Deux heures sonnaient, lorsque Mlle Lucienne et Maxence sortirent du bureau du commissaire de police, elle, pensive et toute émue des perspectives qu’elle venait d’entrevoir, lui, sombre et irrité…
Le temps, qui avait menacé toute la matinée, s’était mis décidément au beau, une brise tiède chassait à l’horizon les derniers nuages, et comme il arrive, dès que par hasard survient un dimanche sans pluie, tout Paris se précipitait dehors, altéré de grand air et de soleil.
Sur toute la ligne des boulevards, les boutiques fermaient à grand bruit, les omnibus passaient complets, les cochers de fiacre pressaient l’allure de leurs chevaux, et tout le long des trottoirs, les promeneurs endimanchés s’en allaient par bandes, se hâtant pour arriver à la gare du chemin de fer de Vincennes avant le départ du train.
– N’est-il donc que nous de malheureux ! grondait Maxence, dont toute cette joie irritait la douleur.
– Ne faudrait-il pas, murmurait Mlle Lucienne, que Paris entier prît le deuil, parce que nous souffrons !
C’est sans échanger une parole de plus qu’ils arrivèrent à l’Hôtel des Folies.
La Fortin était encore sur sa porte, pérorant au milieu d’un groupe avec une volubilité que rien ne lassait.
C’était véritablement un coup de fortune, pour elle, que de loger le fils de ce caissier qui avait volé douze millions, qui était en ce moment le sujet de toutes les conversations, et dont le nom était dans toutes les bouches.
Elle devait à cette circonstance d’être tout à coup devenue un personnage. Les boutiquiers du quartier qui, vu sa réputation suspecte, ne l’avaient jamais saluée jusqu’alors, l’accablaient de prévenances depuis le matin, et la courtisaient bassement pour qu’elle leur donnât des détails.
Et sa cupidité ne s’épanouissait guère moins que son amour-propre. Elle calculait que lors du procès on prononcerait infailliblement le nom de l’Hôtel des Folies, et que ce lui serait une réclame excellente et une source de bénéfices certains.
Déjà même, en prévision d’un surcroît de clientèle, elle avait tenu conseil avec le sieur Fortin, et agité la question de faire repeindre l’escalier et d’augmenter tous les loyers de 25 pour cent.
Voyant arriver Maxence et Mlle Lucienne, elle abandonna le groupe dont elle était le centre, et les saluant de son plus obséquieux sourire :
– Déjà finie, cette petite promenade ? leur dit-elle.
Mais ils ne répondirent pas, et s’étant engouffré dans l’étroit corridor, ils se hâtèrent de regagner leur quatrième étage.
C’est avec un mouvement de rage, qu’en entrant dans sa chambre, Maxence jeta son chapeau sur le lit ; et, après s’être un moment promené de long en large, revenant se planter devant Mlle Lucienne :
– Eh bien ! lui dit-il, vous êtes contente, maintenant !
C’est d’un air de commisération profonde qu’elle le considérait, sachant trop sa faiblesse pour s’irriter de son injustice.
– De quoi dois-je être si satisfaite ? demanda-t-elle doucement.
– J’ai fait ce que vous avez voulu.
– Ce que vous dictait la raison, mon ami.
– Soit ! je ne chicanerai pas sur les termes. J’ai vu votre ami, le commissaire de police. En suis-je plus avancé ?
Imperceptiblement elle haussa les épaules.
– Qu’espériez-vous donc de lui ? fit-elle. Pensiez-vous qu’il fût en son pouvoir de faire que ce qui est ne soit pas ? Supposiez-vous que par le seul acte de sa volonté, il allait combler le déficit de la caisse du Crédit mutuel et réhabiliter votre père ?…
– Non, je ne suis pas fou encore.
– Eh bien ! alors…, pouvait-il faire mieux que de vous promettre son concours le plus ardent et le plus dévoué ?…
Mais il ne la laissa pas poursuivre.
