait pas le mastic.

Voici ce qu’écrit le Dr Ochorowicz à propos de ces empreintes et de l’observation qu’il en a faite à Rome 13 #id_origin13.

L’empreinte de cette figure a été obtenue dans l’obscurité, mais au moment où je tenais les deux mains d’Eusapia, en l’embrassant tout entière. Ou plutôt, c’est elle qui se cramponnait à moi de telle façon que je me rendais parfaitement compte de la position de tous ses membres. Sa tête s’appuyait contre la mienne, et même avec violence, au moment de la production du phénomène ; un tremblement convulsif agitait tout son corps, et la pression de son crâne sur ma tempe était tellement intense qu’elle me faisait mal.

Au moment où eut lieu la plus forte convulsion, elle s’écria : Ah che dura ! Nous allumâmes aussitôt une bougie et nous trouvâmes une empreinte, assez médiocre en comparaison de celles que d’autres expérimentateurs ont obtenues, ce qui tient peut-être à la mauvaise qualité de l’argile dont je me suis servi. Cette argile se trouvait à environ 50 centimètres à la droite du médium, taudis que sa tête était penchée à gauche ; sa figure n’a été nullement souillée par l’argile, qui laissait cependant des traces sur les doigts quand on la touchait ; du reste, le contact de sa tête me faisait trop souffrir pour ne pas être absolument sûr qu’il n’a pas cessé un seul instant. Eusapia était toute joyeuse de voir une épreuve dans des conditions ou il n’était pas possible de douter de sa bonne foi.

Je pris alors le plat d’argile, et nous passâmes dans la salle à manger pour mieux examiner l’empreinte que je plaçai sur une grande table, près d’une grosse lampe à pétrole. Eusapia, retombée en transe, resta quelques instants debout, les deux mains appuyées sur la table, immobile et comme inconsciente. Je ne la perdais pas de vue. Elle se dirigea à reculons vers la porte et passa lentement dans la chambre que nous venions de quitter. Nous la suivîmes tous, en l’observant. Nous étions arrivés en cette chambre lorsque, s’appuyant contre le battant de la porte, elle fixa les yeux sur le plat de terre glaise resté sur la table. Le médium était bien éclairé ; on était à 2 ou 3 mètres, et nous apercevions nettement tous les détails. Tout à coup, elle tendit brusquement la main vers l’argile, puis s’affaissa en poussant un gémissement. Nous nous précipitâmes vers la table et nous vîmes, à coté de l’empreinte de la tête, une nouvelle empreinte, très forte, d’une main qui s’était produite ainsi sous la lumière même de la lampe, et qui ressemblait à la main d’Eusapia.

Le chevalier Chiaïa, de Naples, qui, le premier, a obtenu ces empreintes fantastiques, avec Eusapia, écrivait ce qui suit, à ce propos, au comte de Rochas :

J’ai des empreintes sur des caisses d’argile pesant de 25 à 30 kilogr. Je signale le poids pour vous faire comprendre l’impossibilité de soulever et de transporter avec une seule main (en admettant qu’Eusapia puisse, à notre insu, libérer une de ses mains), un plateau aussi lourd. Presque dans tous les cas, en effet, ce plateau, placé sur une chaise à un mètre derrière le médium, a été transporté et posé tout doucement sur la table autour de laquelle nous étions assis. Le transport s’opérait avec une telle délicatesse que les personnes qui faisaient la chaîne et tenaient fortement les mains d’Eusapia n’entendaient pas le moindre bruit, ne percevaient pas le moindre frôlement. Nous étions prévenus de l’arrivée du plateau sur la table par sept coups que, suivant notre convention, John frappait dans le mur pour nous dire que nous pouvions donner de la lumière. Je le faisais immédiatement, en tournant le robinet de la lampe à gaz, placée au-dessus de la table, que nous n’éteignions jamais complètement. Nous trouvions alors le plateau sur la table et, sur l’argile, l’empreinte que nous supposons devoir être faite avant transport, derrière Eusapia, dans le cabinet où John se matérialise et se manifeste ordinairement.

L’ensemble des observations (qui sont nombreuses) conduit à penser que, malgré l’invraisemblance, ces empreintes sont produites à distance par le médium.

Voici, cependant, ce que j’écrivais quelques jours après la séance de Montfort-l’Amaury.

Ces diverses manifestations n’ont pas, à mes yeux, une égale valeur d’authenticité. Je ne suis pas sûr de tout, car les phénomènes n’ont pas tous été produits dans les mêmes conditions de certitude. Je classerais volontiers les faits dans l’ordre décroissant suivant :

Soulèvements de la table. Mouvements du guéridon sans contact. Coups de maillet. Mouvements du rideau. Silhouette opaque passant devant la lampe rouge. Sensation d’une barbe sur le dos de la main. Attouchements. Arrachement du cahier. Lancement du crayon. Transport du guéridon sur la table. Musique de la petite boite. Transport de la guitare au-dessus de la tête. Empreintes d’une main et d’un visage.

Les quatre premiers faits ayant eu lieu en pleine lumière sont incontestables. Je mettrais presque au même rang 5 et 6. Le 7e peut être dû assez souvent à la fraude. Le dernier s’étant produit vers la fin de la séance, alors que l’attention était nécessairement relâchée, et étant plus extraordinaire encore que tous les autres, j’avoue ne pas oser l’admettre avec certitude, quoique je ne puisse pas du tout deviner comment il aurait pu être dû à la fraude. Les quatre autres me paraissent sûrs ; mais j’aimerais les observer de nouveau ; il y a 99 pour 100 à parier qu’ils sont vrais. J’en étais absolument sûr pendant la séance. Mais la vivacité des impressions s’atténue, et nous avons une tendance à ne plus écouter que la voix du simple bon sens... la plus raisonnable... et la plus trompeuse...

Les constatations que j’ai faites depuis me rendent maintenant entièrement sûr de la réalité de tous ces faits 14 #id_origin14.

La première impression qui se dégage de la lecture de ces comptes rendus est que ces diverses manifestations sont assez vulgaires, tout à fait banales, et ne nous apprennent rien sur l’autre monde — ou sur les autres mondes. Il ne semble vraiment pas qu’il y ait là aucun esprit. Ces phénomènes sont d’un ordre absolument matériel.

D’autre part, cependant, il est impossible de ne pas reconnaître l’existence de forces inconnues. Le seul fait, par exemple, du soulèvement d’une table à quinze, vingt, quarante centimètres de hauteur, n’est pas banal du tout. Il me paraît même, quant à moi, si extraordinaire, que je m’explique fort bien qu’on n’ose pas l’admettre sans l’avoir vu soi-même, de ses yeux vu, ce qui s’appelle vu, en pleine lumière, et dans des conditions telles, qu’il soit impossible de douter. Lorsqu’on est bien sûr de l’avoir constaté, on est sûr en même temps qu’il se dégage de l’organisme humain une force comparable au magnétisme de l’aimant, pouvant agir sur le bois, sur la matière, un peu comme l’aimant agit sur le fer, et contrebalançant pendant quelques instants l’action de la pesanteur. Au point de vue scientifique, c’est là un fait considérable. J’ai la certitude absolue que le médium n’a soulevé ce poids de 7.300 grammes ni par ses mains, ni par ses jambes, ni par ses pieds, et qu’aucun des assistants non plus n’a pu le faire : c’est par sa face supérieure que le meuble a été enlevé. Nous sommes donc certainement là en présence d’une force inconnue qui provient des personnes présentes, et surtout du médium.

Une observation assez curieuse doit être faite ici. À plusieurs reprises, dans le cours de cette séance, et dès le soulèvement de la table, j’ai dit : « Il n’y a pas d’esprit » ; chaque fois, deux coups de protestation très violents ont été frappés dans la table. Nous avons déjà remarqué aussi que la plupart du temps, on est censé admettre l’hypothèse spirite et prier un esprit d’agir pour obtenir des phénomènes. Il y a là une circonstance psychologique qui a son importance. Toutefois, elle ne me paraît pas prouver pour cela l’existence réelle des esprits, car il pourrait se faire que cette idée fût nécessaire à l’unification des forces et eût une valeur purement subjective. Les dévots qui croient à l’influence de la prière, sont dupes de leur propre imagination, et nul ne peut douter pourtant que certaines de ces prières ne paraissent avoir été exaucées par un dieu bienfaisant. L’amante Italienne ou Espagnole, qui va prier la Vierge Marie de punir son amant d’une infidélité, peut être convaincue, et ne se doute pas de la bizarrerie de sa requête. Dans le rêve, nous nous entretenons nous-mêmes, toutes les nuits, avec des êtres imaginaires. Mais il y a quelque chose de plus ici : le médium se dédouble réellement.

Je me place uniquement au point de vue du physicien qui observe, et je dis : quelle que soit l’hypothèse explicative que vous adoptiez, il existe une force invisible puisée dans l’organisme du médium, qui peut en sortir et agir en dehors de lui.

Voilà le fait. Quelle est la meilleure hypothèse pour l’expliquer ? 1° Est-ce le médium qui agit lui-même, d’une manière inconsciente, par une force invisible émanant de lui ? 2° Est-ce une cause intelligente différente de lui, une âme qui ait déjà vécu sur cette terre, qui puise dans le médium une force dont elle aurait besoin pour agir ? 3° Est-ce un autre genre d’êtres invisibles ? Car rien ne nous autorise à nier qu’il puisse exister à côté de nous des forces vivantes invisibles. Voilà trois hypothèses bien différentes, dont aucune ne me parait encore, quant à mon expérience personnelle, exclusivement démontrée.

Il se dégage du médium une force invisible.

Les assistants, en formant la chaîne, et en unissant leurs volontés sympathiques, accroissent cette force. Cette force n’est pas immatérielle. Elle pourrait être une substance, un agent émettant des radiations de longueurs d’ondes inaccessibles à notre rétine, et néanmoins très puissantes.

En l’absence des rayons lumineux, elle peut se condenser, prendre corps, affecter même une certaine ressemblance avec un corps humain, agir comme nos organes, frapper violemment une table, nous toucher.

Elle agit comme si elle était un être indépendant. Mais cette indépendance n’existe pas en réalité, car cet être transitoire est intimement lié à l’organisme du médium, et son existence apparente cesse quand les conditions de sa production cessent elles-mêmes.

En écrivant ces énormités scientifiques, je sens très bien qu’il est difficile de les accepter. Cependant, après tout, qui peut tracer les limites de la science ? Nous avons tous appris, depuis un quart de siècle surtout, que nous ne savons pas grand chose, et qu’en dehors de l’astronomie, il n’y a encore aucune science exacte fondée sur des principes absolus. Et puis, en fin de compte, voila des faits à expliquer. Sans doute, il est plus simple de les nier. Mais ce n’est pas honnête : celui qui n’a rien vu de satisfaisant n’a pas le droit de nier. Ce qu’il peut faire de mieux, c’est de dire tout simplement : « Je n’en sais rien. »

Sans contredit, nous n’avons pas encore les éléments suffisants pour qualifier ces forces ; mais on ne doit pas jeter le blâme sur ceux qui les étudient.

En résumé, je crois pouvoir aller un peu plus loin que M. Schiaparelli, et affirmer l’existence certaine de forces inconnues capables de mouvoir la matière et de contrebalancer l’action de la pesanteur. C’est un ensemble, encore difficile à démêler, de forces physiques et psychiques. Mais de tels faits, quelque extravagants qu’ils puissent paraître, méritent d’entrer dans le cadre des observations scientifiques. Il est même probable qu’ils concourront puissamment à élucider le problème, capital pour nous, de la nature de l’âme humaine.

Après la fin de cette séance du 27 juillet 1897, comme je désirais revoir encore une lévitation de table en pleine lumière, on a fait la chaîne debout, les mains légèrement posées sur la table. Celle-ci se mit à osciller, puis elle s’éleva à cinquante centimètres du sol, y resta quelques secondes, tous les assistants étant debout, et retomba lourdement 15 #id_origin15.

M. G. de Fontenay a pu réussir plusieurs photographies au magnésium. J’en reproduis deux ici (Pl. VI). Cinq expérimentateurs, qui sont, de gauche à droite : M. Blech, Mme Z. Blech, Eusapia, moi, Mlle Blech. Dans la première, la table pose sur le parquet. Dans la seconde, elle flotte en l’air, à la hauteur des bras, à 25 centimètres environ à gauche, à 20 centimètres à droite. J’ai mon pied droit appuyé sur ceux d’Eusapia et la main droite sur ses genoux. De la main gauche, je tiens sa main gauche. Toutes les autres mains sont au-dessus de la table. Il est donc de toute impossibilité qu’elle agisse musculairement. Ce document photographique confirme celui de la planche I, et il semble difficile de n’en pas reconnaître l’irrécusable valeur documentaire 16 #id_origin16.


Pl. VI. — Photographie de la Table reposant sur le sol


Pl. VI. — Photographie de la même Table pendant le soulèvement à 25 c. de hauteur.

Depuis cette séance, mon plus vif désir était de voir les mêmes expériences reproduites chez moi. Malgré tous les soins apportés dans mes observations, plusieurs objections pouvaient être émises contre la certitude absolue des phénomènes. La plus importante provenait de l’existence du petit cabinet noir. Personnellement, j’étais sûr de la parfaite honnêteté de l’honorable famille Blech, et je ne pouvais accepter l’idée d’un compérage quelconque de l’un de ses membres. Mais l’opinion des lecteurs du procès-verbal pouvait ne pas être aussi fermement assurée. Il n’était pas impossible qu’à l’insu même de cette famille quelqu’un, de connivence avec le médium, se fût glissé dans la pièce à la faveur de l’obscurité et n’eût produit les phénomènes. Un complice entièrement vêtu de noir et marchant nu-pieds aurait pu tenir les instruments en l’air, les mettre en mouvement, produire les attouchements, faire mouvoir le masque noir au bout d’une tringle, etc.

