VII

Cette histoire de M. Vincent, telle que la racontaient ces deux honnêtes compagnons, c’était en quelque sorte la légende vulgaire de l’argent des autres si âprement convoité et si furieusement disputé.

Ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour. L’argent volé a des pentes fatales et c’est irrésistiblement qu’il va au jeu, aux palefreniers, aux filles, à toutes les fantaisies ruineuses, à tous les assouvissements malsains.

Ils sont rares, parmi les détrousseurs effrontés de la spéculation, ceux à qui véritablement profite le bien d’autrui, si rares qu’on les cite et qu’on se les montre, et qu’on pourrait les compter, comme on compte les filles qui, sautant une nuit du trottoir dans un appartement de cinq cents louis, savent s’y maintenir.

Les autres ont leur destinée fixée d’avance.

Saisis du vertige des richesses soudaines, ils perdent toute mesure et toute prudence. Qu’ils croient leur veine inépuisable, ou qu’ils se défient d’un revers soudain, ils se hâtent de jouir, mettant, en quelque sorte, les morceaux doubles, comme les voyageurs de l’express pendant une station de cinq minutes à un buffet.

Et ils remplissent les restaurants en renom, les grands cafés, les théâtres, les cercles, le terrain des courses du mouvement de leur impudente personnalité, de l’éclat de leur voix, du luxe de leurs maîtresses, du tapage de leurs dépenses et des ridicules de leur vanité…

Et ils vont, ils vont, prodiguant l’argent des autres, jusqu’au quart d’heure fatal d’une de ces liquidations désastreuses qui terrifient le parquet et la coulisse, et qui font blêmir les figures et grincer les dents au passage de l’Opéra.

Jusqu’au moment où, en présence d’un effroyable déficit, ils ont à choisir entre le coup de pistolet qu’ils ne choisissent jamais, la police correctionnelle qu’ils tâchent d’éviter, et un voyage à l’étranger…

Que deviennent-ils ensuite ? Jusqu’à quels ruisseaux roulent-ils de chute en chute ?…

Sait-on ce que deviennent les filles qui tout à coup disparaissent après deux ou trois ans de folies et de splendeurs !

Mais il arrive parfois qu’en descendant de voiture devant un théâtre, on se demande où on a déjà vu la physionomie de l’ignoble ouvreur de portières qui, d’une voix enrouée, réclame ses deux sous.

On l’a vue au café Riche, pendant les six mois que cet ouvreur de portières a été un gros financier…

D’autres fois, dans la foule, on saisit les bribes d’une conversation étrange entre deux crapuleux gredins.

– « C’était du temps, dit l’un, où j’avais cet attelage alezan brûlé, que j’avais acheté mille louis au fils aîné du duc de Sermeuse.

– « Il m’en souvient, répond l’autre, car c’est à ce moment que je donnais six mille francs par mois à la petite Cabirole, des Délassements. »

Et si invraisemblable que semble ce qu’ils disent, c’est la vérité pure, car l’un a été le gérant d’une société industrielle qui a englouti six millions, et l’autre était à la tête d’une opération financière qui a ruiné cinq cents familles.

C’est vrai, car ils ont eu un hôtel comme celui de la rue du Cirque, et des maîtresses plus coûteuses que Mme Zélie Cadelle, et des domestiques pareils à ceux qui s’entretenaient dans ce piteux café, à deux pas de Maxence et de M. de Trégars.

Domestiques philosophes, d’ailleurs, et sachant leur monde, et la preuve, c’est que le plus vieux, le cocher au nez rouge, disait à son jeune camarade :

– « Enfin, cette affaire de M. Vincent doit te servir de leçon. Si jamais tu te retrouves dans une maison où il se dépense tant d’argent que cela, rappelle-toi bien qu’il n’a pas donné grand mal à gagner, et arrange-toi de façon à en avoir, n’importe comment, la meilleure part possible…

« – C’est ce que j’ai toujours fait partout où j’ai servi.

« – Et surtout, hâte-toi de remplir ton sac, parce que, vois-tu, dans des maisons pareilles, on ne sait jamais la veille si le lendemain le bourgeois ne sera pas à Mazas et la bourgeoise à Saint-Lazare. »

Leurs confidences étaient terminées et ils avaient vidé leur second bol de vin chaud.

– « Ainsi, c’est convenu, reprit le vieux, s’il fallait un cocher aux cocodès qui viennent d’acheter l’hôtel, tu songerais à moi.

– « Sois tranquille, répondit l’autre, je sais que tu es des bons ! »

Sur quoi, ils payèrent et sortirent…

Et Maxence et M. de Trégars purent enfin déposer leurs cartes.

Maxence était fort pâle, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

– Quelle honte ! murmura-t-il. Voilà donc le revers de l’existence de mon père ! Voilà donc comment il dépensait les millions qu’il puisait à sa caisse, pendant que rue Saint-Gilles il privait sa famille du nécessaire !

Et d’un accent d’affreux découragement :

– Maintenant, c’est bien fini, ajouta-t-il, et poursuivre nos recherches est inutile. Mon père est certainement coupable…

Mais M. de Trégars n’était pas homme à abandonner ainsi une partie.

– Coupable, oui, dit-il. Mais dupe, aussi…

– Dupe de qui ?

– C’est ce que nous saurons bientôt.

– Quoi ! après ce que nous venons d’entendre ?…

– J’espère plus que jamais.

– C’est donc que Mme Zélie Cadelle vous a révélé quelque chose ?

– Rien que ne vous ait appris la conversation de ces deux mauvais drôles.

Dix questions encore se pressaient sur les lèvres de Maxence, mais M. de Trégars lui coupa la parole.

– C’est surtout ici, mon cher ami, poursuivit-il, le cas de ne pas se fier aux apparences. Laissez-moi parler. Votre père était-il un homme naïf ? Non. Son habileté à dissimuler pendant des années une double existence, prouve, au contraire, une duplicité supérieure. Comment donc, en ces derniers temps, sa conduite est-elle si extraordinaire et si absurde ? Vous m’allez dire qu’elle a sans doute été toujours telle. Mais je vous répondrai que non, parce qu’alors son secret n’en eût pas été un pendant seulement un an. On nous raconte que bien des femmes ont habité l’hôtel de la rue du Cirque, et qu’elles étaient autrement ruineuses que Mme Zélie Cadelle, mais ce n’est là qu’un bruit. Qu’étaient ces femmes ? On ne sait. Que sont-elles devenues ? On l’ignore. Ont-elles seulement existé ? Rien ne me le prouve.

Tous les domestiques ayant été changés à propos, la femme de chambre Amanda est la seule qui connaisse la vérité, et elle se garderait bien de la dire. Donc, nos renseignements positifs ne remontent qu’à cinq mois. Que nous apprennent-ils ? Que votre père semblait prendre à tâche de faire parler de lui dans le quartier. Que ses profusions étaient si extravagantes que les domestiques eux-mêmes s’en étonnaient. Cachait-il au moins soigneusement l’origine de l’argent qu’il prodiguait ainsi ? Pas le moins du monde. Il racontait à Mme Zélie qu’il était au bout de son rouleau, et qu’après avoir dissipé sa fortune, il dissipait celle des autres. Déjà, depuis plusieurs jours, il annonçait son départ. Il avait vendu l’hôtel et en avait reçu le prix. Enfin, au dernier moment, que fait-il ?

