C’était une révélation, que cette visite de la baronne de Thaller, et point n’était besoin d’une grande perspicacité pour deviner son angoisse sous ses éclats de rire, pour comprendre que c’était un marché qu’elle était venue proposer.
Il était donc évident que Marius de Trégars tenait entre les mains les fils principaux de cette intrigue embrouillée qui venait d’aboutir à ce vol de douze millions…
Mais saurait-il en tirer parti ? Quels étaient ses desseins et ses moyens d’action ?
C’est ce que Maxence n’eût su pressentir, alors même qu’il eût eu plus de liberté d’esprit que ne lui en laissait le choc incessant des événements.
Il n’eut pas le temps d’interroger.
– À table ! lui dit M. de Trégars, dont l’agitation était manifeste, à table et déjeunons, nous n’avons pas une minute à perdre…
Et pendant que son domestique apportait le modeste repas :
– J’attends M. d’Escajoul, lui dit-il, fais-le entrer dès qu’il se présentera.
Si à l’écart du monde où se tripote l’argent des autres qu’il eût été tenu par son père, Maxence n’était pas sans connaître Octave d’Escajoul.
Qui ne le connaît, d’ailleurs !
Qui ne l’a vu souriant et florissant, l’œil vif et la lèvre vermeille, malgré ses cinquante ans, promener sur le boulevard, du côté du soleil, sa jaquette bleu de roi et l’éternel gilet blanc qui sangle son ventre prospère.
Il aime de passion la bonne chère, les belles et le jeu, toutes ses aises et tout ce qui fait la vie plus facile et plus douce, – et comme il est millionnaire, comme il a son coin chez Bignon et au café Anglais, comme il est bien vu des dames et que jamais le baccarat ne lui a tenu rigueur, comme son appartement est un chef-d’œuvre de comfort et son coupé le plus moelleux qui soit à Paris, il est et se plaît à se déclarer le plus heureux des hommes.
Avec tant d’avantages on ne le jalouse pas, ou du moins il a su imposer silence à l’envie.
Aller de la Chaussée-d’Antin à la rue Vivienne sans récolter cinquante saluts et autant de poignées de main, lui serait impossible.
Il est si bon enfant et si disposé toujours à rendre service, il a le rire si communicatif et la poche si facile, il se laisse si volontiers tutoyer et appeler Octave tout court !…
Et quand on demande :
– Que fait-il ?
Invariablement on répond :
– Lui ! Il fait des affaires.
Expliquer quelles affaires, serait peut-être assez malaisé…
Il est dans le monde des coquins, certains coquins plus redoutables que les autres et bien autrement habiles, qui échappent toujours à l’action de la justice. Ceux-là ne sont pas si naïfs que d’opérer eux-mêmes. Ce n’est pas eux qui jamais s’aventureraient à pénétrer de nuit, avec escalade et effraction, dans une maison habitée, à forcer une caisse, ou à dévaliser la boutique d’un bijoutier…
Vivant en bourgeois corrects, estimés dans leur quartier, ils se contentent de surveiller et d’épier les camarades.
Un bon coup s’est-il fait ? On les voit apparaître au moment du partage, réclamant impérieusement leur part. Et comme c’est sous peine de dénonciation qu’ils réclament, il faut bien en passer par où ils veulent, et leur laisser empocher le plus clair du profit.
Eh bien ! dans une sphère plus élevée, dans le monde de la spéculation, sans comparaison, c’est précisément cette honorable et lucrative industrie qu’exerce M. d’Escajoul.
Maître de son terrain, doué d’un flair supérieur et d’une patience imperturbable, toujours en éveil et continuellement à l’affût, c’est à coup sûr qu’il opère.
Bien avant qu’une affaire ne soit présentée au public, il la connaît, il l’a étudiée et analysée, il en a calculé le fort et le faible, il sait où elle ira et ce qu’elle fera, ce qu’elle peut durer de temps et si elle finira en police correctionnelle…
Et il veille, et il attend…
Et le jour où le gérant d’une société quelconque s’est mis en contravention, a donné une entorse à la loi ou un croc-en-jambe à ses statuts, il peut être assuré de voir M. d’Escajoul arriver, lui demander quelques petits… avantages, et lui promettre en échange une discrétion à toute épreuve, et même ses bons offices.
Deux ou trois de ses amis lui ont entendu dire :
– Qui oserait me blâmer ? C’est très-moral ce que je fais !
Ce qui est positif, c’est que sur toutes les affaires véreuses, sur toutes les opérations suspectes, il prélève une dîme ; c’est qu’il vit de ceux qui vivent de l’argent des autres ; c’est qu’il ne se commet pas une escroquerie de quelque importance dont il ne tire rançon.
Aussi est-il l’homme de Paris qui connaît le mieux son code financier et les lois spéciales et fort compliquées qui régissent les sociétés. Et dès qu’il se présente un cas difficile ou douteux, et sur lequel les jurisconsultes ne sont pas d’accord, c’est lui que l’on va trouver en dernier ressort.
Il n’est pas médiocrement fier de son savoir, et, à ses moments perdus, il aime à lester de ses conseils ces débutants qui ont des dispositions, tous ces jeunes financiers qui brûlent de prendre leur vol.
Il leur explique comment il faut bien se garder de tomber sous le coup de tel article funeste qui conduit droit en cour d’assises, tandis que tel autre ne mène qu’en police correctionnelle.
Il leur apprend à distinguer le détournement de bonne compagnie du vol grossier, l’escroquerie brutale du doux abus de confiance, la bénigne altération d’écriture du redoutable faux…
Tel est l’homme qui, au moment où Maxence et Marius de Trégars venaient de se mettre à table, entra souriant et ramenant vers les tempes, d’une main potelée, ses cheveux devenus rares.
M. de Trégars s’était levé pour le recevoir.
– Vous déjeunez avec nous ? lui dit-il.
– Merci, répondit M. d’Escajoul, j’ai déjeuné à onze heures précises, comme toujours. L’exactitude est une politesse qu’un honnête homme doit à son estomac… Mais je prendrai volontiers une larme de cette vieille eau-de-vie dont vous m’avez offert l’autre soir.
On lui en servit un verre, sur le coin de la nappe, et lorsqu’il se fut assis :
– Je viens de voir notre homme, dit-il.
C’était, Maxence le comprit, de M. de Thaller qu’il parlait.
– Eh bien ? interrogea M. de Trégars.
– Impossible de le boucler. J’ai eu beau le tourner et le retourner dans tous les sens… rien.
– En vérité !
– C’est comme cela… Et vous savez si je m’y entends !… Mais que voulez-vous dire à un homme qui vous répond tout le temps : La justice est saisie, des experts sont nommés, je n’ai rien à redouter des investigations les plus minutieuses.
Au regard que Marius de Trégars tenait rivé sur M. d’Escajoul, il était aisé de voir que sa confiance en lui n’était pas sans bornes.
Il le comprit, car faisant une grimace :
– Me soupçonneriez-vous, dit-il, de m’être laissé bander les yeux par de Thaller ?
Et comme M. de Trégars se taisait, – ce qui était la plus éloquente des réponses :
– Parole d’honneur ! insista-t-il, vous auriez tort de douter de moi. Est-ce vous qui êtes venu me chercher ? Non. C’est moi qui, sachant par Marcolet l’histoire de votre fortune, suis venu vous dire : Voulez-vous un moyen de couler de Thaller ? Et les raisons que j’avais de souhaiter que de Thaller fût coulé, je les ai toujours. Il s’est moqué de moi, il m’a joué, il faut qu’il lui en cuise, car si on venait à se persuader qu’on peut me rouler impunément, c’en serait fait de mon crédit sur la place.
