« Quand je pense, disait Coldrige, que tous les matins, à Paris seulement, trente mille gaillards s’éveillent et se lèvent avec l’idée fixe et bien arrêtée de s’emparer de l’argent d’autrui, c’est avec une nouvelle surprise que, chaque soir, en rentrant, je retrouve mon porte-monnaie dans ma poche. »
Ce n’est cependant pas ceux qui s’attaquent directement au porte-monnaie qui sont les plus malhonnêtes ni les plus redoutables.
S’embusquer au coin d’une rue sombre, et se ruer sur le premier passant venu en lui demandant :
– La bourse ou la vie… est un pauvre métier, un métier de dupe, dépouillé de prestige, et depuis longtemps abandonné aux natures chevaleresques.
Il faut être un peu plus que simple pour travailler encore sur les grands chemins, exposé aux avanies de la gendarmerie, quand l’industrie et la finance offrent un champ si magnifiquement fertile à l’activité des gens d’imagination.
Et pour se rendre bien compte de la façon dont on y opère, il suffit d’ouvrir de temps à autre la Gazette des Tribunaux et d’y lire, par exemple, un procès comme celui du sieur Lefurteux, l’ex-directeur de la Société pour le dessèchement et la mise en valeur des marais de l’Orne.
Ceci se passait, il n’y a pas un mois, en police correctionnelle :
LE PRÉSIDENT, au prévenu. – Votre profession ?
LE SIEUR LEFURTEUX. – Directeur de la Société…
D. – Avant, que faisiez-vous ?
R. – Je faisais des affaires à la Bourse.
D. – Vous étiez sans ressources ?
R. – Pardon, je gagnais de l’argent.
D. – Et c’est dans ces conditions que vous avez eu l’audace de constituer une compagnie, au capital de 3 millions divisés en actions de 500 francs.
R. – Ayant trouvé une idée, je ne croyais pas qu’il me fût interdit de l’exploiter.
D. – Qu’appelez-vous une idée ?
R. – Celle de dessécher des marais et de les rendre à l’agriculture…
D. – Quels marais ? Les vôtres n’ont jamais existé que dans vos prospectus. Vous n’en possédez ni dans l’Orne, ni ailleurs. Vous avez poussé l’impudence jusqu’à ce point de fonder une société pour l’exploitation d’une chose qui n’existe pas.
R. – Je comptais acheter des marais dès que j’aurais réuni mon capital.
D. – Et en attendant vous promettiez dix pour cent à vos souscripteurs ?
R. – C’est le moins que rapportent des desséchements…
D. – Vous avez fait de la publicité ?
R. – Nécessairement.
D. – Pour quelle somme ?
R. – Pour environ soixante mille francs.
D. – Où les avez-vous pris ?
R. – J’ai commencé avec dix mille francs que m’avait prêtés un de mes amis, j’ai continué avec les fonds qui me rentraient.
D. – C’est-à-dire que vous employiez l’argent de vos premières dupes à faire des dupes nouvelles !
R. – Beaucoup de gens croyaient l’affaire bonne…
D. – Lesquels ? Ceux à qui vous adressiez vos prospectus où se voyait un plan de vos prétendus marais ?
R. – Pardon, d’autres encore…
D. – Enfin, des fonds vous ont été versés, car c’est quelque chose d’inouï que la crédulité publique. Combien avez-vous reçu ?
R. – L’expert vous l’a dit : environ six cent mille francs.
D. – Que vous avez dépensés !
R. – Permettez !… Je n’ai jamais appliqué à mes besoins personnels que les appointements que m’attribuaient les statuts.
D. – Cependant, lorsqu’on vous a arrêté, on n’a retrouvé dans votre caisse qu’une somme de 1,250 francs, qui vous avait été adressée par la poste le matin même. Qu’est devenu le reste ?
R. – Le reste a été dépensé dans l’intérêt de l’affaire.
D. – Naturellement. Vous aviez une voiture ?
R. – Elle m’était allouée par l’article 27 des statuts.
D. – Dans l’intérêt de l’affaire, toujours ?
R. – Certainement. J’étais obligé à une certaine représentation. Le chef d’une affaire importante doit s’appliquer à inspirer la confiance.
LE PRÉSIDENT, d’un air ironique : – Était-ce aussi pour vous attirer cette confiance que vous aviez une maîtresse pour laquelle vous dépensiez des sommes considérables ?