Résolu à fuir, à ce qu’il prétend, il raconte à tout le monde où il va. Il le dit au marchand d’articles de voyage, à Mme Cadelle, aux domestiques, à tout le monde. Il ne se contente pas de le crier sur les toits, il l’écrit sur toutes ses malles en lettres d’un demi-pied. Il se sait poursuivi, et au lieu de s’esquiver comme un caissier qui a dévalisé sa caisse, c’est en grand appareil, avec une femme, des domestiques, plusieurs voitures et je ne sais combien de colis, qu’il se rend au chemin de fer. Tient-il donc à être repris ? Non, mais à créer une fausse piste. Donc, tout, dans son esprit, était d’avance arrangé et calculé, et la catastrophe a été loin de le surprendre. Donc, sa scène avec M. de Thaller était préparée. Donc, c’est bien à dessein qu’il avait laissé son portefeuille dans la poche de sa redingote et très-volontairement qu’il y avait laissé la facture qui devait nous conduire ici tout droit… Donc, tout ce que nous avons vu n’est qu’une comédie grossière montée à notre intention et destinée à masquer la vérité, et à faire prendre le change à la justice…

Mais Maxence n’était pas encore complétement convaincu.

– Cependant, observa-t-il, ces dépenses si considérables…

M. de Trégars haussa les épaules.

– Vous doutez-vous, dit-il, de ce qu’on peut paraître, et surtout faire de folies, avec un million ?… Mettons que votre père en ait dépensé deux… Mettons qu’il en ait dépensé quatre !… Il en a été volé douze au Comptoir de crédit mutuel… Où sont les huit autres ?…

Et comme Maxence se taisait :

– C’est ces huit millions que je veux, poursuivit-il, qu’il me faut, et que j’aurai. C’est à Paris, j’en suis sûr, que votre père se cache ; nous le retrouverons, et il faudra bien qu’il avoue la vérité que je soupçonne, et qu’il nous fournisse les moyens d’atteindre ses complices…

Ayant dit, il jeta sur la table le prix de la bière qu’il n’avait pas bue, et il sortit du café, entraînant Maxence…

– Enfin ! vous voilà, bourgeois !… leur cria le cocher qui, depuis tantôt trois heures, les attendait au coin de la rue, et dont l’accent disait de quelles inquiétudes il avait été agité.

Mais M. de Trégars était pressé. Faisant monter Maxence dans le fiacre, il s’y élança après lui, en criant au cocher :

– 24, rue Joquelet… cent sous de pourboire !…

Le cocher qui attend cent sous de pourboire a toujours, au moins pour cinq minutes, un cheval de la vitesse de Flageolet.

Tandis que le fiacre roulait avec des cahots terribles sur les pavés inégaux du faubourg Saint-Honoré :

– Ce qui importe maintenant, disait M. de Trégars à Maxence, c’est de savoir au juste où en est la crise du Comptoir de crédit mutuel, et le sieur Lattermann, de la rue Joquelet, est l’homme de Paris le mieux à même de nous renseigner…

Quiconque a perdu ou gagné seulement dix louis à la Bourse, connaît le sieur Lattermann, lequel, depuis la guerre, se prétend Alsacien, et maudit, avec un accent terrible la « parparie » prussienne.

Cet estimable spéculateur s’intitule modestement changeur, mais il serait naïf de lui venir demander de la monnaie. Ce n’est pas le change qui lui procure les cent mille écus de bénéfices qu’il encaisse chaque année.

Lorsqu’une société est tombée en déconfiture, que sa liquidation est judiciairement terminée, que les souscripteurs dépouillés ont reçu deux ou trois du cent pour tout potage, et que le gérant est en fuite ou tresse des chaussons de lisière à Poissy, on s’imagine assez généralement que les titres de ladite société, si bien imprimés qu’ils puissent être, ne sont plus bons qu’à allumer le feu.

C’est une erreur.

Bien après que la société a sombré, ses titres surnagent, comme ces épaves sinistres que, bien des mois encore après un naufrage, la mer rejette sur la grève.

Ces titres, le sieur Lattermann les recueille et les emmagasine.

Entrez dans ses bureaux et il vous montrera d’innombrables cartons bondés des actions et des obligations qui, depuis une vingtaine d’années seulement, ont enlevé douze cents millions, selon quelques statistiques, et selon certaines autres deux milliards de la fortune publique.

Dites un mot, et ses employés vous offriront des « Terrains de Bretonnèche, » des « Société Franco-Serbe, » des « Compagnie Marseillaise de navigation à vapeur, » des « Société houillère et métallurgique des Asturies, » des « Compagnie Franco-Américaine, » des « Forêts de Formanoir, » des « Salines de Maumusson, » des « Compagnie française de roulage et de messagerie, » des « Mines de cuivre de Rossdorff (près Darmstadt), » et des « Mines de Tiffila, » et des « Mines de Mouzaïa, » et des « Mines de Cherchell et Tils… »

Et si dans tout cet assortiment, pourtant si remarquable, rien ne vous séduisait, rien ne vous agréait, les mêmes employés se feraient un plaisir de vous offrir encore :

Des « Usines de Bastange, par Romœuf, » des « Produits céramiques » et des « Mutualité, » des « Gastronomie » et des « Chaudronnerie, » des « Ancre Paule » et des « Garantie industrielle, » des « Transcontinental Memphis el Paso (Amérique) » et des « Ardoisières de Caumont, » des « Banque Catholique » et du « Crédit cantonal, » des « Épargnes des Paroisses » et des « Orphelinat des Arts-et-Métiers, » et des « Tréfileries réunies, » et des « Cabotage International… »

Tous ces titres, et bien d’autres encore, illustrés de vignettes alléchantes, qu’on trouve chez M. Lattermann, n’ont pour le commun des martyrs d’autre valeur que celle du vieux papier, qui se vend couramment de trois à cinq sous la livre.

Mais c’est la gloire de notre temps et le génie de la spéculation de tirer parti de ce qui ne semble bon à rien, de donner du prix à ce qui semble n’en plus avoir aucun. Dans une société bien ordonnée, rien ne se perd. Et il se trouve des agioteurs pour se disputer ces chiffons…

Autour du tapis vert de Saxon et de Monaco, on voit des hommes à face blême, juste assez proprement vêtus pour être admis dans les salons, qui suivent d’un œil ardent les évolutions de la roulette, et qui sans ponter jamais pointent d’une ardeur sans pareille les coups qui se succèdent.

Ceux-là sont les décavés.

Comme ils n’ont plus en poche la pièce de deux ou de cinq francs qui est le minimum de la mise, ils parient entre eux, deux sous, six sous, dix sous, et selon que sort la rouge ou la noire, on voit les uns sourire et les autres faire la grimace.

C’est que plus leur enjeu est minime, plus poignante est leur émotion. C’est du dîner et du gîte qu’il s’agit pour la plupart. Si une couleur passe dix fois, il y en a qui iront dormir le ventre vide à la belle étoile.

