IX

– Césarine ! appela Mme de Thaller d’une voix où il y avait à la fois de la prière et de la menace.

– Je cours m’habiller, maman, répondit la jeune fille.

– Revenez !…

– Pour que tu me grondes, n’est-ce pas, si je ne suis pas prête quand tu voudras partir…

– Je vous ordonne de revenir, Césarine !…

Pas de réponse ; elle était loin déjà !…

Mme de Thaller referma la porte du petit salon et s’asseyant près de M. de Trégars :

– Quelle fille singulière !… fit-elle.

Lui suivait dans la glace ce qui se passait de l’autre côté, dans le grand salon. L’homme à mine suspecte y était encore, seul. Un domestique lui avait apporté une plume, de l’encre et du papier, et assis devant un guéridon, d’une main rapide il écrivait…

– Comment le laisse-t-on là, seul ? se demandait Marius.

Et il cherchait sur la physionomie de la baronne une réponse aux pressentiments confus qui s’agitaient en lui.

Mais il n’était plus question du trouble, que, prise à l’improviste, elle avait laissé paraître. Ayant eu le loisir de la réflexion, elle s’était composé un visage impénétrable.

Un peu surprise du silence de M. de Trégars :

– Je vous disais, reprit-elle, que Césarine est une fille étrange.

Toujours absorbé par la scène du grand salon :

– Étrange, en effet, murmura-t-il.

La baronne soupira.

– Voilà, pourtant, dit-elle, le résultat de la faiblesse de M. de Thaller et surtout de la mienne…

– Ah !…

– Nous n’avons d’enfant que Césarine, et lorsqu’elle était toute petite, sa santé nous inspirait les plus cruelles inquiétudes. Les médecins nous donnaient à entendre qu’elle n’atteindrait pas vingt ans. Cela explique son caractère. Nous étions, eh ! mon Dieu ! nous sommes encore à genoux devant ses volontés. Sa fantaisie est notre unique loi. Jamais je ne lui ai laissé le temps de formuler un désir, elle n’a pas parlé qu’elle est obéie…

Elle soupirait encore et plus profondément que la première fois.

– Vous venez de voir, poursuivait-elle, le résultat de cette éducation insensée. Et cependant il ne faudrait pas se fier aux apparences. Césarine n’est pas, croyez-le bien, l’extravagante qu’elle paraît être. Ses qualités sont réelles, et de celles que demande un homme à la femme dont il veut faire sa compagne.

Cette pauvre enfant, si sceptique à ce qu’elle prétend, si désillusionnée et si positive, est au fond extraordinairement romanesque, naïve et d’une exquise sensibilité. En elle s’agitent confusément toutes sortes d’idées généreuses et d’une chevalerie qui n’est plus de notre temps…

Sans quitter la glace des yeux :

– Je vous crois, madame, dit M. de Trégars…

– Elle est avec son père, avec moi surtout, capricieuse, volontaire, emportée ; mais un mari qu’elle aimerait l’aurait vite assouplie à toutes ses volontés… Elle qui me dépense vingt mille francs par an, pour sa toilette, elle irait gaiement vêtue de bure, si elle croyait plaire ainsi à celui que son cœur aurait choisi.

L’homme du salon avait achevé sa lettre, et avec un sourire équivoque, il la relisait.

– Croyez, madame, répondit M. de Trégars, que j’ai su démêler ce qu’il y avait de forfanterie naïve dans tout ce que me disait Mlle Césarine.

– Alors, bien vrai, vous ne la jugez pas trop mal…

– Votre cœur n’a pas pour elle plus d’indulgence que le mien…

– Et cependant, c’est de vous que lui vient son premier chagrin véritable.

– De moi ?…

La baronne eut un hochement de tête mélancolique destiné à traduire ses tendresses et ses angoisses maternelles.

– Oui, de vous, mon cher marquis, répondit-elle, de vous seul… C’est du jour où vous êtes devenu de nos amis que le caractère de Césarine a changé…

Ayant relu sa lettre, l’homme du grand salon l’avait pliée et glissée dans sa poche, et s’étant levé, il semblait attendre quelque chose.

Ses moindres mouvements, M. de Trégars les épiait dans la glace, avec une âpre curiosité…

Et néanmoins, comme il sentait la nécessité, ne fût-ce que pour ne pas éveiller l’attention de la baronne, de parler, de dire quelque chose :

– Quoi ! fit-il, le caractère de Mlle Césarine a changé ainsi !…

– Du soir au lendemain…

– Oh !…

– N’avait-elle pas rencontré ce héros que rêvent les jeunes filles, un homme de trente ans, qui porte un des plus beaux noms de France…

Elle s’interrompit, attendant une réponse, un mot, une exclamation.

Mais comme le marquis de Trégars demeurait bouche close :

– Vous ne vous êtes donc aperçu de rien ? demanda-t-elle.

– De rien…

– Si je vous disais, moi, que ma pauvre Césarine, hélas ! vous aime ?

M. de Trégars tressauta. Moins préoccupé du personnage du grand salon, il n’eût certes pas laissé la conversation s’engager ainsi.

Il comprit sa faute, et d’un ton glacé :

– Permettez-moi de croire que vous raillez, madame, fit-il.

– Et si je disais vrai ?

– J’en serais au désespoir…

– Monsieur…

– Par cette raison, que je vous ai dite, que j’aime Mlle Gilberte Favoral du plus profond et du plus pur amour, et que depuis trois ans elle est ma fiancée devant Dieu…

Il passa comme une flamme de colère dans les yeux de Mme de Thaller.

– Et moi, s’écria-t-elle, je vous répéterai que ce mariage est insensé…

– Je voudrais qu’il le fût plus encore, pour mieux montrer à Gilberte jusqu’à quel point elle m’est chère.

Calme en apparence, la baronne égratignait de ses ongles le satin du fauteuil où elle était assise.

– Alors, reprit-elle, votre résolution est prise…

– Irrévocablement…

– Cependant, là, voyons, entre nous… qui ne sommes plus des enfants, si M. de Thaller doublait la dot de Césarine… s’il la triplait ?

Une expression d’insurmontable dégoût contractait l’énergique visage de Marius de Trégars.

– Ah ! plus un mot, madame ! interrompit-il.