– Et qui me prouve, s’écria-t-il, qu’il ne s’est pas moqué de moi ! S’il était sincère, pourquoi ses réticences et ses énigmes ? Il prétend que je peux compter sur lui, parce que me servir, moi, c’est vous servir, vous. Qu’est-ce que cela signifie ? Quel rapport existe entre votre situation et la mienne, entre vos ennemis et ceux de mon père ?… Et moi, j’ai répondu à toutes ses questions, je me suis livré !… Pauvre niais !… Mais l’homme qui se noie se raccroche à un brin d’herbe, et je me noie, moi, j’enfonce, je sombre…
Il s’affaissa sur une chaise, et cachant son visage entre ses mains :
– Ah ! je souffre horriblement ! gémit-il.
La jeune fille s’était rapprochée, et d’un accent sévère en dépit de son émotion :
– Seriez-vous donc un lâche ! prononça-t-elle. Quoi ! au premier malheur qui vous frappe, car c’est le premier malheur réel de votre vie, Maxence, vous désespérez !… Un obstacle se dresse, et au lieu de rassembler toute votre énergie pour le surmonter, vous vous asseyez et vous pleurez comme une femme ! Qui donc donnera du courage à votre mère et à votre sœur, si vous vous abandonnez ainsi ?…
À de telles paroles, prononcées par cette voix qui avait tout pouvoir sur son âme, Maxence s’était redressé :
– Je vous remercie, mon amie, dit-il. C’est bien à vous de me rappeler ce que je dois à ma mère et à ma sœur. Pauvres femmes. Elles se demandent sans doute ce que je suis devenu…
– Il faut aller les retrouver, interrompit la jeune fille.
Résolûment il se leva.
– J’y vais ! répondit-il. Je serais indigne de vous si je ne savais pas hausser mon énergie au niveau de la vôtre…
Et ayant serré la main de Mlle Lucienne, il sortit.
Mais ce n’est pas par le chemin ordinaire qu’il regagna la rue Saint-Gilles. La rue de Turenne, où tout le monde le connaissait, lui faisait horreur. Il prit un grand détour, pour rentrer sans rencontrer personne…
– Enfin, vous voilà ! lui dit la servante en lui ouvrant la porte. Madame était joliment inquiète, allez ! Elle est au salon avec Mlle Gilberte et M. Chapelain…
C’était exact. Après sa démarche infructueuse pour arriver jusqu’à M. de Thaller, l’ancien avoué avait déjeuné rue Saint-Gilles, et il y était resté ayant, disait-il, besoin de voir Maxence.
Aussi, dès que le jeune homme parut, s’autorisant de son âge et d’une vieille intimité :
– Comment, lui dit-il, osez-vous laisser votre mère et votre sœur seules dans une maison où à tout moment peut tomber quelque créancier brutal ?
– J’ai tort, fit Maxence, qui aima mieux s’avouer coupable que d’entamer une explication.
– Alors, ne recommencez plus, reprit M. Chapelain. Je vous attendais pour vous dire que je n’ai pas pu parler à M. de Thaller, et que je ne me soucie pas d’affronter une seconde fois l’impudence de ses valets. À vous, donc, le soin de lui reporter les quinze mille francs qu’il avait apportés à votre père… remettez-les-lui en mains propres, et ne les lâchez pas sans un reçu…
Après quelques recommandations encore, il s’éloigna, laissant enfin seuls Mme Favoral et ses enfants.
Mme Favoral ouvrait la bouche pour demander à Maxence les raisons de son absence, mais Mlle Gilberte l’interrompit.
– J’ai à te parler, ma mère, dit-elle avec une précipitation singulière, et à toi aussi, mon frère…
Et tout de suite, elle se mit à leur raconter la visite étrange de M. Costeclar, son incroyable audace, et ses offensantes déclarations…
Maxence se mordait les poings de colère.
– Et je ne me suis pas trouvé là, s’écriait-t-il, pour le jeter dehors…
Mais un autre s’y était trouvé, et c’était là qu’en voulait venir Mlle Gilberte… Mais l’aveu était difficile, pénible même, et son embarras était grand, et très-visible la contrainte qu’elle s’imposait.