Eh bien ! de même que la roulette, la Bourse a ses décavés, des exécutés dont on ne veut plus au passage de l’Opéra, qui ne trouveraient pas un coulissier véreux pour leur prendre un ordre de cinq louis…

Doivent-ils, parce qu’ils n’ont plus la mise exigée, renoncer aux délirantes émotions de la hausse et de la baisse, à l’espoir de se refaire, au bonheur de remuer de l’argent avec la langue faute d’en pouvoir remuer avec les mains !

Ce serait trop cruel ! Et forcés d’abandonner la rente, c’est bien le moins qu’il leur soit permis de se rejeter sur les valeurs qui n’en sont plus.

Il est à la Bourse des recoins ignorés où grouille tout une population hétéroclite de vieux à barbe pointue et de jeunes messieurs trop bien mis, et où on trafique de toutes choses vendables et de quelques autres encore. Là se tiennent des négociants étranges, qui vous proposeront des fonds de commerce, des parties de marchandises provenant de faillites, des lots de bonnes créances à recouvrer, et qui, à la fin, tireront résolûment de leur poche une lorgnette dont ils vous vanteront la monture, une montre apportée de Genève en contrebande, un revolver ou un flacon d’eau sans pareille pour faire repousser les cheveux.

C’est à ce marché qu’aboutissent tous ces titres destinés jadis à représenter des millions, et qui ne représentent plus rien qu’une preuve incontestable de l’audace des fripons et de la crédulité des dupes.

C’est là que se négocient toujours des « Gastronomie » à 1,75 et des « Forêts de Formanoir » à 2,25.

C’est là qu’il y a des éclats de joie, parce que les « Houillères des Asturies » sont en hausse de vingt sous, et des grincements de colère, parce que la « Compagnie française de Roulage et de Messagerie » vient de baisser de dix centimes.

Et cependant, il ne faudrait pas croire que le hasard seul décide les fluctuations de ces valeurs fantaisistes.

De même que tout ce qui se vend et s’achète, elles subissent les lois de l’offre et de la demande…

Car on les demande, car on les recherche…

Et c’est ici qu’apparaît l’utilité de l’industrie dont le sieur Lattermann est un des plus recommandables représentants.

Un commerçant, à la veille de déposer son bilan, veut-il priver ses créanciers d’une partie de son avoir, masquer des détournements ou dissimuler des dépenses exagérées ? C’est rue Joquelet qu’il se rend tout droit. Il y achète un assortiment de « Crédit cantonal, » de « Mines de Rossdorff (près Darmstadt), » ou de « Salines de Maumusson, » et précieusement, il les serre dans sa caisse.

Et quand se présente le syndic :

– Voilà, lui dit-il, mon actif ; j’en ai là, comme vous le pouvez voir, pour vingt, pour cinquante, pour cent mille francs, au prix d’émission, le tout ne vaut plus cent sous ; mais est-ce ma faute ? Je croyais le placement bon. Et si je n’ai pas vendu quand on pouvait encore vendre, c’est que j’espérais toujours que l’affaire reviendrait sur l’eau.

Et on lui accorde son concordat, parce qu’en vérité, il serait trop cruel de punir un homme de ce qu’il n’a pas su placer son argent.

– Il est déjà assez malheureux de l’avoir perdu, pensent les créanciers…

C’est rue Joquelet, pareillement, que s’adressent les estimables industriels qui se font livrer des marchandises contre un dépôt d’actions sans valeur, et ceux qui obtiennent des crédits sur consignation de titres bons à jeter au panier, et bien d’autres encore, dont la Gazette des Tribunaux ne se lasse pas d’enregistrer les exploits et de dénoncer l’imagination trop fertile.

M. Lattermann, du reste, sait mieux que personne à quel emploi on destine les valeurs sans valeur qu’on lui vient acheter.

Il le sait si bien, qu’il donne des consultations aux clients qui se présentent, et qu’à un futur failli, par exemple, il conseille de prendre telles actions plutôt que telles autres, parce qu’elles paraîtront plus vraisemblables et qu’on trouvera plus naturel qu’il les ait achetées lors de leur émission.

Il ne s’en vante pas moins d’être un parfait honnête homme.

– Le commerce que je fais est-il défendu ? répond-il fièrement à ceux qui l’appellent voleur.

Et si on insiste, il déclare qu’il n’est pas plus responsable des vols qui se commettent avec ses titres, qu’un armurier ne l’est du meurtre commis avec un fusil qu’il a vendu…

– Mais il nous apprendra sûrement où en est le Comptoir de crédit mutuel, répétait à Maxence M. de Trégars…

Quatre heures sonnaient lorsque leur voiture s’arrêta rue Joquelet.

La Bourse venait de finir : on voyait encore cependant quelques groupes de coulissiers attardés sur la place, et autour des grilles des gens qui rôdaient, comme des affamés qui auraient cherché pour les ramasser les miettes de quelque festin gigantesque.

– Pourvu que le sieur Lattermann soit chez lui, dit Maxence.

Ils montèrent, car c’est au second que cet honorable trafiquant a ses bureaux.

Et, lorsqu’ils se présentèrent :

– Monsieur est dans son cabinet, en conférence avec un client, leur répondit un commis… veuillez attendre.

« L’office » du sieur Lattermann ressemblait à toutes les cavernes de ce genre.

Un fort étroit espace y était réservé au public, et tout autour, derrière un épais treillage de fil de fer, on apercevait des employés, qui, fiévreusement, alignaient des chiffres ou comptaient des coupons.

À droite, au-dessus d’un large guichet, se lisait le mot magique : CAISSE.

Une petite porte, à gauche, conduisait au cabinet du patron.

Il y avait loin de cette simplicité sordide aux splendeurs du Comptoir de crédit mutuel. Mais le luxe qui attire les actionnaires ne retient pas l’argent. C’est dans des bouges que s’amassent les grosses fortunes.

Patiemment, M. de Trégars et Maxence s’étaient assis sur une dure banquette de cuir, rouge autrefois, et ils regardaient et ils écoutaient.

Le mouvement ne laissait pas que d’être considérable.

À tout moment, des jeunes gens bien mis arrivaient d’un air important et empressé, et tirant un carnet de leur poche, ils bredouillaient quelques phrases de ce patois hérissé de chiffres qui est la langue des affaires.

Au bout d’un gros quart d’heure :

– M. Lattermann en a-t-il encore pour longtemps ? demanda M. de Trégars.

– Je ne sais pas, répondit un employé.

Les clients se succédaient, gens de mine hétéroclite pour la plupart, d’allures inquiètes ou inquiétantes, faces blêmes d’usuriers, visages rubiconds de maquignons, nez allongés de dupes. Quelques-uns étaient si misérablement vêtus qu’on leur eût donné un sou dans la rue, et que certainement ils l’eussent accepté, et cependant ce n’étaient pas les plus mal reçus, tant il est vrai qu’aux alentours de la Bourse, surtout, l’habit ne fait pas le moine. Il y en avait qui passaient à la caisse, et qui versaient ou recevaient de l’argent. D’autres, les familiers de l’office, évidemment, entraient la tête jusqu’aux épaules dans un guichet, et ployés en deux, les mains appuyées sur la tablette, ils restaient en grande conférence avec les employés.