LE PRÉVENU, de l’accent de la plus entière bonne foi : – Oui, monsieur…
Après un moment de silence, le président reprend :
D. – Vos bureaux étaient magnifiques. Leur installation a dû vous coûter très-cher…
R. – Presque rien, au contraire, monsieur. Tous les meubles qui les garnissaient étaient loués. On peut interroger le tapissier…
Le tapissier est mandé, et sur les questions de M. le président :
– M. Lefurteux, répond-il, a dit vrai. Ma spécialité est de louer des agencements de bureaux pour sociétés financières et autres… Je fournis tout, depuis les pupitres des employés jusqu’aux meubles du cabinet du directeur, depuis la caisse de fer forgé jusqu’à la livrée des garçons. En vingt-quatre heures tout est en place, et l’actionnaire peut se présenter… Dès qu’une affaire se monte, dans le genre de celle de monsieur, on vient me trouver, je suis connu, et selon l’importance du capital auquel on fait appel, je fournis une installation plus ou moins luxueuse… J’ai l’habitude, n’est-ce pas, je sais ce qu’il faut…
Quand M. Lefurteux m’est arrivé, j’ai tout de suite toisé son opération… Trois millions de capital, des marais dans l’Orne, actions de cinq cents francs, petits souscripteurs inquiets et criards… « Très-bien, lui ai-je dit, c’est une affaire de six mois, ne vous mettez pas des frais inutiles sur le dos, prenez du reps pour votre cabinet, c’est assez bon !… »
Le Président, d’un ton de surprise profonde : – Vous lui avez dit cela ?
LE TAPISSIER, de l’accent de simple franchise d’un honnête homme : – Exactement comme j’ai l’honneur de vous le dire, monsieur le président, et il a suivi mon conseil, et je lui ai fourni toute chaude encore l’installation de la Compagnie des Pêcheries Fluviales, dont le gérant venait d’être condamné à trois ans de prison.
Après de telles révélations, qui de semaine en semaine se renouvellent, avec d’instructives variantes, on serait presque en droit de se demander comment la plus sûre et la plus loyale affaire peut encore trouver un souscripteur, si on ne savait que la lignée féconde de Gogo ne s’éteindra qu’avec l’espèce humaine.
Les financiers d’imagination se plaignent amèrement de l’actionnaire, devenu, prétendent-ils, récalcitrant et défiant… C’est une injustice et une calomnie.
Si rudement étrillé qu’il ait été depuis cinquante ans, l’actionnaire est resté le même et sent toujours son cœur battre de convoitise à la lecture du prospectus qui lui promet gravement dix pour cent de son argent.
Il se peut qu’il recule devant une bonne opération. Devant une mauvaise, jamais !
Tout comme jadis il est prêt à se serrer le ventre pour courir porter ses économies aux Mines de Tiffila, aux Terrains de Bretonêche et aux Forêts de Formanoir, entreprises admirables, dont les directeurs errent à l’étranger, victimes de l’ingratitude de leurs contemporains.
Comment, en de telles conditions, le Comptoir de crédit mutuel, eût-il manqué de souscripteurs ?
C’était une bien autre affaire que cette pauvre invention des Marais de l’Orne, une affaire qui avait été admirablement lancée à l’heure propice du coup d’État de décembre, à un moment où les idées de mutualité commençaient à pénétrer dans le monde de la finance.
Ni les capitaux, ni les patronages puissants ne lui avaient manqué au début, et il lui avait suffi de paraître pour être admise aux honneurs de la cote.
S’adressant à l’industrie, sous le prétexte de lui épargner l’intermédiaire ruineux des banquiers ou les rigueurs parfois mortelles de la Banque, le Crédit mutuel avait eu, pendant ses premières années, une spécialité parfaitement déterminée.
Mais il avait peu à peu élargi le cercle de ses opérations, remanié ses statuts, changé ses administrateurs, et vers la fin, ses souscripteurs primitifs eussent été bien embarrassés de dire son genre d’affaires et à quelles sources il puisait ses bénéfices.
Ce qu’on savait, c’est qu’il donnait toujours de respectables dividendes.
Ce qu’on disait, c’est que son directeur, le baron de Thaller, avait une fortune personnelle considérable, et qu’il était bien trop habile pour ne savoir point passer sans accroc à travers les articles du Code, de même que les clowns du cirque à travers leurs ronds de pipes…
Ce n’étaient cependant ni les envieux ni les détracteurs qui manquaient.
Vous rencontriez fréquemment des gens qui, hochant la tête et clignant de l’œil, vous disaient d’un air capable :
– Prenez garde ! Le Crédit mutuel donne des bénéfices magnifiques, mais on sait ce que devient à la fin le capital de toutes ces compagnies, qui distribuent des dividendes si beaux.