– Voici longtemps, ma mère, reprit-elle enfin, que vous m’avez soupçonnée de vous cacher quelque chose… Interrogée, je vous ai menti… Non, que j’eusse à rougir de rien, mais parce que je craignais pour vous la colère de mon père…
C’est d’un œil hébété d’étonnement que la considéraient sa mère et son frère…
– Oui, j’avais un secret, reprit-elle. Hardiment, sans consulter personne, me fiant aux seules inspirations de mon cœur, j’avais engagé ma vie à un inconnu… J’avais choisi l’homme dont je voulais être la femme…
D’un geste éperdu Mme Favoral levait les mains au ciel.
– Mais c’est de la folie !… répétait-elle.
– Malheureusement, poursuivait la jeune fille, entre cet homme, mon fiancé, devant Dieu, et moi, se dressait un obstacle terrible… Il était pauvre, il croyait mon père très-riche, et il m’avait demandé trois ans pour conquérir une fortune qui lui permît de demander ma main.
Elle s’arrêta, tout le sang de son cœur affluait à son visage.
– Ce matin, reprit-elle, au bruit de notre désastre, il est venu…
– Ici ? interrompit Maxence.
– Oui, mon frère, ici… Il est arrivé au moment où, insultée lâchement par M. Costeclar, je lui commandais de se retirer et où, au lieu de sortir, il marchait sur moi les bras étendus…
– Il a osé pénétrer ici ! murmurait Mme Favoral.
– Oui, ma mère, il est entré juste à temps pour saisir M. Costeclar au collet et le jeter à mes pieds, blême de peur et demandant grâce… Il venait, malgré l’horrible malheur qui nous frappe, malgré la ruine et malgré la honte, m’offrir son nom, et me dire que dans la journée il enverrait un ami de sa famille vous apprendre ses intentions…
Mais elle fut interrompue par la servante qui, ouvrant la porte du salon, annonça :
– Monsieur le comte de Villegré !…
S’il était venu à l’idée de Mme Favoral et de Maxence que Mlle Gilberte avait été dupe de quelque lâche intrigue et avait cédé à d’inavouables entraînements, il dut suffire, pour les désabuser, de la seule présence de l’homme qui entrait.
Il était assez terrible d’aspect, avec sa tournure militaire, ses façons brusques, sa grosse moustache blanche et la cicatrice qui lui balafrait le front.
Mais pour être rassuré et se sentir confiance, il ne fallait que voir sa large face, à la fois énergique et débonnaire, son œil clair où éclatait la loyauté de son âme et ses lèvres épaisses et rouges, qui jamais ne s’étaient ouvertes pour proférer un mensonge.
En ce moment, cependant, il ne jouissait pas de tous ses moyens.
Ce vaillant homme, ce vieux soldat était timide, et se fût senti plus à l’aise et l’esprit beaucoup plus libre sous le feu d’une batterie que dans cet humble salon de la rue Saint-Gilles, sous le regard inquiet de Maxence et de Mme Favoral.
Ayant salué, ayant adressé à Mlle Gilberte un signe d’amicale reconnaissance, il était resté court, à deux pas de la porte, son chapeau à la main.
L’éloquence n’était pas son fort. La leçon lui avait bien été faite à l’avance, mais il avait beau tousser : hum ! broum ! Il avait beau passer le doigt autour de son col pour lui donner du jeu, son commencement lui restait dans la gorge.
Gardant assez de sang-froid pour comprendre combien il était urgent de lui venir en aide :
– Je vous attendais, monsieur, lui dit Mlle Gilberte.
Sur cet encouragement, il s’avança, et s’inclinant devant Mme Favoral :
– Je vois que ma présence vous surprend, madame, commença-t-il, et je dois avouer que… hum ! elle ne m’étonne pas moins que vous. Mais les circonstances anormales commandent les démarches… broum !… exceptionnelles. En toute autre occurrence, je ne tomberais pas chez vous comme une bombe… Mais nous n’avions pas de temps à gaspiller en formalités cérémonieuses… Je vous demanderai donc la permission de me présenter moi-même. Je suis le général comte de Villegré…
Maxence lui avait avancé un fauteuil.