Par instants, une voix s’élevait, qui, dominant le murmure confus des conversations, criait :

– Combien ont fait les Tiffila ?

– Sept vingt-cinq, répondait une autre voix sur le même ton.

– Et les Épargnes des Paroisses ?

– Trois trente…

À la fin, cependant, la petite porte de gauche s’ouvrit, et on vit sortir le client qui, depuis si longtemps, accaparait M. Lattermann.

Ce client n’était autre que M. Costeclar…

Apercevant M. de Trégars et Maxence, qui s’étaient levés au bruit de la porte, il parut on ne peut plus désagréablement surpris ; il pâlit même légèrement, et fit un pas en arrière comme pour rentrer précipitamment dans la pièce qu’il quittait.

Car le cabinet du sieur Lattermann, de même que celui de tous les brasseurs d’affaires, a plusieurs issues, sans compter celle qui donne sur la police correctionnelle.

Mais M. de Trégars ne lui laissa pas le loisir de battre en retraite.

– Eh bien ? lui demanda-t-il d’un ton où perçait la menace.

Le brillant financier avait daigné retirer son chapeau, d’ordinaire rivé sur sa tête, et avec le sourire contraint du gredin pris en flagrant délit :

– Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici, monsieur le marquis, dit-il.

À ce titre de marquis, toutes les plumes s’étaient arrêtées et tous les nez s’étaient levés.

– Je le crois sans peine, fit M. de Trégars. Mais moi, je vous demande où en est l’affaire ?

– Elle se corse, la justice marche…

– En vérité !…

– C’est positif ; Jules Jottras, de la maison Jottras et son frère, a été arrêté ce tantôt, au moment où il arrivait à la Bourse.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il était, paraît-il, le complice de Vincent Favoral, et que c’était lui qui vendait les titres enlevés à la caisse du Crédit mutuel

D’un regard, M. de Trégars commanda le silence à Maxence, qui, au nom de son père, avait tressailli, et d’un accent ironique :

– Fameuse capture ! murmura-t-il, et qui prouve la clairvoyance de la justice.

– Mais ce n’est pas tout, reprit vivement M. Costeclar. On croit Saint-Pavin, vous savez, le rédacteur du Pilote financier, fortement compromis. Le bruit courait, en clôture, qu’un mandat d’amener allait ou venait d’être lancé contre lui.

– Et le baron de Thaller ?

Les employés ne pouvaient assez s’étonner de la patience dont M. Costeclar faisait preuve.

– Le baron, répondit-il, a paru à la Bourse ce tantôt, et il y a été l’objet d’une véritable ovation…

– C’est admirable ! Et que disait-il ?

– Que tout était réparé.

– Alors les actions du Crédit mutuel ont remonté ?

– Malheureusement non. Elles n’ont pu franchir cent dix francs.

– Et cela ne vous a pas étonné ?

– Pas trop, parce que, voyez-vous, je suis un homme d’affaires, moi, et je sais comment les choses se passent. En quittant M. de Thaller, ce matin, les actionnaires du Crédit mutuel se sont réunis, et ils se sont engagés sur l’honneur à ne pas vendre, pour ne pas assommer les cours. C’est pourquoi, dès qu’ils ont été séparés, chacun à part soi, s’est dit : « Si je vendais, puisque les autres qui sont des imbéciles vont garder ! » Or, comme ils ont été trois ou quatre cents à se tenir ce raisonnement, la place a été inondée de titres…

Regardant bien dans les yeux le brillant financier, si visiblement troublé que les employés ne pouvaient s’empêcher de rire :

– Et vous ? interrompit M. de Trégars.

– Moi ?… balbutia-t-il.

– Oui, je vous demande si vous avez été plus fidèle à votre parole que les actionnaires dont vous parlez, et si vous avez fait ce dont nous étions convenus ?

– Assurément. Et si vous me trouvez ici…

Mais M. de Trégars, lui posant la main sur l’épaule, l’arrêta net.

– Je crois savoir ce que vous y êtes venu faire, prononça-t-il, et dans un moment je serai fixé…

– Je vous jure…

– Ne jurez pas. Si je me trompe, tant mieux pour vous. Si je ne me trompe pas, je vous prouverai qu’il est dangereux de jouer au fin avec moi… quoique je ne sois pas homme d’affaires…

Cependant, le sieur Lattermann, ne voyant pas de client venir remplacer celui qui le quittait, finit par s’impatienter et apparut sur le seuil de son cabinet…

C’était un homme encore jeune, petit, trapu, commun ; on n’apercevait de lui d’abord que son ventre, un gros, grand et large ventre, siége de ses pensées et tabernacle de ses aspirations, un ventre de parvenu que battait une double chaîne d’or chargée de breloques.

Sur un cou apoplectique, rouge comme celui d’un dindon, se dressait sa tête toute petite, garnie de rudes cheveux roux taillés en brosse. Une barbe touffue, en éventail encadrait sa large face de pleine lune, coupée en deux par un nez écrasé comme celui d’un kalmouk, et éclairée par deux petits yeux en coulisse où éclatait la plus insigne fourberie…

Ceux qui le connaissaient le mieux affirmaient que personne jamais n’avait fait impunément une affaire avec lui. Mais il « la faisait à la rondeur, » selon son expression, tapant sur le ventre des gens, et mettant à exécuter les malheureux tombés entre ses griffes cette bonhomie sinistre, qui est le trait distinctif des Allemands.

Voyant M. de Trégars et M. Costeclar en grande conversation :

– Tiens ! vous vous connaissez ! fit-il.

M. de Trégars s’avança.

– Nous sommes même… amis intimes, répondit-il, et il est fort heureux que nous nous soyons rencontrés. Je suis amené par la même affaire que ce cher Costeclar, et j’étais en train de lui expliquer qu’il s’est trop hâté, et que mieux vaudrait attendre encore trois ou quatre jours…

– C’est justement ce que je lui ai dit, appuya l’honorable patron de l’office de la rue Joquelet.

Maxence ne comprenait qu’une chose, c’est que M. de Trégars avait pénétré les desseins de M. Costeclar, et il ne pouvait assez admirer son sang-froid et son habileté à saisir une occasion unique.

– Heureusement il n’y a rien de fait ! reprit le sieur Lattermann.

– Et qu’il est encore temps de revenir sur ce qui a été convenu, ajouta M. de Trégars.

Et s’adressant à M. Costeclar :

– Venez, ajouta-t-il, nous allons nous entendre avec monsieur…

Mais l’autre, qui se souvenait de la scène de la rue Saint-Gilles, et qui avait ses raisons pour craindre, eût sauté par la fenêtre plutôt.

– Je suis attendu, balbutia-t-il, entendez-vous tous les deux…

– Alors vous me laissez carte blanche.