Nul espoir ne restait, Mme de Thaller le comprit à son accent… Elle demeura pensive plus d’une minute, et tout à coup, comme une personne qui prend une résolution définitive, elle sonna.

Un valet de pied accourut.

– Faites ce que je vous ai dit ! commanda-t-elle.

Et dès que le valet se fut retiré, se retournant vers M. de Trégars :

– Hélas ! reprit-elle, qui jamais eût pensé que je maudirais le jour où vous êtes entré dans notre maison !…

Mais tandis qu’elle parlait, M. de Trégars apercevait dans la glace le résultat de l’ordre qu’elle venait de donner :

Le valet de pied entra dans le grand salon, prononça quelques mots, et tout aussitôt l’homme à mine inquiétante campa sur sa tête son chapeau crasseux et sortit…

– C’est étrange ! pensa M. de Trégars.

La baronne poursuivait.

– Si vos intentions sont à ce point irrévocables, comment êtes-vous ici ? Vous avez trop l’expérience du monde pour n’avoir pas, ce matin, compris le but de ma visite et mes allusions…

Bien heureusement, M. de Trégars était débarrassé des distractions que lui causait la glace. Le moment décisif était venu. Le gain de la partie qu’il jouait allait peut-être dépendre de son sang-froid.

– C’est parce que j’ai compris, madame, et mieux que vous ne le supposez, que je suis ici.

– En vérité !…

– Je venais résolu à n’avoir affaire qu’à M. de Thaller… Ce qui arrive modifie mes desseins… C’est à vous que je parlerai d’abord.

La tranquille assurance de Mme de Thaller ne se démentait pas, mais elle se dressa. Sentant venir l’orage, elle voulait être debout, pour lui tenir tête.

– C’est bien de l’honneur ! fit-elle, avec un sourire ironique.

Il n’était plus, désormais, de puissance humaine capable de détourner Marius de Trégars de son but.

– C’est à vous que je parlerai, reprit-il, parce que, après m’avoir entendu, peut-être jugerez-vous qu’il est de votre intérêt de vous joindre à moi pour obtenir de votre mari ce que je demande, ce que j’exige, ce que je veux !…

D’un air de surprise merveilleusement joué, s’il n’était pas réel, la baronne le considérait.

– Mon père, continuait-il, le marquis de Trégars, était riche de plusieurs millions, autrefois… Et cependant, lorsque j’ai eu la douleur de le perdre, il y a trois ans, il était à ce point ruiné, que pour rassurer les scrupules de son honneur et lui faire une mort plus douce, j’ai abandonné à ses créanciers ce que je possédais… Où avait passé la fortune de mon père ? Quel philtre lui avait-on versé, pour le décider à se lancer dans des spéculations hasardeuses, lui, un gentilhomme breton, entêté jusqu’à l’absurde des préjugés de la noblesse ?… Voilà ce que j’ai voulu savoir…

– Ah !…

– Et aujourd’hui, madame, je – le – sais !

C’était une maîtresse femme que Mme la baronne de Thaller.

Elle avait couru tant d’aventures en sa vie, côtoyé tant de précipices, dissimulé tant d’angoisses, que le danger était comme son élément, et que même à l’instant décisif d’une partie presque désespérée, elle pouvait rester souriante, à l’exemple de ces vieux joueurs dont rien ne trahit les affreuses émotions au moment où ils hasardent leur suprême enjeu.

Pas un des muscles de son visage ne tressaillit, et il se fût agi d’une autre, qu’elle n’eût pas dit d’un calme plus imperturbable :

– Je vous écoute… Ce doit être fort curieux !

Ce n’était pas le moyen de disposer M. de Trégars à l’indulgence.

D’une voix brève et dure :

– Lorsque mon père mourut, reprit-il, j’étais jeune… J’ignorais ce que j’ai appris depuis, que c’est en quelque sorte se faire le complice des gredins que de contribuer à assurer leur impunité… Et c’est y contribuer que de se taire… Celui-là a rendu un fier service aux fripons qui le premier a dit : « L’honnête homme dupé s’éloigne et ne dit rien !… » L’honnête homme doit parler, au contraire, et signaler aux autres, pour qu’ils l’évitent, le piége où il est tombé.

Il arrive tous les jours que, sous peine de passer pour un personnage sans éducation, on est condamné à subir un récit assommant… On écoute, alors, mais de quel air !…

La baronne avait précisément cet air-là :

– Voilà un sombre préambule ! fit-elle.

M. de Trégars ne releva pas l’interruption.

– De tout temps, poursuivit-il, mon père a paru fort insoucieux de ses affaires ; il devait, pensait-il, cette affectation au nom qu’il portait. Son désordre n’était qu’apparent. Je pourrais citer de lui des traits qui feraient honneur au bourgeois le plus méthodique… Il avait, par exemple, l’habitude de conserver toutes les lettres de quelque importance qu’il recevait… J’en ai retrouvé chez lui douze ou quinze cartons pleins à rompre… Elles étaient soigneusement classées par années, et beaucoup portaient en marge une annotation rappelant en peu de mots quelle réponse y avait été faite…

Étouffant à demi un bâillement :

– C’est, en effet, de l’ordre, ou je ne m’y connais pas, dit la baronne…

– Sur le premier moment, résolu à ne point réveiller le passé, je n’attachai à ces lettres aucune importance, et elles auraient été certainement brûlées, sans un vieil ami de la famille, le comte de Villegré, qui fit porter les cartons chez lui… Mais plus tard, sous l’empire de certaines circonstances qu’il serait trop long de vous dire, je regrettai mon inertie et je songeai que peut-être je trouverais dans cette correspondance de quoi dissiper ou justifier certains soupçons qui m’étaient venus…

– De sorte que, en fils respectueux, vous l’avez lue ?

M. de Trégars, cérémonieusement, s’inclina.

– Je crois, dit-il, que c’est rendre hommage à la mémoire d’un père, que de le venger des impostures dont il a été victime de son vivant… Oui, madame, j’ai lu toute cette correspondance, et avec un intérêt que vous allez comprendre… J’avais déjà très-inutilement dépouillé plusieurs cartons, lorsque dans la liasse de 1852, une année où mon père habitait Paris, des lettres attirèrent mon attention. Elles étaient écrites sur un papier grossier, d’une écriture toute primitive, et fourmillaient de fautes d’orthographe. Elles étaient signées tantôt Phrasie, tantôt marquise de Javelle. Quelques-unes donnaient l’adresse : Rue des Bergers, 3, Paris-Grenelle.