Après un instant de réflexion :
– Croyez-vous donc, interrogea M. de Trégars, que M. de Thaller est innocent ?
– Peut-être.
– Ce serait curieux…
– Ou que ses mesures sont si bien prises qu’il n’a rien à craindre absolument. Si Favoral endosse tout, que voulez-vous qu’on dise à l’autre ? S’ils se sont entendus, le coup était préparé depuis longtemps, et vous devez penser que leurs mesures sont bien prises, et qu’avant de se mettre à pêcher, ils ont si bien troublé l’eau que la justice n’y verra rien.
– Et vous ne voyez personne qui puisse nous fixer ?…
– Favoral…
À la grande surprise de Maxence, M. de Trégars haussa les épaules.
– Celui-là est loin, fit-il. Et l’eût-on sous la main, il est clair que s’il s’est entendu avec M. de Thaller, il ne parlerait pas…
– Juste.
– Cela étant, que faire ?…
– Attendre…
M. de Trégars eut un geste de découragement.
– Autant renoncer à la lutte, fit-il, et essayer de transiger…
– Pourquoi donc ? on ne sait pas ce qui peut arriver… Ne bougez pas, patientez, je suis là, moi, et je veille au grain…
Il s’était levé, et s’apprêtait à se retirer :
– Vous avez plus d’expérience que moi, fit M. de Trégars, et du moment que c’est votre avis…
M. d’Escajoul avait repris toute sa bonne humeur.
– Eh bien ! voilà qui est entendu, dit-il en serrant la main de M. de Trégars, je veille pour nous deux, et dès que j’aperçois une occasion, j’accours et vous agissez…
Mais la porte extérieure n’était pas refermée, que soudainement la physionomie de Marius de Trégars changea.
Secouant celle de ses mains que venait de toucher M. d’Escajoul :
– Pouah !… fit-il d’un air d’insurmontable dégoût, pouah !…
Et ne pouvant s’empêcher de sourire de l’ébahissement de Maxence :
– Ne comprenez-vous donc pas, lui dit-il, que ce vieux misérable m’a été dépêché par M. de Thaller pour sonder mes intentions et m’égarer par de faux renseignements. C’est le compère chargé d’indiquer les cartes du joueur qu’on est en train de dépouiller. Je l’avais flairé, par bonheur ; si l’un de nous est dupe de l’autre, j’ai tout lieu d’espérer que ce n’est pas moi…
Ils achevaient de déjeuner ; M. de Trégars appela son domestique.
– Es-tu allé me chercher une voiture ? lui demanda-t-il.
– Elle est à la porte, monsieur…
– Alors, en route !…
Maxence avait du moins ce bon esprit, le plus rare de tous, peut-être, de ne point s’en faire accroire. Persuadé qu’à lui seul il n’arriverait à rien, il était absolument résolu à s’en remettre aveuglément à Marius de Trégars.
Il le suivit donc, et c’est seulement lorsqu’ils furent en voiture, et que le cocher eût fouetté son cheval, qu’il se hasarda à demander :
– Où allons-nous ?
– Ne m’avez-vous donc pas entendu, répondit M. de Trégars, commander au cocher de nous conduire au Palais-de-Justice…
– Pardonnez-moi, et c’est ce que nous allons y faire que je voudrais savoir…
– Vous y allez, mon cher ami, demander une audience au juge d’instruction chargé de l’affaire de votre père, et déposer entre ses mains les quinze mille francs que vous avez en poche…
– Quoi ! vous voulez ?…
– Je pense que mieux vaut remettre cet argent à la justice, qui appréciera votre démarche, qu’à M. de Thaller qui n’en soufflerait mot. Nous sommes dans une situation à ne rien négliger, et cet argent peut devenir un indice…
Mais ils arrivaient. M. de Trégars guida Maxence à travers le dédale des corridors du Palais, jusqu’à ce qu’enfin, avisant un huissier assis à l’entrée d’une longue galerie, un journal à la main, il lui demanda :
– M. Barban d’Avranchel ?
– Il est à son cabinet, répondit l’huissier.
– Veuillez savoir s’il consentirait à recevoir une déposition importante au sujet de l’affaire Favoral…
Abandonnant son journal, l’huissier se leva d’un air de mauvaise grâce, et pendant qu’il s’éloignait :
– Vous allez entrer seul, dit à Maxence M. de Trégars. Je ne dois pas paraître, et il est important que mon nom ne soit même pas prononcé. Mais surtout retenez bien jusqu’aux moindres paroles du juge d’instruction, car c’est sur ce qu’il vous aura dit que je réglerai ma conduite.
L’huissier reparaissait.
– M. D’Avranchel, fit-il, consent à vous recevoir.
Et conduisant Maxence à l’extrémité de la galerie, il lui ouvrit une petite porte et le poussa en disant :
– Entrez, c’est là !
C’était une petite pièce, basse de plafond et pauvrement meublée. La tenture flétrie et le tapis qui montrait la corde, disaient que bien des juges s’y étaient succédé, et que des légions de prévenus y avaient traîné leurs pieds.
Devant une table, deux hommes, l’un vieux, le juge d’instruction, l’autre jeune, le greffier, classaient et paraphaient des papiers.
Et ces papiers étaient relatifs à l’affaire Favoral, car sur tous on lisait, en grosses lettres : Comptoir de crédit mutuel.
Dès que parut Maxence, le juge se leva, et après l’avoir toisé d’un regard froid et clair :
– Qui êtes-vous ? interrogea-t-il.
D’une voix légèrement troublée, Maxence déclina ses noms.
– Ah ! vous êtes le fils de Vincent Favoral, interrompit le juge, et c’est vous qui l’avez aidé à s’évader par une fenêtre… J’allais aujourd’hui même vous adresser une assignation… Puisque vous voici, tant mieux. Vous avez, m’a-t-on dit, une communication importante à me faire ?
Très-peu de gens, même parmi les plus strictement honnêtes, peuvent se défendre d’un sentiment pénible lorsque, passant le seuil du Palais-de-Justice, ils se trouvent en présence d’un juge. Plus que tout autre, Maxence devait être accessible à ce sentiment de vague et inexplicable contrainte. Cependant faisant un effort :
– Samedi soir, répondit-il, quelques moments avant le commissaire de police, M. le baron de Thaller est venu à la maison. Après avoir accablé mon père de reproches, il l’a engagé à passer à l’étranger, et pour faciliter sa fuite, il lui a remis une somme assez importante, quinze mille francs…
Il avait tiré les billets de banque de sa poche, il les posa sur la table.
– Voici ces quinze mille francs, poursuivit-il. Mon père les a repoussés avec horreur, et avant de s’enfuir, il m’a bien recommandé de les restituer à M. de Thaller. J’ai pensé que mieux valait vous les rapporter, monsieur.
– Pourquoi ?
– Parce que je tenais à ce que la justice sût que M. de Thaller avait offert cet argent, et que mon père l’avait refusé.
D’un geste qui lui était familier, M. Barban d’Avranchel caressait ses favoris d’un roux ardent, autrefois, maintenant presque blancs.
– Est-ce une insinuation à l’adresse du directeur du Crédit mutuel ? fit-il.
Maxence ne baissa pas les yeux.
– Je n’accuse personne, répondit-il, d’un ton qui affirmait précisément le contraire.