Ah ! si le brillant financier eût osé !… Mais il sentait rivés sur lui des yeux si menaçants, qu’il n’osa même pas hasarder un geste de dénégation…

– Ce que vous ferez sera bien fait ! dit-il, de l’accent d’un homme qui se sent perdu…

Et pendant qu’il gagnait la porte, M. de Trégars entrait dans le cabinet du sieur Lattermann.

Il n’y resta que cinq minutes, et quand il rejoignit Maxence qu’il avait prié de l’attendre :

– Je crois que nous les tenons, lui dit-il en l’entraînant…

C’est chez M. Saint-Pavin que se rendaient M. de Trégars et Maxence, et ils y furent en moins de rien, car c’est à l’entrée de la rue Vivienne que sont installés les bureaux du Pilote financier, – au deuxième au-dessus de l’entre-sol, ainsi que l’indiquent un écusson cloué sur la porte et une main à l’index tendu peinte sur le mur de l’escalier.

Il n’est personne qui n’ait au moins aperçu un exemplaire de cette feuille, dont la vignette ingénieuse représente un hardi marin conduisant à pleines voiles un timide passager vers le port Million, à travers une mer orageuse, toute hérissée des écueils de la faillite et des récifs de la ruine.

Les bureaux du Pilote sont moins ceux d’un journal que ceux de la première agence d’affaires venue.

De même que chez le sieur Lattermann, on y voit des employés griffonnant derrière des grillages, des guichets, une caisse, et, sur une immense ardoise, le cours, écrit à la craie, de la Rente et des valeurs françaises et étrangères.

C’est qu’en vérité, le Pilote financier n’est que le porte-voix d’une usine de tripotages.

Comme il dépense chaque année une centaine de mille francs en publicité pour racoler des abonnés, comme d’autre part il ne coûte que trois francs par an, il est clair que ce n’est pas sur les abonnements qu’il réalise des bénéfices.

Il a d’autres sources de revenu. Ses courtages, d’abord. Car il vend et achète, et exécute, disent ses prospectus, « tous les ordres de Bourse généralement quelconques au mieux de l’intérêt du client. »

Et la besogne ne lui manque pas.

Les petits capitalistes de province ont des fantaisies singulières. Ils pourraient, lorsqu’ils ont des fonds disponibles, les porter à quelque banquier de leur ville, à un homme connu, dont ils savent la vie et la fortune, dont ils estiment le caractère et respectent la probité.

Mais non ; ce serait trop simple et trop sûr.

Ils aiment mieux envoyer leur argent à Saint-Pavin, qu’ils ne connaissent ni d’Ève ni d’Adam, uniquement pour cette raison qu’un beau matin la poste leur a apporté gratis un numéro du Pilote financier, où ils ont lu que ledit Saint-Pavin est le premier homme du monde pour manœuvrer les capitaux, en tirer des intérêts fabuleux et enrichir ses clients.

Et ils sont nombreux les gens que Saint-Pavin grise de ses articles, qu’il éblouit de ses chiffres, qu’il prend aux miroitements des primes et des reports.

– J’ai cinquante mille abonnés ! dit-il fièrement.

Et c’est absolument exact. Il y a de par la France, cinquante mille bonnes âmes qui payent trois francs par an la prose de Saint-Pavin, et il en est bien sur ce nombre huit ou dix mille qui se laissent piloter par lui, vendant quand il conseille de vendre, achetant dès qu’il dit d’acheter…

Mais aux courtages opulents, il convient d’ajouter la réclame : autre mine.

Pas d’affaires sans le Pilote financier.

Six fois sur dix, le jour où une affaire s’organise, les organisateurs ont mandé Saint-Pavin. Honnêtes ou fripons, il leur faut passer par ses mains ; ils le savent et s’y sont d’avance résignés.

– Nous avons compté sur vous, lui disent-ils.

Et lui :

– Quels avantages faites-vous ?

On discute alors l’opération : ce que peut rapporter la société à lancer et ce qu’exige Saint-Pavin avant d’emboucher la trompette.

Si pour cent mille francs il promet des accès de lyrisme et de chauffer sa clientèle à blanc, pour cinquante mille il ne sera qu’enthousiaste. À vingt mille francs, il fera de l’affaire un éloge raisonnable ; à dix mille, il gardera simplement la neutralité.

Et si ladite société refuse tout avantage au Pilote ?

– Ah ! prenez garde ! dit Saint-Pavin.

Et dès le numéro suivant, il commence sa campagne.

Il est modéré, d’abord, et se réserve le moyen de revenir. Il n’émet que des doutes : « L’affaire, hum ! il ne la connaît pas bien… Elle est peut-être excellente, il se peut qu’elle soit détestable… Le plus sûr est d’attendre, de voir venir… »

C’est la première sommation.

Si elle est infructueuse, il empoigne derechef sa bonne plume financière et accentue ses défiances.

Habile à éviter les procès en diffamation, il insinue que « les calculs ne sont peut-être pas exacts, qu’on a, oh ! bien involontairement, enflé le chapitre des bénéfices probables et diminué celui des dépenses certaines… »

Il sait son métier, c’est incontestable, il s’entend à grouper les chiffres, à démontrer, selon les besoins de sa thèse, que deux et deux font trois ou font cinq.

Il est rare qu’avant le troisième article, la société visée ne mette pas les pouces :

– Nous nous rendons, voilà tant.

Et il faut le donner poliment, ce tant, avec des égards et comme chose due. Saint-Pavin est susceptible, à ses heures. Il se bat, il s’est battu. Il a rudement traîné sur le terrain le fils d’un financier puissant qui lui avait tendu dix mille francs au bout d’une paire de pincettes.

Si cependant la société tympanisée ne met pas les pouces, oh ! alors, il devient terrible, il casse les vitres et n’ayant plus rien à espérer, il ne ménage rien.

Mais il est rare qu’il soit forcé d’en venir à ces extrémités.

Son influence est très-réelle, très-positive, et on le sait.

Il ne se vante pas, quand il raconte comme quoi, lors de l’emprunt de New-Sestos, une des plus immenses floueries de ce temps, il tira de sa clientèle la somme énorme de deux millions cinq cent mille francs, dont le dixième resta dans les caisses du Pilote.

Aussi Saint-Pavin serait-il depuis longtemps millionnaire, s’il était l’unique propriétaire du journal qu’il rédige.

Il ne l’est pas, malheureusement.

Qu’une mésaventure advienne, qu’il faille répondre à la justice ou tenir tête à des clients trop durement étrillés, oh ! il est seul en nom, seul responsable.

S’agit-il de partager les bénéfices ? C’est une autre paire de manches, les commanditaires arrivent.

Car, hélas ! Saint-Pavin a des commanditaires, ou plutôt il n’est qu’un instrument dont jouent impitoyablement trois ou quatre de ces fins matois de la finance qui ont un pied dans toutes les affaires, un œil dans tous les tripotages et une main dans toutes les poches. À Saint-Pavin le péril et la peine, à eux le profit. On tient en piètre estime le directeur du Pilote financier ; mais eux, haut cotés sur la place, considérés, recherchés, décorés, ils avancent les lèvres d’un air d’insurmontable dégoût dès qu’on prononce devant eux le vilain mot de chantage.