D’autres, plus perfides, attaquaient directement M. de Thaller.
– Ce qu’il y a d’inquiétant, remarquaient-ils, c’est qu’il est de toutes les spéculations. Il ne se tripote pas une affaire véreuse qu’il n’y ait la main. Il est possible qu’il soit très-riche, il est sûr qu’il mène un train de prince. Son hôtel est un palais. Sa femme et sa fille ont les plus luxueux équipages et les plus coûteuses toilettes de Paris. Sa maîtresse lui dépense des sommes folles. Enfin, pour brocher sur le tout, il joue et il a la passion des bibelots, et on ne voit que lui à l’Hôtel des Ventes, poussant avec fureur des porcelaines et des tableaux…
Mais baste ! les meilleures et les plus sûres affaires ne sont-elles pas, quand même, amèrement décriées !…
N’est-il pas archi-connu que les financiers de haut vol sont l’éternel sujet des clabaudages et des calomnies de toute cette tourbe d’impudents et avides tripoteurs qui rôdent autour des grandes entreprises comme les chacals autour du banquet des lions ?
Quelle est la Société dont on n’a pas un peu écrit : C’est une filouterie ! Quel est le gérant dont on n’a pas dit au moins une fois : C’est un filou !
Le positif, c’est que les actions du Comptoir du crédit mutuel étaient fort au-dessus du pair, et faisaient 580 francs, le samedi où, à l’issue de la Bourse, le bruit se répandit que le caissier, Vincent Favoral, venait de s’enfuir en emportant douze millions.
– Quel coup de filet ! pensa, non sans un mouvement de jalousie, plus d’un boursier qui, pour le douzième seulement, eût gaîment passé la frontière…
Ce fut presque un événement dans Paris.
On y est fort accoutumé à de telles aventures, et à ce point blasé, que c’est à peine si, pour voir filer un caissier, on daignerait tourner la tête. Mais en cette occasion, l’énormité de la somme rehaussait la vulgarité du procédé :
On jugea généralement que ce Favoral devait être un homme fort, et quelques amateurs déclarèrent que prendre douze millions ce n’est presque plus voler.
Le soir, en s’abordant sur le bitume, aux environs du passage de l’Opéra, les habitués de la petite Bourse étaient étonnés et presque émus. Ils se consultaient entre eux.
– Thaller est-il de l’opération ? S’entendait-il avec son caissier ?
– Toute la question est là.
– Si oui, le Crédit mutuel est en meilleure position que jamais.
– Si non, le voilà coulé.
– Thaller était bien fin.
– Le Favoral l’était peut-être plus que lui.
Cette incertitude, pendant la première demi-heure, soutint un peu les cours.
Mais, vers neuf heures et demie, des nouvelles si désastreuses se répandirent de tous côtés, apportées on ne savait par qui, ni d’où, que ce fut une panique irrésistible.
De 435 francs, où il s’était maintenu, le Crédit mutuel tomba brusquement à 300, puis à 200, puis à 150 francs…
Des amis de M. de Thaller, M. Costeclar, entre autres, avaient essayé de réagir, mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître l’inutilité de leurs efforts, et bravement ils s’étaient mis à faire comme les autres.
Trois messieurs qui étaient allés s’installer au café du Divan, au fond du passage, semblaient diriger le mouvement et manœuvraient comme il est d’usage quand on veut couler une affaire. Ils avaient des agents sur le boulevard, et de dix minutes en dix minutes, ils leur expédiaient un émissaire, un vieux bonhomme quelque peu boiteux et bossu, avec ordre de vendre, de vendre encore et toujours et à tout prix.
Si bien qu’à dix heures et demie on n’eût pas trouvé cinq cents francs comptant de vingt actions du Crédit mutuel.
Le dimanche, ce fut une autre histoire.
Dès le matin, on donnait comme positive partout l’arrestation du baron de Thaller et même on l’enjolivait de quantité de détails.
Cependant, le soir même, le fait fut démenti, par les gens qui étant allés aux courses, y avaient rencontré Mme de Thaller et sa fille, plus brillantes que jamais, très-gaies et très-causeuses.
