Rue Saint-Gilles, les heures se traînaient lentes et mornes…
Après le départ de Maxence courant au rendez-vous de M. de Trégars, Mme Favoral et sa fille étaient restées seules avec M. Chapelain et avaient eu à subir le flot de sa colère et de ses interminables doléances.
C’était certes un homme excellent que l’ancien avoué, et trop juste pour faire retomber sur Mlle Gilberte et sa mère la responsabilité des actes de Vincent Favoral. Il ne mentait pas lorsqu’il leur affirmait avoir pour elles une affection sincère et qu’elles pouvaient compter sur son dévouement. Mais il perdait cent soixante mille francs, et quand on perd une si grosse somme on est de méchante humeur et peu disposé à l’optimisme.
Le plus cruel ennemi des pauvres femmes les eût moins impitoyablement torturées que cet ami dévoué.
Il ne leur épargna pas un détail attristant de cette réunion de la rue du Quatre-Septembre d’où il sortait. Il leur exagérait l’assurance superbe du directeur du Crédit mutuel, et la bénignité confiante des actionnaires.
– Ce baron de Thaller, leur disait-il, est bien le plus impudent drôle et le plus habile gredin que j’aie vu en ma vie. Il s’en tirera, vous verrez, les chausses nettes et les poches pleines. Qu’il ait ou non des complices, Vincent sera le bouc émissaire, il faut en faire notre deuil…
Son intention formelle était de consoler Mme Favoral et Mlle Gilberte. Il eût juré de les désespérer qu’il ne s’y fût pas pris autrement.
– Pauvres femmes ! ajoutait-il, qu’allez-vous devenir ! Maxence est un bon et loyal garçon, j’en suis sûr, mais si faible, si étourdi, si avide de plaisir !… Il a déjà bien du mal à se tirer seul d’affaire. De quel secours vous sera-t-il ?
Puis venaient les conseils :
Mme Favoral, déclarait-il, ne devait pas hésiter à demander une séparation que le tribunal lui accorderait certainement. Faute de cette précaution, elle resterait toute sa vie sous le coup des dettes de son mari, et incessamment exposée aux avanies des créanciers.
Et toujours son refrain était :
– Qui jamais se fût attendu à cela de Vincent !… Un ami de vingt ans !… Cent soixante mille francs ! À qui se fier désormais !
De grosses larmes roulaient silencieusement le long des joues flétries de Mme Favoral.
Mais Mlle Gilberte était de celles pour qui la pitié d’autrui est le pire malheur et la plus poignante souffrance.
Vingt fois elle fut sur le point de s’écrier :
– Réservez votre compassion, monsieur, nous ne sommes ni si à plaindre ni si abandonnées que vous le pensez… Notre malheur nous a révélé un ami véritable, qui ne parle pas, lui, qui agit…
Enfin, comme midi sonnait, M. Chapelain se retira, en annonçant qu’il reviendrait le lendemain savoir des nouvelles et apporter encore des consolations.
– Enfin, Dieu merci ! nous voilà seules ! dit Mlle Gilberte à sa mère.
Elles n’eurent pas la paix pour cela.
Si grand qu’eût été le bruit du désastre de Vincent Favoral, il n’avait pas éveillé sur le coup tous les gens qui lui avaient confié leurs économies. Tant que dura le jour il y eut, pendus à la sonnette, des créanciers prévenus tardivement.
Ils entraient, malgré la servante, rouges de colère, promenant de tous côtés des regards avides, comme s’ils eussent cherché un gage à emporter.
Tous voulaient voir M. Favoral, prétendant qu’il devait être caché quelque part dans la maison, qu’ils le savaient de source sûre, et en se retirant, ils proféraient des injures grossières et toutes sortes de menaces.
Puis le papier timbré pleuvait.
La vieille portière, qui ne se fût pas dérangée pour une lettre pressée, retrouvait ses jambes de vingt ans pour monter les sommations que les huissiers apportaient par trois et quatre à l’heure.
Mme Favoral en perdait tout courage :
– Quelle honte !… gémissait-elle. Sera-ce donc toujours ainsi désormais !
Et elle s’épuisait en conjectures inutiles sur les causes de la catastrophe, cherchant dans le passé les indices qui eussent dû la prévenir et qu’elle n’avait pas discernés.
Car elle était superstitieuse, comme toutes les âmes faibles dont le malheur a brisé les ressorts et qui jamais n’ont essayé de réagir contre la destinée.
Elle rappelait que le mois d’avril lui avait de tout temps été funeste, et que c’était toujours un samedi qu’elle avait eu ses grands sujets d’affliction.
C’était un samedi qu’elle avait perdu sa mère, un samedi qu’elle avait été mariée, un samedi qu’elle avait vu M. de Thaller pour la première fois et que Vincent Favoral était entré au Crédit mutuel…
Tels étaient l’affaissement de son esprit et le désordre de sa pensée, qu’elle ne savait plus qu’espérer ni que craindre, et que d’une minute à l’autre elle souhaitait les choses les plus contradictoires.