– C’est que je dois vous prévenir, reprit le juge, que M. de Thaller lui-même m’a révélé cette circonstance. Lorsqu’il s’est présenté chez vous, il ignorait l’importance des détournements et il espérait encore pouvoir étouffer l’affaire. Voilà pourquoi il eût voulu que son caissier passât en Belgique. Ce système de soustraire des coupables au châtiment de leur faute est amèrement déplorable, mais il est tout à fait dans les habitudes des gens de finance, qui aiment mieux envoyer se faire pendre à l’étranger un employé infidèle que de risquer d’ébranler leur crédit en disant qu’ils ont été volés…
Maxence eût eu beaucoup à dire, mais M. de Trégars lui avait recommandé la plus extrême réserve ; il garda le silence.
– D’un autre côté, reprit M. d’Avranchel, ce refus d’accepter le subside qui lui était si généreusement offert, n’est pas à l’avantage de Vincent Favoral…
– Cependant…
– Peut-on l’attribuer à un sentiment d’honorable délicatesse ? Évidemment non. Qu’un honnête homme repousse une aumône, alors même qu’elle lui serait le plus nécessaire, on le conçoit. Mais un caissier qui a puisé des millions à la caisse qui lui était confiée ne saurait avoir de ces scrupules…
– Mais, monsieur…
– Donc, si votre père a dédaigné ces quinze mille francs, c’est que ses précautions étaient prises. Il n’ignorait pas, quand il s’est enfui, que pour gagner la frontière, pour se dérober aux recherches, pour se cacher à l’étranger, il lui faudrait de l’argent, beaucoup d’argent…
Des larmes de colère et de honte roulaient dans les yeux de Maxence.
– Je suis sûr, monsieur, s’écria-t-il, que mon père s’est enfui sans un sou !…
– Oh !
– Et j’en ai presque la preuve. Depuis longtemps, il en était réduit aux plus misérables expédients. Depuis des mois, déjà, dans notre voisinage, parmi nos amis et chez nos fournisseurs, il empruntait des sommes insignifiantes. Il en était descendu jusqu’à cette extrémité de se faire remettre par une pauvre vieille marchande de journaux cinq cents francs, toute sa fortune.
M. d’Avranchel demeurait impassible.
– Que sont donc devenus les millions volés ? demanda-t-il froidement.
Maxence hésita. Pourquoi ne pas dire ses soupçons ? Il n’osa.
– Mon père jouait à la Bourse, balbutia-t-il…
– Et il menait une conduite scandaleuse…
– Monsieur…
– Il entretenait, hors de son ménage, des liaisons qui ont dû absorber des sommes immenses…
– Jamais nous n’en avons rien su, monsieur, et le premier soupçon qui nous en est venu nous a été inspiré par le commissaire de police…
Mais le juge n’insista pas. Et d’un ton qui trahissait une de ces questions qu’on fait pour l’acquit de sa conscience, et sans attacher la moindre importance à la réponse :
– Vous êtes sans nouvelles de votre père ? demanda-t-il.
– Sans nouvelles.
– Vous n’avez pas idée de la retraite qu’il a choisie ?
– Pas la moindre.
Déjà M. d’Avranchel s’était réinstallé à son bureau et recommençait à classer ses papiers.
– Vous pouvez vous retirer, dit-il, vous serez averti lorsque j’aurai besoin de vous…
Le découragement de Maxence était grand lorsqu’il rejoignit M. de Trégars qui l’attendait à l’entrée de la galerie.
– Ce juge est convaincu de la parfaite innocence de M. de Thaller, lui dit-il…
Mais dès qu’il eût raconté, et avec une exactitude qui faisait honneur à sa mémoire, ce qui venait de se passer :
– Rien n’est désespéré, déclara M. de Trégars.
Et tirant de sa poche l’adresse du magasin où avaient été achetées les deux malles dont la facture s’était trouvée dans le portefeuille de M. Favoral :
– C’est là, dit-il, que nous connaîtrons notre sort.
M. de Trégars et Maxence jouaient de bonheur. Ils avaient un cocher habile et un bon cheval. Ils ne mirent pas vingt minutes à franchir la distance qui sépare le Palais-de-Justice du boulevard des Capucines.
Dès que le fiacre s’arrêta :
– Allons, il faut en passer par là ! dit M. de Trégars.
Et de l’air d’un homme qui a pris son parti d’une besogne qui lui répugne étrangement, il sauta à terre, et suivi de Maxence il entra dans le magasin d’articles de voyage.
C’était un établissement modeste. Et les gens qui le tenaient, le mari et la femme, voyant deux clients leur arriver, se précipitèrent à leur rencontre avec ce sourire accueillant qui fleurit sur la lèvre de tous les boutiquiers parisiens.
– Que faut-il à ces messieurs ?…
Et avec une surprenante volubilité, ils énuméraient à l’envi tout ce qu’ils avaient à vendre dans leur boutique, depuis le « nécessaire-indispensable » qui renferme soixante-dix-sept pièces en argent et qui coûte deux cents louis, jusqu’à l’humble sac de nuit de trente-neuf sous.
Mais Marius de Trégars se hâta de les interrompre, et leur montrant leur facture :
– C’est bien chez vous, leur demanda-t-il, qu’ont été achetées les deux malles que je vois portées là ?…
– Oui, monsieur, répondirent ensemble le mari et la femme.
– Quand ont-elles été livrées ?…
– Notre garçon est allé les livrer moins de deux heures après qu’elles ont été achetées…
– Où ?…
Déjà les boutiquiers échangeaient un regard inquiet.
– Pourquoi nous demandez-vous cela ? fit la femme, d’un accent qui annonçait l’intention bien arrêtée de ne répondre qu’à bon escient.
Obtenir le renseignement le plus simple n’est pas toujours aussi aisé qu’on le pourrait supposer. La défiance du négociant parisien s’éveille vite. Et comme il a la cervelle farcie d’histoires de mouchards et de voleurs, dès qu’on le questionne, la peur le prend et il devient aussi muet qu’une tanche.
Mais M. de Trégars n’avait pas été sans prévoir des difficultés.
– Je vous prie de croire, madame, reprit-il, que mes questions ne me sont pas dictées par une vaine curiosité. Voici les faits : un de nos parents, un homme d’un certain âge, que nous aimons beaucoup, et qui a la tête un peu faible, a depuis quarante-huit heures abandonné sa famille ; nous le cherchons, et nous espérons, si nous retrouvons ses malles, le retrouver du même coup.
Du coin de l’œil, le mari et la femme se consultaient.
– C’est que, dirent-ils, nous ne voudrions à aucun prix commettre une indiscrétion qui pourrait être préjudiciable à un client…
M. de Trégars eut un joli geste d’insouciance.
– Soyez sans crainte, fit-il. Si nous n’avons pas eu recours à la police, c’est que, vous savez, on n’aime pas à fourrer la police dans ses affaires. Si, cependant, vous trouviez trop d’inconvénients à me satisfaire, j’aurais recours au commissaire…
L’argument fut décisif.
– Si c’est ainsi, répondit la femme, je suis prête à vous dire ce que je sais…
– Eh bien, madame, que savez-vous ?
– Ces deux malles nous ont été achetées dans l’après-midi du vendredi par un homme d’un certain âge, assez grand, très-maigre, à visage sévère, et qui était vêtu d’une longue redingote…
– Plus de doute ! murmura Maxence, c’était bien lui !…
– Maintenant que vous venez de me dire que votre parent a la tête faible, reprit la marchande, je me rappelle que ce monsieur avait l’air tout extraordinaire, et qu’il allait et qu’il venait dans le magasin, comme s’il eût eu des fourmis dans les jambes. Et difficile, qu’il était, et minutieux ! Jamais il ne trouvait de cuir assez beau ni assez solide. Il tenait aussi beaucoup aux serrures de sûreté, ayant, disait-il, à serrer des objets très-précieux, des papiers, des valeurs… Si bien qu’il est resté près d’une heure avant de choisir ses deux malles, qui sont, du reste, tout ce qui se fait de beau.