Cette objection pouvait être vérifiée et annihilée en renouvelant les expériences chez moi, dans une pièce m’appartenant et où je serais absolument certain que nul compère ne pourrait entrer. Je disposerais moi-même le rideau, je placerais les meubles, je serais certain qu’Eusapia est arrivée seule chez moi, on la prierait de se dévêtir et de se revêtir en présence de deux examinatrices et toute supposition de fraude étrangère à sa propre personne serait ainsi anéantie.

À cette époque (1898), je préparais pour les Annales politiques et littéraires les articles sur les Phénomènes psychiques dont la révision, revue et complétée, a formé ensuite mon ouvrage L’Inconnu. L’éminent et sympathique Directeur de cette revue, Adolphe Brisson, s’empressa d’examiner avec moi les meilleurs moyens de réaliser ce projet d’expériences personnelles. Sur notre invitation, Eusapia est venue passer à Paris le mois de novembre 1898, et nous consacrer spécialement huit soirées : les 10, 12, 14, 16, 19, 21, 25 et 28 novembre. Nous y avons invité quelques amis. Chacune de ces séances a été l’objet de procès-verbaux par plusieurs des assistants, notamment par MM. Charles Richet, A. de Rochas, Victorien Sardou, Jules Claretie, Adolphe Brisson, René Baschet, Arthur Lévy, Gustave Le Bon, Gaston Méry, G. Delaune, G. de Fontenay, G. Armelin, André Bloch, etc.

Nous nous sommes installés dans mon salon de l’avenue de l’Observatoire, à Paris, et il n’y a eu d’autre arrangement que de tendre deux rideaux dans un coin, devant l’angle de deux murs, formant une sorte de cabinet triangulaire, dont les murs sont pleins, sans porte ni fenêtre, et dont la face est fermée par ces deux rideaux allant du plafond au plancher et se joignant au centre.

C’est devant cette sorte de cabinet que le médium s’assied, avec une table de bois blanc, de cuisine, devant lui.

Derrière le rideau, sur la plinthe de l’avant-corps d’une bibliothèque et sur une table, nous avons placé une guitare, un violon, un tambour de basque, un accordéon, une boîte à musique, des coussins et quelques menus objets, qui doivent être agités, saisis, lancés par la force inconnue.

Le premier résultat de ces séances de Paris, chez moi, a été d’établir d’une façon absolue, que l’hypothèse d’un compère est inadmissible et doit être absolument éliminée. Eusapia agit seule.

La cinquième séance m’a, de plus, conduit à penser que les phénomènes ont lieu (tout au moins un certain nombre) lorsque les mains d’Eusapia sont rigoureusement tenues par deux contrôleurs, que ce n’est pas avec ses mains qu’elle agit, en général, malgré certaines tricheries possibles. Il faudrait admettre (ô hérésie abominable !) qu’il se forme une troisième main... en rapport organique avec elle !...

Avant chaque séance, Eusapia s’est dévêtue et rhabillée devant deux dames chargées de constater qu’elle ne cache aucun truc sous ses vêtements.

Il serait un peu long d’entrer dans tous les détails de ces huit séances, et ce serait recommencer en partie ce qui a déjà été exposé au premier chapitre ainsi que dans les pages que l’on vient de lire. Mais il n’est pas sans intérêt de donner ici l’appréciation de plusieurs des expérimentateurs, en reproduisant quelques-uns des procès-verbaux.

Je commencerai par celui de M. Arthur Lévy, parce qu’il décrit complètement l’installation, l’impression produite par le médium, et la plupart des faits observés.


Rapport de M. Arthur Lévy


(Séance du 16 novembre.)

Ce que je vais raconter, je l’ai vu hier chez vous. Je l’ai vu avec méfiance, observant tout ce qui aurait pu ressembler à une tromperie, et après l’avoir vu, c’est tellement en dehors des faits que nous sommes habitués à concevoir, que je me demande encore si je l’ai vu.

Cependant il me faut bien convenir, avec moi-même, que je n’ai pas rêvé.

Arrivé chez vous, dans votre salon, j’ai retrouvé les meubles, l’arrangement d’habitude. Un seul changement se remarquait à gauche, en entrant, où deux rideaux de reps épais, gris et vert, cachaient une encoignure. Devant cette sorte d’alcôve devait opérer Eusapia. C’était le coin mystérieux ; je l’ai visité minutieusement. Il y avait là un petit guéridon découvert, un tambour de basque, un violon, un accordéon, des castagnettes et un ou deux coussins. Après cette visite de sûreté, il était certain qu’en cet endroit, du moins, il n’y avait aucune préparation, et qu’aucune communication n’était possible avec le dehors. Je me hâte de dire qu’à partir de ce moment jusqu’à la fin des expériences, nous n’avons pas quitté d’une minute la pièce et que nous avons eu pour ainsi dire les yeux constamment fixés sur cette encoignure, dont les rideaux, du reste, étaient toujours entr’ouverts.

Quelques instants après, arrive Eusapia, la fameuse Eusapia. Comme presque toujours, aspect tout différent de l’idée que je m’étais faite de sa personne sans la connaître. Où je m’attendais à voir, — je ne sais trop pourquoi, par exemple, — une femme grande, maigre, au regard fixe, perçant, aux mains osseuses, aux gestes saccadés, mus par des nerfs sans cesse tressautant sous une tension perpétuelle, je trouvais une femme dans la quarantaine, plutôt grassouillette, tranquille, à la main moelleuse, aux gestes simples, un peu raccourcis, en tout, l’air d’une bonne bourgeoise. Deux choses cependant retiennent l’attention. D’abord, des yeux chargés de feux bizarres, crépitant dans le fond de l’orbite. On dirait un foyer de phosphorescences brèves, tantôt bleuâtres, tantôt dorées. Si je ne craignais la métaphore trop facile quand il s’agit d’une Napolitaine, je dirais que son regard apparaît comme les laves lointaines du Vésuve, en une nuit obscure. L’autre particularité est une bouche aux étranges contours. On ne sait si elle sourit, souffre ou dédaigne. Ces impressions frappent presque en même temps, sans qu’on sache à laquelle s’arrêter ; peut-être trouverait-on là l’indication des forces qui s’agitent en elle, et dont elle n’est pas maîtresse.

Elle s’assied, parle de toutes les banalités de la conversation, avec une voix douce, chantante, comme beaucoup de femmes de son pays. Elle se compose une langue difficile pour elle, non moins difficile pour les autres, car ce n’est ni du français, ni de l’italien. Elle fait des efforts pénibles pour se faire comprendre, et elle y parvient par la mimique, par la volonté d’obtenir ce qu’elle veut. Cependant, une irritation persistante de la gorge, comme une poussée de sang revenant à courts intervalles, la force à tousser, à demander à boire. J’avoue que ces accès, où elle devenait toute rouge, me causèrent une grande perplexité. Allions-nous avoir l’inévitable indisposition du ténor rare, le jour où il doit se faire entendre ? Il n’en était rien, heureusement. C’était plutôt un signe contraire, comme un avant-coureur de l’excitation extrême qui allait l’envahir ce soir-là. En effet, il est très remarquable que, des l’instant où elle se mit... comment dirai-je ?... en état de travail, la toux, l’irritation de la gorge avaient complètement disparu.

Sur de la laine noire, disons-le, sur le pantalon d’un des assistants, Eusapia nous fait remarquer sur ses doigts des espèces de diaphanéités, formant un second contour déformé, allongé. C’est, nous dit-elle, le signe qu’elle va jouir de grands moyens.

Tout en causant, on apporte un pèse-lettres sur la table. Abaissant ses mains de chaque coté du pèse-lettres, et à une distance de dix centimètres, elle lui impose une charge qui pousse l’aiguille au nombre 35 gravé sur le cadran indicateur de la pesée. Eusapia, elle-même, invitait à constater qu’elle n’avait nullement, comme on pourrait le croire, un cheveu allant d’une main à l’autre, et avec lequel elle pourrait frauduleusement appuyer sur le plateau du pèse-lettres. Ceci se passait à la clarté de toutes les lumières du salon. — Ensuite commença la série des expériences.

On se mit autour d’une table rectangulaire en bois blanc, table vulgaire de cuisine. Nous étions six en tout. Contre les rideaux, à l’un des bouts étroits de la table, Eusapia ; à sa gauche, contre les rideaux également, M. Georges Mathieu, ingénieur agronome à l’Observatoire de Juvisy ; ma femme ; M. Flammarion à l’autre extrémité, face à Eusapia ; Mme Flammarion ; enfin moi, qui me trouve ainsi à la droite d’Eusapia, et aussi contre le rideau. M. Mathieu et moi, nous tenons chacun une main du médium appuyée sur un genou, et de plus Eusapia met un pied sur le notre. Aucun de ses mouvements, ni des jambes, ni des bras, ne peut, par conséquent, nous échapper. Donc, à cette femme, il faut bien l’observer, il ne reste l’usage que de sa tête, puis de son buste, privé de bras, et pressé absolument contre nos épaules.

On appuie les mains sur la table. En peu d’instants, celle-ci oscille, se tient sur un pied, frappe à terre, se cabre, se soulève entièrement, tantôt à vingt, tantôt à trente centimètres du sol. — Eusapia pousse un cri aigu, semblable à un cri de joie, de délivrance ; le rideau, derrière elle, se gonfle, et, tout boursouflé, s’avance jusque sur la table. — D’autres coups sont frappés, dans la table, et simultanément dans le plancher à une distance de trois mètres de nous environ. Tout ceci en pleine lumière.

Excitée déjà, d’une voix suppliante, à mots entre-coupés, Eusapia demande qu’on atténue la lumière : elle ne peut en supporter l’éclat dans les yeux, elle affirme qu’elle est gênée, elle veut qu’on se dépêche, car, ajoute-t-elle, on va voir de belles choses. Après que l’un de nous a placé la lampe par terre, derrière le piano, dans l’angle opposé de la place où nous sommes (à 7 mètres 50 de distance environ) Eusapia ne voit plus la lumière, elle est satisfaite ; mais nous distinguons nos visages, le sien et nos mains. Qu’on n’oublie pas que M. Mathieu et moi, nous avons chacun un pied du médium sur le nôtre, que nous tenons ses mains et ses genoux, que nous serrons ses épaules.

La table vacille toujours, fait des soubresauts. Eusapia nous appelle : au-dessus de sa tête, apparaît une main, petite, comme d’une fillette de quinze ans, la paume en avant, les doigts joints, le pouce écarté. La couleur de cette main est livide ; la forme n’en est pas rigide, fluide non plus ; on dirait plutôt une main de grande poupée, en peau bourrée de son.

Lorsque, pour disparaître, la main se retire de l’éclairement, — est-ce un effet d’optique ? — elle semble se déformer, comme si les doigts se cassaient, en commençant par le pouce. M. M... est poussé violemment par une force agissant derrière le rideau. Il est pressé par une main vigoureuse, dit-il. Sa chaise aussi est poussée. On lui tire les cheveux.

Pendant qu’il se plaint des violences qu’on exerce sur lui, nous entendons le son du tambour de basque qui est ensuite projeté vivement sur la table. Puis arrive de la même manière le violon dont on entend pincer les cordes. Je prends le tambour et demande à l’invisible s’il veut le prendre. Je sens qu’une main saisit l’instrument. Je ne veux pas le lâcher. Une lutte s’engage entre moi et une force que je juge considérable. Dans le tiraillement, un effort violent me pousse le tambour dans la main, jusqu’à faire pénétrer dans les chairs les petites cymbales. Je sens une vive douleur, et le sang qui s’échappe abondamment. Je lâche prise. À la lumière, tout à l’heure, je pourrai constater qu’en dessous du pouce droit j’ai une entaille profonde, sur une largeur de deux centimètres. — La table continue à vaciller, à frapper le parquet à coups redoublés, l’accordéon est jeté sur la table. Je le prends par sa partie inférieure, et demande à l’invisible s’il peut le tirer par l’autre bout, de façon à en jouer ; le rideau s’avance, le soufflet de l’accordéon est tiré et refoulé méthodiquement, les touches sont soulevées, et l’on entend plusieurs notes différentes.

Eusapia pousse des cris répétés, des sortes de râlements ; elle est en proie à des contorsions nerveuses et comme si elle appelait du secours s’écrie : « La catena ! la catena ! » Nous faisons donc la chaîne en nous tenant les mains. Puis, de même qu’elle défierait un monstre, elle se tourne, le regard enflammé, vers un énorme divan, et celui-ci s’avance vers nous. Elle le regarde, avec un rire satanique. Enfin elle souffle sur le divan qui rétrograde docilement.

Eusapia, abattue, demeure relativement calme. Elle est oppressée ; son sein se soulève violemment ; elle couche sa tête sur mon épaule.

M. M..., excédé des coups dont il est constamment l’objet, demande à changer de place ; je la prends. Il permute avec Mme F... qui occupe donc la droite d’Eusapia tandis que je suis à sa gauche. Et toujours Mme F... et moi, nous tenons pieds, mains et genoux du médium.

M. F... apporte une carafe et un verre au milieu de la table. Par les brusques mouvements de celle-ci, l’eau se répand de la carafe renversée. Le médium demande impérativement qu’on essuie le liquide, l’eau sur la table l’offusque, la gêne, la paralyse, dit-elle. M. F... demande à l’invisible s’il peut verser de l’eau dans le verre. Après quelques instants, le rideau s’avance, la carafe est saisie, et le verre se trouve à moitié rempli. Cela à deux reprises différentes.

Mme F... ne pouvant supporter plus longtemps les attouchements continuels qui lui viennent à travers le rideau, change de place avec son mari.