Elle eût voulu savoir son mari en sûreté à l’étranger, et cependant elle se fût estimée moins malheureuse si elle l’eût su caché près d’elle, dans Paris. Il avait eu bien raison, disait-elle, de s’enfuir, et néanmoins elle en était à envier le sort de ces pauvres femmes dont le mari est à Mazas et qui obtiennent la permission de le visiter plusieurs fois la semaine.
Et obstinément les mêmes questions lui revenaient aux lèvres :
– Où est-il en ce moment ? que fait-il ? à quoi pense-t-il ? Comment a-t-il l’affreux courage de nous laisser sans nouvelles ? Est-il possible que ce soit une femme qui l’ait poussé à l’abîme ?… Et si oui, quelle est cette femme ?…
Bien autres étaient les pensées de Mlle Gilberte…
Le grand malheur qui atteignait sa famille venait d’amener la brusque réalisation de ses espérances. La catastrophe de son père lui avait donné l’occasion d’éprouver l’homme qu’elle aimait et de le trouver supérieur à ce qu’elle eût osé rêver. Le nom de Favoral était à jamais flétri, mais elle allait être la femme de Marius, la marquise de Trégars…
Et dans la candeur de son honnêteté, elle s’accusait de ne pas prendre assez de part à la douleur de sa mère, et elle s’indignait de sentir au dedans d’elle-même des tressaillements de joie…
– Où est Maxence, demandait cependant Mme Favoral, où est M. de Trégars ? Comment ne nous ont-ils rien dit de leurs démarches…
– Ils rentreront sans doute pour dîner, répondait Mlle Gilberte.
C’était si bien sa conviction, qu’elle avait donné des ordres à la servante pour que le dîner fût un peu meilleur que de coutume, et tout ce qu’elle avait de sang lui affluait au cœur à l’idée qu’elle allait être bientôt assise près de Marius, entre sa mère et son frère.
Vers six heures, un violent coup de sonnette retentit.
– C’est lui ! fit la jeune fille, en se levant toute palpitante.
Non. C’était encore la portière. Elle apportait, cette fois, une assignation qui enjoignait à Mme Favoral, sous les peines édictées par la loi, d’avoir à se présenter le lendemain, à une heure précise, devant le juge d’instruction Barban d’Avranchel, en son cabinet, au Palais-de-Justice.
La pauvre femme faillit se trouver mal.
– Vincent serait-il arrêté ? balbutia-t-elle.
Et tout de suite :
– Que veut de moi ce juge ? ajouta-t-elle. Il devrait être défendu d’appeler en témoignage une femme contre son mari, des enfants contre leur père…
– M. de Trégars te dira comment répondre, maman, fit Mlle Gilberte.
Mais sept heures sonnèrent, puis huit heures, ni M. de Trégars, ni Maxence ne paraissaient.
L’inquiétude s’emparait de la mère et de la fille, quand enfin, un peu avant neuf heures, elles entendirent des pas dans l’antichambre.
Marius de Trégars parut presque aussitôt.
Il était pâle, et son visage portait les traces des écrasantes fatigues de la journée, des soucis qui l’agitaient et des réflexions que lui avait inspirées la provocation dont il avait failli être dupe l’instant d’avant.
– Maxence n’est pas ici ? demanda-t-il tout d’abord.
– Nous ne l’avons pas vu, répondit Mlle Gilberte.
Il parut si surpris que Mme Favoral, épouvantée, se dressa.
– Qu’est-ce encore, mon Dieu ! s’écria-t-elle.
– Rien, madame, dit M. de Trégars, rien qui doive vous inquiéter. Forcé il y a une couple d’heures de me séparer de Maxence, je lui avais donné rendez-vous ici… S’il n’y est pas, c’est qu’il aura été retenu… je sais où, et je vous demande la permission d’y courir…
Il sortit, en effet, mais Mlle Gilberte le suivit dans l’antichambre, et lui prenant la main :
– Que vous êtes bon, commença-t-elle, et comment vous remercier jamais…
Il l’arrêta :
– Oh ! vous ne me devez pas de remercîments, ma bien-aimée, car il y a dans mon fait plus d’égoïsme que vous ne croyez. C’est ma cause encore plus que la vôtre que je défends… Du reste, tout va bien, ayez confiance !…
Et sans vouloir s’expliquer davantage, il reprit sa course.
C’est qu’en effet il croyait bien savoir où retrouver Maxence. Il ne doutait pas que Maxence en le quittant n’eût couru à l’Hôtel des Folies, rendre compte à Mlle Lucienne des démarches de la journée. Et s’il était contrarié qu’il s’y fût attardé, à la réflexion il ne s’en étonnait pas.
C’est donc à l’Hôtel des Folies qu’il se rendait. Maintenant qu’il avait démasqué ses batteries et engagé la lutte, il ne lui déplaisait pas de se trouver en face de Mlle Lucienne.
En moins de cinq minutes il eut atteint le boulevard du Temple.
Devant l’étroit couloir des honorables époux Fortin, une douzaine de badauds stationnaient et causaient le nez en l’air.
M. de Trégars s’avança, prêtant l’oreille.
– C’est un épouvantable accident, disait l’un, une si jolie fille, toute jeune !…
– Moi, déclarait un autre, c’est le cocher que je plains, car enfin, si cette jolie coquine était dans cette voiture, c’était pour son plaisir, tandis que le pauvre cocher faisait son état, lui !…
De tout temps le Parisien a été curieux et quelque peu badaud.