– J’aurai ma revanche, gronde-t-il quelquefois.

Il ne l’aura jamais ; car il lui manque les deux qualités essentielles à la Bourse, la discrétion et le sang-froid.

Au rebours de ses compatriotes du Midi, qui restent de glace intérieurement tout en jetant feu et flammes, Saint-Pavin s’échauffe pour tout de bon. Grand hâbleur, il finit si bien par prendre ses hâbleries au sérieux, qu’on a pu dire de lui qu’il n’avait jamais mis personne dedans sans s’y être mis lui-même.

Jusqu’à ce point qu’au moment de l’emprunt de New-Sestos, ayant reçu pour ses articles dix mille francs de prime, il les plaça dans ledit emprunt ; dupe des raisons qu’il avait accumulées depuis un mois pour démontrer les avantages de cette audacieuse piperie.

Avec ce tempérament, vivant dans ce milieu dangereux de gens qui souvent n’ont pas le sou, qui sont toujours sûrs de gagner leur million fin courant, Saint-Pavin se trouve avoir une existence singulière.

– C’est la misère, dit-il… tempérée par des pots-de-vin.

On l’a vu rouler voiture au commencement d’un mois, et le trente n’avoir plus de souliers à se mettre aux pieds.

Il était jeune alors. En vieillissant, ennuyé de ces alternatives de misère et de luxe, il a fini par adopter, pour ne s’en plus départir, le débraillé d’un homme revenu de toutes les illusions, et qui n’attache plus d’importance qu’aux jouissances positives et immédiates.

Son appartement est un taudis où on marche sur une litière de bouts de cigares, mais il mange dans les restaurants en renom, ne boit que du meilleur et ne fume que des havanes de choix.

Bon compagnon, d’ailleurs, obligeant à l’occasion, convive solide, causeur spirituel, d’une impudence rare et d’un cynisme renversant, il a fini par se faire admettre partout, en répétant toujours : « Je suis comme cela, et il faut me prendre comme je suis. »

Tout Paris le connaît, et il a beaucoup d’amis.

Aussi, les bureaux du Pilote financier étaient-ils pleins, lorsque M. de Trégars et Maxence y arrivèrent, pleins de cette foule de gens qui vivent de la Bourse, spéculateurs, remisiers, intermédiaires, venus là aux nouvelles et pour discuter les fluctuations du jour et les probabilités du marché du soir…

– M. Saint-Pavin est occupé, leur dit un garçon de bureau taillé en force.

On entendait sa voix brutale, car il était, non pas dans son cabinet, mais dans le bureau même, derrière les grillages garnis de rideaux verts…

Bientôt il se montra, reconduisant un vieux bonhomme, qui semblait confondu de l’algarade, et auquel il criait :

– Non, monsieur, non, le Pilote financier ne se charge pas d’exécutions pareilles, et je vous trouve bien hardi de me venir proposer des gredineries de deux sous…

Mais apercevant Maxence :

– M. Favoral !… fit-il. Parbleu ! c’est ma bonne étoile qui vous amène… Passez dans mon cabinet, cher monsieur, passez, nous allons rire !…

Beaucoup, parmi les gens qui se trouvaient dans les bureaux du Pilote, avaient un mot à dire à M. Saint-Pavin, un conseil à lui demander, un ordre à lui transmettre ou une nouvelle à lui communiquer.

Ils s’étaient donc avancés et l’entouraient, lui souriant et lui tendant amicalement la main.

Il les écartait avec sa brusquerie ordinaire.

– Tout à l’heure ! Je suis occupé ! Laissez-moi !

Et poussant Maxence vers la porte de son cabinet, qu’il venait d’ouvrir :

– Entrez donc, vous ! faisait-il d’un ton d’impatience extraordinaire.

Mais M. de Trégars entrait aussi, et comme il ne le connaissait pas :

– Ah çà ! qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il brutalement.

Maxence se retourna.

– Monsieur est mon meilleur ami, prononça-t-il, et je n’ai pas de secret pour lui…

– Qu’il passe donc ; mais, sacrebleu ! faisons vite.

Fort somptueux autrefois, le cabinet de M. le directeur du Pilote financier était peu à peu tombé dans un état de sordide délabrement. Si le garçon de bureau avait reçu l’ordre de n’y jamais promener le plumeau ni le balai, il obéissait ponctuellement. Le désordre et la malpropreté y régnaient. Les cartons en lambeaux pendaient misérablement hors des cartonniers, et sur les larges divans séchait depuis des mois la boue des bottes de tous les visiteurs qui s’y étaient vautrés. Sur la cheminée, au milieu d’une demi-douzaine de verres crasseux, se dressait une bouteille de vin de Madère à moitié vide. Enfin, devant l’âtre, sur le tapis, et le long de tous les meubles, s’amoncelaient à profusion les bouts de cigares et de cigarettes…

Dès qu’il eut fermé au verrou la porte de son cabinet, venant se planter droit devant Maxence :

– Qu’est devenu votre père ? demanda brusquement M. Saint-Pavin.

Maxence tressaillit. S’il s’attendait à une question, ce n’était certes pas à celle-là.

– Je l’ignore, répondit-il.

Le directeur du Pilote haussa les épaules.

– Que vous répondiez cela au commissaire de police, dit-il, aux juges et à tous les ennemis de Favoral, je le comprends, c’est votre devoir. Qu’ils vous croient, je le comprends encore, parce qu’au fond, que leur importe ! Mais à moi, qui suis un ami, sans que vous vous en doutiez, à moi qui ai des raisons de n’être pas crédule…

– Je vous jure que nous ne savons pas où il s’est réfugié.

Maxence disait cela d’un tel accent de sincérité, qu’il n’y avait pas à douter. Aussi, une vive surprise se peignit-elle sur les traits de M. Saint-Pavin.

– Quoi ! fit-il, votre père a filé, comme cela, sans s’assurer le moyen d’avoir des nouvelles de sa famille…

– Oui.

– Sans dire un mot de ses intentions à votre mère, à votre sœur, à vous-même…

– Sans un mot.

– Sans laisser d’argent, peut-être…

– On n’a trouvé après son départ qu’une somme insignifiante, que le commissaire a tenu à laisser à ma mère.

Le directeur du Pilote financier eut un geste d’ironique admiration.

– Allons, c’est complet, fit-il, et Vincent est décidément un homme très-fort !…

– Monsieur !…

– Ou plutôt, ses satanées femmes lui tenaient au cœur beaucoup plus qu’on ne le supposait.

Silencieux jusqu’alors et resté à l’écart, M. de Trégars s’avança.

– Quelles femmes ? interrogea-t-il.

Le dépit de M. Saint-Pavin était manifeste.

– Est-ce que je le sais ! répondit-il brutalement. Est-ce que personne jamais a rien su des affaires d’un mâtin plus hermétiquement boutonné dans sa redingote qu’un jésuite dans sa soutane !…

– M. Costeclar…

– Encore un joli coco, celui-là ! Cependant, oui, il avait peut-être découvert quelque chose de l’existence de Vincent, car il le faisait drôlement aller. N’a-t-il pas dû épouser Mlle Favoral ?…

– Même malgré elle, oui.