Je place sur la table ma montre qui est à répétition. Je prie l’invisible de la faire sonner. Le système de sonnerie est très difficile à connaître, délicat à faire fonctionner, même pour moi qui en ai l’usage journalier. Il consiste en un petit tube coupé en deux et dont une moitié glisse à plat sur l’autre. Il n’y a, en réalité, qu’une saillie d’un demi-millimètre d’épaisseur de tube, sur laquelle il faut nécessairement presser avec l’ongle et pousser très loin pour provoquer la sonnerie. — La montre est bientôt prise. On entend tourner le remontoir. La montre revient sur la table sans avoir sonné.

Nouvelle prière de faire sonner. — La montre est reprise ; on entend que le boîtier s’ouvre et se referme. J’affirme que je ne peux ouvrir ce boîtier avec mes mains, il me faut le secours d’un outil en fer comme levier. La montre revient encore sans avoir sonné.

J’avoue que j’éprouvais un désenchantement. Je sentais que j’allais avoir un doute sur l’étendue du pouvoir occulte qui s’était cependant manifesté si évidemment. Pourquoi ne pouvait-il faire sonner cette montre ? Avais-je dépassé, avec ma demande, les limites de ses capacités ? Allais-je être la cause que tous les phénomènes certains dont nous avions été témoins perdraient la moitié de leur valeur ? À haute voix, je dis : « Dois-je indiquer de quelle façon s’opère la sonnerie ? — Non, non, répond vivement Eusapia, il le fera ! » Je consigne ici qu’au moment où je proposais d’indiquer le système, passa à travers mon esprit la manière dont ou poussait le petit tube. Aussitôt la montre est reprise sur la table, et très distinctement, à trois reprises, on entendit sonner dix heures trois quarts.

Eusapia donnait des signes visibles de grande fatigue, ses mains brûlantes se crispaient, elle soupirait bruyamment, cherchant la respiration au fond de sa poitrine, son pied quittait momentanément le mien, grattait le parquet, le frottait par des allées et venues dans le sens de la longueur. C’étaient des cris haletants, rauques, des renversements d’épaules, des ricanements, le canapé s’avançait à son regard, reculait à son souffle, tous les instruments sont jetés pèle-mêle sur la table, le tambour de basque s’élève presque à hauteur du plafond, les coussins nous arrivent, bousculant tout ce qui est sur la table, M. M... est renversé de sa chaise ; celle-ci, lourde chaise de salle à manger, en noyer, avec siège rembourré, se lève en l’air, arrive sur la table avec fracas, puis est poussée hors de la table.

Eusapia est crispée, est émue. Nous avons pitié d’elle. Nous la prions de s’arrêter. « Non ! non ! » s’écrie-t-elle. Elle se lève, nous avec elle, la table quitte terre, atteint la hauteur de soixante centimètres puis retombe bruyamment.

Eusapia anéantie s’affaisse sur sa chaise.

Nous demeurons ahuris, consternés, troublés, la tête serrée comme dans une atmosphère chargée d’électricité.

M. F... calme, avec beaucoup de précautions, l’agitation d’Eusapia. Après un quart d’heure environ, elle revient enfin à elle. Sous les lumières ranimées, on la voit indiciblement transfigurée. L’œil morne, le visage diminué de la moitié de son volume, les doigts tremblants, dans lesquels elle sent des aiguilles qu’elle voudrait qu’on lui arrache. Petit à petit, elle reprend complètement ses sens. Elle parait ne se souvenir de rien, ne rien comprendre à nos étonnements. Cela lui est aussi étranger que si elle n’avait pas assisté à la séance. Elle ne s’y intéresse point. Pour elle, il semblerait qu’on parle de choses dont elle n’a pas la première notion.

Qu’est-ce que nous avons vu ? Mystère des mystères !

De complicité, de fraudes, nous avions pris toutes les précautions pour n’en être pas dupes. Des forces surhumaines agissant près de nous, si près qu’on eût senti même le souffle d’un être vivant, s’il y en avait eu, voilà ce qui s’est passé sous nos yeux, durant deux grandes heures.

Et quand le doute se présente, il faut conclure, vu les conditions où nous étions, que la machination nécessaire à produire de tels effets, serait au moins aussi phénoménale que ces effets eux-mêmes.

Qu’était-ce ?

Je n’ai à donner, quant à présent, aucun commentaire à ces rapports des assistants. L’essentiel, me semble-t-il, est de laisser à chacun son exposition et son appréciation personnelles. Il en sera de même pour les procès-verbaux qui vont suivre. Je reproduirai les principaux. Malgré quelques répétitions inévitables, on les lira certainement avec un vif intérêt, étant donnée la haute valeur intellectuelle des observateurs.


Rapport de M. Adolphe Brisson


(Séance du 10 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. le prof. Richet, M. et Mme Ad. Brisson, madame Fourton, M. André Bloch, M. Georges Mathieu.)

Voici les faits que j’ai observés personnellement, avec les plus grands soins.

Je n’ai pas cessé de tenir dans ma main droite la main gauche d’Eusapia ou de sentir son contact. Le contact ne s’est interrompu que deux fois, au moment où le Dr Richet a senti une piqûre au bras. La main d’Eusapia, décrivant des mouvements violents, m’a échappé, mais je l’ai ressaisie, après deux ou trois secondes.

1° La séance commencée, au bout de dix minutes environ, la table s’est soulevée du coté d’Eusapia, deux de ses pieds quittant le sol en même temps.

2° Cinq minutes plus tard, le rideau s’est gonflé, comme s’il eût été poussé par une forte brise. Ma main, tenant toujours celle d’Eusapia, a pressé doucement le rideau, et j’ai éprouvé une résistance, absolument comme si j’eusse pressé une voile de bateau tendue parle vent.

3° Non seulement le rideau s’est gonflé, formant poche, mais le bord du rideau touchant la fenêtre s’est écarté et retiré, comme s’il eût été relevé par une embrasse invisible, dessinant à peu près ce mouvement.

4° Le rideau, se gonflant de nouveau, prit la forme d’un nez ou d’un bec d’aigle, saillant au-dessus de la table d’environ 20 ou 25 centimètres. Cette figure a été visible pendant quelques secondes.

5° Nous avons entendu, derrière le rideau, le bruit d’un meuble roulant sur le parquet ; d’une première poussée il est arrivé près de moi ; une seconde poussée l’a renversé les pieds en l’air, dans cette position. C’était une lourde chaise rembourrée. D’autres poussées l’ont remuée, soulevée, et lui ont imprimé des sursauts ; finalement elle st restée à peu près à l’endroit où elle était tombée.

6° Nous avons entendu le bruit de deux ou trois objets tombant à terre (il s’agit des objets placés derrière le rideau, sur le guéridon). Le rideau s’est écarté par le milieu, et le petit violon est apparu dans la pénombre. Soutenu dans l’espace comme par une main invisible, il s’est avancé doucement au-dessus de notre table, où il s’est abattu sur ma main et sur celle de ma voisine de gauche 17 #id_origin17. À deux reprises, le violon s’est soulevé de la table et y est retombé aussitôt, effectuant un saut violent, à la façon d’un poisson qui se remue sur le sable. Puis il a glissé à terre, où il est demeuré sans mouvement jusqu’à la fin de la séance.

8° Un nouveau roulement a été entendu derrière le rideau. Cette fois, c’était le guéridon. Un premier effort, très énergique, l’a fait monter à demi sur notre table ; un second effort l’y a poussé tout à fait et il s’est porté sur mes avant-bras.

9° À plusieurs reprises, j’ai senti distinctement des coups légers qui m’étaient portés dans le flanc droit comme avec la pointe d’un instrument aigu. Mais la vérité m’oblige à déclarer que ces coups ne se sont plus produits après que les pieds d’Eusapia ont été tenus sous la table par M. Bloch. Je signale cette corrélation sans en tirer aucune présomption contre la loyauté d’Eusapia : j’ai d’autant moins de raisons de la suspecter que son pied gauche n’a pas quitté mon pied droit pendant toute la séance.


Rapport de M. Victorien Sardou


(Séance du 19 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. V. Sardou, M. et Mme Brisson, M. A. de Rochas, M. le prof. Richet, M. G. de Fontenay, M. Gaston Méry, Mme Fourton, M. et Mlle des Varennes).

Je ne relaterai ici que les phénomènes contrôlés par moi personnellement dans la séance de samedi dernier. Je ne dis rien, par conséquent, de la disposition du local, des expérimentateurs, ni des faits qui se sont produits d’abord dans l’obscurité et qui ont pu être constatés par tous les assistants : tels que craquements dans la table, soulèvements, déplacements de cette table, coups frappés ; etc. ; — projection du rideau sur la table, apport du violon, du tambourin, etc., etc.

Eusapia m’ayant invité à prendre à côté d’elle la place de M. Brisson, je me suis assis à sa gauche, tandis que vous conserviez votre place à sa droite. J’ai pris sa main gauche dans ma main droite, tandis que ma main gauche posée sur la table était en contact avec celle de ma voisine, le médium insistant à diverses reprises pour que la chaîne ne fût pas rompue. Son pied gauche reposait sur mon pied droit ; toute la durée de l’expérience, je n’ai pas cessé, une seconde, de tenir toujours sa main dans la mienne, qu’elle serrait fortement, et qui l’a accompagnée dans tous ses mouvements, de même que son pied n’a jamais cessé d’être en contact avec le mien. Je n’ai cessé de m’associer à tous ses frottements sur le parquet, déplacements, contractions, crispations, etc., qui n’ont jamais eu rien de suspect et de nature à expliquer les faits qui se sont produits, à coté de moi, derrière moi, autour de moi, et sur moi !

Tout d’abord, et moins d’une minute après mon installation à la gauche du médium, celui des deux rideaux qui était le plus rapproché de moi s’est gonflé et m’a frôlé, comme il l’eût fait sous une bouffée de vent ; — puis à trois reprises j’ai senti, sur le flanc droit, une pression de courte durée, mais très sensible. — À ce moment-là, nous n’étions pas dans l’obscurité, et il y avait assez de lumière pour que les deux rideaux, la table, les visages et les mains de tous les assistants fussent parfaitement visibles. — Après de vives contractions nerveuses, et des efforts, des poussées énergiques d’Eusapia, absolument conformes à tout ce que j’ai vu en pareil cas, et qui n’étonnent que ceux qui n’ont guère étudié ces phénomènes, le rideau le plus rapproché de moi fut subitement et avec une force d’impulsion surprenante, projeté entre Eusapia et moi, dans la direction de la table, assez loin pour me cacher entièrement le visage du médium ; et le violon, qui avant mon installation avait été replacé, avec le tambourin, dans la chambre obscure, fut lancé au milieu de la table, comme par un bras invisible qui, à cet effet, aurait soulevé et entraîné avec lui le rideau.

Après quoi, le rideau revint de lui-même à sa position première, mais non pas complètement ; car il demeura un peu gonflé entre Eusapia et moi, un de ses plis reposant sur le bord de la table, de mon côté.

Alors, vous avez pris le violon et l’avez présenté à une distance telle de l’écartement des deux rideaux, qu’il fut entièrement visible pour les assistants ; et vous avez invité l’agent occulte à le reprendre.

Ce qui a eu lieu, — cet agent mystérieux le ramenant à lui dans la chambre obscure, avec autant de volonté qu’il en avait mis à l’apporter.

Le violon alors est tombé sur le parquet derrière les rideaux. Le plus rapproché de moi a repris sa position verticale, et j’ai entendu pendant un certain temps, à ma droite, sur le parquet, derrière les rideaux, un remue-ménage du violon, du tambourin, déplacés, tirés, soulevés, froissés, et résonnant... sans qu’il fût possible d’attribuer aucune de ces manifestations à Eusapia, dont le pied était alors immobile et fortement serré contre le mien.

Peu après, j’ai senti contre ma jambe droite, derrière le rideau, le frôlement d’un corps dur qui s’efforçait de grimper sur moi, et j’ai pensé que c’était le violon. — C’était lui, en effet, qui, après un effort infructueux pour monter plus haut que mon genou, est retombé avec bruit sur le parquet.

J’ai presque immédiatement senti à la hanche droite une nouvelle pression que j’ai signalée. — De votre main gauche dégagée de la chaîne, vous avez fait trois fois, dans ma direction, le geste d’un chef d’orchestre agitant son bâton. — Et chaque fois, avec une précision parfaite, j’ai senti, sur le flanc, la répercussion du coup exactement rythmé sur votre geste, et après un retard d’une seconde tout au plus, qui m’a paru correspondre exactement au temps qu’il eût fallu pour que la transmission d’une bille de billard ou d’une paume se fit de vous à moi.

Quelqu’un, le docteur Richet, je crois, — ayant alors parlé de coups frappés sur l’épaule d’expérimentateurs où se fait bien sentir l’action et la configuration d’une main invisible, comme preuve à l’appui de son dire, j’ai reçu successivement trois coups sur l’épaule gauche, (c’est-à-dire la plus éloignée du rideau et du médium,) plus violents que les précédents et, cette fois, l’empreinte des cinq doigts fortement appuyés était très sensible. — Puis un dernier coup à plat, appliqué sur le milieu du dos, sans me faire aucun mal, fut néanmoins assez fort pour m’incliner, malgré moi, vers la table !

Quelques instants après, ma chaise, remuée sous moi, glissa sur le parquet, et fut déplacée de façon à me faire tourner un peu le dos à la chambre obscure.

Je laisse aux autres témoins le soin de dire le résultat de leurs observations personnelles : — Comment, par exemple, le violon ayant été ramassé par vous sur le parquet et replacé sur la table, fut présenté par Mme Brisson, comme vous l’aviez fait précédemment, et enlevé de la même manière à la vue de tous, tandis que je tenais la main gauche d’Eusapia, vous sa main droite, et que de la main qui vous restait libre vous serriez le poignet de la main gauche !