– Et où vous a-t-il dit de les lui envoyer ?
– Rue du Cirque, chez une dame… madame… j’ai son nom sur le bout de la langue…
– Vous devez l’avoir aussi sur vos livres, observa M. de Trégars.
Le mari n’avait pas attendu l’observation. Déjà il feuilletait son brouillard.
– Du 26 avril 1872, disait-il, du 26… voilà !… Deux malles, cuir, serrures de sûreté, Mme Zélie Cadelle, 49, rue du Cirque…
Sans trop d’affectation M. de Trégars s’était rapproché du boutiquier, et il lisait par-dessus son épaule.
– Qu’est-ce que je vois là, demanda-t-il, écrit au-dessous de l’adresse ?…
– Ça, monsieur, c’est une recommandation du client. Lisez plutôt : « Imprimer en grosses lettres sur chaque côté des malles : Rio de Janeiro… »
Maxence ne put retenir une exclamation :
– Oh !…
Mais le négociant s’y méprit, et saisissant cette occasion magnifique de faire preuve d’érudition :
– Rio de Janeiro est la capitale du Brésil, dit-il d’un ton capable, et monsieur votre parent avait évidemment l’intention de s’y rendre. Et s’il n’a pas changé d’idée, je doute que vous puissiez le rejoindre…
Il s’interrompit, et après avoir consulté une affiche placardée au fond du magasin, il ajouta :
– Oui, j’en doute, car le paquebot du Brésil a dû partir du Havre hier dimanche…
Quelles que fussent ses impressions, M. de Trégars conservait un calme inaltérable :
– Cela étant, dit-il aux boutiquiers, je pense que je ferai bien de renoncer à mes recherches… Je ne vous en suis pas moins obligé de vos renseignements…
Mais une fois dehors :
– Croyez-vous donc vraiment, demanda Maxence, que mon père a quitté la France ?
M. de Trégars hocha la tête :
– Je vous donnerai mon opinion, prononça-t-il, quand nous aurons vu rue du Cirque.
Leur voiture les y conduisit en moins de rien, et comme ils s’étaient fait arrêter à l’entrée de la rue, c’est à pied qu’ils passèrent devant le numéro 49.
C’était un petit hôtel, d’un étage seulement, bâti entre une cour sablée et un jardin, dont les grands arbres dépassaient le toit. Aux fenêtres se voyaient des rideaux de soie claire, galante enseigne, qui trahit le nid d’une jolie femme…
Pendant quelques minutes, Marius de Trégars resta en observation, et comme rien ne paraissait :
– Il nous faut cependant quelques indications ! fit-il avec une sorte de colère.
Et, avisant au numéro 62 un grand magasin d’épicerie, il s’y dirigea, toujours escorté de Maxence.
C’était l’heure de la journée où les clients sont rares. Debout, au milieu de sa boutique, l’épicier, un gros homme à l’air important, surveillait ses garçons occupés à tout mettre en ordre.
M. de Trégars le tira à l’écart, et d’un accent de mystère :
– Je suis, lui dit-il, le commis de M. Drayton, le bijoutier de la rue de la Paix, et je viens vous demander un de ces services qu’on se doit entre négociants…
L’autre avait froncé les sourcils. Peut-être trouvait-il que M. Drayton avait des employés de bien haute mine. Peut-être s’imaginait-il voir poindre quelqu’une de ces escroqueries dont à chaque instant les boutiquiers sont victimes.
– Parlez, fit-il.
– Je vais de ce pas, reprit M. de Trégars, livrer une bague qu’une dame nous a achetée hier. Elle n’est pas notre cliente et ne nous a pas donné de références. Si elle ne paye pas, dois-je laisser le bijou ? Mon patron m’a dit : « Consultez quelque notable commerçant du quartier, et suivez ses conseils… »
Notable commerçant !… La vanité délicatement chatouillée riait dans l’œil de l’épicier.
– Comment appelez-vous votre dame ? interrogea-t-il.
– Mme Zélie Cadelle.
L’épicier éclata de rire.
– En ce cas, mon garçon, fit-il en frappant familièrement sur l’épaule du soi-disant commis, qu’elle paye ou non, lâchez l’objet.
La familiarité n’était peut-être pas fort du goût du marquis de Trégars. N’importe.
– Elle est donc riche, cette dame, fit-il ?
– Personnellement, non. Mais elle est protégée par un vieux fou qui lui passe toutes ses fantaisies…
– Vraiment ?
– C’est-à-dire que c’est scandaleux, et qu’on ne peut pas se faire une idée de ce qui se dépense d’argent dans cette maison : chevaux, voitures, domestiques, toilettes, bals, grands dîners, jeu d’enfer toute la nuit, carnaval perpétuel, ce doit être une ruine…
M. de Trégars ne bronchait pas.
– Et le vieux monsieur qui paye, demanda-t-il, le connaissez-vous ?
– Je l’ai vu passer ; c’est un grand, sec, vieux, qui n’a, ma foi ! pas l’air cossu… Mais pardon, voilà une cliente qu’il faut que je serve…
Ayant entraîné Maxence dans la rue :
– Nous allons nous séparer, lui déclara M. de Trégars.
– Quoi ! vous voulez…
– Vous allez vous rendre dans ce café, là-bas, au coin de la rue, et m’y attendre. Je veux voir cette Zélie Cadelle et lui parler…
Et sans permettre une objection à Maxence, marchant résolûment à l’hôtel, il sonna…
Au branle de la sonnette, tirée de main de maître, sortit de l’hôtel un de ces domestiques comme il s’en fabrique, on ne sait où, pour le service spécial des demoiselles qui ont un train de maison, un grand drôle au teint blême et aux cheveux plats, à l’œil cynique et au sourire bassement impudent.
– Monsieur demande ? fit-il à travers la grille.
– Que vous m’ouvriez d’abord, prononça M. de Trégars d’un tel air et d’un tel accent que l’autre obéit immédiatement.
Puis, la grille ouverte :
– Maintenant, dit-il, annoncez-moi à Mme Zélie Cadelle.
– Madame est sortie, répondit le valet…
Et voyant le haussement d’épaules de M. de Trégars :
– Parole d’honneur, insista-t-il, elle est au bois avec une de ses amies. Si Monsieur ne veut pas me croire, il peut interroger mes camarades…
Et il montrait deux serviteurs de sa trempe, que l’on apercevait sous la remise, attablés devant des bouteilles et jouant aux cartes.
Mais il ne convenait pas à M. de Trégars de s’en laisser imposer. Il était sûr que le domestique mentait. Au lieu donc de discuter :
– Vous allez me conduire près de votre maîtresse, commanda-t-il d’un ton qui n’admettait plus d’objection, sinon j’irai la trouver seul…
Il était homme à faire comme il disait, envers et contre tous, de force au besoin, cela se voyait. C’est pourquoi, renonçant à défendre la porte :
– Venez donc, puisque vous y tenez tant, dit le valet, nous allons parler à la femme de chambre…
Et ayant introduit M. de Trégars dans le vestibule, il appela :
– Mam’selle Amanda !…
Une femme ne tarda pas à paraître, qui était le digne pendant du valet.