Aux personnes qui allaient la saluer :
– Mon mari n’a pu venir, disait la baronne, tout occupé qu’il est, avec deux de ses employés, à débrouiller les écritures de ce malheureux Favoral. C’est, à ce qu’il paraît, un gâchis inconcevable. Qui jamais eût cru cela d’un homme qui vivait de pain et de noix. Mais il jouait à la Bourse, et il avait organisé, grâce à un prête-nom, une sorte de banque où il a englouti, le plus sottement du monde, des sommes considérables…
Et toute souriante, comme après un danger définitivement conjuré :
– Heureusement, ajoutait-elle, le mal n’est pas aussi grand qu’on s’est plu à le raconter, et cette fois encore, nous en serons quittes pour la peur.
Mais ce n’étaient pas les discours de la baronne qui pouvaient rassurer les gens qui se sentaient en poche les titres sans valeur du Crédit mutuel.
Et le lendemain, lundi, dès huit heures, ils arrivaient en bandes demander des explications à M. de Thaller…
C’est rue du Quatre-Septembre que sont installés les bureaux du Comptoir de crédit mutuel, dans une de ces maisons massives, qui sont comme les forteresses de la féodalité financière.
D’un seul coup d’œil, le passant y croit reconnaître un de ces puissants établissements qui remuent les millions par centaines de mille.
Rien qu’en mettant le pied dans l’immense vestibule dallé de marbre, à hautes colonnes et à statues de bronze soutenant des candélabres, l’actionnaire se sent ému.
Son émotion se complique d’un ébahissement respectueux lorsqu’il a poussé les lourdes portes de glaces, et qu’il s’est engagé dans le vaste escalier de pierre à rampe dorée, habillé d’un tapis moelleux, et meublé à chaque palier de banquettes de velours, larges et souples comme le lit de repos d’une duchesse.
La timidité le prend lorsque, arrivé au premier étage de ce palais de l’argent… des autres, il lit, en lettres d’or, sur une porte de palissandre : Comptoir de crédit mutuel.
Cependant, il rassemble tout son courage. Une inscription : T. L. B. S. V. P., lui dit ce qu’il doit faire.
Il tourne le bouton, et il entre…
Mais il demeure interdit de se trouver en présence d’un huissier tout de noir habillé, la chaîne d’acier au cou, lequel s’inclinant d’un air grave, demande :
– Que désire Monsieur ?
D’une voix un peu troublée, il explique qu’il est venu pour souscrire, et qu’il voudrait…
– Que Monsieur prenne la peine de me suivre à la caisse, interrompt l’huissier.
Il prend cette peine, et tout en longeant un spacieux corridor, il a le temps d’entrevoir des bureaux peuplés d’employés, puis la salle du conseil avec sa grande table recouverte d’un tapis, où brille la sonnette du président, et plus loin, le cabinet de M. le directeur, avec ses tentures de drap vert, ses meubles de chêne, son bureau encombré de papier et sa cheminée monumentale surmontée d’une pendule à sujet sévère…
Et tout en marchant, il rougit du peu d’importance de sa souscription. Il a honte de la modicité de la somme qu’il apporte à des caisses qui lui semblent renfermer, sous leurs triples serrures, les trésors des Mille et une Nuits. Autant porter une goutte d’eau au fleuve ou un grain de sable aux dunes de l’Océan. Il se demande presque si on ne va pas lui rire au nez…
Mais non. C’est d’un air froid et morne que le caissier reçoit sa souscription et lui passe, en échange, par le guichet étroit, un titre provisoire.
Il se retire alors, mais lentement.
Les six ou huit titres qu’il sent dans son portefeuille lui donnent de l’assurance. Il lui semble que sur toutes les splendeurs qui l’environnent il a un certain droit de propriété. C’est d’un pied plus ferme et d’un jarret mieux tendu qu’il foule les marches de l’escalier. Il y a du maître dans le geste dont il repousse la porte du vestibule…
Et c’est l’esprit tranquille et le cœur content qu’il se retire, rêvant déjà de ces dividendes fabuleux dont on se transmet le souvenir à la Bourse, ou de ces hausses soudaines qui centuplent en trois ans le capital versé et qui font qu’en 1872 on retire six mille livres de rentes d’une action qu’on a payée cinq cents francs en 1833.
Beaucoup des actionnaires du Comptoir de crédit mutuel avaient passé, autrefois, par ces émotions délicieuses.
Elles ne leur rendaient que plus pénibles celles qui les agitaient en ce moment, réunis qu’ils étaient au nombre d’une centaine environ, dans le vestibule, le long de l’escalier et sur le palier du premier étage de la maison de la rue du Quatre-Septembre.
Car on refusait de les admettre.