Je ne dis rien, non plus, d’un serrement de main dans la fente du rideau, n’en ayant rien vu. Mais ce que j’ai bien vu par exemple, c’est l’apparition subite de trois petites lumières très vives, très promptement éteintes entre ma voisine et moi, sortes de feux follets, pareils à des étincelles électriques et se déplaçant avec une grande rapidité.

Bref, je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit au cours de ces expériences : « Si je n’étais pas convaincu depuis quarante ans, — je le serais ce soir. »


Rapport de M. Jules Claretie


(Séance du 25 Novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. Jules Claretie et son fils, M. Brisson, M. Louis Vignon, Mme Fourton, Mme Gagneur, M. G. Delanne, M. René Baschet, M. et Mme Basilewski, M. Mairet, photographe).

... Je ne note mes impressions qu’à partir du moment où Eusapia, qui m’avait pris la main alors que M. Brisson était encore assis auprès d’elle, m’a demandé de le remplacer. Je suis certain de n’avoir pas quitté la main d’Eusapia durant toutes les expériences. J’ai constamment eu la sensation de sentir son pied appuyé sur le mien, le talon étant perceptible. — Je ne crois pas avoir à aucun moment desserré les doigts, et pu laisser libre la main que je tenais.

Ce qui m’a frappé, c’est le battement des artères du bout des doigts d’Eusapia ; le sang battait la fièvre, précipitamment.

J’étais placé à coté du rideau. Qu’il fût tiré de droite à gauche ou de gauche à droite, c’est tout simple. Ce que je ne m’explique pas, c’est qu’il pût se gonfler jusqu’à déborder sur la table comme une voile enflée par le vent.

J’ai d’abord senti dans le côté droit un petit coup léger. Puis, à travers le rideau, deux doigts m’ont saisi et pincé la joue. La pression des deux doigts était évidente. Un coup plus violent que le premier, m’a atteint à l’épaule droite, comme venu d’un corps dur, carré. Ma chaise a par deux fois bougé, tourné, en arrière d’abord, puis en avant.

Ces deux doigts qui m’ont pincé la joue, je les avais sentis — avant de prendre place à coté d’Eusapia — lorsque je tendais, à travers le rideau, le petit livre blanc que m’avait donné M. Flammarion. Ce livre a été pris par deux doigts nus (je dis nus, parce que les plis du rideau ne les couvraient pas) et a disparu. Je n’ai pas vu ces doigts, je les ai touchés, ou ils m’ont touché, comme on voudra. Mon fils a tendu et donné de même un porte-cigares, en cuir, saisi de la même manière.

Une personne de l’assistance a vu une petite boîte à musique carrée, et assez lourde, disparaître de façon identique.

Presque immédiatement, la boîte a été rejetée de notre côté avec une certaine violence, et je puis d’autant plus parler de la force de la projection et du poids de l’objet, qu’il vint me frapper au-dessous de l’œil et que ce matin encore j’en porte la trace trop visible et j’en ressens la douleur. — Je ne comprendrais pas qu’une femme assise à mon coté pût avoir la force de lancer avec une telle vigueur une boîte qui, pour ainsi frapper, devait venir d’assez loin.

Je fais remarquer pourtant que tous les phénomènes se produisent du même côté et dernière le rideau, par le rideau, si l’on veut. J’ai vu tomber des branchettes de feuillage sur la table, mais elles venaient du côté dudit rideau. Quelques personnes assurent avoir vu une brindille verte venir par la fenêtre ouverte sur la rue Cassini. Cela, non, je ne l’ai pas vu.

Il y avait, derrière le rideau, un petit guéridon, très rapproché de moi. Eusapia me prend la main et appuie ma main, tenue par la sienne, sur le guéridon. Je sens le guéridon vaciller, bouger. À un moment donné, je crois sentir deux mains près et sur la mienne. Je ne me trompe pas ; mais cette seconde main est celle de M. Flammarion qui tient, de son coté, la main du médium. Le guéridon s’anime. Il quitte le plancher, il s’élève. J’en ai la sensation d’abord ; puis, le rideau s’étant soulevé et comme étalé sur la table, je vois distinctement ce qui se passe derrière lui : le guéridon se meut ; il monte, il descend.

Tout à coup il s’élève en se penchant et revient vers moi, sur moi, non plus vertical, mais pris entre la table et moi dans une position horizontale, assez puissamment pour me forcer à reculer, à m’effacer, à essayer de repousser ma chaise pour laisser passer ce meuble mouvant qui semble se débattre entre la table et moi. On dirait un être animé luttant contre un obstacle, voulant passer ou voulant marcher et ne le pouvant pas, arrêté par la table ou par moi. À un moment donné, le guéridon est sur mes genoux et il bouge, il se débat, je répète le mot, sans que je puisse m’expliquer quelle force le fait mouvoir.

Et cette force est grande. Littéralement, le petit meuble me repousse et je me rejette vainement en arrière pour le laisser passer.

Des assistants, M. Baschet entre autres, m’ont dit qu’à ce moment il est sur deux doigts. Deux doigts d’Eusapia pousser le guéridon !  18 #id_origin18 Mais moi qui n’ai pas quitté sa main gauche, ni son pied, moi qui avais le guéridon, très visible dans la demi-obscurité à laquelle nous nous étions habitués, je n’ai rien vu ni senti aucun effort d’Eusapia.

J’aurais voulu que des phénomènes lumineux se produisissent, des apparitions de clartés, de feux soudains. M. Flammarion espérait que nous allions en voir. Il les demandait. Mais Eusapia était visiblement fatiguée par cette longue et très intéressante séance. Elle demandait un poco di luce. La lumière fut rallumée. Tout était fini.

Ce matin, je me rappelle avec une sorte de curiosité toujours anxieuse les moindres détails de cette si captivante soirée. Quand nous nous sommes retrouvés devant l’Observatoire, en quittant nos aimables hôtes, je me demandais si j’avais rêvé. Mais je me disais : « Il y a là des habiletés de prestidigitatrice, des trucs de théâtre. » Mon fils me rappelait les prodiges d’adresse des frères Isola. Ce matin, — chose singulière, — la réflexion me rend plus perplexe à la fois et moins incrédule. Il y a peut-être, il y a sans doute là une force inconnue qu’on étudiera, utilisera peut-être un jour. Je n’oserais plus nier. Il ne s’agit pas de magnétisme animal, c’est autre chose, je ne sais quoi ! un quid divinum, bien que la science doive l’analyser, le cataloguer un jour. Ce qui m’a encore le plus étonné peut-être, c’est ce rideau gonflé comme une voile ! D’où venait le souffle ? Il eût fallu une véritable brise pour animer cela. Du reste, je ne discute pas, je dépose. J’ai vu cela, je l’ai bien vu. J’y penserai longtemps. Je ne conclus pas. Je chercherai une explication. Il est possible que je la trouve. Mais ce qui est certain, c’est que nous devons être modestes devant tout ce qui nous paraît immédiatement inexplicable, et qu’avant d’affirmer ou de nier, il faut attendre.

En attendant, je pense, en tâtant mon maxillaire droit un peu endolori, au vers de Regnard, et je le défigure en songeant à la petite boîte un peu dure :

Je vois que c’est un corps et non pas un esprit.


Rapport de M. le D r Gustave Le Bon


(Séance du 28 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. et Mme Brisson, MM. Gustave Le Bon, Baschet, de Sergines, Louis Vignon, Laurent, Ed. de Rothschild, Delanne, Bloch, Mathieu, Ephrussi, Mme la Ctesse de Chevigné, MMmes Gagneur, Syamour, Fourton, Basilewska, Bisschofsheim).

Eusapia est, sans contredit, un merveilleux sujet. J’ai été très frappé de voir que, pendant que je lui tenais la main, elle jouait sur un tambourin imaginaire auquel répondaient les sons du tambourin placé derrière le rideau. Ici je ne vois pas de truc possible, pas plus que pour la table.

Mon porte-cigarettes a été saisi par une main très vigoureuse, qui m’a tordu très énergiquement l’objet dans la main. Je fais mes réserves et demande à revoir. Le phénomène serait si singulier et tellement en dehors de ce que nous pouvons comprendre, qu’il faut d’abord tenter les explications naturelles. Or :

Impossible que ce soit Eusapia. Je tenais une main et voyais l’autre bras, et j’ai placé le porte-cigarettes dans une telle position que même avec les deux bras libres elle n’eût pu produire le phénomène.

2° Il n’est pas probable que ce soit un compère ; mais n’est-il pas possible que l’inconscient d’Eusapia ait suggéré à l’inconscient d’une personne près du rideau de passer la main derrière et d’opérer ? Tout le monde serait de bonne foi, mais trompé par l’inconscient. Il faudrait vérifier ce point capital, car aucune expérience ne vaudrait celle-ci démontrée.

Ne pourrait-on retarder le départ d’Eusapia ? Nous ne retrouverons pas une occasion pareille, et il faudrait bien éclaircir le phénomène de la main.

La table, évidemment, s’est soulevée ; mais c’est un phénomène physique facile à admettre. La main qui vient prendre mon porte-cigarettes fait un acte de volonté impliquant une intelligence, et c’est tout autre chose. Eusapia pourrait élever une table à un mètre, sans que ma conception scientifique du monde en fût changée ; mais faire intervenir un esprit, ce serait prouver qu’il y a des esprits, et vous voyez les conséquences.

Pour la main qui a pris le porte-cigarettes, ce n’est sûrement pas celle d’Eusapia (vous savez que je suis assez méfiant et que je regardais) ; mais du coté du rideau, dans le salon, il y avait bien du monde, et plusieurs fois vous m’avez entendu demander qu’on s’éloignât du rideau. Si nous pouvions étudier Eusapia à nous deux absolument seuls, dans une chambre où nous nous enfermerions à clef, le problème serait vite élucidé.

Je n’ai pu faire cette vérification, la séance à laquelle assistait le Dr Le Bon ayant été la dernière de celles qu’Eusapia avait consenti à faire chez moi. Mais l’objection n’a aucune valeur. Je suis absolument certain que personne ne s’est glissé derrière le rideau, ni dans ce cas particulier, ni dans aucun autre. Ma femme, aussi, s’est particulièrement occupée d’observer ce qui se passait là, et n’a jamais rien pu découvrir de suspect. Il n’y a qu’une seule hypothèse, c’est qu’Eusapia ait elle-même pris les objets. Dès lors que le Dr Le Bon déclare le fait impossible, d’après son propre contrôle, nous sommes forcés d’admettre l’existence d’une force psychique inconnue 19 #id_origin19.


Rapport de M. Armelin


(Séance du 21 novembre.)

(Pour cette séance, j’avais prié trois membres de la Société Astronomique de France d’exercer le contrôle le plus sévère possible : M. Antoniadi, mon astronome adjoint à l’Observatoire de Juvisy, M. Mathieu, ingénieur-agronome au même Observatoire, M. Armelin, secrétaire de la Société Astronomique. Ce dernier m’a adressé le rapport suivant. Assistaient en outre : M. et Mme Brisson, MM. Baschet, M. Jules Bois, Mme Fourton, Mme la comtesse de Labadye).

À 9 h. 3/4, Eusapia s’assied, adossée à la fente du rideau, les mains sur la table. Sur l’invitation de M. Flammarion, M. Mathieu s’assied à sa droite, avec mission de s’assurer constamment de la main droite, et M. Antoniadi, à sa gauche, avec la même mission pour l’autre main. Ils s’assurent aussi des pieds. À la droite de M. Mathieu, Mme la comtesse de Labadye ; à la gauche de M. Antoniadi, Mme Fourton. En face d’Eusapia, entre Mmes de Labadye et Fourton, MM. Flammarion, Brisson, Baschet et Jules Bois.

On laisse allumés un bec de gaz du lustre, donnant toute sa lumière, à peu près au-dessus de la table, et une petite lampe à abat-jour posée à terre, derrière un fauteuil, près de la partie opposée du salon, dans le sens de la plus grande longueur, à gauche de la cheminée.

À 10 heures moins 5 minutes, la table se soulève du côté opposé au médium et retombe avec bruit.

À 10h 0m, elle se lève du côté du médium, qui retire les mains, les autres personnes tenant les leurs levées ; l’effet se renouvelle trois fois. La seconde fois, pendant que la table est en l’air, M. Antoniadi déclare appuyer de toute sa force et ne pouvoir la baisser. La troisième fois, M. Mathieu appuie de même et éprouve la même résistance. Pendant ce temps, Eusapia tient son poing droit fermé à dix centimètres au-dessus de la table, ayant l’air de serrer fortement. L’effet dure plusieurs secondes. Le moindre doute n’est pas possible sur ce soulèvement. Quand la table retombe, Eusapia éprouve comme une détente après un grand effort.

À 10h 3m, la table se soulève des quatre pieds à la fois, davantage du coté opposé au médium, où elle monte d’environ 20 centimètres ; puis elle retombe brusquement. Pendant qu’elle est en l’air, Eusapia fait constater à ses deux voisins qu’ils lui tiennent bien les mains et les pieds, et qu’elle n’a aucun contact avec la table.

On entend ensuite des coups légers frappés dans la table. Eusapia fait soulever la main de M. Antoniadi à environ 20 centimètres au-dessus de la table et frappe trois fois sur cette main avec son doigt. Les trois coups sont simultanément entendus dans la table.

Pour prouver qu’elle n’agit ni avec ses mains, ni avec ses pieds, elle se met de biais à gauche sur sa chaise, allonge les jambes, et pose ses pieds sur le bord de la chaise de M. Antoniadi, bien en vue, ses mains tenues. Aussitôt le rideau s’agite du coté de M. A...

De 10h 10m à 10h 15m, plusieurs fois de suite, la table frappe cinq coups. Chaque fois on baisse un peu plus le gaz, et chaque fois la table remue sans contact.

À 10h 20m, elle se balance, suspendue, tenant sur deux pieds du grand coté. Puis elle se lève des quatre pieds, à une hauteur de vingt centimètres.