D’un geste familier, Mme de Thaller remontait les épaulettes de sa robe de bal.

– Rue des Bergers, ricana-t-elle, nous voilà en pleine pastorale…

– Ces lettres ne me laissaient aucun doute sur ce qui avait dû se passer… Mon père avait rencontré une ouvrière d’une rare beauté, il s’en était épris, et comme il était tourmenté de la crainte de n’être aimé que pour son argent, il s’était fait passer pour un pauvre employé de ministère…

– Très-touchant, ce petit roman d’amour !… interrompit la baronne.

Mais il n’était pas d’impertinence capable d’altérer le sang-froid de Marius de Trégars.

– Roman, peut-être, dit-il, mais d’argent alors, et non pas d’amour… Cette Phrasie, cette marquise de Javelle, annonce bientôt dans une de ses lettres qu’elle est enceinte, et, en effet, dans le courant de février 1853, elle accouche d’une fille qu’elle confie, écrit-elle, à une de ses parentes qui demeure dans le Midi, près de Toulouse… Ce fut cet événement, sans doute, qui décida mon père à se découvrir. Il avoue qu’il n’est pas un pauvre employé, mais bien le marquis de Trégars, riche de plus de cent mille livres de rentes… Aussitôt le ton de la correspondance change : la marquise de Javelle s’ennuie, rue des Bergers ; les voisins lui reprochent sa faute, son travail lui abîme les mains, qu’elle a charmantes… Résultat : moins de quinze jours après la naissance de sa fille, mon père installe sa jolie maîtresse, 87, rue de Bourgogne, sous le nom de Mme Devil ; elle a un appartement ravissant ; quinze cents francs par mois, des domestiques, une voiture…

Ce n’était plus des marques d’ennui, c’était des signes d’impatience, que donnait Mme de Thaller…

Son geste semblait dire :

– Qu’est-ce que tout cela peut me faire, bon Dieu !

Impassible, M. de Trégars poursuivait :

– Libres désormais de se voir chaque jour, mon père et sa maîtresse cessent de s’écrire. Mais Mme Devil ne perd pas son temps. En moins de huit mois, de février à septembre, elle détermine mon père à disposer, non en sa faveur, elle est bien trop désintéressée pour cela, mais en faveur de leur fille, d’une somme de plus de cinq cent mille francs. En septembre, la correspondance reprend. Mme Devil découvre qu’elle n’est pas heureuse, et l’avoue dans une lettre dont l’écriture meilleure et l’orthographe moins fantaisiste prouvent qu’elle a pris des leçons.

Elle se plaint de sa situation précaire et gémit de n’être qu’une fille entretenue ; l’avenir l’épouvante, elle a soif de considération… Pendant trois mois, c’est l’incessant refrain : elle regrette le temps où elle était ouvrière ; pourquoi a-t-elle été si faible ! Ah ! qu’elle paye cher sa faute ! Puis enfin, dans un billet qui trahit de longs débats et d’orageuses discussions, elle annonce qu’il se présente pour elle un parti inespéré : un galant homme qui, si elle avait seulement deux cent mille francs, lui donnerait son nom et reconnaîtrait sa fille, sa pauvre chère petite fille adorée… Longtemps mon père hésite, sa jolie maîtresse lui tient au cœur… Mais elle le presse si vivement et avec une habileté si rare ; elle lui démontre si bien que ce mariage assurera le bonheur de leur fille, que mon père se résout au sacrifice… Et dans une note, en marge d’une dernière lettre, il écrit qu’il vient de donner deux cent mille francs à Mme Devil, qu’il ne la reverra plus, et qu’il retourne vivre en Bretagne, où il veut, à force d’économies, réparer la brèche qu’il vient de faire à sa fortune…

D’un ton léger :

– Ainsi finissent toutes ces histoires d’amour ! dit Mme de Thaller.

– Pardon !… celle-ci n’est pas finie encore. Pendant de longues années, mon père se tint parole et ne quitta pas notre domaine de Trégars. Mais l’ennui le prit à la longue, au fond de sa solitude ; il revint à Paris… Chercha-t-il à revoir son ancienne maîtresse ? Je ne le crois pas. Je suppose que le hasard les rapprocha, ou plutôt, sachant son arrivée, elle s’arrangea pour le rencontrer sur son chemin. Il la retrouvait plus séduisante que jamais, et d’après ce qu’elle lui écrivait, riche et considérée, car son mari était devenu un personnage. Elle eût été complétement heureuse, ajoutait-elle, s’il lui eût été possible d’oublier l’homme qu’elle avait tant aimé autrefois, qui avait eu les prémices de son cœur, et auquel elle devait sa position…

J’ai cette lettre. L’écriture élégante, le style et la parfaite correction disent mieux que tout les transformations de la marquise de Javelle.

Seulement, elle n’est pas signée. La petite ouvrière est devenue prudente ; elle a beaucoup à perdre, elle craint de se compromettre…

À huit jours de là, par un billet laconique et qu’on jurerait arraché à la passion, elle supplie mon père de la venir voir chez elle.

Il s’y rend. Il y trouve une toute jeune fille qu’il croit être la sienne, et qu’il se met à idolâtrer !…

Et tout est dit. De nouveau il retombe sous le charme, il cesse de s’appartenir ; son ancienne maîtresse peut disposer de sa fortune et de sa volonté !…

Mais voyez le malheur ! Le mari ne s’avise-t-il pas de prendre ombrage des visites de mon père ! Dans une lettre, qui est un chef-d’œuvre de diplomatie, la jeune femme expose ses angoisses. Il a des soupçons, écrit-elle, à quelles extrémités ne se porterait-il pas s’il venait à découvrir la vérité ! Et avec un art infini, elle insinue qu’il est pour mon père un moyen peut-être de justifier sa continuelle présence. Que ne s’associe-t-il avec ce jaloux…

C’est avec un empressement d’enfant que mon père saisit ce moyen unique. Mais il faut de l’argent. Il vend ses propriétés et annonce partout qu’il a de grandes idées financières et qu’il va décupler sa fortune.