À tous ceux qui insistaient pour entrer, un grand diable de domestique, planté devant la porte, répondait invariablement :
– Les bureaux ne sont pas ouverts… M. de Thaller n’est pas arrivé.
Nerveux, quinteux, bizarre, le plus souvent bénin, mais quelquefois féroce, d’une crédulité stupide ou d’une défiance idiote, tel est l’actionnaire, cet infortuné qui se sait traqué de toutes parts et entouré de piéges, ce malheureux qui, possédant quelque argent, brûle de le risquer et tremble de le perdre.
Mais celui-là ne le connaît pas, qui l’a vu seulement au début et à la fin de sa carrière de dupe :
Le jour où, tout illuminé d’espoir, il confie ses fonds à quelque Société nouvelle.
Et le jour où, désespéré, il découvre que ses fonds sont perdus.
Que d’alternatives entre ces deux termes extrêmes et que de palpitations ! Quels accès de découragement ou de joie, selon que le journal annonce une hausse ou une baisse !…
Mais le moment critique de l’actionnaire est celui où il commence à soupçonner son malheur.
C’est de l’étonnement d’abord : quelque chose comme la stupeur du paysan qui, ayant rompu son pacte avec le diable, voyait se changer en feuilles sèches les louis d’or du malin.
La colère ne vient que plus tard ; la douleur d’avoir été dépouillé d’un argent péniblement gagné, la rage d’avoir été pris pour dupe.
C’est à ce point, précisément, qu’en étaient les actionnaires du Comptoir de crédit mutuel.
Et comme la fureur de chacun d’eux s’augmentait de la fureur de tous, comme ils s’exaltaient et s’animaient mutuellement, c’étaient dans le vestibule, le long de l’escalier et sur le palier, de telles imprécations et de si terribles menaces, que le portier épouvanté s’était blotti tout au fond de sa loge.
Il faut avoir vu une réunion d’actionnaires au lendemain d’un désastre, il faut avoir vu les poings crispés, les faces convulsées, les yeux hors de la tête et les lèvres frangées d’écume, pour savoir à quelles contorsions épileptiques la rancune de l’argent réduit des hommes assemblés.
Ceux-ci en étaient à s’indigner de ce qui les avait enchantés jadis.
Ils s’en prenaient de leur ruine à la splendeur de la maison, aux somptuosités de l’escalier, aux candélabres du vestibule, aux tapis, aux banquettes, à tout…
– C’est pourtant notre argent, criaient-ils, qui a payé tout ce luxe !…
Monté sur une banquette, un tout petit homme soulevait des transports d’indignation en décrivant les magnificences insolentes de l’hôtel de Thaller, dont il avait été le fournisseur autrefois, avant de se retirer du commerce.
Il avait compté jusqu’à cinq voitures sous les remises, quinze chevaux dans les écuries, et il ne savait plus combien de domestiques.
Il n’était jamais entré dans les appartements, mais il avait visité les cuisines, et il déclarait avoir été étourdi et ébloui du nombre et de l’éclat des casseroles, rangées par ordre de taille au-dessus des fourneaux.
– C’est qu’il en faut, de ces casseroles, pour fricasser douze millions ! disait-il, arrivé à ce degré où la fureur, faute d’expressions, tourne à l’ironie…
Réunis en groupe, dans le vestibule, les plus sensés déploraient leur imprudente confiance :
– Voilà, concluait l’un, la fin de toutes ces affaires industrielles…
– C’est vrai… Il n’y a que la Rente…
– Et encore !… Parlez-moi des placements de nos pères, de bons placements sur première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la femme… Si le débiteur ne paye pas, on vend… Voilà le bon système, on y reviendra…
Mais ce qui les exaspérait tous, c’était de ne pouvoir être admis auprès de M. de Thaller, et de voir ce domestique en faction devant la porte.
– C’est tout de même hardi, de nous laisser sur l’escalier, nous qui sommes les maîtres ! grondaient-ils.
– Qui sait où est M. de Thaller !…
– Il se cache, parbleu !
– N’importe, je le verrai, clamait un gros homme à face couleur de brique, je le verrai, quand je devrais, nom de nom ! ne pas bouger d’ici de la semaine !
– Vous ne verrez rien, ricanait son voisin. Et les escaliers de service, et les portes dérobées ! Croyez-vous qu’il en manque dans cette satanée boutique !…
Le gros homme roulait des yeux terribles.