Elle devait avoir une quarantaine d’années, et la plus inquiétante duplicité se lisait sur son visage ravagé par la petite vérole. Elle portait une robe prétentieuse, un tablier de soubrette d’opéra-comique et un bonnet à grandes brides, pavoisé de fleurs et de rubans.
– Voilà un monsieur qui veut absolument voir Madame, lui dit le domestique, arrangez-vous avec lui.
Mieux que son camarade, Mlle Amanda savait son monde et se connaissait en physionomies. Il lui suffit de toiser ce visiteur obstiné pour comprendre qu’il n’était pas de ceux qu’on éconduit.
Lui souriant donc de son meilleur sourire, qui découvrait ses dents cariées :
– C’est que Monsieur va beaucoup déranger Madame, observa-t-elle.
– Je m’excuserai.
– Je vais être grondée…
Au lieu de lui répondre, M. de Trégars tira de sa poche et lui campa dans la main deux billets de vingt francs.
– Que Monsieur prenne donc la peine de me suivre au salon, dit-elle avec un gros soupir.
Ainsi fit M. de Trégars, non sans tout observer autour de lui avec l’attentive perspicacité d’un huissier-priseur chargé de dresser un inventaire.
Étant double, l’hôtel de la rue du Cirque était beaucoup plus spacieux qu’on ne l’eût cru de la rue, et aménagé avec cette science du comfort qui est le génie des architectes modernes.
Le luxe y éclatait partout, non ce luxe solide, tranquille et doux à l’œil, qui est le résultat de longues années d’opulence, mais ce luxe brutal, criard et superficiel du parvenu, avide de jouir vite, pressé de posséder tout ce qu’il a convoité chez les autres.
Le vestibule était une folie, avec ses plantes exotiques, grimpant le long de treillages de cristal, et ses jardinières de Sèvres et de Chine remplies d’azalées gigantesques. Et tout le long de l’escalier, à rampe dorée, les marbres et les bronzes s’étageaient au milieu de massifs de fleurs.
– Il faut vingt mille francs par an rien que pour entretenir cette serre, pensait M. de Trégars…
Cependant, la vieille soubrette lui ouvrit une porte de citronnier à serrure d’argent.
– Voilà le salon, lui dit-elle, asseyez-vous pendant que je vais prévenir Madame.
Dans ce salon, tout avait été combiné pour éblouir. Meubles, tapis, tentures, tout était riche, trop riche, furieusement, incontestablement, manifestement riche. Le lustre était une pièce d’orfévrerie, la pendule une œuvre originale et unique. Les tableaux accrochés aux murs étaient tous signés de noms célèbres…
– À juger du reste par ce que j’ai vu, calculait M. de Trégars, on n’a pas dépensé moins de quatre ou cinq cent mille francs dans cet hôtel…
Et bien qu’il fût choqué par quantité de détails qui trahissaient un manque absolu de goût, il avait peine à se persuader que le caissier du Crédit mutuel fût le maître de cette somptueuse demeure, et il se demandait presque s’il n’avait pas suivi une fausse piste lorsqu’une circonstance vint lever tous ses doutes.
Sur la cheminée, dans un petit cadre de velours, était le portrait de Vincent Favoral…
Depuis quelques minutes déjà M. de Trégars s’était assis, et il rassemblait ses idées un peu en désordre, quand un grincement léger de porte et un froissement d’étoffes le firent se dresser.
Mme Zélie Cadelle entrait…
C’était une femme de vingt-cinq à vingt-six ans, assez grande, svelte et bien découplée. D’épais cheveux bruns encadraient son visage pâli et fatigué, et s’éparpillaient sur son cou et sur ses épaules. Elle avait l’air à la fois railleur et bon enfant, impudent et naïf, avec ses yeux pétillants, son nez retroussé et sa bouche largement fendue et meublée de dents saines et blanches comme celles d’un jeune chien…
Sa toilette ne lui avait pas demandé de longs apprêts, car elle est vêtue d’un simple peignoir de cachemire bleu, retenu à la taille par une sorte d’écharpe de soie pareille…
Dès le seuil :
– Ah ! mon Dieu, fit-elle, c’est singulier…
M. de Trégars s’avança.
– Quoi ? interrogea-t-il.
– Rien, répondit-elle, rien !…
Et sans cesser de le considérer d’un œil surpris, mais changeant brusquement de ton :
– Ainsi, monsieur, reprit-elle, mes domestiques n’ont pu vous empêcher de pénétrer chez moi ?…
M. de Trégars s’inclina.
– J’espère, madame, dit-il, que vous excuserez mon insistance… Il s’agit d’une affaire qui ne saurait souffrir de retard.
Elle le regardait toujours obstinément.
– Qui êtes-vous ? interrogea-t-elle.
– Mon nom ne vous apprendra rien, madame… Je suis le marquis de Trégars.
Levant la tête vers le plafond comme pour y chercher une inspiration :
– Trégars !… répéta-t-elle, sur deux tons différents, Trégars !… Décidément, connais pas…
Et se laissant tomber sur un fauteuil :
– Enfin, monsieur, reprit-elle, que me voulez-vous ? Parlez.
Il avait pris place près d’elle, et tenait les yeux rivés sur les siens.
– Je suis venu, madame, répondit-il, vous demander de me fournir les moyens de parler à l’homme dont la photographie est là sur la cheminée…
Il pensait la surprendre, et que par un tressaillement, par un geste, elle trahirait son secret. Point.
– Êtes-vous donc des amis de M. Vincent ? demanda-t-elle tranquillement.
M. de Trégars comprit, ce qui devait lui être plus tard confirmé, que c’était sous son seul prénom de Vincent que le caissier du Crédit mutuel était connu rue du Cirque.
– Oui, je suis son ami, répondit-il, et si je pouvais le voir je lui rendrais probablement un très-grand service…
– Eh bien, vous arrivez trop tard.
– Pourquoi ?
– Parce que voilà vingt-quatre heures que M. Vincent a filé.
– Vous en êtes sûre ?
– Comme une personne qui, hier matin, à cinq heures, est allée le conduire à la gare Saint-Lazare avec tous ses bagages.
– Vous l’avez vu partir ?
– Comme je vous vois.
– Où se rendait-il ?
– Au Havre, prendre le paquebot du Brésil qui partait le jour même… De sorte qu’à cette heure, il doit avoir un mal de mer soigné…
– Réellement, vous pensez que son intention était de gagner le Brésil ?
– Dame ! il me l’a dit. C’était écrit sur ses trente-six colis, en lettres d’un demi-pied. Enfin, il m’a montré son billet de passage.
– Soupçonnez-vous le motif qui a pu le déterminer à s’expatrier ainsi, à son âge ?
– Il m’a raconté qu’il avait mangé tout son argent, et aussi celui des autres, qu’il était au bout de son rouleau, qu’il craignait d’être mis en prison, et qu’il filait pour être tranquille, là-bas, et refaire sa fortune.
Mme Zélie était-t-elle de bonne foi ? Le lui demander eût été naïf. Mais on pouvait essayer de s’en assurer.
Voilant d’un flegme imperturbable l’étrangeté de ses impressions et l’importance extraordinaire qu’il attachait à cet entretien :
– Je vous plains, madame, reprit M. de Trégars, et sincèrement, car vous devez être fort affligée de ce brusque départ de M. Vincent…
– Moi ! fit-elle, d’un accent qui partait du cœur, je m’en moque un peu !…
Marius de Trégars connaissait assez les dames de la classe à laquelle appartenait, pensait-il, Mme Zélie Cadelle, pour ne se point étonner de cette franche déclaration.