– Je vous écoute, monsieur, lui dit Mme Favoral.
Il s’assit, et après un nouvel effort :
– Je suppose, madame, reprit-il, que mademoiselle votre fille vous a expliqué ce que notre situation a de bizarre… ainsi que j’avais l’honneur de vous le dire… de délicat… hum !… de peu conforme aux usages reçus…
Mlle Gilberte l’interrompit.
– Lorsque vous êtes arrivé, monsieur le comte, dit-elle, je commençais seulement à exposer les faits à ma mère et à mon frère…
Au geste du vieux soldat et au mouvement de sa physionomie, il fut aisé de voir combien l’épouvantait la perspective d’une explication… broum !… assez difficile.
Prenant néanmoins son parti en brave :
– C’est bien simple, dit-il, je viens au nom de M. de Trégars.
Maxence bondit sur sa chaise.
C’était bien ce nom qu’il venait d’entendre prononcer pour la première fois par le commissaire de police.
– Trégars ! répéta-t-il d’un ton d’immense étonnement.
– Oui, fit M. de Villegré. Le connaîtriez-vous ?
– Non, monsieur, non !…
– Marius de Trégars est le fils du plus honnête homme que j’aie connu, du meilleur ami que j’aie eu, du marquis de Trégars, enfin, qui est mort, il y a quelques années, mort de chagrin à la suite… hum !… de revers de fortune tout à fait… broum !… inexplicables. Marius serait mon fils qu’il ne me serait pas plus cher. Il n’a plus de famille, je n’ai pas de parents, j’ai reporté sur lui tous les sentiments… affectueux qui restaient encore au fond de mon vieux cœur.
Et j’ose dire que jamais garçon ne fut plus digne d’être aimé. Je le connais : à la plus haute fierté, à une loyauté supérieure, à une loyauté incapable d’une transaction, il joint un esprit souple et délié, une rare finesse, et tout autant de savoir-faire qu’il en faut pour battre les gredins les plus retors. Il n’a pas de fortune par la raison qu’il a… hum !… un peu légèrement abandonné tout ce qu’il possédait, à de soi-disant créanciers de son père. Mais quand il voudra être riche, il le sera, et même… broum !… il est possible qu’il le soit avant peu… je sais ses projets, ses espérances, ses ressources.
Mais comme s’il eût reconnu qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux, le comte de Villegré s’arrêta court…
Et après un moment employé à reprendre haleine :
– Bref, continua-t-il, Marius n’a pu voir Mlle Gilberte et apprécier les rares qualités de son cœur et de son esprit sans l’aimer éperdument…
Mme Favoral eut un geste de protestation.
– Permettez, monsieur… commença-t-elle.
Mais il lui coupa la parole.
– Je vous entends, madame, reprit-il. Vous vous demandez comment M. de Trégars a pu voir mademoiselle votre fille, la connaître, la juger, sans que vous ayez jamais rien vu ni su… Rien de si simple, et même, si j’ose le dire… hum !… de si naturel. Marius dissimulait, le pauvre garçon, bien contre son gré, je vous le jure, et uniquement parce qu’il lui était interdit, sous peine d’être soupçonné de cupidité, d’aspirer, lui qui n’avait rien, à la main d’une jeune fille dont le père passait pour très-riche. Quel part prendre ? S’adresser directement à Mlle Gilberte.
C’est ce qu’il a fait. Et Mlle Gilberte ayant compris qu’il était, qu’il est digne d’elle, ils se sont entendus. Ce n’était pas, je le sais, parfaitement… hum !… régulier, mais on est jeune, on s’aime et quand on ne peut pas faire autrement, on ruse. Les vues de Marius étaient d’ailleurs parfaitement honorables, et la preuve, c’est que moi, dans ma position, à mon âge, avec ma barbe blanche, j’ai consenti à devenir son complice, et à lui servir… broum !… de compère, lorsque pour la première fois, sur la Place-Royale, il a déclaré ses intentions… à Mlle Gilberte.