Huit jours après qu’une femme s’est jetée par la fenêtre, il y a encore des groupes devant la maison, des gens qui restent des heures, plantés sur leurs jambes, mesurant de l’œil la hauteur de l’étage, tâtant le pavé du bout de leur canne et épiloguant sur les circonstances du drame.
M. de Trégars savait cela, mais un pressentiment confus lui serrait le cœur.
S’adressant à l’un de ces braves bourgeois :
– Avez-vous des détails ? lui demanda-t-il.
Flatté de la confiance :
– Certes, j’en ai, répondit-il, étant négociant du quartier… Je n’ai pas vu la chose personnellement de mes yeux, mais ma femme l’a vue… C’était terrible… La voiture, une superbe voiture de maître, ma foi ! venait du côté de la Madeleine. Les chevaux étaient emportés et déjà il y avait eu un malheur, place du Château-d’Eau, une vieille femme avait été renversée… Tout à coup, tenez, là-bas, en face du magasin de jouets, qui est le mien, voilà que la roue de la voiture accroche la roue d’un énorme camion, et aussitôt, patatras ! le cocher est jeté à terre et aussi la dame qu’il conduisait, qui est une belle fille qui demeure dans cet hôtel…
– Plantant là le complaisant narrateur, M. de Trégars se précipita dans l’étroit couloir de l’Hôtel des Folies.
Et au moment où il arriva dans la cour, il se trouva en présence de Maxence…
Blême, la tête nue, les yeux égarés, secoué par un horrible tremblement nerveux, le pauvre garçon semblait un fou…
Apercevant M. de Trégars :
– Ah ! mon ami, s’écria-t-il, quel malheur !…
– Lucienne ?
– Morte, peut-être… Le médecin ne répond pas d’elle… Je cours chez le pharmacien faire exécuter une ordonnance…
Il fut interrompu par le commissaire de police dont la bienveillante protection avait jusqu’à ce jour préservé Mlle Lucienne.
Il sortait de la petite pièce du rez-de-chaussée qui servait aux époux Fortin de chambre, de bureau et de salle à manger…
À la lueur du bec de gaz qui éclairait la cour, il avait reconnu Marius de Trégars. Il vint à lui, et lui serrant la main :
– Eh bien ! fit-il, vous savez…
– Oui.
– C’est ma faute, monsieur le marquis, c’est ma très-grande faute, car nous étions prévenus… Je savais si bien que l’existence de Lucienne était menacée, j’attendais si positivement une nouvelle tentative, que chaque fois qu’elle sortait en voiture, c’était un de mes hommes, revêtu d’une livrée de valet de pied, qui montait sur le siége, près du cocher… Aujourd’hui, mon homme avait tant de besogne, que je me suis dit : « Bast, pour une fois !… » Vous voyez ce qui en est résulté…
C’est avec un inexprimable étonnement que Maxence écoutait. C’est avec une stupeur profonde qu’il découvrait entre Marius et le commissaire cette intimité sérieuse qui résulte de longues relations, d’une estime réelle et d’espérances communes.
– Ainsi, reprit M. de Trégars, ce n’est pas un accident ?
– Non.
– Le cocher a parlé, sans doute ?
– Non, le misérable a été tué sur le coup…
Et sans attendre une nouvelle question :
– Mais ne restons pas là, reprit le commissaire. Pendant que Maxence va courir chez le pharmacien, entrons dans le bureau des époux Fortin.
Il ne s’y trouvait que le mari, la femme étant en ce moment près de Mlle Lucienne.
– Faites-moi le plaisir d’aller vous promener un quart d’heure, lui dit le commissaire de police, nous avons à causer, monsieur et moi…
Humblement, sans souffler mot, en homme qui se rend justice et qui a conscience des égards qui lui sont dus, le sieur Fortin s’esquiva.
Et tout aussitôt :
– Il est clair, monsieur le marquis, reprit le commissaire, il est manifeste qu’un crime a été commis. Écoutez et jugez :
Je sortais de table, lorsqu’on est venu me prévenir de ce qu’on appelait l’accident de notre pauvre Lucienne. Sans même prendre le temps de changer de vêtements, j’accours. La voiture gisait en mille pièces sur la chaussée. Deux sergents de ville maintenaient les chevaux dont ils s’étaient rendus maîtres. Je m’informe : on m’apprend que Lucienne, relevée par Maxence, a pu se traîner jusqu’à l’Hôtel des Folies, et que le cocher a été porté chez le pharmacien le plus proche. Désespéré de ma négligence et tourmenté de vagues soupçons, c’est chez le pharmacien que je me rends en toute hâte. Le cocher était dans l’arrière-boutique, étendu sur un matelas.
Sa tête ayant porté contre l’angle du trottoir, il avait le crâne ouvert et venait de rendre le dernier soupir. C’était, en apparence, l’anéantissement de l’espoir que j’avais de m’éclairer en interrogeant cet homme. Cependant, j’ordonne qu’on le fouille. On ne découvre sur lui aucun papier de nature à établir son identité. Mais dans une des poches de son pantalon, savez-vous ce qu’on trouve ? Vingt billets de banque de cent francs soigneusement enveloppés dans un fragment de journal.