Le voilà l’associé du mari de son ancienne maîtresse, lancé dans les spéculations, gérant d’une société. Il croit ses affaires excellentes, il est persuadé qu’il gagne un argent fou. Pauvre honnête homme ! On lui prouve un matin qu’il est ruiné et de plus compromis. Et cela semble si bien la vérité, que j’interviens et que je paye les créanciers. Nous voilà dépouillés, mais l’honneur était sauf. À quelques semaines de là, mon père mourait désespéré…

Avec cet empressement qui trahit la joie d’échapper enfin à un gêneur impitoyable, la baronne de Thaller s’était à demi levée.

Un regard de M. de Trégars la cloua sur son fauteuil, lui glaçant aux lèvres la plaisanterie qui déjà y montait.

– Je n’ai pas achevé ! dit-il d’un ton rude.

Et sans souffrir d’interruption :

– De cette correspondance, reprit-il, résultait la preuve irrécusable, flagrante, d’une intrigue honteuse, depuis longtemps soupçonnée par mon vieil ami le général comte de Villegré. Il devenait évident pour moi, que mon pauvre père avait été joué comme un enfant, par cette maîtresse si jolie et tant aimée, et plus tard dépouillé par le mari de cette maîtresse. Je n’en étais pas plus avancé. Ignorant la vie de mon père et ses relations, les lettres ne me livrant ni un nom ni un détail précis, je ne savais qui accuser. Pour accuser, d’ailleurs, il faut à tout le moins un commencement de preuve matérielle.

La baronne s’était rassise, et tout en elle, la pose, le geste et le mouvement des lèvres semblait dire :

– Vous êtes chez moi, la civilité a ses exigences, je vous subis, mais, en vérité, vous abusez.

Il poursuivait :

– À ce moment, j’étais encore une manière de sauvage, tout préoccupé de mes expériences, ne sortant presque jamais de mon laboratoire… J’étais indigné, je souhaitais ardemment retrouver et punir les misérables qui avaient dupé mon père et qui nous avaient dépouillés ; mais je ne savais comment m’y prendre, ni où chercher des renseignements. L’impunité des misérables était peut-être assurée, sans un brave et digne homme, commissaire de police aujourd’hui, auquel j’ai rendu un léger service autrefois, un soir d’émeute, qu’il était serré de fort près par cinq ou six dangereux chenapans. Je lui exposai ma situation, il s’y intéressa, me promit son concours et me traça ma conduite.

Mme de Thaller s’agitait sur son fauteuil.

– Je vous avouerai, commença-t-elle, que je ne suis pas absolument maîtresse de mon temps ; je suis habillée, comme vous le voyez, et j’ai à sortir…

Si elle avait gardé l’espérance d’ajourner l’explication qu’elle sentait venir, elle dut la perdre, rien qu’à l’accent dont M. de Trégars l’interrompit :

– Vous sortirez demain !…

Et sans se hâter :

– Conseillé comme je viens de vous dire, continua-t-il, et armé de l’expérience d’un homme du métier, je me rendis à Grenelle, au n° 3 de la rue des Bergers. J’y rencontrai de vieilles gens, le contremaître d’une fabrique voisine et sa femme, qui habitaient la maison depuis tantôt vingt-cinq ans. Dès mes premières questions, ils échangèrent un regard et se mirent à rire. Ils se souvenaient, on ne peut mieux, de la marquise de Javelle. C’était, me répondirent-ils, une jeune blanchisseuse très-jolie, qui devait son surnom à sa beauté dédaigneuse, à ses idées ambitieuses et aussi à son état, où l’eau de javelle joue un rôle considérable. Elle avait demeuré pendant dix-huit mois sur le même palier qu’eux, et ils lui avaient connu un amant qui se faisait passer pour un employé, mais qui, d’après ce qu’elle leur avait confié, devait être un grand seigneur immensément riche, dont elle espérait tirer bon parti. Ils ajoutaient qu’elle était accouchée d’une fille, et que même ils l’avaient soignée pendant ses couches. Mais la semaine suivante, la mère et l’enfant avaient disparu, et jamais plus ils n’en avaient entendu parler…

M. de Trégars s’arrêta, et après une pause :

– Par ces vieilles gens, reprit-il, j’ai su que la marquise de Javelle s’appelait de son vrai nom Euphrasie Taponnet, qu’elle était de Paris et n’avait pas de parents près de Toulouse. Lorsque je les ai quittés, ils m’ont dit : « Si vous connaissez Phrasie, vous n’avez qu’à lui parler du père et de la mère Chandour, et elle se rappellera bien de nous, allez !… »

Pour la première fois, Mme de Thaller eut un tressaillement. Mais ce fut presque imperceptible.

– De Grenelle, poursuivait M. de Trégars, c’est rue de Bourgogne, 87, que je me rendis. Je jouais de bonheur : la concierge y était la même qu’en 1853. Aussitôt je lui parlai de Mme Devil, elle me répondit qu’elle l’avait si peu oubliée qu’elle la reconnaîtrait entre mille. C’était, déclarait-elle, une des plus jolies petites dames qu’elle eût vues, et jamais en sa vie de portière, elle n’avait rencontré une locataire aussi généreuse. Je compris. Et moyennant deux louis que je lui donnai, cette femme m’apprit tout ce qu’elle savait. Cette jolie Mme Devil, qui était une fine mouche, me dit-elle, avait non pas un amant, mais deux : l’un en titre, qu’elle affichait, qui était le maître et l’officier payeur ; l’autre anonyme, qu’elle cachait, qui s’esquivait par l’escalier de service, et qui ne payait pas, lui, bien au contraire. Le premier, la recette, s’appelait le marquis de Trégars. Du second, la dépense, la concierge n’avait jamais su que le prénom : Frédéric… J’insistai pour savoir ce qu’était devenue Mme Devil, et j’appuyai mon insistance d’une nouvelle pièce de vingt francs. Mais la portière me jura ses grands dieux qu’elle l’ignorait absolument.

Un beau matin, telle qu’une personne qui s’expatrie ou qui veut faire perdre ses traces, Mme Devil avait envoyé chercher un marchand de meubles et une marchande à la toilette, et elle leur avait vendu tout ce qu’elle possédait : son mobilier, son linge et jusqu’à ses nippes. En moins d’une heure, le marché avait été conclu, et elle était partie n’emportant que ses bijoux et son argent dans un petit sac de cuir…

Si la baronne de Thaller suait dans son corset, sous son harnais de bal, elle n’en faisait pas moins bonne contenance encore.