Si jamais le comte de Villegré avait donné à Marius une preuve d’amitié, c’était certes en cette occasion.
Il était à la torture, il suait, sous son habit noir de cérémonie, il peinait, il soufflait…
Mais il s’embarrassait dans ses phrases, il multipliait d’une façon inquiétante ses hum ! et ses broum ! ses explications n’expliquaient rien, Mlle Gilberte eut pitié de lui.
Prenant la parole, simplement et brièvement, elle raconta son histoire et celle de Marius.
Elle dit le serment qu’ils avaient échangé, comment ils s’étaient vus deux fois, rue des Minimes et boulevard Beaumarchais, comment, enfin, ils avaient toujours eu des nouvelles l’un de l’autre, par le très-innocent et très-inconscient signor Gismondo Pulci.
Maxence et Mme Favoral étaient abasourdis.
De toute autre bouche que de la bouche même de Mlle Gilberte, un tel récit leur eût paru inouï, invraisemblable, absurde, et ils se fussent récriés, et de toutes leurs forces ils eussent protesté.
Mais c’était bien elle qui parlait, toute rouge, il est vrai, et toute confuse, et cependant, de cet accent de placidité qui était un de ses charmes les plus grands.
– Ah ! mademoiselle ma sœur, pensait Maxence, qui jamais se fût douté de cela à vous voir toujours si calme et si résignée !…
Et de son côté :
– Est-il possible, se disait Mme Favoral, que j’aie été à ce point aveugle et sourde ! Quoi ! l’homme qu’aimait ma fille venait s’asseoir à deux pas de moi, et je ne soupçonnais pas sa présence ! Il lui parlait, elle lui répondait, et je n’entendais rien !…
Quant au comte de Villegré, c’est en vain qu’il eût cherché des mots pour traduire la reconnaissance qu’il devait à Mlle Gilberte de lui avoir épargné ces difficiles explications.
– Je ne m’en serais, morbleu ! pas tiré comme elle, songeait-il, en homme qui ne s’abuse pas sur son compte.
Mais dès qu’elle eût achevé, s’adressant à Mme Favoral :
– Maintenant, madame, reprit-il, vous savez tout, et vous pouvez comprendre que l’irréparable malheur qui vous frappe a supprimé l’obstacle qui jusqu’ici avait retenu Marius.
Il se leva, et d’un ton solennel, sans hum ! ni broum ! cette fois :
– J’ai l’honneur, madame, prononça-t-il, de vous demander la main de Mlle Gilberte Favoral, votre fille, pour mon ami, Yves-Marius de Genost, marquis de Trégars…
Un profond silence suivit.
Mais ce silence, le comte de Villegré dut l’interpréter en sa faveur, car courant à la porte du salon, il l’ouvrit et appela :
– Marius !…
Ce qui venait de se passer, Marius de Trégars l’avait prévu, et d’avance, et de point en point, annoncé au comte de Villegré.
Il était de ces hommes dont le sang-froid semble dominer les événements, tant après les avoir préparés ils excellent à en tirer parti.
Étant donné le caractère de Mme Favoral, il savait ce qu’il fallait en attendre. Il avait ses raisons de ne rien redouter de Maxence. Et s’il se défiait des talents diplomatiques de son ambassadeur, il comptait absolument sur l’énergie de Mlle Gilberte.
Et il avait calculé si juste qu’il avait tenu à accompagner son vieil ami rue Saint-Gilles, pour pouvoir apparaître au moment décisif.
En arrivant, lorsque la servante était venue leur ouvrir :
– Vous allez, lui avait-il dit, annoncer à vos maîtres, monsieur que voici, qui est le comte de Villegré. Vous ne leur parlerez pas de moi qui resterai à l’attendre dans la salle à manger…
Cet arrangement n’avait pas paru des plus naturels à cette fille, mais la maison, depuis deux jours, était le théâtre d’événements si extraordinaires, qu’elle en était toute ahurie, et dans des dispositions à s’attendre à tout.
Puis, Marius lui parlait de ce ton qui n’admet pas de réplique.