M. de Trégars avait tressailli.
– Quelle révélation !… murmura-t-il.
Ce n’était pas aux circonstances actuelles que s’appliquait ce mot.
Mais le commissaire de police devait s’y méprendre.
– Oui, c’était une révélation, reprit-il. Pour moi, ces deux mille francs valaient un aveu ; ils ne pouvaient être que les arrhes d’un crime. Aussi, sans perdre une minute, je saute dans un fiacre et je me fais conduire chez Brion. Tout le monde y était sens dessus dessous, car on venait d’y ramener les chevaux. J’interroge, et dès les premiers mots la justesse de mes présomptions m’est démontrée. Le misérable qui venait de mourir n’était pas un cocher de Brion. Voici ce qui était arrivé. À deux heures, lorsque la voiture commandée par M. Van Klopen avait dû sortir pour venir prendre Lucienne, on avait dû envoyer chercher le cocher et le valet de pied, qui s’étaient attardés à boire dans un cabaret voisin, avec un individu qui était venu les voir dans la matinée. Ils étaient un peu avinés, mais pas assez pour qu’il fût imprudent de leur confier des chevaux, et même on devait croire que le grand air les dégriserait. Ils étaient donc partis, mais ils n’étaient pas allés fort loin, car un de leurs camarades les avait vus arrêter la voiture devant un marchand de vins et y rejoindre ce même individu avec lequel ils avaient riboté toute la matinée…
– Et qui n’était autre que l’homme qui est mort ?
– Attendez. Ces renseignements obtenus, je me fais indiquer le marchand de vins, j’y cours et je demande le cocher et le valet de pied de Brion. Ils y étaient encore, et on me les montre, dans un cabinet particulier, étendus à terre et dormant… J’essaie de les réveiller, inutile ! Je commande de les arroser largement, peine perdue ! Un broc d’eau fraîche qu’on leur lance à la face ne leur arrache qu’un grognement inarticulé… Je devine sur-le-champ ce qu’on leur a fait prendre. J’envoie chercher un médecin et je demande au marchand de vins des explications. C’est son garçon et sa femme qui me répondent. Ils me racontent que vers deux heures est entré chez eux un homme qui leur a dit être un employé de Brion, et qui leur a commandé de servir trois verres pour lui et deux camarades qui vont venir.
Ils servent, et l’instant d’après, une voiture s’arrête à la porte et un cocher et un valet de pied en descendent. Ils étaient, prétendaient-ils, très-pressés et ne voulaient qu’avaler une tournée. Ils en avalent trois coup sur coup, puis ils font venir un litre… Ils oubliaient évidemment leurs chevaux qu’ils avaient donné à tenir au commissionnaire du coin. Bientôt l’homme propose une partie. Les autres acceptent, et les voilà installés dans le cabinet, tapant du poing sur la table pour demander du vin bouché. La partie dura bien vingt minutes. Au bout de ce temps, l’homme qui s’est présenté le premier reparaît, l’air très-contrarié, disant que c’est bien désagréable, ce qui arrive, que ses camarades sont ivres-morts, qu’ils vont manquer leur service et que le patron, qui tient à contenter ses pratiques, les chassera certainement. Bien qu’il eût bu autant et même plus que les autres, il avait tout son sang-froid. Après avoir réfléchi un moment :
– « Il me vient une idée, fait-il… Entre amis on doit s’entr’aider, n’est-ce pas ?… Je vais prendre la livrée du cocher et conduire à sa place… Justement je connais la pratique qu’il allait chercher, c’est une vieille dame très-bonne, et je lui conterai un mensonge pour expliquer l’absence du valet de pied… »
Persuadés qu’ils ont affaire à un employé de Brion, la femme du marchand de vins et son garçon ne trouvent rien à redire à ce beau projet.
Le bandit revêt la livrée du cocher endormi, monte sur le siége à sa place et part après avoir dit qu’il reviendra prendre ses camarades dès que son service sera fini, que sans doute à ce moment ils seront dégrisés.
M. de Trégars connaissait assez le savoir-faire du commissaire de police pour ne pas s’étonner de sa promptitude à obtenir des renseignements précis.
Déjà il poursuivait :
– Juste comme je terminais mon interrogatoire, le médecin arrive. Je lui montre mes ivrognes, et immédiatement il reconnaît que j’ai deviné juste et que ces hommes ont été endormis avec un de ces narcotiques dont se servent certains voleurs pour dépouiller leurs victimes. Une potion qu’il leur administre, en leur desserrant les dents avec une lame de couteau, les tire de leur léthargie. Ils ouvrent les yeux et bientôt sont en état de répondre à mes questions. Ils sont furieux du tour qui leur a été joué, mais ils ne connaissent pas l’homme. Ils l’ont vu, me jurent-ils, pour la première fois le matin même, et ils ignorent jusqu’à son nom…
Il n’était plus de doute possible après de si complètes explications.
Le commissaire de police avait bien vu et il le prouvait.