Après l’avoir considérée un moment avec une sorte de curiosité avide, Marius de Trégars reprit :

Lorsque je fis part de ces renseignements au commissaire de police, mon ami, il hocha la tête : « Il y a deux ans, dit-il, je vous aurais répondu : En voilà plus qu’il n’en faut et nous tenons nos gens, car les registres de l’état civil nous livreront le dernier mot de cette énigme à demi déchiffrée. Mais nous avons eu la guerre et la Commune, et les registres de l’état civil ont été incendiés… Cependant, il ne faut pas perdre courage : un dernier espoir me reste et je sais un homme capable de le réaliser. »

Dès le surlendemain, en effet, il me mit en rapport avec un brave garçon nommé Victor Chupin, en qui je pouvais avoir la plus entière confiance, car il m’était recommandé par un des hommes que j’aime et que j’estime le plus : le duc de Champdoce. Renonçant du premier coup à s’adresser aux mairies, Victor Chupin avec une patience et une ténacité de sauvage suivant une piste, se mit à battre les quartiers de Grenelle, de Vaugirard et des Invalides. Et ce ne fut pas en vain. Après huit jours d’investigations, il m’amena une sage-femme, demeurant rue de l’Université, laquelle se rappelait très-bien avoir accouché autrefois une jeune fille remarquablement jolie, demeurant rue des Bergers, et surnommée la marquise de Javelle.

C’était même ce surnom singulier qui avait fixé sa mémoire. Et comme c’était une femme d’ordre et qui, de tout temps, avait tenu un compte fort exact de ses recettes, elle m’apporta un petit registre où je lus : « Accouchement d’Euphrasie Taponnet, dite la marquise de Javelle, une fille, reçu cent francs… » Et ce n’est pas tout. Cette sage-femme m’apprit qu’elle avait été chargée de présenter l’enfant à la mairie, et qu’elle l’y avait déclarée sous les noms d’Euphrasie-Césarine Taponnet, née d’Euphrasie Taponnet, blanchisseuse, et d’un père inconnu. Enfin, persuadée que mes démarches avaient pour objet une reconstitution d’état civil, elle mettait à ma disposition et son livre de comptes et son témoignage…

Bandée outre mesure, l’énergie de la baronne commençait à la trahir, elle blêmissait sous sa poudre de riz.

Toujours du même accent glacé :

– Vous devez le comprendre, disait Marius de Trégars, le témoignage de cette sage-femme, joint aux lettres que je possède, me met à même d’établir devant un tribunal la date exacte de la naissance d’une fille que mon père a eue de sa maîtresse. Ce n’est cependant rien encore. Avec une ardeur nouvelle, Victor Chupin avait repris ses investigations ; il s’était mis à dépouiller les registres de mariages de toutes les paroisses de Paris, et dès la semaine suivante, il découvrait à Notre-Dame-de-Lorette l’acte de mariage de demoiselle Euphrasie Taponnet et du sieur Frédéric de Thaller…

Encore bien qu’elle dût s’attendre à ce nom, la baronne se dressa d’un bloc, livide, l’œil hagard…

– C’est faux !… commença-t-elle d’une voix étranglée.

Un sourire d’ironique pitié effleurait les lèvres de Marius.

– Cinq minutes de réflexion vous prouveront qu’il est inutile de nier, interrompit-il… Mais attendez : sur le livre des baptêmes de cette même église, Victor Chupin a trouvé enregistré le baptême d’une fille du sieur et de la dame de Thaller, d’une fille qui porte les mêmes prénoms que la première : Euphrasie-Césarine.

Convulsivement, la baronne haussait les épaules. Accablée par l’évidence, elle essayait encore de payer d’audace…

– Qu’est-ce que cela prouve ?… dit-elle.

– Cela prouve, madame, l’intention bien arrêtée de substituer un enfant à l’autre ; cela prouve qu’on a impudemment trompé mon père, lorsqu’on lui a fait croire que la seconde Césarine était sa fille, la fille en faveur de laquelle autrefois il avait disposé de plus de cinq cent mille francs… Cela prouve qu’il y a de par le monde une malheureuse que sa mère, la marquise de Javelle, devenue la baronne de Thaller, a lâchement abandonnée…

Éperdue de colère et de peur :

– Vous en avez menti ! s’écria la baronne.

M. de Trégars s’inclina.

– La preuve que je dis vrai, fit-il froidement, je la trouverai à Louveciennes, et à l’Hôtel des Folies, boulevard du Temple, à Paris.

La nuit venait : un valet de pied entra, apportant des lampes qu’il posa sur la cheminée.

En tout, il ne resta pas une minute dans le petit salon bouton d’or, mais cette minute suffit à la baronne de Thaller pour ressaisir son sang-froid et rassembler ses idées.

Lorsque le valet se retira, elle avait pris un parti, avec cette promptitude des gens accoutumés aux situations extrêmes ; elle renonçait à discuter.

Se rapprochant de M. de Trégars :

– Assez d’allusions comme cela, reprit-elle, parlons-nous franc et en face. Que voulez-vous ?

Mais le changement était trop brusque pour n’éveiller pas les défiances de Marius.

– J’exige beaucoup de choses, répondit-il.

– Encore faut-il spécifier.

– Eh bien ! je réclame d’abord les cinq cent mille francs dont mon père avait disposé en faveur de sa fille, de la fille que vous avez abandonnée…

– Et ensuite ?

– Je veux de plus la fortune de mon père et la mienne, cette fortune dont M. de Thaller, avec votre assistance, nous a dépouillés…

– Est-ce au moins tout ?

M. de Trégars secoua la tête.

– Ce n’est rien encore, répondit-il.

– Oh !…

– Il nous reste à nous occuper des affaires de Vincent Favoral.

Un avoué qui débat les intérêts d’un client dont il se soucie peu, n’est ni plus calme ni plus froid que ne l’était en ce moment Mme de Thaller.

– Les affaires du caissier de mon mari me regardent donc ? fit-elle avec une nuance d’ironie.

– Beaucoup, oui, madame.

– Je suis bien aise de l’apprendre.