Et enfin, elle reconnaissait en lui le monsieur qui déjà était venu dans la matinée, et qui avait eu, en présence de Mlle Gilberte, une si violente altercation avec M. Costeclar. Car elle connaissait vaguement la scène. Son attention ayant été éveillée par de grands éclats de voix, elle n’avait pas été sans aller appliquer alternativement l’œil et l’oreille à la serrure du salon.
Ce qui n’empêche qu’en annonçant le comte de Villegré, elle avait essayé, des yeux et du geste, de prévenir Mlle Gilberte ou Maxence. Ils étaient trop bouleversés pour rien voir.
– Alors, tant pis ! s’était-elle dit avec cette admirable insouciance des serviteurs parisiens…
Et comme de la journée elle n’avait eu une minute pour « faire son ménage, » elle s’était mise à la besogne, laissant Marius de Trégars seul dans la salle à manger.
Il s’était assis, impassible en apparence, réellement agité de cette trépidation intérieure de l’incertitude, dont ne peuvent se défendre les hommes les plus forts, aux heures décisives de leur vie.
Jusqu’à un certain point, c’était son avenir qui se décidait de l’autre côté de cette porte qui venait de se refermer sur M. de Villegré.
Aux intérêts si chers de son amour, d’autres intérêts étaient liés qui exigeaient un succès immédiat.
Et il eût donné bonne chose pour entendre ce qui se disait. Il songeait qu’un mot maladroit pouvait tout mettre en question et lui susciter de nouveaux embarras. Comptant les secondes aux battements de son pouls, il se disait :
– Comme ils tardent !…
Aussi, lorsque la porte s’ouvrit enfin, et que son vieil ami l’appela, fut-il debout d’un bond.
Et rassemblant tout ce qu’il avait de sang-froid, il entra…
Maxence s’était levé pour le recevoir, mais en l’apercevant, il recula, et la pupille dilatée par une immense surprise :
– Ah ! mon Dieu !… fit-il d’une voix étouffée.
Mais M. de Trégars ne sembla pas remarquer sa stupeur…
Très-maître de soi, malgré son émotion, il examinait d’un rapide regard le comte de Villegré, Mme Favoral et Mlle Gilberte. À leur attitude et à leur physionomie, il devina le point précis où en étaient les choses.
Et s’avançant vers Mme Favoral, et s’inclinant avec un respect qui certes n’était pas joué :
– Vous avez entendu le comte de Villegré, madame, prononça-t-il d’une voix légèrement altérée. J’attends mon arrêt…
De sa vie, la pauvre femme n’avait été si affreusement troublée. Tous ces événements qui se succédaient avaient brisé les faibles ressorts de son âme. Elle était hors d’état de rassembler ses idées, de prendre une détermination quelconque.
– En ce moment, monsieur, balbutia-t-elle, prise ainsi à l’improviste, vous répondre me serait impossible… Accordez-moi quelques jours de réflexion… Nous avons d’anciens amis que je dois consulter…
Mais Maxence, remis de sa stupeur l’interrompit.
– Des amis, ma mère, s’écria-t-il, nous en reste-t-il donc encore ? Est-ce que les malheureux ont des amis ! Quoi ! lorsque nous périssons, un homme de cœur nous tend la main et vous demandez à réfléchir ! À ma sœur qui porte un nom désormais flétri, le marquis de Trégars offre son nom et vous songez à consulter…
La malheureuse femme secouait la tête.