10h 25m. À un mouvement du rideau, M. Flammarion dit que s’il y a quelqu’un derrière, on lui serre la main ; et il tend sa main vers le rideau, à une distance de dix centimètres environ. Le rideau est poussé ; on voit comme le gonflement d’une main qui approche. Le médium a un rire nerveux, répétant : « Prends ! Prends ! » M. A. sent à travers le rideau le choc d’un corps mou, comme un coussin. Mais la main de M. F. n’est pas prise. On entend des objets remués, les sonnettes d’un tambourin.

Tout à coup, le médium, lâchant M. Mathieu, tend sa main par-dessus la table vers M. Jules Bois qui la lui prend. À ce moment, derrière le rideau, un objet tombe avec un grand bruit.

10h 35m. Eusapia, rendant de nouveau libre sa main droite, la soutient au-dessus de son épaule gauche, les doigts en avant, à plusieurs centimètres du rideau, et bat dans l’air quatre ou cinq coups que l’on entend sonner dans le tambour de basque. Plusieurs personnes croient voir par l’entre-bâillement des rideaux un feu follet.

Jusque-là, on a baissé graduellement le gaz. Depuis un bon moment, je ne puis plus me lire, mais je distingue encore nettement mes lignes bien horizontales. Je vois parfaitement l’heure à ma montre, ainsi que les figures, celle d’Eusapia surtout, tournée vers la lumière. On éteint maintenant complètement le gaz.

À 10h 40m, le gaz éteint, je lis encore à ma montre, mais difficilement, je vois toujours mes lignes sans pouvoir me lire.

Eusapia veut qu’on lui tienne la tête, ce qui est fait. Puis elle demande qu’on lui tienne les pieds. M. Baschet se glisse à genoux sous la table et les lui prend.

M. Antoniadi s’écrie : « Je suis touché ! » et dit avoir senti une main. J’ai très bien vu le rideau se gonfler. Mme Flammarion, que je vois silhouettée sur la fenêtre claire, la tête penchée, s’est avancée derrière le rideau pour observer attentivement si le médium fait quelques gestes suspects.

Une personne ayant changé de place, Eusapia pousse des plaintes : « La catena ! La catena ! » La chaîne est rétablie.

À 10h 45m, le rideau se gonfle encore. On entend un choc. Le guéridon touche le coude de M. Antoniadi. Mme Flammarion, qui n’a cessé de regarder derrière le rideau, dit qu’elle voit le guéridon renversé les pieds en l’air et s’agitant. Elle croît voir des lueurs vers le sol.

M. Mathieu sent une main et un bras pousser le rideau contre lui. M. Antoniadi se dit touché par un coussin, sa chaise est tirée et pivote sous lui. Il est touché une nouvelle fois par un objet au coude.

On constate que M. Jules Bois tient la main droite d’Eusapia par dessus la table ; M. Antoniadi assure tenir la main gauche, et M. Mathieu les pieds.

Le rideau s’agite encore deux fois : M. Antoniadi est touché dans le dos, très fort, dit-il, et une main lui tire les cheveux.

Il ne reste plus d’allumé que la petite lampe à abat-jour, derrière un fauteuil au fond du salon. Je continue à écrire, mais mes lignes prennent toutes les formes.

Subitement, M. Antoniadi crie qu’il est entouré par le rideau, qui reste sur ses épaules.

Eusapia s’écrie : « Qu’est-ce qui passe sur moi ? » Le guéridon s’avance par-dessous le rideau.

Mme Flammarion qui, debout contre la fenêtre, n’a cessé de regarder derrière le rideau, dit qu’elle voit quelque chose de très blanc.

Simultanément, M. Flammarion, Mme Fourton et M. Jules Bois, s’écrient qu’ils viennent de voir une main blanche entre les rideaux, au-dessus de la tête d’Eusapia, et, au même instant, M. Mathieu dit qu’il a les cheveux tirés. La main vue a paru petite, comme celle d’une femme ou d’un enfant.

« S’il y a là une main, dit M. Flammarion, elle pourrait prendre un objet ? »

Et M. Jules Bois tend un livre vers le milieu du rideau de droite. Le livre est pris, tenu deux secondes. Mme Flammarion, que je vois toujours silhouettée sur la vitre claire et qui regarde derrière le rideau, s’écrie avoir vu le livre passer au travers !

M. F. propose d’allumer et de vérifier. Mais on est d’accord à penser que le rideau a déjà pu changer de position.

Un moment après, le rideau se gonfle encore, et M. Antoniadi dit qu’il est touché quatre ou cinq fois à l’épaule. Plus de dix fois, Eusapia lui a demandé s’il est bien « seguro » de lui tenir la main et le pied.

— Oui, oui, répond-il, seguro, segurissimo.

Mme Fourton dit avoir vu pour la seconde fois une main tendue et touchant cette fois l’épaule de M. Antoniadi.

M. Jules Bois dit avoir vu une seconde fois une main tendue au bout d’un petit bras, les doigts remuant, la paume présentée.

(Il n’est pas possible d’établir si ces deux visions ont été simultanées.)

On s’habitue à la presque complète obscurité ; je lis 11h 15m à ma montre.

M. Antoniadi se dit pincé très fort à l’oreille. M. Mathieu se dit touché.

M. Antoniadi sent sa chaise tirée : elle tombe à terre. Il la relève et se rassied et est encore touché très fort à l’épaule.

Vers 11h 20m, à la demande d’Eusapia, M. Flammarion remplace M. Mathieu. Il lui tient les deux pieds et une main, M. Antoniadi tient l’autre. On baisse encore la lampe. Il fait une nuit à peu près complète.

M. Flammarion ayant fait remarquer qu’il y a là manifestement une force physique inconnue, mais peut-être pas une individualité, sent sa main prise tout à coup par une autre, et s’interrompt. Puis, peu après, il se plaint qu’on lui tire la barbe (du côté opposé au médium, celui où je suis, et je n’ai rien pu apercevoir).

À 11 h. 1/2, on relève la lampe. Il fait relativement clair. Le rideau, après tous ces mouvements, se trouve de plus en plus écarté, encadrant la tête d’Eusapia, et tout à coup, au-dessus de sa tête, nous voyons tous le tambour de basque apparaître lentement et tomber avec un bruit de sonnailles sur la table. Il me paraît plus éclairé que ne le justifierait la faible lueur de la lampe dissimulée, et comme accompagné de lueurs phosphorescentes blanches, mais ce sont peut-être les éclats de ses ornements dorés qui, cependant, devraient paraître plus jaunes.

La lampe rabaissée, on entend un bruit de meuble traîné, le guéridon est apporté jusque sur la table. On le retire, le tambour de basque danse tout seul avec une sonnerie particulière. Mme Fourton dit avoir la main serrée et l’avant-bras pincé.

À 11h 45m, le rideau de la fenêtre est fermé à son tour, et au bout d’un moment, tous ensemble nous voyons, dans la direction où doit être la fente du rideau d’angle, au-dessus de la tête d’Eusapia, une grosse étoile blanche de la couleur de Véga, plus grosse et plus floue, et qui reste immobile pendant quelques secondes, puis s’éteint.

Peu après, une lueur zigzaguante, de même couleur blanche, court sur le rideau de droite, dessinant deux ou trois jambages de quelques centimètres, comme un N très allongé.

Malgré la nuit faite, il arrive encore assez de clarté par les deux fenêtres non tendues et par la vague lueur de la lampe derrière le fauteuil, pour qu’on distingue ses voisins. Dans la large glace que nous avons auprès de nous au-dessus du divan, nos silhouettes se dessinent. Les cols blancs des hommes apparaissent nettement, les figures un peu moins. Je vois cependant très bien à ma gauche M. Baschet, à ma droite, Mme Brisson debout, tenant sa face à main sur les yeux, et Mme Flammarion qui est venue s’asseoir auprès d’elle.

M. Flammarion reçoit sur la tête un objet qui glisse le long de ses cheveux. Il prie Mme de Labadye de le prendre ; et il lui tombe sur les mains une boîte à musique, qui se trouvait avant la séance sur la cymaise, dans l’angle coupé par le rideau.

M. Brisson a pris à la table la place précédemment occupée par M. Flammarion en face d’Eusapia. Il reçoit en pleine figure un coussin. M’étant approché de la glace, j’ai vu par réflexion ce coussin passer sur la clarté relative du fond de la pièce.

M. Baschet prend l’objet, s’accoude dessus. Il lui est violemment arraché, saute par dessus les têtes, projeté sur la glace, tombe sur le divan et me roule sur le pied.

Tout cela sans que j’aie pu apercevoir aucun mouvement du médium.

Minuit approche. — La séance est levée.

Après la séance, MM. Antoniadi et Mathieu déclarent que le contrôle dont ils s’étaient chargés n’a pu être réalisé, et qu’ils ne sont pas sûrs d’avoir toujours tenu les mains du médium.


Rapport de M. Antoniadi


(Même séance.)

Je vous rendrai exactement compte de mon rôle, pour répondre à votre désir de connaître la vérité.

J’ai tenu à m’assurer s’il y avait un seul phénomène que l’on ne saurait expliquer de la manière la plus simple, et je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y en a pas. Je vous assure, sur ma parole d’honneur, que mon attitude silencieuse, observatrice, m’a convaincu, au delà de toute espèce de doute, que tout est fraude, du commencement jusqu’à la fin ; qu’il n’est pas douteux qu’Eusapia substitue invariablement ses mains ou ses pieds, et que jamais la main ou le pied que l’on est censé contrôler ne serre ou ne presse fort au moment de la production des phénomènes. Ma conclusion certaine est que rien ne se produit sans substitution. Je dois ajouter ici que, pendant un certain temps, j’ai été très étonné d’être touché très fort sur le dos, derrière le rideau, tandis que je tenais très distinctement deux mains avec ma main droite. Heureusement cependant, en ce moment, Mme Flammarion ayant fait un peu de lumière, j’ai vu que je tenais la main droite d’Eusapia, et... la vôtre !

La substitution se fait par Eusapia avec une dextérité extraordinaire, et, pour la constater, j’ai dû concentrer mon attention sur ses moindres mouvements, avec l’attention la plus sévère. Mais c’est le premier pas qui coûte, et une fois familiarisé avec ses trucs, je prédisais en moi, à coup sûr, tous les phénomènes, rien que par la sensation du toucher.

Étant très observateur, je suis absolument certain de ne pas m’être trompé. Je n’étais ni hypnotisé, ni le moins du monde effrayé pendant la production des « apports ». Et comme je ne suis pas fou, je crois que mes affirmations méritent un certain poids.

Il est vrai que, pendant la séance, je n’étais pas sincère, déguisant la vérité sur l’efficacité de mon contrôle. J’ai fait cela dans le but unique de faire croire à Eusapia que j’étais converti au spiritisme, partant éviter le scandale. Mais une fois la séance passée, la Vérité m’étouffait, et je n’eus rien de plus empressé que de la communiquer à mon grand bienfaiteur et Maître.

Il n’est pas prudent d’être trop affirmatif ; et c’est dans ce but que je suis toujours réservé dans l’interprétation des phénomènes naturels. Par conséquent, je ne saurais être si terriblement affirmatif dans la question de l’absolu charlatanisme des manifestations d’Eusapia, avant d’avoir « rendu l’assurance », ainsi que le dit Shakespeare, « doublement sûre ».

Je n’ai aucune ambition personnelle dans la voie spirite, et toutes les observations attentives que j’ai faites à la séance du 21 novembre ne sont qu’une pierre de plus apportée à l’édifice de la Vérité.

Ce n’est pas par parti pris que je ne crois pas à la réalité des manifestations, et je puis vous assurer que si je pouvais voir le moindre phénomène vraiment extraordinaire ou inexplicable, je serais le premier à avouer mon erreur. La lecture de plusieurs livres m’avait fait admettre la réalité possible de ces manifestations ; mais l’expérience directe m’a convaincu du contraire.

Ma franchise dans cet exposé confine malheureusement à l’indiscrétion. Mais franchise est ici synonyme de dévouement, car ce serait vous trahir que de déguiser pour un instant la cause sacrée de la Vérité.


Rapport de M. Mathieu


(Séance du 25 novembre.)

La séance commence à 9h 30m. M. Brisson, contrôleur de gauche, met ses deux pieds sur les deux pieds d’Eusapia ; M. Flammarion, contrôleur de droite, tient ses genoux. Bientôt la table s’incline à droite, les deux pieds de gauche soulevés, puis retombe ; ensuite soulèvement des deux pieds de droite et enfin soulèvement total des quatre pieds à environ 15 centimètres au-dessus du sol (contact des pieds certain et genoux immobiles). J’en prends la photographie.

9h 37m, soulèvement léger à gauche ; puis soulèvement à droite et soulèvement total (photographie).

Pendant les soulèvements de la table, le salon est éclairé par un fort bec Auer. On l’éteint et on le remplace par une petite lampe qui est placée derrière un écran au fond de la pièce.

Contrôle certain des mains et des pieds fait par MM. Brisson et Flammarion.

M. Brisson est touché légèrement à la hanche droite et à ce moment on voit bien les deux mains d’Eusapia.

À 9h 48m, le rideau s’agite puis se gonfle à trois reprises différentes. M. Brisson est touché de nouveau à la hanche droite ; le rideau est soulevé comme par une embrasse.

M. Flammarion, qui tient la main d’Eusapia, fait trois gestes, et à chacun de ces gestes correspond un écartement du rideau.

Eusapia recommande de « faire attention à la température du médium : on la trouvera changée après chaque phénomène ».

À 9h 57m, on diminue la lumière, qui dès lors est très faible. Le rideau se gonfle, et au même moment M. Brisson est touché, puis le rideau est violemment jeté sur la table.