– Moi, je le sais de source certaine, parce qu’en revenant de Louveciennes, je me suis rendu rue du Cirque, où j’ai parlé à une demoiselle Zélie Cadelle.

Il pensait qu’à ce nom la baronne aurait au moins un tressaillement. Point. D’un air de profonde surprise :

– Rue du Cirque, répéta-t-elle, comme si elle eût fait un prodigieux effort de mémoire, rue du Cirque !… Zélie Cadelle !… Décidément, je ne comprends pas.

Mais au coup d’œil que lui jeta M. de Trégars, elle dut comprendre qu’elle ne lui arracherait pas aisément les détails qu’il s’était promis de taire.

– Je crois au contraire, prononça-t-il, que vous comprenez admirablement.

– Si vous y tenez, soit ! Que demandez-vous pour Favoral…

– Je demande, non pour Favoral, mais pour les actionnaires, impudemment dupés, les douze millions qui manquent à la caisse du Crédit mutuel.

Mme de Thaller éclata de rire.

– Rien que cela ? fit-elle.

– Oui, rien que cela.

– Eh bien ! mais il me semble que c’est à M. Favoral qu’il faut présenter vos réclamations. Vous avez le droit de courir après.

– C’est inutile…

– Cependant…

– Par la raison que ce n’est pas lui, le pauvre fou, qui a emporté les millions…

– Qui donc les a ?

– M. le baron de Thaller, sans doute.

De cet accent de pitié qu’on prend pour répondre à une proposition absurde :

– Vous êtes fou, mon pauvre marquis, dit Mme de Thaller.

– Vous ne le pensez pas.

– Si c’était mon dernier mot, cependant ?

Il arrêta sur elle un regard où elle put lire une détermination irrévocable, et lentement :

– J’ai horreur du scandale, répondit-il, et, comme vous le voyez, je cherche à tout arranger sans bruit, sous le manteau de la cheminée, entre nous. Mais si je n’obtiens rien ainsi, je m’adresserai aux tribunaux.

– Et des preuves ?

– Soyez tranquille, j’en puis fournir à toutes mes allégations.

Nonchalamment la baronne s’était allongée sur un fauteuil.

– Peut-on les connaître ? demanda-t-elle.

Cette imperturbable assurance de Mme de Thaller finissait par inquiéter Marius. Qu’espérait-elle ? Entrevoyait-elle donc une issue à une situation en apparence si désespérée ?

Résolu à lui prouver qu’elle était perdue et qu’elle n’avait plus qu’à se rendre :

– Oh ! je sais, madame, reprit-il, que vos précautions sont bien prises. Mais quand la Providence s’en mêle, voyez-vous, la prudence humaine est bien peu de chose. Voyez plutôt ce qui arrive, pour votre première fille, celle que vous avez eue quand vous n’étiez encore que la marquise de Javelle.

L’ayant abandonnée avec des maraîchers de Louveciennes, auxquels vous aviez eu la prévoyance de ne pas donner votre nom, vous pensiez en être à tout jamais débarrassée, et lorsque mon père vous retrouvait, après des années de séparation, c’est sans l’ombre d’un soupçon qu’il acceptait comme sienne Mlle Césarine… Mais voilà qu’un jour, près de la porte Saint-Martin, votre voiture renverse une pauvre servante, qui s’en allait dans Paris en quête d’une place qui lui donnât du pain… et il se trouve que cette malheureuse est votre première fille, celle à laquelle mon père, sur vos instances, avait assuré un capital de cinq cent mille francs. Vous en êtes-vous doutée sur le moment ?

Je ne crois pas, car très-certainement, en ce cas, vous n’eussiez pas laissé votre adresse à un des sergents de ville témoins de l’accident. Mais à quelques jours de là, cette malheureuse vous ayant adressé de l’hôpital, où on l’avait transportée, une touchante supplique où elle vous racontait toute son histoire, vous n’avez plus eu de doutes. En ne répondant pas, vous espériez que tout serait dit. Non. À quelques mois de là, elle se présentait ici, l’infortunée, M. de Thaller l’apercevait, il la devinait sous ses haillons, à sa ressemblance avec moi, et aussitôt, dans son trouble, il lui donnait tout l’argent qu’il avait sur lui et recommandait à ses laquais de la chasser, si jamais elle se présentait.

Mais de cet instant, c’en était fait de votre sécurité, madame, et de celle de M. de Thaller. Vous compreniez qu’il suffisait d’un hasard pour que cette malheureuse découvrît qui elle était et se dressât soudainement, réclamant sa fortune. Aussi, pour la faire disparaître, avez-vous tenté l’impossible. C’est un homme à vous, que vous lui dépêchez d’abord, et qui essaye de l’entraîner à New-York. Vous vous disiez : « Quand elle sera en Amérique, elle n’en reviendra pas. » Malheureusement pour votre tranquillité, les promesses les plus éblouissantes ne la décident pas à quitter Paris.

Vous cherchez autre chose alors, et l’idée vous vient de la signaler à la préfecture de police, au bureau des mœurs, espérant ainsi la pousser à l’abîme et qu’elle roulera si bas que ce sera comme si elle était morte. On l’arrête, en effet, et elle serait perdue, sans un honnête homme, un officier de paix, qui prend en pitié sa jeunesse, qui s’assure qu’elle a été misérablement calomniée et qui la sauve. C’est une tentative avortée. Et comme il est des pentes fatales, et sur lesquelles il est impossible de se retenir, vous finissez par mettre un couteau aux mains d’un vil assassin, que vous envoyez, de nuit, au coin d’une ruelle déserte, attendre votre fille. Cette fois encore, elle est miraculeusement préservée.

Allez-vous pardonner ? Non. Au lendemain de la Commune, vous la dénoncez ; on la jette avec d’immondes pétroleuses dans les prisons de Versailles, et sans un ami dévoué, elle serait en Calédonie, à cette heure, ou au fond de quelque prison centrale…

Il s’arrêta, attendant une réponse, une protestation.

Et Mme de Thaller se taisant :

– Vous me regardez, madame, reprit-il, et vous vous demandez comment j’ai pu découvrir tout cela. Un mot vous l’expliquera. L’officier de paix qui a sauvé votre fille et qui depuis a veillé sur elle, est celui précisément auquel il m’a été donné de rendre un service autrefois. En complétant les uns par les autres nos renseignements, nous sommes arrivés jusqu’à la vérité, jusqu’à vous, madame… Reconnaissez-vous maintenant que j’ai plus de preuves qu’il n’en faut pour m’adresser à la justice ?…

Qu’elle le reconnût ou non, elle ne daigna pas discuter.