Ce n’était pas d’un vulgaire accident que venait d’être victime Mlle Lucienne, mais d’un crime laborieusement conçu et exécuté avec une audace inouïe, d’un de ces crimes comme il ne s’en commet que trop, dont les combinaisons, neuf fois sur dix, écartent jusqu’au soupçon et déjouent tous les efforts de la justice humaine.
Comment les choses s’étaient passées, M. de Trégars désormais le discernait aussi clairement que s’il lui eût été donné de recueillir l’aveu des coupables.
Un homme s’était trouvé pour exécuter ce périlleux programme :
Lancer des chevaux à fond de train, jusqu’à les faire s’emporter, et accrocher quelque lourde charrette.
Le misérable jouait sa vie, à ce jeu, la légère voiture devant infailliblement être brisée en mille pièces. Mais il avait dû compter sur son adresse et son sang-froid pour éviter le choc, pour sauter à terre sain et sauf, pendant que Mlle Lucienne, lancée sur le pavé, serait probablement tuée sur le coup…
L’événement avait trompé ses calculs, et il avait été victime de sa scélératesse, mais sa mort était un malheur.
– Car maintenant, reprit le commissaire de police, voilà rompu entre nos mains le fil qui infailliblement nous eût conduit à la vérité. Qui a commandé et payé le crime ? Nous le savons, puisque nous savons à qui le crime profite. Cela ne nous suffit pas : il faut à la justice plus que des preuves morales. Vivant, ce bandit eût parlé. Sa mort assure l’impunité des misérables dont il n’était que l’instrument.
– Peut-être ! dit M. de Trégars.
Et ce disant, il sortait de sa poche et montrait le billet trouvé dans le portefeuille de Vincent Favoral, ce billet si obscur la veille, et à cette heure si terriblement clair :
« Je ne conçois rien à votre négligence. Il faudrait en finir avec l’affaire Van Klopen… là est le danger… »
Le commissaire de police n’y jeta qu’un coup d’œil, et répondant aux objections de sa vieille expérience, bien plus qu’il ne s’adressait à M. de Trégars :
– On ne saurait le contester, murmura-t-il, c’est au crime d’aujourd’hui qu’ont trait ces recommandations si pressantes ; et adressées à Vincent Favoral, elles attestent sa complicité. C’est lui qui s’était chargé d’en finir avec l’affaire Van Klopen, c’est-à-dire avec Lucienne. C’est lui, j’en mettrais la main au feu, qui avait traité avec le faux cocher.
Il demeura plus d’une minute plongé dans ses réflexions, puis :
– Mais qui adressait ces recommandations à Vincent Favoral ? reprit-il. Le savez-vous, monsieur le marquis ?…
Ils se regardaient, et le même nom leur montait aux lèvres :
– La baronne de Thaller…
Ce nom, cependant, ils ne le prononcèrent pas…
Le commissaire de police s’était rapproché du bec de gaz qui éclairait le bureau des époux Fortin, et chaussant ses lunettes, il examinait le billet avec la plus méticuleuse attention, étudiant le grain et la transparence du papier, l’encre, les caractères…
Et à la fin :
– Ce billet, déclara-t-il, ne saurait constituer une preuve manifeste, matérielle, telle qu’il nous la faut pour obtenir, d’un juge d’instruction, un mandat d’amener…
Et Marius se récriant :
– Ce billet, insista-t-il, est écrit de la main gauche, avec de l’encre ordinaire, sur du papier écolier, tel qu’il s’en trouve partout… Or, toutes les écritures de la main gauche se ressemblent… Concluez.
Mais M. de Trégars ne se tenait pas pour battu.
– Attendez ! interrompit-il.
Et brièvement, bien qu’avec la dernière exactitude, il se mit à raconter sa visite à l’hôtel de Thaller, son entretien avec Mlle Césarine, avec la baronne ensuite, et enfin avec le baron.
C’est d’une façon saisissante qu’il retraçait la scène qui avait eu lieu dans le grand salon, entre Mme de Thaller et un homme de mine plus que suspecte, cette scène dont une glace lui avait livré jusqu’au moindre détail…
Le sens en éclatait, désormais, plus clair que le jour.
Cet homme de mine suspecte avait été un des entremetteurs du meurtre, de là le trouble de la baronne quand il lui avait fait passer sa carte, et sa précipitation à le rejoindre. Si elle avait eu un mouvement d’effroi lorsqu’il lui avait adressé la parole, c’est qu’il lui annonçait l’accomplissement du crime. Si elle avait eu ensuite un geste de joie, c’est qu’il lui apprenait que le cocher avait été tué du même coup et qu’elle se trouvait ainsi débarrassée d’un complice dangereux…
Le commissaire de police hochait la tête.
– Tout cela est probable, murmurait-il, mais ce n’est que probable…
De nouveau M. de Trégars l’arrêta.
– Je n’ai pas terminé, fit-il.
Et il poursuivit plus vite, disant à quel guet-apens il venait d’échapper, comment tout à coup, dans un restaurant, il avait été brutalement provoqué par un inconnu, comment il s’était précipité sur cet abject drôle et lui avait arraché une lettre accablante et qui ne pouvait laisser de doutes sur la mission dont il s’était chargé.