– C’est pourtant lui, dit-il, qui vous donnait ce luxe princier qui vous entoure…
– Naturellement.
– Lui parti, et dans les conditions que vous dites, pourrez-vous conserver votre train ?
Se dressant à demi :
– Ah ! je n’en ai même pas l’intention ! s’écria-t-elle vivement. Jamais, au grand jamais, je ne me suis tant ennuyée que depuis cinq mois que je suis dans cette cage dorée. Quelle scie ! mes frères. Je bâille encore rien qu’en songeant à ce que j’y ai bâillé.
Le geste de surprise de M. de Trégars fut d’autant plus naturel que sa surprise était immense.
– Vous vous ennuyez ici ! fit-il.
– À mort !
– Et vous n’y êtes que depuis cinq mois ?
– Mon Dieu !… oui. Eh bien par hasard, encore. Vous allez voir : c’était à Versailles, au commencement de décembre dernier, un matin qu’il faisait un froid de loup. Je sortais… mais que vous importe, d’où je sortais ! Toujours est-il que je ne possédais pas un centime, et que je n’avais sur le dos qu’un méchant caraco tout rapiécé et une jupe d’indienne. Brrr ; j’en souffle encore dans mes doigts. Et pour comble de bonheur, mon saint-frusquin ayant péri pendant la Commune, ou ayant été donné par moi, je ne savais où me réfugier. Je n’étais donc pas d’une gaieté folle, et je m’en allais le nez baissé, le long des rues, quand je sens qu’on me suit. Du coin de l’œil, sans me retourner, je regarde derrière moi, et j’aperçois un vieux monsieur, l’air respectable, vêtu d’une longue redingote…
– M. Vincent ?
– En personne naturelle, et qui marchait, qui marchait… Sans faire semblant de rien, je ralentis le pas, et dès que nous arrivons à un endroit où il n’y avait presque plus de monde, le voilà qui se met à marcher à mes côtés…
Il avait dû se passer à ce moment quelque chose de comique que Mme Zélie ne disait pas, car elle riait du meilleur cœur, d’un rire sonore et franc…
– Donc il m’aborde, reprit-elle, et tout de suite il se met à m’expliquer que ma physionomie lui rappelle une personne qu’il aimait tendrement et qu’il vient d’avoir le malheur de perdre, ajoutant qu’il s’estimerait le plus heureux des hommes si je voulais lui permettre de s’occuper de moi et de m’assurer une position brillante…
– Voyez-vous, ce diable de Vincent ! dit M. de Trégars, pour dire quelque chose.
Mme Zélie hochait la tête.
– Vous le connaissez, reprit-elle. Il n’est pas jeune, il n’est pas beau, il n’est pas drôle. Il ne me revenait pas du tout. Et si j’avais su seulement où aller coucher, je l’aurais envoyé promener, avec sa position brillante. Mais n’ayant pas même de quoi m’acheter un petit pain, ce n’était pas le moment de faire la renchérie. Je lui réponds donc que j’accepte. Il va chercher un fiacre, nous y montons et il nous fait conduire tout droit ici.
Positivement, il fallait à M. de Trégars toute sa puissance sur soi pour dissimuler l’intensité de sa curiosité.
– Cet hôtel était donc déjà ce qu’il est aujourd’hui ? interrogea-t-il.
– Absolument. Sauf qu’il ne s’y trouvait en fait de domestiques que la femme de chambre, Amanda, qui est la confidente de M. Vincent. Tous les autres avaient été renvoyés, et c’était le palefrenier d’un manége des Champs-Élysées qui venait panser les chevaux…
– Et alors ?
– Alors vous pouvez vous imaginer si je brillais, au milieu de toute cette richesse, avec mes savates et mon jupon de quatre sous ! Je faisais l’effet d’une tache de cambouis sur une robe de satin. M. Vincent n’en semblait pas moins ravi. Il avait expédié Amanda m’acheter du linge et un peignoir tout fait, et en attendant, il me promenait de la cave au grenier et jusque dans les écuries, en me disant que tout était à ma disposition, et que, dès le lendemain, j’aurais un bataillon de domestiques pour me servir…
C’était visiblement en toute franchise qu’elle parlait, et avec ce plaisir qu’on éprouve à raconter une aventure extraordinaire.
Mais soudain, elle s’arrêta court, comme si elle se fût aperçue qu’elle se laissait entraîner plus loin qu’il ne convenait.
Et ce n’est qu’après un moment de réflexion qu’elle reprit :
– Dame ! c’était comme une féerie. Je n’avais jamais tâté de l’opulence des grands, moi, et je n’avais jamais eu d’argent que celui que je gagnais. Aussi, dans les premiers jours, je ne faisais que monter et descendre, tourner, virer, regarder. Je voulais toucher tout de mes mains, pour m’assurer que je ne rêvais pas. J’essayais les fauteuils, je respirais la bonne odeur des fleurs, je me mirais dans les glaces, je sonnais pour faire venir les domestiques, et quand ils arrivaient je leur éclatais de rire au nez. Je passais des heures à essayer des robes qu’on m’apportait par trois ou quatre. Je commandais d’atteler et j’allais faire ma tête au bois, étendue, tenez, comme ça, sur les coussins de ma voiture. Ou bien, je me faisais conduire dans des magasins, et j’achetais des tas de bibelots. M. Vincent me donnait plus d’argent que je n’en voulais, et Amanda était toujours à me dire que je ne dépensais pas assez, que l’autre avant moi s’y entendait bien mieux, et que les vieux sont faits pour payer… Enfin j’étais comme une folle…
Cependant le visage de Mme Zélie s’assombrissait.
Changeant brusquement de ton :
– Malheureusement, continua-t-elle, on se lasse tout. Après deux semaines, je connaissais la maison à fond, et au bout d’un mois, j’avais plein le dos de cette existence. C’est pourquoi, un soir, voilà que je m’habille. – « Où voulez-vous aller ? me demanda Amanda. – À l’Élysée-Montmartre, donc, danser un quadrille. – Impossible ! – Pourquoi ? – Parce que Monsieur ne veut pas que vous sortiez. – C’est ce que nous verrons !… » C’était tout vu. Je raconte cela à M. Vincent, le lendemain, et aussitôt le voilà à froncer le sourcil et à me dire qu’Amanda a très-bien fait de me retenir, qu’une femme dans ma position ne fréquente pas les bals publics, que si je sors le soir, ce sera pour ne plus rentrer… As-tu fini !… Non, ce n’était pas l’envie de filer qui me manquait. J’ai toujours fait mes quatre volontés, moi, et je me brûlais le sang de me voir au caprice d’un homme. Mais quoi ! Ma belle voiture me tenait au cœur. Je n’osai pas désobéir, mais le dégoût me prit, et il grandit si bien de jour en jour que si M. Vincent n’était pas parti, j’allais le camper là.
– Pour aller où ?
– N’importe où !… Ah çà ! est-ce que vous vous figurez que j’ai besoin d’un homme pour manger, moi !… Dieu merci, non ! La petite Zélie, que voilà, n’a qu’à se présenter chez n’importe quelle couturière, et on sera très-content de lui donner quatre francs par jour pour faire rouler la mécanique. Et elle sera libre, au moins, et elle pourra rire et danser tout son content !…
M. de Trégars s’était mépris, et il n’était pas à le reconnaître. Mme Zélie Cadelle, à coup sûr, n’était pas une vertu, mais elle était bien loin d’être la femme qu’il s’attendait à rencontrer.
– Enfin, dit-il, vous avez bien fait de patienter…
– Je ne le regrette pas.