– Alors, vous avez raison, il avait surpris quelque chose. Mais si vous comptez sur lui pour vous apprendre quoi que ce soit, vous comptez sans votre hôte…

– Qui sait ! murmura M. de Trégars.

Mais M. Saint-Pavin ne l’entendit pas.

En proie à une agitation surprenante, il arpentait son cabinet :

– Ah ! ces hommes d’apparence froide, grondait-il, ces hommes à mine discrète, ces rogneurs de liards, ces calculateurs, ces moralistes, quand ils se mettent à faire des sottises !… Qui peut imaginer à quelle insanité on aura poussé celui-ci, et quel parti il aura pris, sous l’empire de quelque passion enragée…

Et frappant furieusement du pied, ce qui dégageait du tapis des nuages de poussière :

– Il faut pourtant que je le déniche, jurait-il, et, par le tonnerre du ciel ! où qu’il se cache, je le dénicherai !…

C’est d’un œil perspicace que M. de Trégars observait le directeur du Pilote.

– Vous avez donc, fit-il, un grand intérêt à le retrouver ?

L’autre s’arrêta court :

– J’y ai l’intérêt, répondit-il, d’un homme qui se croyait un malin, et qui se voit joué comme un enfant et dupé comme un sot ! D’un homme à qui on avait promis monts et merveilles, et qui voit sa situation menacée ! D’un homme qui est las de travailler à la fortune d’une bande de brigands qui entassent millions sur millions et qui, pour toute récompense, lui offrent la police correctionnelle et la perspective d’une retraite à Poissy, pour ses vieux jours ! L’intérêt, enfin, d’un homme qui veut se venger, et qui, par le saint nom de Dieu ! se vengera…

– De qui ?

– De M. le baron de Thaller, monsieur !

Et reprenant sa promenade :

– Comment a-t-il pu, poursuivait-il, contraindre Favoral à endosser la responsabilité de tout, et à disparaître ? Quelle somme énorme lui a-t-il donnée ?…

– Monsieur, interrompit vivement Maxence, mon père est parti sans un sou !…

M. Saint-Pavin éclata de rire.

– Et les douze millions, demanda-t-il, qu’en a-t-on fait ? Pensez-vous qu’on les a distribués en bonnes œuvres ?

Et sans attendre d’autres objections :

– Cependant, continua-t-il, ce n’est pas avec de l’argent seulement qu’on peut décider un homme à se déshonorer et à se perdre pour un autre, à s’avouer voleur et faussaire, à braver le bagne, à tout abandonner, pays, famille, amis ! Évidemment, le baron de Thaller avait d’autres moyens d’action, il tenait Favoral…

M. de Trégars l’arrêta.

– Vous parlez, lui dit-il, comme si vous étiez absolument sûr de la complicité de M. de Thaller…

– Parbleu !…

– Pourquoi ne le dénoncez-vous pas ?

Le directeur du Pilote eut un violent mouvement de recul.

– Fourrer, moi-même, le nez de la justice dans mes affaires ! s’écria-t-il. Peste ! comme vous y allez ! À quoi cela m’avancerait-il, d’ailleurs ? Ai-je des preuves à fournir de mes allégations ! Croyez-vous donc que Thaller n’a pas pris ses précautions et ne m’a pas lié les mains ? Qu’on se crève un œil pour crever les deux yeux d’un ennemi, très-bien ! Mais s’éborgner pour la gloire, ce serait trop bête. Sans Favoral, rien à faire…

– Supposez-vous donc que vous le décideriez à se livrer à la justice ?…

– Non, mais à me fournir les preuves qui me manquent pour envoyer Thaller là où déjà ils ont envoyé ce pauvre Jottras…

Et s’animant de plus en plus :

– Mais ce n’est pas dans un mois qu’il me les faudrait, ces preuves, poursuivait M. Saint-Pavin, ni même dans quinze jours, mais demain, mais à l’instant même… Avant la fin de la semaine, Thaller aura fait son coup, réalisé on ne sait combien de millions, et tout remis si bien en ordre, que la justice qui, en matière de finances, n’est pas de première force, n’y verra que du feu. Si Thaller va jusque-là, il est sauvé : le voilà sacré financier de premier ordre et hors d’atteinte. Alors, où ne montera-t-il pas ! Déjà, il parle de se faire nommer député, et il raconte partout qu’il a trouvé pour épouser sa fille un gentilhomme qui porte un des plus vieux noms de France, le marquis de Trégars…

Montrant Marius :

– Mais c’est monsieur qui est le marquis de Trégars ! s’écria Maxence.

Pour la première fois, M. Saint-Pavin prit la peine d’examiner son visiteur, et lui qui avait trop pratiqué la vie pour ne se pas connaître en hommes, il parut étonné…

– Veuillez m’excuser, monsieur, prononça-t-il avec une politesse fort éloignée de ses habitudes, et… permettez-moi de vous demander si vous soupçonnez les raisons qu’a M. de Thaller de tenir prodigieusement à vous avoir pour gendre…

– Je pense, répondit froidement M. de Trégars, que M. de Thaller serait heureux de m’enlever le droit de rechercher les causes de la ruine de mon père…

Mais il fut interrompu par un grand bruit de voix dans la pièce voisine, et presque aussitôt on frappa rudement à la porte, et quelqu’un dit :

– Au nom de la loi !…

Le directeur du Pilote financier était devenu plus blanc que sa chemise.

Il dit :

– Voilà ce que je craignais ; Thaller m’a gagné de vitesse !

Et encore :

– Je suis peut-être perdu !

Cependant, il ne perdit pas la tête.

D’un mouvement prompt comme la pensée, il sortit d’un tiroir une liasse de lettres qu’il lança dans la cheminée et auxquelles il mit le feu, en disant d’une voix enrouée par l’émotion et par la colère :

– On n’entrera pas qu’elles ne soient brûlées.

Mais elles mettaient à s’enflammer une lenteur désespérante.

Il faut avoir, en un moment critique, anéanti des documents compromettants, pour savoir avec quelles difficultés inouïes le papier en masse brûle. Du bois vert serait plus vite consumé.

Du dehors, on secouait la porte, et on criait :

– Ouvrez !

Agenouillé devant l’âtre, M. Saint-Pavin remuait et éparpillait ses paperasses.

– Et maintenant, lui dit M. de Trégars, hésiterez-vous à livrer à la justice le baron de Thaller ?…

Il se retourna les yeux étincelants.

– Maintenant, répondit-il, si je veux être sauvé, il faut que je le sauve. Ne comprenez-vous pas qu’il me tient !…

Et voyant que les derniers feuillets de sa correspondance flambaient :

– Vous pouvez ouvrir à présent, dit-il à Maxence.

Maxence obéit, et un commissaire de police, ceint de son écharpe, se précipita dans le cabinet, pendant que ses hommes, non sans peine, contenaient la foule de la première pièce.

C’est qu’elle était terriblement émue, cette foule.