Les yeux du commissaire de police étincelaient.
– Cette lettre ! s’écria-t-il, cette lettre !…
Et dès qu’il l’eut parcourue :
– Ah ! cette fois, reprit-il, je crois que nous l’emportons… « Il s’agit de faire tenir tranquille un monsieur gênant… » Le marquis de Trégars, parbleu ! qui est sur la bonne piste… « Ce sera pour vous l’affaire d’un coup d’épée… » Naturellement, les morts ne gênent personne… « Ce sera pour nous l’occasion de partager une somme assez ronde… » Honnête commerce, en vérité !…
L’excellent homme se frottait les mains à s’enlever l’épiderme.
– Enfin, nous tenons un fait positif, continuait-il, une base où asseoir nos accusations… Soyez tranquille : cette lettre va nous livrer le gredin qui vous a provoqué, qui nous livrera l’entremetteur, qui ne manquera pas de nous livrer la baronne de Thaller… Lucienne sera vengée !… Si avec cela nous pouvions mettre la main sur Vincent Favoral !… Mais bast ! on finira bien par le dénicher. J’ai vu ce tantôt le juge d’instruction chargé de l’affaire du Crédit mutuel, et sur un mot de lui, la préfecture a mis en campagne deux gaillards qui ont un flair supérieur et qui savent leur métier…
Mais il fut interrompu par Maxence qui rentrait hors d’haleine, tenant à la main les médicaments qu’il était allé chercher…
– J’ai cru, dit-il, que ce pharmacien n’en finirait jamais !
Et désolé d’être resté si longtemps absent, inquiet et pressé de remonter :
– Ne voulez-vous pas voir Lucienne ? ajouta-t-il, s’adressant à M. de Trégars bien plus qu’au commissaire de police.
Pour toute réponse, ils le suivirent.
C’était un pauvre logis que la chambre de Mlle Lucienne, sans autres meubles qu’un étroit lit de fer, une commode boiteuse, quatre chaises de paille et une petite table. Au lit et aux fenêtres étaient des rideaux de calicot blanc, dont la bordure, jadis bleue, était devenue jaune à la lessive.
Souvent Maxence avait supplié son amie de prendre un logement plus confortable, toujours elle avait refusé.
– Il faut économiser, répondait-elle ; cette chambre me suffit, et d’ailleurs j’y suis habituée.
Lorsque M. de Trégars et le commissaire y arrivèrent, la maîtresse de l’Hôtel des Folies, l’estimable Mme Fortin, était accroupie devant la cheminée où elle avait allumé du feu et où elle surveillait une tisane.
Entendant des pas, elle se dressa, et le doigt sur les lèvres :
– Chut ! fit-elle, prenez garde de la réveiller !
Précaution inutile :
– Je ne dors pas, fit Mlle Lucienne d’une voix faible ; mais qui donc est là ?
– Moi, répondit Maxence en s’avançant vers le lit.
Il ne fallait que voir la pauvre jeune fille pour comprendre les épouvantables angoisses de Maxence. Elle était plus blanche que le drap, et la fièvre, cette fièvre horrible qui suit les graves blessures, donnait à ses yeux un éclat sinistre.
– Vous n’êtes pas seul, Maxence, reprit-elle.
– Je suis avec lui, mon enfant, répondit le commissaire. Je viens vous demander pardon de vous avoir si mal protégée…
D’un geste triste et doux, elle hochait la tête :
– C’est moi qui ai manqué de prudence, interrompit-elle, car aujourd’hui, en route, il m’avait semblé m’apercevoir de quelque chose… J’ai eu peur d’avoir peur pour rien !… Mais bast ! ce qui est arrivé ce soir serait quand même arrivé un jour ou l’autre… Les misérables qui depuis tant d’années s’acharnent après moi doivent être contents… Ils vont être débarrassés de moi…
– Lucienne !… fit douloureusement Maxence.
M. de Trégars, à son tour, s’était approché.
– Vous vivrez, mademoiselle, prononça-t-il d’une voix émue, vous vivrez pour apprendre à aimer la vie…
Et comme elle arrêtait sur lui ses grands yeux surpris :
– Vous ne me connaissez pas, ajouta-t-il.
Timidement, et comme si elle eût douté de la réalité :
– Vous, fit-elle, le marquis de Trégars…
– Oui, mademoiselle… votre frère…
Arbitre des événements, Marius de Trégars ne se fût, certainement, ni si vite, ni si complétement découvert.
Mais comment demeurer maître de soi, devant ce lit où une pauvre fille allait mourir peut-être, sacrifiée aux terreurs et aux convoitises de la misérable qui était sa mère, mourir à vingt ans, victime du plus lâche et du plus odieux des crimes ! Comment se défendre d’une immense pitié, à la vue de cette infortunée qui avait enduré tout ce que peut souffrir une créature humaine, dont la vie n’avait été qu’une lutte douloureuse, dont le courage s’était haussé au-dessus de toutes les adversités, et qui avait su traverser sans une souillure toutes les fanges parisiennes !…
Marius d’ailleurs n’était pas de ces hommes qui se défient de leur premier mouvement ; qui ne s’émeuvent qu’à bon escient ; qui réfléchissent et calculent avant de s’abandonner aux inspirations de leur cœur.