– Je ne suis pas la maîtresse, mon fils, murmura-t-elle, et ton père…
– Mon père !… interrompit le jeune homme, mon père ! Quels droits peut-il avoir sur nous, désormais…
Et sans plus discuter, sans attendre une réponse, il prit la main de sa sœur, et la mettant dans la main de M. de Trégars :
– Ah ! qu’elle soit votre femme, monsieur ! prononça-t-il ; jamais, quoi qu’elle fasse, elle n’acquittera la dette d’éternelle reconnaissance que nous contractons envers vous !…
Un tressaillement qui les secoua, un long regard qu’ils échangèrent, trahirent seuls les sensations de Marius et de Mlle Gilberte. Ils avaient de la vie une trop cruelle expérience pour ne se pas défier de leur joie…
Revenant à Mme Favoral :
– Vous ne comprenez pas, madame, reprit-il, que j’aie choisi pour une démarche telle que la mienne le moment où vous frappe un irréparable malheur… Un mot vous expliquera tout… Pouvant vous servir, je voulais en avoir le droit…
Arrêtant sur lui un regard où se lisait le plus morne désespoir :
– Hélas ! balbutia la pauvre femme, que pouvez-vous pour moi, monsieur ?…
Ma vie désormais est finie… Je n’ai plus qu’un désir : savoir où se cache mon mari. Ce n’est pas à moi de le juger. Il ne m’a pas donné le bonheur que peut-être j’étais en droit d’espérer, mais il est mon mari, il est malheureux, mon devoir est de le rejoindre, où qu’il se soit réfugié, et de partager ses souffrances…
Elle fut interrompue par la servante qui, ouvrant la porte du salon l’appelait :
– Madame ! madame !…
– Qu’y a-t-il ? demanda Maxence.
– Il faut que je parle à madame, tout de suite.
Faisant un effort pour se dresser et marcher, Mme Favoral sortit…
Elle ne fut dehors qu’une minute, et lorsqu’elle reparut, son désordre s’était encore accru.
– Peut-être est-ce un coup de la Providence ! dit-elle.
Inquiets, les autres l’interrogeaient des yeux. Elle s’assit, en s’adressant plus spécialement à M. de Trégars :
– Voici ce qui arrive, reprit-elle d’une voix faible. M. Favoral, qui était l’économie même… ici du moins, avait l’habitude, dès qu’il rentrait, de changer de vêtement. Comme toujours, hier soir, il en a changé. Lorsqu’on s’est présenté pour l’arrêter, il a oublié ce détail, et il s’est enfui avec la vieille redingote qu’il avait sur lui. Sa redingote neuve étant restée accrochée au porte-manteau de l’antichambre, la domestique l’a prise tout à l’heure pour la brosser et la serrer… et il en est tombé ce portefeuille qui ne quittait jamais mon mari…
C’était un vieux portefeuille de cuir de Russie, qui avait été rouge jadis, mais noirci par l’usage, crasseux et tout éraillé. Il était gonflé de paperasses…
– Peut-être, en effet, s’écria Maxence, y trouverons-nous une indication…
Il l’ouvrit, et il l’avait déjà plus d’aux trois-quarts vidé, sans y rien rencontrer que des papiers et des notes sans signification pour lui, lorsque tout à coup, il poussa un cri.
Il venait de déplier un billet sans signature, d’une écriture visiblement déguisée, et, d’un coup d’œil, il avait lu :
« Je ne conçois rien à votre négligence. Il faudrait en finir avec cette affaire Van Klopen. Là est le danger… »
– Qu’est-ce que ce billet ? demanda M. de Trégars.
Maxence le lui tendit :
– Voyez, dit-il ; vous ne comprendrez pas l’intérêt immense qu’il a pour moi…
Mais l’ayant parcouru :
– Vous vous trompez, fit Marius, je comprends, et je vous le prouverai…
L’instant d’après, d’une autre poche du portefeuille, Maxence retirait et lisait à haute voix la facture d’un magasin d’articles de voyage, datée de l’avant-veille, et ainsi conçue :
« Vendu à…
« Deux malles, cuir, serrure de sûreté, à 220 francs l’une, ci… 440… »
M. de Trégars avait tressailli.
– Enfin ! s’écria-t-il, voilà sans doute le bout de fil qui, à travers ce dédale d’iniquités, nous conduira à la vérité.
Et frappant sur l’épaule de Maxence :
– Nous avons à causer, lui dit-il, et longuement… Demain, avant de reporter à M. de Thaller ses 15,000 francs, passez chez moi, je vous attendrai… Nous voici attelés à une œuvre commune, et quelque chose me dit qu’avant qu’il soit longtemps, nous saurons ce qu’est devenu l’argent qui a été pris dans la caisse du Comptoir du crédit mutuel.