Il n’était pas un des boursiers qui s’y trouvait mêlé qui ne frémît d’une catastrophe dont vaguement il se sentait menacé dans l’avenir. Le terrain de la spéculation est si glissant, l’occasion si perfide ! Il n’en était pas un qui, regardant Saint-Pavin, ne se dît intérieurement :

– Aujourd’hui, lui. Demain, moi, peut-être…

Le commissaire de police, cependant, un vieux routier, qui en était à sa centième expédition de ce genre, avait, d’un coup d’œil, examiné le cabinet :

Apercevant dans la cheminée des débris carbonisés, sur lesquels voltigeait encore une flamme mourante :

– Voilà donc, dit-il, pourquoi on tardait tant à m’ouvrir ?

Un sourire goguenard effleura les lèvres du directeur du Pilote.

– On a ses affaires personnelles, répondit-il, des affaires de femme…

– Ce sera une preuve morale contre vous, monsieur.

– Je la préfère à une preuve matérielle.

Ne daignant pas relever l’impertinence, le commissaire, d’un regard soupçonneux, toisait Maxence et M. de Trégars.

– Qui sont ces messieurs qui étaient enfermés avec vous ? demanda-t-il à M. Saint-Pavin…

– Des visiteurs. Monsieur que voici, est M. Favoral…

– Le fils du caissier du Crédit mutuel ?

– Précisément. Et Monsieur est M. le marquis de Trégars…

– En entendant frapper au nom de la loi, ces messieurs auraient dû ouvrir, grommela le commissaire.

Mais il n’insista pas.

Tirant de sa poche un papier, il le déplia, et le présentant au directeur du Pilote financier :

– Je suis chargé de vous arrêter, reprit-il. Voici le mandat d’amener.

D’un geste insouciant l’autre le repoussa.

– À quoi bon lire ! fit-il. Quand j’ai appris l’arrestation de ce pauvre Jottras, j’ai compris ce qui me pendait au nez. Il s’agit, j’imagine du vol du Crédit mutuel ?

– Précisément.

– J’y suis aussi absolument étranger que vous-même, monsieur, et je n’aurai pas de peine à le démontrer. Mais cela ne vous regarde pas, et vous allez, je suppose, apposer les scellés sur mes papiers…

– Sauf sur ceux que vous avez brûlés…

M. Saint-Pavin éclata de rire. Il avait repris son impudence et son sang-froid, et semblait aussi à l’aise que s’il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde.

– Me sera-t-il permis, demanda-t-il, de parler à mes employés, et de leur donner mes instructions ?

– Oui, répondit le commissaire, mais en ma présence.

Appelés, les employés parurent ; la consternation peinte sur le visage, mais la joie pétillant dans les yeux. Réellement, ils étaient ravis de la mésaventure de leur patron. De même que M. Saint-Pavin reprochait à M. de Thaller de spéculer sur lui, ils accusaient M. Saint-Pavin de les exploiter indignement.

– Vous voyez ce qui m’arrive, mes enfants, leur dit-il. Mais rassurez-vous, il en sera cette fois comme la dernière : avant quarante-huit heures, on aura reconnu l’erreur dont je suis victime ou je serai relâché sous caution. Quoi qu’il en soit, je puis compter sur vous, n’est-ce pas ?…

Tous lui jurèrent qu’ils allaient redoubler de zèle.

Et alors, s’adressant à son caissier, qui était son homme de confiance et le bras droit des commanditaires :

– Quant à vous, Besnard, reprit-il, vous allez courir chez M. de Thaller et lui apprendre ce qui se passe.

Qu’il prépare des fonds, car dès demain tous les gens qui ont de l’argent chez nous vont venir le retirer. Vous passerez ensuite à l’imprimerie, vous ferez décomposer mon article sur le Crédit mutuel, et vous le remplacerez par des nouvelles financières que vous couperez dans les journaux. Ne parlez pas de mon arrestation surtout, à moins que M. de Thaller ne l’exige. Allez, et que le Pilote paraisse comme à l’ordinaire, c’est l’important…

Il avait, tout en parlant, allumé un cigare. L’homme de bien, victime de l’iniquité humaine, n’a pas une contenance plus ferme ni plus tranquille.

– La justice, dit-il au commissaire qui furetait dans les tiroirs du bureau, la justice ne sait pas l’irréparable mal qu’elle peut faire en arrêtant aussi légèrement un homme chargé comme je le suis d’immenses intérêts. C’est la fortune de dix ou douze mille petits capitalistes qu’elle compromet…

Déjà les témoins de l’arrestation s’étaient retirés un à un, pour en aller donner la nouvelle tout le long du boulevard, et aussi pour songer au parti à en tirer, car une nouvelle, à la Bourse, c’est de l’argent.

À leur tour, M. de Trégars et Maxence sortirent.

– Surtout, n’allez pas raconter ce que je vous ai dit ! leur criait encore M. Saint-Pavin, au moment où ils passaient la porte.

M. de Trégars ne répondit pas. Il avait le visage contracté et les lèvres serrées d’un homme en train de peser quelque grave détermination sur laquelle il ne lui sera plus possible de revenir.

Une fois dans la rue, et lorsque déjà Maxence ouvrait la portière de leur fiacre :

– Nous allons nous séparer ici, lui dit-il, de cette voix brève qui annonce un parti définitivement arrêté. J’en sais assez, maintenant, pour me présenter chez M. de Thaller. C’est là, seulement, que je verrai comment frapper le coup décisif. Rentrez rue Saint-Gilles, rassurer votre mère et Gilberte ; vous me verrez, je vous le promets, dans la soirée…

Et sans attendre une réplique, il s’élança dans le fiacre qui partit aussitôt.

Mais ce n’est pas rue Saint-Gilles que se rendit Maxence.

Il tenait à voir d’abord Mlle Lucienne, à lui apprendre les événements de cette journée, la plus remplie de son existence, à lui dire ses découvertes, ses étonnements, ses angoisses et ses espérances…

À sa grande surprise, il ne la trouva pas à l’Hôtel des Folies. Sortie en voiture à trois heures, lui dit la Fortin, elle n’était pas encore rentrée.

Elle ne pouvait tarder, il est vrai, car déjà le jour baissait.

Maxence ressortit donc pour aller à sa rencontre. Suivant le trottoir, il était arrivé à cet escalier qui rend impraticable une partie du boulevard du Temple, quand, au loin, sur la place du Château-d’Eau, il lui sembla apercevoir un tumulte inaccoutumé.

Presque aussitôt, des cris de terreur retentirent. Des gens affolés se mirent à fuir dans toutes les directions, et une voiture lancée à fond de train passa devant lui comme un éclair.

Mais si vite qu’elle eût passé, il avait eu le temps d’y reconnaître Mlle Lucienne, pâle et désespérément cramponnée aux coussins.

Éperdu, il se mit à courir de toutes ses forces.

Il était clair que le cocher n’était plus maître de ses chevaux, qui galopaient d’un galop furieux… Un sergent de ville qui essaya de les arrêter fut renversé… Dix pas plus loin, une roue de derrière de la voiture accrochant la roue d’une lourde charrette, volait en éclats, et Mlle Lucienne était lancée sur la chaussée, pendant que le cocher, précipité de son siége, roulait jusque sur le trottoir…

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