– Après ? fit-elle froidement.

Mais M. de Trégars était trop sur ses gardes pour s’exposer, en continuant de la sorte, à livrer le secret de ses desseins.

Et d’ailleurs, s’il était absolument fixé quant aux manœuvres employées pour dépouiller son père, il n’en était encore qu’aux présomptions pour ce qui concernait Vincent Favoral.

– Permettez-moi de n’ajouter plus un mot, madame, répondit Marius. Je vous en ai dit assez pour vous mettre à même de juger de la valeur de mes armes…

Elle dut sentir qu’elle ne le ferait pas changer d’avis, car elle se leva.

– Il suffit, prononça-t-elle. Je vais réfléchir, et, demain, je vous rendrai une réponse…

Elle se disposait à sortir, mais vivement M. de Trégars se jeta entre elle et la porte.

– Excusez-moi, dit-il ; mais ce n’est pas demain qu’il me faut une réponse, c’est ce soir, à l’instant…

Ah !… si elle eût pu l’anéantir d’un regard.

– Mais c’est de la violence ! fit-elle d’une voix qui trahissait l’incroyable effort qu’elle faisait pour se maîtriser…

– Elle m’est imposée par les circonstances, madame…

– Vous seriez moins exigeant, si mon mari était là…

Il devait être à portée d’entendre, car brusquement la porte s’ouvrit et il parut sur le seuil.

Il est des gens pour lesquels l’imprévu ne compte pas, que nul événement ne saurait déconcerter. Ayant tout risqué, ils s’attendent à tout.

Tel était le baron de Thaller.

D’un coup d’œil sagace, il examina sa femme et M. de Trégars, et d’un ton de cordiale bonhomie :

– On n’est donc pas d’accord, ici ! fit-il.

– Heureusement te voilà ! s’écria la baronne.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Il y a que M. de Trégars abuse odieusement de certaines misères de notre passé…

M. de Thaller riait.

– Voilà bien l’exagération des femmes ! dit-il.

Et tendant la main à Marius :

– Je vais faire votre paix, mon cher marquis, ajouta-t-il, c’est dans mes attributions de mari…

Mais, au lieu de prendre cette main qui lui était tendue, M. de Trégars recula.

– Il n’est plus de paix possible, monsieur, je suis un ennemi…

Si la stupeur de M. de Thaller n’était pas réelle, elle était merveilleusement jouée.

– Un ennemi ! répéta-t-il.

– Oui, interrompit la baronne, et il faut que je te parle à l’instant, Frédéric. Viens, M. de Trégars t’attendra…

Et elle entraîna son mari dans la pièce voisine, non sans adresser à Marius un regard où étincelait la haine triomphante.

Resté seul, M. de Trégars s’assit.

Loin de le contrarier, cette soudaine intervention du directeur du Crédit mutuel lui paraissait un coup de fortune. Elle lui épargnait une explication plus pénible encore que la première, et ce supplice d’avoir à confondre un misérable en lui prouvant son infamie.

– Et d’ailleurs, pensait-il, quand le mari et la femme se seront consultés, ils reconnaîtront qu’il n’y a pas à lutter et que mieux vaut se rendre.

La délibération fut courte.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées quand M. de Thaller reparut, seul. Il était pâle, et son visage exprimait bien cette douleur de l’honnête homme qui reconnaît trop tard qu’il a mal placé sa confiance.

– Ma femme m’a tout dit ! monsieur, commença-t-il…

M. de Trégars s’était levé.

– Eh bien ? interrogea-t-il.

– Vous me voyez navré. Ah ! monsieur le marquis, devais-je m’attendre à cela de vous ? Comment imaginer qu’un jour viendrait où vous regretteriez votre conduite si noble et si désintéressée lors de la mort de votre père ? C’est cette conduite cependant qui vous avait valu mon estime. Car je vous estimais, monsieur, et beaucoup, et il me semble vous l’avoir prouvé lorsque M. Marcolet vous présenta chez moi. Rappelez-vous l’accueil que je vous fis et mon empressement à vous ouvrir ma maison et à vous faire asseoir à ma table ! C’est que je savais combien votre situation était précaire, depuis l’abandon que vous aviez fait de tous vos biens. C’est que dès lors je cherchais un moyen de réparer l’injustice de la fortune à votre égard…

Décidément, M. de Thaller se posait en bienfaiteur méconnu, et pour bien peu il eût accusé Marius de la plus noire ingratitude.

Toujours du même ton paterne :

– Ce moyen, poursuivit-il, je l’avais trouvé : c’était de vous donner ma fille, avec une dot assez ronde pour vous permettre de porter brillamment votre nom. Et je pensais que vous aviez pénétré mes intentions. Et je me réjouissais en constatant que ma fille n’était pas insensible à vos assiduités…

Il était hardi de parler des assiduités de Marius qui, de tout temps, s’était étudié à garder près de Mlle Césarine une réserve glacée.

– Ainsi donc, continuait le baron, j’avais le droit de vous croire et je vous croyais mon ami. Et c’est vous cependant qui, au lendemain du malheur qui me frappe, essayez de me porter le coup de grâce. C’est vous qui voudriez m’écraser sous des calomnies ramassées au ruisseau…

D’un geste, M. de Trégars l’arrêta.

– Pour que vous prononciez ce mot de calomnie, il faut que Mme de Thaller ne vous ait pas rapporté exactement mes paroles…

– Elle me les a rapportées sans y rien changer.

– C’est qu’alors elle ne vous a pas dit la valeur des preuves que j’ai entre les mains…

Le baron persistait, eût dit Mlle Césarine, à « la faire à l’attendrissement. »

– Il n’est guère de famille, reprit-il, où il ne se trouve quelqu’un de ces secrets douloureux qu’on s’efforce de dérober à la méchanceté du monde. Il en est un, dans la mienne : oui, c’est vrai, ma femme avant notre mariage avait eu une fille que la misère l’avait forcée d’abandonner… Depuis, tout ce qui est humainement possible, nous l’avons fait pour retrouver cette enfant, mais nos efforts sont demeurés stériles. C’est un grand malheur et qui a pesé sur toute notre vie, ce n’est pas un crime. Si pourtant vous croyez qu’il soit de votre intérêt de divulguer notre secret et de déshonorer une femme, libre à vous, je ne puis vous en empêcher. Mais je vous le déclare, ce fait est tout ce qu’il y a de réel parmi vos accusations. Votre père, dites-vous, a été dupé et dépouillé. De qui vous est venue cette idée ?