– Si cet hôtel vous reste…
D’un grand éclat de rire, elle lui coupa la parole.
– Cet hôtel ! s’écria-t-elle. Il y a beaux jours qu’il est vendu, avec tout ce qu’il renferme, meubles, chevaux, batterie de cuisine, tout enfin, excepté moi. C’est un jeune monsieur bien mis qui l’a acheté, pour y installer une grande fille qui a l’air d’une oie, sèche comme un cotteret, avec des cheveux rouges pour plus de mille francs sur la tête…
– Vous en êtes sûre ?
– Comme de mon existence. Ayant de mes yeux vu le jeune cocodès et sa rouge compter à M. Vincent des tas de billets de banque. C’est après-demain qu’ils s’installent, et même, je suis invitée à pendre la crémaillère. Mais n, i, ni, c’est fini. J’en ai par-dessus les yeux de ce monde-là ! et la preuve, c’est que je suis en train de faire mes paquets ; car j’en ai, de ces nippes, et de la toilette, et du linge, et des bijoux ! Tout de même, c’était un bon enfant que le père Vincent ! Il m’a donné de quoi m’acheter des meubles, j’ai loué un appartement rue Saint-Lazare, et je vais m’établir entrepreneuse. Et on rira, et je vais m’en payer de ce plaisir, pour rattraper le temps perdu !… Allons, les enfants, en place pour le quadrille !…
Et bondissant de son fauteuil, elle se mit à esquisser un de ces en avant-deux qui étonnent les sergents de ville.
– Bravo ! faisait M. de Trégars, se forçant à sourire, bravo ! bravo !
Maintenant, il voyait clairement quelle femme était Mme Zélie Cadelle, comment il devait lui parler et quelles cordes il pouvait espérer faire encore vibrer en elle.
Il discernait la fille de Paris, fantasque et nerveuse, qui, au milieu des désordres les moins avouables, conserve une instinctive fierté, qui place son indépendance bien au-dessus de tout l’argent du monde, qui se donne plutôt qu’elle ne se vend, qui ne connaît de loi que son caprice, de morale que le sergent de ville, de religion que le plaisir.
Dès qu’elle se rassit :
– Vous dansez gaiement, reprit-il, et ce pauvre Vincent, à l’heure qu’il est, se désespère sans doute, d’être séparé de vous !…
– Ah ! je le plaindrais si j’avais le temps ! dit-elle.
– Il vous aimait…
– Oui, parlons-en.
– S’il ne vous eût pas aimée, il ne vous eût pas installée ici…
Mme Zélie eut une moue équivoque.
– Fameuse preuve ! murmura-t-elle.
– Il n’eût pas dépensé pour vous des sommes considérables…
Mais elle se rebiffa sur ces mots.
– Pour moi ! pour moi !… Que lui ai-je donc tant coûté, s’il vous plaît ? Est-ce pour moi qu’il a fait bâtir cet hôtel, et qu’il l’a meublé, et qu’il l’a rempli de plantes rares, de statues et de tableaux ? Est-ce pour moi qu’il a acheté les chevaux que vous avez vus dans les écuries et les voitures qui sont sous les remises ? Il m’a installée ici comme il y eût installé toute autre femme, jeune, vieille, brune ou blonde, laide ou belle. Il avait la cage, il y a mis un oiseau, le premier venu…
– Cependant…
– Quant à ce que j’ai pu lui dépenser ici, c’est une plaisanterie en comparaison de ce que l’autre avant moi, dépensait. Amanda ne se gênait pas pour me répéter que je n’étais qu’une imbécile… Vous pouvez donc me croire, quand je vous promets que M. Vincent ne mouillera pas beaucoup de mouchoirs avec les larmes qu’il pleurera en pensant à moi…
– Lorsqu’il vous a abordée, cependant, c’est que votre physionomie l’attirait…
– Il me l’a dit, mais il mentait. Et la preuve…
Elle s’arrêta net. Et son silence se prolongeant :
– Et la preuve ? interrogea M. de Trégars.
– Suffit, je m’entends, répondit-elle d’un ton de mauvaise humeur, comme si elle se fût repentie d’en avoir déjà trop dit.
Mais M. de Trégars avait, pensait-il, un moyen de lui délier la langue.
– Seriez-vous donc jalouse de l’autre ? fit-il d’un ton ironique.
– De quelle autre ?
– De celle que vous avez remplacée ici, pour qui toutes les grosses dépenses ont été faites, qui s’entendait si bien à jeter l’argent par les fenêtres ?
Elle protesta d’un geste d’insouciance dédaigneuse.
– Je m’en soucie comme de l’an quarante ! déclara-t-elle.
– Savez-vous qui elle était ? du moins, ce qu’elle est devenue ; si elle est vivante ou morte ? enfin, par suite de quelles circonstances la cage, comme vous dites, s’est trouvée libre ?
Mais au lieu de répondre, Mme Zélie enveloppait Marius de Trégars d’un regard soupçonneux. Et, au bout d’un moment seulement !
– Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-elle.
– J’aimerais à savoir…
Elle ne le laissa pas poursuivre. Se dressant vivement, elle se rapprocha, et d’un accent de sombre défiance :
– Ne seriez-vous pas de la police ? interrogea-t-elle.
Si elle était inquiète, c’est qu’évidemment elle avait des sujets d’inquiétude qu’elle avait dissimulés. Si à deux ou trois reprises elle s’était tout à coup interrompue, c’est que manifestement elle avait un secret à garder. Si cette idée de police lui venait, c’est que très-probablement on lui avait recommandé de se défier de la police.
M. de Trégars comprit tout cela, et aussi qu’il avait voulu aller trop vite.
– Ai-je donc la mine d’un policier ! demanda-t-il d’un accent de gaieté forcée.
Elle le considérait de toute la force de sa pénétration.
– Pas du tout, répondit-elle, je l’avoue. Mais les gens de police sont si fins ! Si vous n’en êtes pas, comment venez-vous chez moi, que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam, me faire des tas de questions auxquelles je suis bien bête de répondre ?
– Je vous l’ai dit, je suis l’ami de M. Favoral…
– Qui ça, Favoral ?
– M. Vincent, madame, dont c’est le vrai nom.
Elle ouvrait des yeux immenses.
– Vous devez vous tromper, jamais je ne l’ai entendu appeler que Vincent.
– C’est qu’il avait des motifs impérieux de dissimuler sa personnalité. L’argent qu’il dépensait ici ne lui appartenait pas, il le puisait, il le volait à la caisse du Comptoir de crédit mutuel, dont il était le caissier…
– Allons donc !…
– Et où il laisse un déficit de douze millions.
Mme Zélie recula comme si elle eût mis le pied sur un serpent.
– C’est impossible ! s’écria-t-elle.
– C’est l’exacte vérité. Vous n’avez donc pas vu, dans les journaux, l’affaire de Vincent Favoral, caissier du Crédit mutuel ?
Et tirant un journal de sa poche, il le présenta à la jeune femme en disant :
– Lisez…
Mais elle le repoussa, non sans rougir légèrement.
– Oh ! je vous crois !…
Le fait est, et Marius le comprit, qu’elle ne lisait pas très-couramment.
– Ce qu’il y a de plus affreux dans la conduite de M. Vincent Favoral, reprit-il, c’est que pendant qu’il jetait ici l’argent à pleines mains, il imposait à sa famille les plus cruelles privations.