Sur la demande d’Eusapia, M. Delaune touche légèrement sa tête, en arrière, et l’on voit le rideau s’agiter légèrement.

Eusapia demande que l’on entr’ouvre une fenêtre, celle du milieu du salon, et que l’on verra quelque chose de nouveau.

M. Flammarion tient de la main gauche les genoux du médium et, de la main droite, le poignet, le pouce et la paume de la main droite, devant lui, à la hauteur des yeux ; M. Brisson tient la main gauche. Eusapia semble appeler quelque chose du côté de la fenêtre en faisant des gestes et en disant : « je le prendrai ». Alors une petite branche de troène vient toucher la main de M. Flammarion, paraissant arriver de la direction de la fenêtre. M. F. prend cette branche.

Un instant après, deux branches de fusain viennent de derrière le rideau à la hauteur de la tête de M. Brisson, par le bord du rideau tiré fortement en haut, et tombent sur la table.

M. Brisson, toujours à gauche d’Eusapia, est ensuite touché à la hanche, alors que la main gauche du médium est à la hauteur de la barbe de M. Flammarion ; puis la chaise de M. Brisson est tirée et repoussée.

On entend distinctement, derrière le rideau, le guéridon, qui est secoué, et sur lequel se trouve le tambourin ; il se produit quelques vibrations du tambourin correspondant aux mouvements du guéridon. À ce moment, M. Brisson signale qu’il a perdu le contact du pied pendant une demi-seconde environ, mais il tient alors les deux pouces à 25 centimètres d’écartement, et M. Flammarion la main gauche, près de sa poitrine.

La main droite de M. Brisson, tenant la main proche d’Eusapia, passe derrière le rideau, et M. Brisson dit qu’il a l’impression d’une jupe se gonflant sur sa cheville.

Aussitôt, nouvelles secousses du guéridon et tambourin, avec déplacement du guéridon. (Contrôle certain de MM. Flammarion et Brisson.)

10h 30m. On entend des secousses du guéridon dans le cabinet. M. Flammarion fait des gestes avec la main et il se produit des mouvements synchroniques de la table et du tambourin dans le cabinet noir.

10h 35m. Repos demandé pour quelques instants par Eusapia. La séance reprend à 10h 43m.

Le violon et la sonnette sont projetés violemment par la fente du rideau (M. Brisson assure tenir la main gauche par le pouce, sur les genoux d’Eusapia, et M. Flammarion la main droite tout entière.)

À ce moment, photographie au magnésium ; cris et gémissements d’Eusapia aveuglée par la lumière.

La séance reprend quelques minutes après, et M. Jules Claretie, placé à la gauche de M. Brisson, a à deux reprises les doigts touchés par une main.

M. Baschet, debout, et en dehors de la table, tend un violon au rideau : ce violon est pris et jeté à l’intérieur du cabinet ; il tend un livre au rideau : ce livre est pris, mais tombe à terre, devant le rideau.

M. Claretie présente un porte-cigarettes et sent une main qui veut le saisir, mais il résiste et ne lâche pas le porte-cigarettes. M. Flammarion demande qu’il abandonne l’objet, la main le garde. Un instant après, cet objet est lancé, de l’intervalle entre les deux rideaux, sur Mme de Basilewska à l’autre extrémité de la table. Il avait été présenté et enlevé au milieu du rideau.

11 heures. Eusapia réclame un peu plus de lumière. M. Claretie est devenu contrôleur de gauche à la place de M. Brisson. Il est touché au coté gauche, puis le guéridon est traîné à terre en s’avançant vers la table. M. Claretie sent sa chaise remuer d’avant en arrière, comme tirée, puis il est touché à l’épaule et éprouve une pression violente sous l’aisselle.

Le rideau s’approche brusquement de M. Claretie, le touche et recouvre à la fois M. Claretie et le médium. M. Claretie est alors pincé à la joue.

M. Flammarion présente au rideau la main de Mme Fourton, et les deux mains sont pincées à travers le rideau.

La boîte à musique, qui est dans le cabinet noir, tombe sur la table ; Mmes Gagneur et Flammarion signalent une main au même moment.

M. Baschet présente la boîte à musique au rideau, une main la saisit au travers ; il résiste, la main le repousse ; il la présente de nouveau, la main la prend et la rejette, et la boite ainsi lancée heurte M. Claretie, qui est atteint au-dessous de l’œil droit.

Le tambourin est projeté sur la table, après être reste suspendu un moment au-dessus de la tête du médium.

À 11h 15m, soulèvement complet de table, pendant de 7 à 8 secondes (contrôle absolu de MM. Flammarion et Claretie).

M. Flammarion a le genou pincé par une main ; ensuite, le guéridon s’est transporté sur les genoux de M. Claretie et s’est imposé à lui malgré toutes les résistances.

Soulèvements de table, avec vérification des pieds, en pleine lumière ; les pieds d’un des contrôleurs sont au-dessous, ceux de l’autre contrôleur au-dessus, et ceux du médium entre les deux.


Rapport de M. Pallotti


(Séance du 14 novembre.)

(Assistaient à cette séance, outre les maîtres de la maison : M. et Mme Brisson, M. et Mme Pallotti, M. le Bocain, M. Boutigny, Mme Fourton).

Au commencement de la séance il s’est produit plusieurs lévitations de la table, et, comme je demandais à l’esprit présent s’il pouvait me faire voir ma fille Rosalie, j’obtins une réponse affirmative. Je convins alors avec ledit esprit qu’une série de huit coups réguliers m’indiquerait le moment où ma chère fille serait là. Après quelques minutes d’attente, le nombre indiqué de coups s’est fait entendre dans la table. Ces coups étaient énergiques et régulièrement espacés.

Je me trouvais, en ce moment, placé du coté opposé au médium, c’est-à-dire en face de lui, à l’autre bout de la table. Ayant demandé à l’esprit de m’embrasser, de me caresser, je sentis aussitôt un souffle très froid devant ma figure ; mais sans toutefois éprouver la moindre sensation d’attouchement.

À un certain moment, le médium ayant annoncé la matérialisation de l’esprit par ces mots : « É venuta ! é venuta ! » j’ai distingué au milieu de la table une ombre noire et confuse d’abord, mais, qui, petit à petit, s’éclaircit et prit la forme d’une tête de jeune fille de la même taille que Rosalie.

Lorsque des objets tels que boîte à musique, violon ou autres, étaient inopinément apportés devant nous, je distinguais très nettement la forme d’une petite main qui sortait du rideau, placé presque devant moi, et qui déposait ces divers objets sur la table.

Je dois déclarer que, durant ces phénomènes inexplicables, la chaîne n’a pas, un seul instant, été interrompue : il aurait été, par conséquent, matériellement impossible à l’un d’entre nous de se servir de ses mains.

Voici maintenant les derniers phénomènes dont j’ai été quelque peu l’acteur et le spectateur, qui ont clôturé la séance.

L’un des assistants, M. Boutigny, qui avait été fiancé avec ma fille, s’étant éloigné de la table, pour céder sa place à l’un des spectateurs, je le vis s’approcher du rideau dont j’ai parlé plus haut, lequel s’est entr’ouvert aussitôt de son côté.

J’ai constaté ce fait très exactement.

M. Boutigny annonça alors à haute voix qu’il se sentait caresser très affectueusement. Le médium, qui, à ce moment-là, était dans un état d’agitation extraordinaire, répétait : « Amore mio ! amore mio ! » et, s’adressant ensuite à moi, il m’interpella par ces mots répétés plusieurs fois : « Adesso vieni tu ! vieni tu ! »

Je m’empressai de prendre la place qu’occupait M. Boutigny auprès du rideau et, à peine y étais-je, que me suis senti embrasser à plusieurs reprises. Je pus, pendant un instant, toucher la tête qui m’embrassait, laquelle s’est d’ailleurs retirée au contact de mes mains.

Je dois dire que, pendant que ces faits se produisaient, mes yeux surveillaient attentivement le médium ainsi que les personnes qui se trouvaient à côté de moi. Je puis donc certifier hautement que je n’ai été victime d’aucune illusion ni subterfuge, et que la tête que j’ai touchée était une tête réelle et étrange.

Je me suis senti ensuite caressé à plusieurs reprises sur la figure, la tête, le cou et la poitrine, par une main qui s’avançait derrière le rideau. Enfin, j’ai vu le rideau s’écarter et une petite main, très tiède, très douce, s’avancer et se poser sur ma main droite. J’ai porté vivement ma main gauche à cet endroit pour la saisir, mais, après l’avoir tenue serrée pendant quelques secondes je l’ai sentie comme se fondre entre mes doigts.

Avant de terminer, une autre constatation :

M. Flammarion avait eu l’extrême obligeance de donner cette séance pour ma famille et moi ; c’est assez dire qu’elle revêtait un caractère privé bien accentué.

La séance ayant duré de 9h 20m à 11h 45m, nous avons demandé à plusieurs reprises au médium s’il se sentait fatigué. Eusapia répondait que non. Ce ne fut que lorsque le dernier phénomène eut lieu, lorsque nous fûmes, moi et les miens, caressés, embrassés, que le médium, se sentant fatigué, décida de terminer la séance.

Ma femme est convaincue, comme moi, d’avoir embrassé sa fille, d’avoir reconnu sa chevelure, et l’ensemble général de sa personne.


Rapport de M. Le Bocain


(Même séance.)

Voici les quelques phénomènes extraordinaires que j’ai remarqués au cours de cette séance, et desquels je crois pouvoir rendre un compte rendu aussi exact qu’impartial, ayant personnellement pris les précautions les plus minutieuses, pour m’assurer de la parfaite loyauté des conditions dans lesquelles ces divers faits se sont produits.

Je ne parle, bien entendu, que des faits ou actes dont j’ai été moi-même et l’intéressé et le spectateur.

1° Au début de la séance et pendant que la table se livrait à toutes sortes de manifestations bruyantes, j’ai nettement senti la pression d’une main me frappant amicalement sur l’épaule droite. Je dois déclarer, pour l’intelligence des faits, que :

A) J’étais placé à gauche du médium et que je tenais sa main ; que, de plus, son pied se trouva, pendant toute la durée de la séance, placé sur le mien.

B) Que, la main d’Eusapia toujours serrée dans la mienne, j’ai constaté, en la portant sur ses genoux, et cela brusquement, au moment même et pendant que la table se soulevait de notre côté, que ses membres inférieurs se trouvaient être dans une position normale et absolument immobiles.

C) Par ces diverses raisons, il m’a paru matériellement impossible qu’Eusapia ait pu faire un usage quelconque de ses deux membres qui se trouvaient de mon côté pour exécuter un mouvement, même inconscient, capable de donner lieu au moindre soupçon.

2° J’ai, à un moment donné, éprouvé, sur ma joue droite, la sensation d’une caresse. Je sentais bien distinctement que c’était une main réelle qui touchait mon épiderme, et non pas autre chose. La main en question m’a semblé de petite dimension, et la peau en était douce et tiède.

3° Vers la fin de la séance, je sentis sur le dos une bouffée d’air froid, en même temps que j’entendis s’ouvrir lentement le rideau qui se trouvait derrière moi.

Alors, m’étant retourné, intrigué, j’aperçus, debout au fond de cette espèce d’alcôve, une forme confuse mais pas assez cependant, pour ne pas reconnaître la silhouette d’une jeune fille de taille au-dessous de la moyenne. Je dois dire ici que ma sœur Rosalie était également d’une taille plutôt courte. La tête de cette apparition n’était pas très distincte ; elle paraissait entourée d’une sorte d’auréole estompée, la forme tout entière de cette statue, si je puis m’exprimer ainsi, se détachait très peu de l’obscurité d’où elle avait surgi, c’est-à-dire qu’elle était très peu lumineuse.

4° Je me suis adressé à l’esprit en arabe, et à peu près en ces termes :

— « Si c’est réellement toi, Rosalie, qui es au milieu de nous, tire-moi les cheveux derrière ma tête trois fois de suite. »

Environ dix minutes plus tard, et alors que j’avais presque complètement oublié ma demande, je me sentis, par trois reprises différentes, tirer les cheveux, comme je l’avais désiré. Je certifie ce fait, lequel d’ailleurs a été pour moi la preuve la plus probante de la présence d’un esprit familier dans notre voisinage immédiat.

LE BOCAIN, Dessinateur,
Rire, Pèle-Mêle, Chronique amusante, etc.

J’ai tenu à présenter ici ces divers rapports 20 #id_origin20, malgré certaines contradictions, et même à cause d’elles. Ces procès-verbaux se complètent les uns par les autres, dans l’indépendance absolue de chaque observateur.

On voit combien le sujet est complexe, et combien il est difficile de se former une conviction radicale, une véritable certitude scientifique.

Il y a des phénomènes incontestablement vrais ; il en est d’autres qui restent douteux, et que nous pouvons attribuer à la supercherie, consciente ou inconsciente, et quelquefois aussi à certaines illusions des observateurs.

La lévitation de la table, par exemple, son détachement complet du sol, sous l’action d’une force inconnue contraire à la pesanteur, est un fait qui ne peut, raisonnablement, plus être contesté.

On peut remarquer, à ce propos, que la table se soulève presque toujours par hésitation et à la suite de balancements, d’oscillations, tandis qu’elle retombe, au contraire, franchement, verticalement et d’un seul coup, sur ses quatre pieds 21 #id_origin21.

À l’opposé, le médium cherche constamment à dégager une main, généralement sa main gauche, du contrôle destiné à l’en empêcher, un certain nombre des attouchements ressentis et des déplacements d’objets peuvent être dus à une substitution. Ce procédé sera l’objet d’un examen spécial à la Lettre cinquième.

Mais il serait impossible à toute main de produire le mouvement violent du rideau, qui semble gonflé par un vent de tempête, et projeté jusqu’au milieu de la table, en encapuchonnant les têtes des expérimentateurs. Pour lancer le rideau avec cette violence, il faudrait que le médium se levât, passât derrière le rideau et le poussât fortement avec ses bras tendus. Et encore ! Or, il reste tranquillement assis sur sa chaise.