– Ah ! si je savais cela ! disait-il d’une langue empâtée par le sang qui lui montait à la tête. Jeter bas une porte, ce n’est pas la mer à boire…
Et il montrait ses épaules d’athlète, et il affirmait qu’il entrerait et qu’il lui passerait quelqu’un par les mains…
Déjà il toisait le valet d’un regard inquiétant, quand un bonhomme à mine discrète s’avança et lui demanda :
– Pardon !… Combien avez-vous d’actions ?
– Trois ! répondit l’homme à figure brique.
L’autre soupira.
– Moi, j’en ai deux cent cinquante, dit-il. C’est pourquoi, étant aussi intéressé que vous, pour le moins, à ne pas tout perdre, je vous conjure de ne vous porter à aucune violence…
Il n’eut pas besoin d’insister.
La porte que gardait le domestique s’ouvrit. Un employé se montra, faisant signe qu’il voulait parler.
– Messieurs, commença-t-il, M. de Thaller vient d’arriver, mais il est en ce moment avec M. le juge d’instruction…
Des huées ayant couvert sa voix, il se retira précipitamment.
– Si la justice s’en mêle, murmura le monsieur discret, adieu paniers, vendanges sont faites !…
– C’est vrai, ricana un autre, mais nous aurons le précieux avantage d’entendre condamner ce cher baron de Thaller à un an de prison et à cinquante francs d’amende. C’est le tarif pour cinq cents familles mises sur la paille. Il n’en serait pas quitte à si bon marché, s’il avait volé un pain à la porte d’un boulanger.
– Vous croyez donc à cette histoire de juge, vous !… interrompit brutalement le gros homme…
Il fallut bien y croire, quand on le vit paraître suivi d’un commissaire de police et d’un commissionnaire qui portait sur son crochet des registres et des papiers…
On s’écarta pour les laisser passer, mais nulle réflexion n’eut le temps de se produire, car un nouvel employé se présenta, qui dit :
– M. le baron de Thaller est à vos ordres, messieurs, veuillez entrer…
Ce fut, alors, une terrible poussée, pour savoir à qui arriverait premier à la salle du conseil, qu’on apercevait, toute grande ouverte…
M. de Thaller s’y tenait, debout contre la cheminée.
Il n’était ni plus pâle ni plus troublé que d’ordinaire. On sentait l’homme maître de soi et sûr de ses moyens.
Dès que le silence se fut rétabli :
– Avant tout, messieurs, commença-t-il, je dois vous dire que le conseil va se réunir, et qu’une assemblée générale sera convoquée…
Pas un murmure. Comme à un coup de baguette, les dispositions des actionnaires semblaient changées.
– Je n’ai rien à vous apprendre, poursuivit-il. Ce qui arrive est un malheur, mais non pas un désastre. Il s’agissait, avant tout, de sauver la société, et j’avais pensé d’abord à un appel de fonds…
– Dame !… firent deux ou trois voix timides, s’il le fallait absolument…
– J’ai reconnu qu’il n’en était pas besoin…
– Ah ! ah !…
– Et que j’assurerais le fonctionnement de nos services, en ajoutant à notre fonds de réserve, ma fortune personnelle…
Ah ! pour le coup, les bravos éclatèrent…
M. de Thaller les reçut en homme qui les mérite, et plus lentement :
– C’était un devoir d’honneur, continua-t-il… Je vous l’avoue, messieurs, le misérable qui nous a si indignement trompés avait toute ma confiance… Vous comprendrez mon aveuglement, lorsque vous saurez avec quelle infernale adresse a procédé le caissier infidèle…
De tous côtés, des imprécations s’élevaient à l’adresse de Vincent Favoral… Mais déjà le directeur du Crédit mutuel poursuivait :
– Pour le moment, je n’ai à vous demander que du calme, et la continuation de votre confiance…
– Oui ! oui !…
– La panique d’avant-hier soir n’était qu’une manœuvre de Bourse, organisée par des établissements rivaux, qui espéraient s’emparer de notre clientèle. Leurs calculs seront déjoués, messieurs… Ce qui devait nous renverser démontre victorieusement notre solidité… Nous sortirons de cette épreuve plus puissants que par le passé.
C’était fini. M. de Thaller savait son métier. On lui votait des remercîments. Le sourire s’épanouissait sur toutes les lèvres l’instant d’avant crispées par la colère…
Seul, un actionnaire ne semblait pas partager l’enthousiasme général, et celui-là n’était autre que M. Chapelain, l’ancien avoué.
– Décidément, grommelait-il, le Thaller est capable de s’en tirer… Il faut que je prévienne Maxence…