Lucienne était bien la fille du marquis de Trégars, il en avait acquis la certitude absolue ; il savait que le même sang coulait dans leurs veines… Il le lui dit.
Et il le lui dit surtout parce qu’il la jugeait en danger et qu’il voulait, si elle venait à mourir, qu’elle eût eu du moins cette joie suprême.
Pauvre Lucienne… Jamais elle n’avait osé rêver un tel bonheur. Tout son sang afflua à ses joues, et d’un accent où vibrait toute son âme :
– Ah ! maintenant, oui, prononça-t-elle, oui, je voudrais vivre !
Le commissaire de police, lui aussi, était ému :
– Soyez sans inquiétude, mon enfant, dit-il de sa bonne voix, avant quinze jours vous serez sur pieds ; M. de Trégars est un fameux médecin !
Cependant elle avait essayé de se soulever sur ses oreillers, et ce seul mouvement lui avait arraché un cri de douleur :
– Mon Dieu ! que je souffre !
– Voilà ce que c’est que de ne pas vous tenir tranquille, ma chérie, fit la Fortin, d’un ton de gronderie maternelle. Oubliez-vous donc que le docteur vous a expressément défendu de bouger ?
C’est que c’était une femme de tête, que l’hôtesse de l’Hôtel des Folies, et dont rien n’était capable d’altérer l’admirable sang-froid. En ce moment même, elle se creusait la cervelle à chercher quel profit elle pourrait bien tirer de cette aventure.
Appelant dans l’embrasure de la fenêtre le commissaire de police, M. de Tregars et Maxence, elle se mit à leur expliquer avec force soupirs qu’il était fort imprudent de troubler le repos de Mlle Lucienne. Elle était bien malade, la chère fille, affirmait l’estimable hôtelière, bien plus malade que ces messieurs ne l’imaginaient. Elle avait été horriblement meurtrie, une de ses épaules était luxée, et le médecin redoutait quelqu’une de ces lésions internes dont les symptômes mortels ne se révèlent que plus tard…
Son avis était donc qu’on se hâtât d’envoyer chercher une garde-malade.
Certes, il lui eût été doux de passer la nuit au chevet de sa chère locataire ; mais elle n’y devait pas songer, réclamée qu’elle était par les soins de son hôtel, car elle ne pouvait se reposer en rien sur son mari, le sieur Fortin étant d’une santé très-délicate et ayant un sommeil si profond qu’on pouvait bien briser toutes les sonnettes sans l’éveiller assez pour tirer le cordon.
Heureusement elle connaissait dans le voisinage une veuve qui était l’honnêteté même, et qui n’avait pas sa pareille pour soigner les malades… Devait-elle la faire prévenir ?… Car il était absolument nécessaire que Mlle Lucienne eût une femme près d’elle…
C’est d’un regard inquiet et suppliant que Maxence consultait M. de Trégars. Dans ses yeux se lisait la proposition qui lui brûlait les lèvres :
– Si j’allais chercher Gilberte ?
Cette proposition, il n’eut pas le temps de la formuler.
Si bas qu’on eût parlé, Mlle Lucienne avait entendu.
– J’ai une amie, dit-elle, qui, certainement, me rendrait ce triste service de me veiller.
Les autres se rapprochèrent.
– Quelle amie ? interrogea le commissaire de police.
– Vous la connaissez bien, monsieur, c’est cette pauvre fille qui m’avait recueillie chez elle, aux Batignolles, à ma sortie de l’hôpital, qui m’est venue en aide pendant la Commune, et que vous avez tirée des prisons de Versailles…
– Savez-vous donc ce qu’elle est devenue ?…
– Je le sais depuis hier que j’ai reçu une lettre d’elle. Oh ! une lettre bien amicale. Elle m’écrit qu’elle a trouvé de l’argent pour monter un atelier de couturière et qu’elle compte sur moi pour l’aider et surveiller ses ouvrières. C’est rue Saint-Lazare qu’elle va s’établir, ces jours-ci, et en attendant, elle demeure rue du Cirque…
M. de Trégars et Maxence avaient tressailli.
– Comment donc s’appelle votre amie ? demandèrent-ils vivement.
– Zélie Cadelle.
Ignorant les détails de la visite des deux jeunes gens rue du Cirque, le commissaire de police ne pouvait s’expliquer leur trouble.
– Je crois, dit-il, qu’il serait peu convenable de s’adresser maintenant à cette fille.
– C’est à elle seule, au contraire, que nous devons recourir, interrompit M. de Trégars.
Et comme il avait ses raisons de se défier de la Fortin, il entraîna le commissaire hors de la chambre, sur le palier, et là, en deux mots, il lui expliqua que cette Zélie était précisément la femme qu’il avait trouvée rue du Cirque, dans ce somptueux hôtel où Vincent Favoral, sous le nom de M. Vincent, menait, au dire des voisins, un train de prince.
Le commissaire de police était confondu.
Comment n’avait-il pas su cela plus tôt !… À quoi tiennent cependant les destinées !… Enfin, mieux valait tard que jamais.