Ces expériences nous placent dans un milieu spécial dont il est difficile d’apprécier les divers caractères physiques et psychiques.

Lors de la dernière séance, pendant laquelle M. et Mme Pallotti sont sûrs d’avoir vu, touché et embrassé leur fille, je n’ai rien vu en ce moment même, de cette ombre, pourtant à quelques mètres de moi, et quoique ayant aperçu, quelques instants auparavant une tête de jeune fille. Il est vrai que, respectant leur émotion, je ne me suis pas approché de leur groupe. Mais je regardais avec soin, et je n’ai pu distinguer que les vivants.

À la séance du 10 novembre, un bruit d’objet sonore remué annonce un déplacement, un mouvement. On entend des cordes de violon frôlées. C’est, en effet, le petit violon placé sur le guéridon qui s’est élevé à une hauteur un peu supérieure à celle de la tête du médium, passe dans l’ouverture qui sépare les deux rideaux, et apparaît le manche en avant. L’idée me vient de saisir cet instrument pendant son lent trajet dans l’air, mais j’hésite, en désirant d’autre part observer ce qu’il deviendra. Il arrive jusque vers le milieu de la table, descend, puis tombe, partie sur la table, partie sur la main gauche de M. Brisson et la main droite de Mme Fourton.

C’est là l’une des observations que j’ai pu faire le plus sûrement à cette séance. Je n’ai pas abandonné un seul instant la main droite d’Eusapia et M. Brisson n’a pas abandonné un seul instant sa main gauche.

Mais devant des phénomènes aussi incompréhensibles, on revient toujours au scepticisme. À la séance du 19 novembre, nous avions bien résolu, cette fois-ci, de ne plus pouvoir garder aucun doute sur les mains, d’empêcher toute tentative de substitution, de contrôler chaque main avec certitude, sans laisser un seul instant notre attention détournée de ce but. Eusapia n’a que deux mains. Elle appartient à la même espèce zoologique que nous, et n’est ni trimane ni quadrumane. Il suffisait donc d’être deux, de prendre chacun une main, de la garder entre le pouce et le premier doigt pour qu’aucun doute possible ne puisse exister, de rentrer les coudes et de tenir ladite main le plus écartée possible de l’axe du corps du médium, contre notre propre corps, de façon à anéantir l’objection de la substitution des mains.

C’était là le but essentiel de cette séance, pour M. Brisson et pour moi. Il se chargea de la main gauche. Je me chargeai de la main droite. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je suis aussi sûr de la loyauté de M. Brisson qu’il est sûr de la mienne, et que, prévenus comme nous l’étions, et faisant cette séance tout exprès pour ce contrôle, nous ne pouvions ni l’un ni l’autre être dupes d’aucune tentative de fraude, en ce qui concerne ce procédé, du moins.

Le fameux médium Home m’avait plusieurs fois parlé d’une expérience curieuse qu’il avait faite avec Crookes, d’un accordéon tenu par l’une de ses mains et jouant seul, sans que l’autre bout fût tenu par une autre main. Crookes a représenté cette expérience par un dessin dans son Mémoire sur ce sujet. On voit le médium tenant d’une main l’accordéon dans une cage, et cet accordéon joue seul. (Nous exposerons ce fait plus loin.)

J’ai essayé l’expérience d’une autre façon, en tenant l’accordéon moi-même et sans qu’il fût touché par le médium. Les faits dont nous venions d’être témoins, obtenus tandis qu’Eusapia avait les mains sûrement tenues, me donnaient l’espérance de réussir, d’autant plus que nous avions cru voir des mains fluidiques en œuvre.

Je prends donc un petit accordéon, tout neuf, acheté la veille dans un bazar, et m’approchant de la table et restant debout, je tiens l’accordéon par une extrémité, appuyant deux doigts sur deux touches, de façon à laisser passer l’air dans le cas où l’instrument serait mis en marche.

Celui-ci se trouve, de la sorte, verticalement suspendu par ma main droite allongée à la hauteur de ma tête, jusqu’au dessus de la tête du médium. On s’assure que les mains de celui-ci sont toujours parfaitement tenues, et que la chaîne est bien conservée. Après une courte attente, de cinq à six secondes, je sens l’accordéon tiré par son extrémité libre et ensuite repoussé, plusieurs fois consécutivement, et en même temps on entend sa musique. Il n’y a pas le moindre doute qu’une main une pince, que sais-je, tient le bout inférieur de l’instrument. Je sens, du reste, fort bien la résistance de cet organe préhensif. Toute possibilité de fraude est éliminée, car l’instrument est fort au-dessus de la tête d’Eusapia, dont les mains sont bien tenues, et je vois assez distinctement le gonflement du rideau jusqu’à l’instrument. L’accordéon continue de se faire entendre, et, pour moi, est si fortement tenu, que je dis à la force invisible : « Eh bien ! puisque vous le tenez si bien, gardez-le ! » Je retire ma main et l’instrument reste collé au rideau. On ne l’entend plus. Que devient-il ? Je propose d’allumer une bougie pour chercher ce qu’il est devenu. On est d’avis que puisque les choses marchent si bien, il est préférable de ne rien changer au milieu ambiant. Tandis que nous discutons, l’accordéon se met à jouer, un petit air assez insignifiant d’ailleurs. Il faut pour cela qu’il soit tenu par deux mains. Au bout de quinze ou vingt secondes, il est apporté toujours jouant, vers le milieu de la table. La certitude de l’existence des mains est si complète, que je dis à l’inconnu : « Puisque vous teniez si bien l’accordéon, vous pouvez sans doute prendre ma main elle-même. » J’étends le bras à la hauteur de ma tête, plutôt un peu plus, le rideau se gonfle, et à travers le rideau, je sens une main, une main gauche assez forte, trois doigts et le pouce, qui me saisissent l’extrémité de la main droite.

Supposons, un instant, que l’accordéon ait pu être tiré par une main d’Eusapia, dégagée, élevée et abritée derrière le rideau. C’est une hypothèse assez naturelle. Les deux contrôleurs de droite et de gauche ont été floués par l’habileté du médium. Ce n’est pas impossible. Mais ensuite, pour que l’instrument ait joué, il faudrait que notre héroïne eût dégagé ses deux mains et laissé les deux contrôleurs aux prises avec leurs propres mains. C’est tout à fait invraisemblable.

À propos de l’existence d’une troisième main, d’une main fluidique créée momentanément, avec des muscles et des os, hypothèse tellement hardie que l’on ose à peine l’exprimer, voici ce que nous avons observé à la séance du 19 novembre.

M. Guillaume de Fontenay, avec lequel ont été faîtes en 1897 les expériences de Montfort-l’Amaury, dans la famille Blech, était venu tout exprès du centre de la France, avec un grand luxe d’appareils et de procédés nouveaux, pour essayer d’obtenir des photographies. Le médium en paraissait d’ailleurs enchanté, et vers le milieu de la soirée, nous dit : « Vous aurez ce soir quelque chose auquel vous ne vous attendez pas, qui n’a jamais été fait par aucun médium, et qui pourra être photographié comme un document inattaquable. » Il nous explique alors que je devrai élever ma main en l’air, en tenant solidement la sienne par le poignet, que M. Sardou, tenant sa main gauche, la gardera au-dessus de la table, telle qu’elle est, et qu’alors sur la photographie on verra sa troisième main, sa main fluidique, tenant le violon près de sa tête, à quelque distance de sa main droite et en arrière, contre le rideau.

On attend assez longtemps sans que rien se produise. Enfin, le médium s’agite, soupire, nous recommande de respirer fortement et de l’aider, et nous sentons, plus que nous ne le voyons, le déplacement du violon dans l’air, avec un léger bruit de cordes. Eusapia s’écrie : « Il est temps, faites la photographie, vite, n’attendez pas, feu ! » Mais l’appareil ne marche pas, le magnésium ne s’allume pas. Le médium s’impatiente, tient bon, crie qu’il ne peut pas tenir plus longtemps, nous réclamons tous la photographie à cor et à cri. Rien n’est fait. Dans l’obscurité, nécessaire pour que la plaque de l’appareil ouvert ne soit pas voilée, M. de Fontenay n’est pas parvenu à allumer le magnésium, et l’on entend le violon tomber à terre.

Le médium paraît épuisé, gémit, se lamente, et nous regrettons tous cet échec. Mais Eusapia déclare qu’elle peut recommencer et qu’on s’y prépare. En effet, au bout de cinq ou six minutes, le même phénomène se reproduit. M. de Fontenay fait éclater un pistolet au chlorate de potasse. La lumière est instantanée, mais faible. Elle permet de voir la main gauche d’Eusapia tenue sur la table par la main droite de M. Sardou, sa main droite tenue en l’air par ma main gauche, et, à trente centimètres environ en arrière, à la hauteur de la tête, le violon verticalement posé contre le rideau. Mais la photographie n’a rien donné.

Eusapia réclame un peu de lumière, « poco di luce ». On rallume la petite lampe, et la clarté est assez grande pour que l’on se voie distinctement les uns les autres, y compris les bras, la tête du médium, le rideau, etc. On fait la chaîne. Le rideau se gonfle fortement et M. Sardou est touché plusieurs fois par une main qui, à un certain moment, le pousse violemment par l’épaule, lui courbant la tête vers la table. Devant cette manifestation et ces sensations, nous avons de nouveau l’impression qu’il y a là une main, une main étrangère à celles du médium que nous tenons toujours soigneusement, et aux nôtres puisque nous faisons la chaîne. Il n’y a, du reste, personne près du rideau, qui se voit parfaitement. Je dis alors : Puisqu’il y a une main là, qu’elle me prenne ce violon comme avant-hier. Je prends le violon par le manche et le tends au rideau. Aussitôt, il est saisi et soulevé, puis tombe à terre. Je ne lâche pas un instant la main du médium. Je saisis cependant cette main de ma main droite, un instant, afin de ramasser, de ma main gauche, le violon tombé auprès de moi. Je sens alors, en approchant du plancher, un souffle très froid, sur ma main, mais rien autre chose. Je prends le violon et le pose sur la table, puis je reprends de ma main gauche la main du médium, et saisissant le violon de ma main droite, je le tends de nouveau au rideau. Mais Mme Brisson, particulièrement incrédule, me demande de le prendre elle-même. Elle le fait, le tend au rideau, et l’instrument lui est enlevé avec violence, malgré l’effort qu’elle fit pour le retenir. Tout le monde déclare avoir bien vu, cette fois.

Les mains du médium n’ont pas été lâchées un seul instant.

Cette expérience, faite dans ces conditions, en lumière suffisante, parait ne devoir laisser aucun doute sur l’existence d’une troisième main du médium, laquelle agit suivant la volonté de celui-ci. Et pourtant !...

En cette même soirée du 19 novembre, je demande que le violon, qui est tombé à terre, soit rapporté sur la table. Nous tenons toujours soigneusement les mains, M. Sardou la main gauche et moi la droite. Eusapia voulant me donner encore plus de sécurité, plus de certitude, me propose de lui prendre les deux mains, la droite telle que je la tiens, et son poignet gauche de ma main droite, sa main gauche étant toujours tenue par M. Sardou, le tout sur la table. On entend du bruit. Le violon est apporté passe au-dessus de nos mains ainsi entre-croisées, et est déposé au-delà, sur le milieu de la table. On allume une bougie et l’on constate la position de nos mains, qui n’ont pas bougé.

Quelque temps après ce phénomène, on a fait l’obscurité, et nous avons tous vu des feux follets briller dans le cabinet, visible par la séparation alors assez grande des deux rideaux. Pour ma part, j’en ai vu trois, le premier très brillant, les deux autres moins intenses. Ils ne vacillaient pas, ne bougeaient pas, et n’ont guère duré chacun qu’une seconde.

M. Antoniadi ayant fait la remarque qu’il n’était pas toujours sûr de tenir la main gauche, Eusapia me dit avec animosité : Puisqu’il n’est pas sûr, prenez-moi encore les deux mains vous-même. Je tenais déjà la droite, avec une certitude absolue. Je prends alors le poignet gauche de ma main droite, M. A... déclarant qu’il conservera les doigts. Dans cette position, les deux mains d’Eusapia étant ainsi tenues au-dessus de la table, un coussin, qui était à ma droite, sur la table, et y avait été jeté violemment quelques instants auparavant, est également saisi et jeté avec violence jusqu’au-dessus du canapé, frôlant mon front à gauche, et lancé en l’air. Les personnes qui sont à la table et font la chaîne, affirment qu’aucune des mains n’a quitté la chaîne.

Voici un autre fait relevé sur les notes de Mme Flammarion.

Nous nous trouvions dans une obscurité presque complète, la lampe, très éloignée d’Eusapia, n’étant allumée qu’en veilleuse. Eusapia était assise à la table d’expériences, entre MM. Brisson et Pallotti, qui lui tenaient les deux mains, et à peu près en face de cette lampe.

Assises, à quelques mètres de distance, l’une à côté de l’autre au milieu du salon, nous observions attentivement, Mme Brisson et moi, Eusapia qui nous faisait face, pendant que nous tournions le dos à la lumière, ce qui nous permettait, en somme, de distinguer suffisamment tout ce qui se passait devant nous.

Jusqu’au moment où le fait que je vais raconter s’est produit, Mme Brisson était restée à peu près aussi incrédule que moi à propos des phénomènes, et justement elle venait tout bas de m’exprimer ses regrets de n’avoir encore rien vu elle-même, lorsque tout à coup le rideau situé derrière Eusapia commence à s’agiter, et soudain se retire gracieusement en arrière, comme soulevé par une embrasse invisible, et qu’est-ce que je vois ? le petit guéridon à trois pieds, sautant avec entrain au-dessus du parquet, à la hauteur de trente centimètres environ, pendant que le tambour de basque tout doré sautillait à son tour et GAIEMENT à la même hauteur au-dessus de la table, en faisant bruyamment retentir ses grelots.