De Marcolet, sans doute, un homme taré, devenu mon ennemi mortel depuis le jour où, jouant au fin avec moi, il ne s’est pas trouvé le plus fin ? De Costeclar, peut-être, qui ne me pardonne pas de lui avoir refusé ma fille et qui me hait parce que je sais qu’il a fait des faux, autrefois, et qu’il serait au bagne sans l’excessive indulgence de votre père ? Eh bien ! Costeclar et Marcolet vous ont trompé. Si le marquis de Trégars s’est ruiné, c’est qu’il avait entrepris un métier qu’il ignorait, et qu’il a spéculé à tort et à travers. On perd très-vite une fortune sans que les voleurs y soient pour rien.

Quant à prétendre que j’ai profité des détournements de mon caissier, c’est inepte, et il ne peut y avoir à le soutenir que Jottras et Saint-Pavin, deux mauvais drôles que dix fois j’ai eu l’occasion d’envoyer en police correctionnelle et qui étaient les complices de Favoral. La justice d’ailleurs est saisie de l’affaire, et je prouverai au grand jour de l’audience, comme je l’ai prouvé dans le cabinet du juge d’instruction, que pour sauver le Crédit mutuel, j’ai sacrifié plus de la moitié de ma fortune…

Impatienté par ce plaidoyer dont le but manifeste était de l’amener à discuter et à se découvrir :

– Concluez, monsieur, interrompit durement M. de Trégars.

Toujours du même ton placide :

– Conclure est aisé, répondit le baron. Vous allez, m’a dit ma femme, épouser une jeune fille que vous aimez, la fille de mon ancien caissier, qui est d’une exquise beauté, mais qui n’a pas le sou… Il lui faudrait une dot…

– Monsieur !…

– Jouons cartes sur table. Je suis dans une passe difficile. Vous savez ma situation et vous voulez l’exploiter… Eh bien ! nous pouvons nous entendre… Que diriez-vous si je donnais à Mlle Gilberte la dot que je destinais à ma fille…

Tout le sang de M. de Trégars lui sauta à la face.

– Ah ! plus un mot ! s’écria-t-il avec un geste d’une violence inouïe.

Mais se maîtrisant presque aussitôt :

– Je veux, ajouta-t-il, la fortune de mon père ; je veux que vous remettiez dans la caisse du Crédit mutuel les douze millions qui y ont été volés…

– Sinon ?

– Je m’adresserai à la justice.

Ils restèrent un moment face à face, les yeux dans les yeux, puis :

– Avez-vous réfléchi ? demanda M. de Trégars.

Sans soupçonner peut-être que son offre était une nouvelle injure :

– J’irai jusqu’à quinze cent mille francs, répondit M. de Thaller…, et je paie comptant.

– C’est votre dernier mot ?

– Oui.

– Si je porte plainte, avec les preuves que je puis fournir, vous êtes perdu…

– C’est ce que nous verrons.

Insister eût été puéril.

– Soit nous verrons ! dit M. de Trégars.

Et il sortit, et en remontant dans son fiacre qui l’attendait à la porte de l’hôtel, il se demandait d’où pouvait venir l’assurance du baron de Thaller, et s’il ne s’était pas trompé dans ses conjectures…

Il allait être huit heures, et Maxence, Mme Favoral et Mlle Gilberte devaient l’attendre avec une fiévreuse impatience ; mais il n’avait rien pris depuis le matin, il se fit arrêter devant un des restaurants du boulevard.

Il venait de se faire servir à dîner, quand à la table voisine vint s’asseoir un homme d’un certain âge déjà, mais alerte et vigoureux encore, à tournure militaire, portant moustache et la boutonnière pavoisée d’ordres multicolores.

En moins d’un quart d’heure M. de Trégars eut expédié un potage et une tranche de bœuf, et il se hâtait de sortir, lorsque son pied, sans qu’il pût s’expliquer comment, heurta le pied du dîneur son voisin.

Bien persuadé que la faute ne venait pas de lui, il s’empressa néanmoins de s’excuser, mais le dîneur se mit à se fâcher tout rouge, et si haut que tout le monde se retournait…

Si agacé qu’il fût, Marius renouvela ses excuses…

Mais l’autre, pareil à ces poltrons qui croient avoir trouvé plus poltron qu’eux, s’était dressé et se répandait en injures grossières.

M. de Trégars levait le bras pour lui infliger la correction méritée, lorsque soudain se représenta à son esprit la scène du grand salon de l’hôtel de Thaller. Il revit, comme dans la glace, l’homme de mauvaise mine écoutant d’un air inquiet les propositions de Mme de Thaller et se mettant ensuite à écrire…

– C’est cela ! s’écria-t-il, éclairé par une foule de circonstances, qui, sur le moment, lui avaient échappé.

Et sans plus réfléchir, saisissant son adversaire à la gorge, il le renversa, les reins sur la table, le maintenant du genou.

– Je suis sûr qu’il a la lettre sur lui, disait-il aux gens qui l’entouraient.

Et en effet, de la poche de côté du misérable, il tira une lettre qu’il déplia et qu’il se mit à lire à haute voix :

« Je vous attends, mon cher commandant ; arrivez vite, car la chose presse. Il s’agit de faire tenir tranquille un monsieur gênant, ce sera pour vous l’affaire d’un coup d’épée, et pour nous l’occasion de partager une somme assez ronde… »

– Et voilà pourquoi il me provoquait, ajouta M. de Trégars.

Deux garçons s’étaient emparés du misérable, qui se débattait furieusement ; et on parlait de le livrer aux sergents de ville…

– À quoi bon !… fit Marius, j’ai sa lettre, cela suffit, la police saura bien où le prendre…

Et l’homme ayant été lâché, M. de Trégars regagna son fiacre :

– Rue Saint-Gilles, commanda-t-il au cocher, et bon train s’il se peut !…

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