– Ah ! vous avez raison cent fois, monsieur le marquis, déclara-t-il. Cette fille, évidemment, doit connaître le secret de Vincent Favoral, le mot de l’énigme que nous cherchons en vain… Ce qu’elle n’a pas dit à vous, un étranger, elle le dira à Lucienne, son amie…
Maxence s’offrait pour courir chercher Zélie Cadelle.
– Non, lui répondit Marius, elle n’aurait qu’à vous connaître, elle se défierait, elle refuserait de venir.
C’est donc le sieur Fortin qui fut expédié rue du Cirque, et qui partit en maugréant, encore bien qu’on lui eût donné cent sous pour sa course et cent sous pour prendre une voiture…
– Et maintenant, dit le commissaire de police à Maxence, nous allons, vous et moi, nous retirer, moi parce que ma qualité de commissaire effaroucherait Mme Cadelle, vous parce qu’étant le fils de Vincent Favoral vous la gêneriez certainement…
Ils sortirent donc, mais M. de Trégars ne resta pas longtemps seul avec Mlle Lucienne.
Le sieur Fortin avait eu la délicatesse de ne pas muser en route.
Onze heures sonnaient, lorsque Zélie Cadelle entra comme un tourbillon dans la chambre de son amie.
Telle avait été sa hâte d’accourir, qu’elle n’avait pas pensé à sa toilette. Elle avait campé sur ses cheveux dépeignés le premier chapeau qui lui était tombé sous la main, et jeté un châle sur le vieux peignoir que Marius lui avait vu le tantôt.
– Comment, ma pauvre Lucienne, s’écria-t-elle, tu serais si malade que cela !…
Mais elle s’arrêta court ; elle venait de reconnaître M. de Trégars ; et d’un ton soupçonneux :
– Voilà une rencontre !… fit-elle.
Marius s’inclina.
– Vous connaissez Lucienne ?
Ce qu’elle entendait par là, il le comprit.
– Lucienne est ma sœur, madame, dit-il froidement.
Elle haussa les épaules.
– Quelle blague !…
– C’est la vérité, affirma Mlle Lucienne, je te le jure, et tu sais que je ne mens jamais…
Mme Zélie tombait des nues.
– Puisque tu le dis !… grommela-t-elle… Mais c’est égal, c’est raide…
D’un geste, M. de Trégars lui imposa silence :
– C’est même parce que Lucienne est ma sœur, reprit-il, que vous la voyez là, sur ce lit… On a tenté aujourd’hui de l’assassiner…
– Oh !…
– C’est sa mère qui a essayé de se défaire d’elle, pour s’emparer de la fortune que mon père lui avait léguée… Et il y a tout lieu de croire que le guet-apens a été combiné par Vincent Favoral…
Mme Zélie ne comprenait pas bien, mais lorsque Marius et Mlle Lucienne lui eurent appris ce qu’il était utile qu’elle sût :
– Ah çà, mais, s’écria-t-elle, c’est une affreuse canaille que le papa Vincent !
Et comme M. de Trégars restait muet :
– Ce tantôt, reprit-elle, je ne vous ai pas menti, mais je ne vous ai pas tout dit…
Elle s’arrêta, et après un moment de délibération :
– Tant pis pour le père Vincent ! poursuivit-elle. Ah ! il a voulu tuer Lucienne. Eh bien ! vous allez savoir tout ce que je sais. Primo, il ne m’était rien de rien… Dame ! ce n’est pas très-flatteur pour moi, mais c’est comme cela… Jamais il ne m’a seulement embrassé le bout du doigt… Il disait comme cela qu’il m’aimait, mais qu’il me respectait encore plus parce que je ressemblais à une fille qu’il avait perdue… Vieux farceur ! Et moi qui le croyais ! Car je le croyais, parole d’honneur ! dans les commencements… Mais on n’est pas si bête qu’on en a l’air… Je n’ai pas tardé à reconnaître qu’il se moquait de moi, et qu’il ne m’avait que pour détourner les soupçons d’une autre femme…
– De quelle femme ?…
– Ah ! dame, ni moi non plus ! Tout ce que je sais, c’est qu’elle est mariée, qu’il en est fou, et qu’elle doit filer avec lui…
– Il n’est donc pas parti ?
Le visage de Mme Cadelle s’était assombri, et pendant une bonne minute elle parut hésiter.
– Savez-vous, dit-elle enfin, que ma réponse va me coûter gros. On m’a promis le Pérou, mais je ne le tiens pas… si je parle, bonsoir, je n’aurai rien.
M. de Trégars ouvrait la bouche pour la rassurer, elle lui coupa la parole :
– Eh bien ! non, fit-elle, le père Vincent n’est pas parti. Il a monté une comédie pour dépister, à ce qu’il m’a dit, le mari de sa belle, il a fait filer des tas de bagages à l’étranger, mais il est resté à Paris.
– Et vous savez où il se cache ?
– Rue Saint-Lazare, parbleu ! dans le logement que j’ai loué il y a quinze jours…
D’une voix que faisait trembler l’émotion d’un succès presque certain :
– Consentiriez-vous à m’y conduire ? demanda M. de Trégars.
– Quand vous le voudrez… dès demain.