Stupéfaite, j’attire vivement à moi Mme Brisson, et lui montrant du doigt ce qui se passait : « Regardez », lui dis-je.

Et alors, guéridon et tambour de basque recommencent à l’unisson leur sauterie, l’un retombant avec force sur le plancher et l’autre sur la table. Mme Brisson et moi, nous ne pûmes nous empêcher d’éclater de rire, car, en vérité, c’était par trop drôle ! Un sylphe n’eût pas été plus amusant.

Or, Eusapia ne s’était pas retournée : on la voyait assise, avec ses mains devant elle, tenues par les deux contrôleurs. Lors même qu’elle les aurait libérées toutes les deux, elle n’aurait pu prendre le guéridon et le tambour de basque qu’en se retournant, et ces dames les voyaient sauter tout seuls.

Je fais remarquer à Eusapia qu’elle doit être extrêmement fatiguée, que la séance dure depuis plus de deux heures et a donné des résultats extraordinaires, et qu’il serait temps de la terminer. Elle répond qu’elle désire la continuer encore un peu et qu’on aura de nouveaux phénomènes. Nous acceptons avec plaisir, et nous attendons.

Alors, elle couche sa tête sur mon épaule, me prend le bras droit tout entier y compris la main, et mettant ma jambe entre ses jambes, et mes pieds entre ses pieds, elle me serre très fortement. Elle se met alors à frotter le tapis en entraînant mes pieds avec les siens et en me serrant plus violemment encore ; puis elle s’écrie : « Spetta ! spetta ! » (regardez ! Regardez !) ; ensuite : « Vieni ! vieni ! » Elle a invité M. Pallotti à se placer derrière sa femme, et à attendre ce qui se produirait.

Il faut ajouter que tous les deux demandaient, instamment, depuis quelques minutes, de voir et d’embrasser leur fille, comme ils l’avaient fait à Rome.

Après un nouvel effort nerveux d’Eusapia et une sorte de convulsion accompagnée de gémissements, de plaintes et de cris, un grand mouvement se manifeste dans le rideau ; je vois s’abaisser plusieurs fois devant moi une petite tête de jeune fille, au front bombé, avec de longs cheveux, qui s’abaisse trois fois et dessine son profil en noir devant la fenêtre. Un instant après, nous entendons M. et Mme Pallotti, qui couvrent de baisers un être alors invisible pour nous en lui disant avec amour : « Rosa, Rosa, ma chérie, ma Rosalie », etc., etc. Ils affirment avoir senti entre leurs mains, le visage et la chevelure de leur fille.

Mon impression a été qu’il y avait vraiment là un être fluidique. Je ne l’ai pas touché. La douleur, à la fois ravivée et consolée, des parents, m’a paru si respectable que je ne me suis pas approché d’eux. Mais, j’ai cru, néanmoins, à une illusion de leur sentiment, quant à l’identité du fantôme.

J’arrive maintenant au fait le plus étrange encore, le plus incompréhensible, le plus incroyable de toutes nos séances.

Le 21 novembre, M. Jules Bois présente un livre devant le rideau, et à la hauteur de la tête d’un homme debout. Le salon est vaguement éclairé par une petite lampe, avec abat-jour, assez éloignée. On voit distinctement les objets.

Une main invisible située derrière le rideau saisit ce livre.

Puis tous les observateurs le voient disparaître, comme s’il était passé à travers le rideau. On ne le voit pas tomber devant.

C’était un in-octavo, assez mince, relié en rouge que je venais de prendre dans ma bibliothèque.

Or, Mme Flammarion, à peu près aussi sceptique que M. Baschet sur ces phénomènes, s’était glissée contre la fenêtre derrière le rideau, pour observer attentivement ce qui se passait : elle espérait surprendre un mouvement du bras du médium et le démasquer, malgré ses devoirs de maîtresse de maison.

Elle voyait très bien la tête d’Eusapia, immobile devant la glace réfléchissant la lumière.

Tout à coup, le livre lui est apparu ayant traversé le rideau, tenu en l’air, sans mains, ni bras, pendant une ou deux secondes ; puis elle le vit tomber. Elle s’écrie : « Oh ! le livre, qui vient de traverser le rideau ! » Et, brusquement, toute pâle et stupéfaite, elle se rejette en arrière, au milieu des observateurs.

Tout ce côté du rideau était bien visible, parce que le rideau de gauche avait été détaché de sa baguette dans sa partie gauche, par le poids d’une personne qui s’était assise sur le canapé où posait par hasard le bas du rideau, et qu’une grande ouverture se trouvait devant la glace occupant tout le mur de fond du salon, glace qui réfléchissait la lumière de la petite lampe.

Si un pareil fait était réel, nous serions forcés d’admettre que le livre a traversé le rideau, sans aucune ouverture, car le tissu est parfaitement intact, et l’on ne peut supposer, un seul instant, qu’il ait passé à côté, le livre ayant été présenté vers le milieu, c’est-à-dire à soixante centimètres environ de chaque extrémité du rideau, lequel mesure 1m25 de largeur.

Cependant ce livre a été vu par Mme Flammarion, qui regardait derrière le rideau, et a disparu pour les personnes qui étaient devant, notamment M. Baschet, M. Brisson, M. J. Bois, Mme Fourton et moi. On ne s’y attendait en aucune façon, on en a été stupéfait, on s’est demandé ce qu’était devenu le livre, et il a paru tomber derrière l’étoffe.

Hallucination collective ?... Nous étions tous de sang-froid.

Et si Eusapia avait su glisser adroitement sa main et saisir le livre à travers le rideau, on n’aurait pas vu la forme nette du livre, mais un gonflement du rideau.

Quelle valeur n’aurait pas l’observation de cet objet traversant un rideau, si l’on était sur de l’absolue honnêteté du médium, si, par exemple, ce médium était un homme de science, un physicien, un chimiste, un astronome, dont l’intégrité scientifique soit au-dessus de tout soupçon ? Le seul fait de la possibilité d’une fraude diminue des quatre-vingt dix-neuf centièmes la valeur de l’observation et oblige à la voir cent fois avant d’en être sûr. Les conditions de la certitude devraient être comprises de tous les chercheurs, et il est surprenant d’entendre des personnes intelligentes s’étonner de nos doutes et de la stricte obligation scientifique de ces conditions. Pour être sûr de pareilles énormités, il faut en être cent fois sûr, ne pas les avoir vues une fois, mais cent fois, comme, par exemple, les lévitations.

Il nous paraît impossible que la matière puisse traverser de la matière. Vous placez, par exemple, une pierre sur une serviette. Si l’on vous dit qu’on l’a retrouvée au-dessous, sans aucune solution de continuité du tissu, vous n’y croirez pas.

Cependant, je prends un morceau de glace d’un kilogramme ; je le pose sur la serviette ; je place le tout sur un châssis, dans un four ; le morceau de glace fond, traverse la serviette et tombe goutte à goutte sur un plateau ; je rapporte le tout dans une glacière, l’eau fondue se congèle de nouveau : le morceau de glace d’un kilogramme a traversé la serviette.

C’est bien simple, pense-t-on. Oui, c’est simple parce que c’est expliqué.

Assurément, ce n’est pas le cas du livre. Mais enfin, c’est la matière traversant la matière, à la suite d’une transformation de son état physique.

Nous pourrions chercher des explications, invoquer l’hypothèse de la quatrième dimension, discuter la géométrie non euclidienne. Il me paraît plus simple de penser que, d’une part, ces observations ne sont pas encore suffisantes pour une affirmation absolue, et que, d’autre part, notre ignorance sur toutes choses est formidable et nous interdit de rien nier.

Les phénomènes dont nous nous entretenons ici sont si extraordinaires que l’on est porté à en douter, lors même que l’on est assuré de les voir. Ainsi, par exemple, j’ai pris note que M. René Baschet, mon érudit ami, Directeur actuel de l’Illustration, nous a affirmé à tous, pendant la séance, et après, avoir vu, de ses yeux vu, au-dessous de la table, une tête donnant l’impression d’une jeune fille d’une douzaine d’années, portée sur un buste, qui s’est abaissée verticalement pendant qu’il la regardait, et a disparu. Affirmation faite le 21, répétée le 22, au théâtre où nous nous sommes rencontrés, et le 25 de nouveau à la maison. Quelque temps après, M. Baschet était convaincu de s’être trompé, d’avoir été dupe d’une illusion. C’est d’ailleurs possible. Je regardais en même temps, ainsi que d’autres personnes, et nous n’avons rien pu distinguer.

Il est donc très humain, lorsqu’on pense, quelques jours plus tard, à ces bizarreries, que l’on doute de soi-même.

Mais il y a des partis pris moins explicables.

Ainsi, par exemple, à la séance du 28 novembre, un ingénieur distingué, M. L..., s’est refusé absolument à admettre le soulèvement de la table, malgré l’évidence, dont on va juger. Voici une note que je détache de mes procès-verbaux :

M. L. m’affirme que le médium a soulevé la table avec ses pieds, en appuyant les mains au-dessus. Je prie Eusapia de retirer ses pieds sous sa chaise. La table se soulève.

Après ce second soulèvement. M. L. déclare qu’il n’est pas satisfait, quoique aucun des pieds du médium ne soit sous l’un des pieds de la table, et qu’il faut recommencer l’expérience sans que les jambes touchent en aucun point. Le médium propose alors qu’on attache ses jambes à celles de M. L. Un troisième soulèvement a lieu, après que la la jambe gauche incriminée du médium a été liée à la jambe droite de M. L.

Celui-ci déclare alors que les hypothèses qu’il avait faites pour expliquer le phénomène sont nulles et non avenues, mais qu’il doit tout de même y avoir un truc, parce qu’il ne croit pas au surnaturel.

Moi non plus, je ne crois pas au surnaturel. Et pourtant il n’y a pas de truc.

Cette manière de raisonner, assez générale, ne me semble pas scientifique. C’est prétendre que nous connaissons les limites du possible et de l’impossible.

Ceux qui niaient le mouvement de la Terre ne raisonnaient pas autrement. Ce qui est contraire au bon sens n’est pas impossible. Le bon sens, c’est l’état moyen du savoir populaire, c’est-à-dire de l’ignorance générale.

Un homme au courant de l’histoire des sciences et qui raisonne tranquillement, ne peut pas arriver à comprendre l’ostracisme de certains négateurs contre les phénomènes inexpliqués. « C’est impossible », pensent-ils. Ce fameux bon sens dont on se nargue n’est pourtant, disons-nous, que l’opinion vulgaire commune qui accepte les faits habituels, sans les comprendre d’ailleurs, et qui varie avec le temps. Quel homme de bon sens aurait admis autrefois que l’on pourrait un jour photographier le squelette d’un être vivant, ou emmagasiner la voix dans un phonographe, ou déterminer la composition chimique d’un astre inaccessible ? Quelle était la science il y a cent ans, deux cents ans, trois cents ans ? Voyez l’astronomie il y a cinq cents ans... et la physiologie... et la médecine... et la physique... et la chimie. Dans cinq cents ans, dans mille ans, dans deux mille ans, que seront ces sciences ? Et dans cent mille ans ? Oui, dans cent mille ans, quelle sera l’intelligence humaine ? Notre état actuel sera à celui-là ce qu’est le savoir d’un chien à celui d’un homme cultivé, c’est-à-dire sans comparaison possible.

Nous sourions aujourd’hui de la science des savants du temps de Copernic, de Christophe Colomb et d’Ambroise Paré, et nous ne pensons pas que dans quelques siècles les savants nous jugeront de la même façon. Il y a des propriétés de la matière qui nous restent encore complètement cachées, et l’être humain est doué de facultés encore inconnues de nous. Nous n’avançons que bien lentement dans la connaissance des choses.

Les critiques ne font pas toujours preuve d’une logique bien serrée.

Vous leur parlez de faits constatés par des centaines de témoins. Ils impliquent la valeur du témoignage populaire et déclarent que ces gens incultes, ces petits commerçants, ces industriels, ces ouvriers, ces paysans, sont incapables d’observer avec quelque certitude.

Quelques jours après, vous citez des savants, des hommes dont la compétence a été affirmée dans les sciences d’observation, qui se portent garants des mêmes faits, et vous les entendez vous répondre que ces savants sont compétents dans leur ordre de travail habituel, mais pas à côté.

Et de la sorte, tous les témoignages sont récusés. On déclare que la chose n’étant pas possible, ne peut pas avoir été observée.

Assurément il y a beaucoup à discuter dans l’analyse du témoignage humain. Mais si nous supprimons tout, qu’est-ce qui nous reste ?

Notre ignorance native.

Mais vraiment, on rencontre des négateurs qui sont sûrs de tout et qui imposent leurs aphorismes avec l’autorité d’un tsar édictant quelque oukase.

De ces diverses expériences avec Eusapia Paladino, y compris celles relatées aux lettres première et deuxième, résulte l’impression que les phénomènes observés sont, en grande partie, réels, irrécusables ; qu’un certain nombre peuvent être produits par la fraude ; mais qu’en fait le sujet est extrêmement complexe. De plus, certains mouvements sont simplement d’ordre physique, tandis que d’autres sont à la fois et d’ordre physique et d’ordre psychique. Toute cette étude est incomparablement plus compliquée qu’on ne l’a, en général, estimé jusqu’ici. Nous allons passer sommairement en revue les autres expériences faîtes par le même médium, et nous consacrerons ensuite un chapitre spécial à l’examen des fraudes et des mystifications.

Voyons donc, d’abord, les autres expériences d’Eusapia, et détachons-en ce qu’elles peuvent également nous apprendre.

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