– Oh !…
– Il refusait le nécessaire à sa femme, la meilleure et la plus digne des femmes, jamais il ne donnait un sou à son fils, il privait sa fille de tout !…
– Ah ! si j’avais pu me douter de cela ! murmurait Mme Zélie, confondue…
– Enfin, pour couronner sa conduite, il est parti laissant sa femme et ses enfants sans pain…
Transportée d’indignation :
– Ah çà ! mais c’est une horrible canaille que cet homme-là ! s’écria la jeune femme.
C’est à ce point que la voulait amener M. de Trégars.
– Et maintenant, reprit-il, vous devez vous expliquer l’intérêt énorme que nous aurions à savoir ce qu’il est devenu…
– Je vous l’ai dit.
M. de Trégars, à son tour, s’était levé. Prenant les mains de Mme Zélie et la regardant d’un de ces regards aigus qui vont chercher la vérité jusqu’aux plus intimes replis des consciences :
– Voyons, ma chère enfant, commença-t-il d’une voix pénétrante, vous êtes une brave et digne fille, vous ! Laisserez-vous dans la plus épouvantable des angoisses une famille désespérée qui s’adresse à votre cœur ! Croyez bien que rien de mal n’arrivera par notre fait à Vincent Favoral !…
Elle leva la main, comme pour prêter serment en justice, et d’un accent solennel :
– Je vous jure, prononça-t-elle, que je suis allée conduire M. Vincent à la gare, qu’il m’a affirmé qu’il se rendait au Brésil, qu’il avait son billet de passage, et que sur toutes ses caisses il y avait écrit : Rio de Janeiro.
La déception était rude. Un mouvement de dépit échappa à M. de Trégars.
– Au moins, insista-t-il, apprenez-moi qui était la femme dont vous avez pris ici la place…
Déjà s’était évanoui l’éclair de sensibilité de la jeune femme et ses défiances la reprenaient.
– Est-ce que je le sais ! répondit-elle. Comment voulez-vous que je le sache ? Adressez-vous à Amanda… Moi je n’ai pas de comptes à vous rendre… Et puis, vous savez, on m’attend pour finir mes malles… Ainsi, bien du plaisir !
Et elle sortit si précipitamment qu’elle surprit, agenouillée derrière la porte, Amanda, la femme de chambre…
– Ah ! cette fille nous écoutait ! se dit M. de Trégars, inquiet et mécontent.
Mais c’est en vain qu’il supplia Mme Zélie de revenir, d’écouter un mot encore, elle disparut ; et il lui fallut bien se résigner à ne rien apprendre de plus pour le moment, et à quitter l’hôtel de la rue du Cirque.
Il y était resté fort longtemps, et tout en gagnant la rue, il se demandait si Maxence, impatienté, n’aurait pas quitté le petit café borgne où il l’avait envoyé l’attendre…
Point. Maxence était resté fidèle au poste.
Et lorsque Marius de Trégars vint s’asseoir près de lui, tout en lui criant :
– Enfin, vous voilà !
– Attention ! lui disait-il du geste.
Et du coin de l’œil il lui désignait deux hommes, installés à la table voisine devant un bol de vin chaud.
Sûr que M. de Trégars resterait sur le qui-vive, Maxence, à poing fermé, tapait sur la table pour appeler le garçon de l’établissement, lequel faisait la sourde oreille, tout occupé qu’il était à jouer au billard avec un client.
Et lorsque, enfin, très-mécontent, comme de juste, d’être dérangé, il s’approcha pour savoir ce qu’on lui voulait :
– Donnez-nous deux bocks, commanda Maxence, et apportez-nous un jeu de piquet…
M. de Trégars comprenait bien qu’il était survenu quelque chose d’extraordinaire, mais ne pouvant deviner quoi, il se pencha vers son compagnon :
– Qu’est-ce ? demanda-t-il à voix basse.
– Il faut entendre ce que disent ces deux hommes près de nous.
– Ah !
– Et le piquet va nous servir de contenance.
Le garçon revenait, apportant deux verres d’un liquide trouble, un tapis dont la couleur disparaissait sous une épaisse couche de crasse et des cartes horriblement molles et grasses.
– À moi de faire ! dit Maxence.
Et il se mit à battre et à donner, pendant que M. de Trégars examinait les buveurs de vin chaud de la table voisine.
En l’un d’eux, encore jeune, vêtu d’un gilet rayé à manches de lustrine, il lui semblait reconnaître un des mauvais drôles qu’il avait entrevus sous la remise de Mme Zélie Cadelle.
L’autre, un vieux, dont le teint enflammé et le nez bourgeonné trahissaient d’anciennes habitudes d’ivrognerie, devait être quelque peu cocher sans place. La bassesse et la ruse s’épanouissaient sur son visage, et l’éclat de ses petits yeux avinés rendait plus inquiétant le sourire sournoisement obséquieux figé sur ses lèvres blêmes et minces.
Ils étaient si complétement absorbés par leur conversation, qu’ils ne faisaient aucune attention à ce qui se passait autour d’eux.
– « Alors, poursuivait le vieux, c’est bien fini ?
– « Absolument, l’hôtel est vendu.
– « Et le bourgeois ?
– « Parti pour les colonies.
– « Comme cela, tout d’un coup ?
– « Non. Nous nous doutions qu’il devait faire un grand voyage, car tous les jours, depuis le commencement de la semaine, on apportait des malles et des caisses, mais personne ne savait quand il se mettrait en route. Mais voilà que dans la nuit de samedi à dimanche, il tombe comme une bombe à l’hôtel, et dare, dare, fait lever tout le monde. – « Je pars, » nous dit-il. Aussitôt nous attelons, nous chargeons ses bagages, nous le conduisons au chemin de fer de l’Ouest… et bon voyage, mon ami Vincent !
– « Et la bourgeoise ?
– « Il faut qu’elle déguerpisse d’ici vingt-quatre heures.
– « Elle ne doit pas rire.
– « Baste ! elle s’en moque. Les plus fâchés, c’est encore nous…
– « Pas possible !
– « C’est comme ça. C’était une bonne fille et nous n’en retrouverons pas de sitôt une pareille. Ah ! elle ne faisait pas à sa tête, elle ! Le soir, quand elle s’ennuyait, et c’était quasiment tous les soirs, elle descendait à l’office, histoire de rire un moment avec nous, et en faisant une partie de chien vert… Seulement, pour garder son rang, elle se laissait tricher… »
Le vieux semblait désolé.
– « Pas de chance ! grommelait-il. Je me serais plu dans cette maison-là, moi !
– « Oh ! pour ça, oui !
– « Et plus moyen d’y rentrer ?
– « On ne sait pas. Il faudra voir les autres, qui ont acheté. Mais je m’en défie, ils ont l’air trop bêtes pour n’être pas méchants. »
Tout à la conversation de ces deux hommes, c’est machinalement et au hasard que M. de Trégars et Maxence jetaient leurs cartes sur le tapis et prononçaient les formules consacrées au jeu de piquet :
– Cinq cartes !… Quatrième majeure !… Trois as !…
Le vieux domestique poursuivait :
– « Qui sait si M. Vincent ne reviendra pas ?
– « Pas de danger !
– « Pourquoi ? »
L’autre regarda autour de lui, et n’apercevant que deux joueurs enfoncés dans leur partie :
– « Parce que, répondit-il, M. Vincent est ruiné de fond en comble, à ce qu’il paraît, qu’il a mangé toute sa fortune et aussi celle des autres…
– « Oh ! oh !
– « C’est Amanda, la femme de chambre, qui nous l’a dit, et elle doit le savoir, car elle était l’âme damnée du bourgeois.
– « Tu le disais si riche !
– « Il l’était. Mais à force de prendre dans un sac, si gros qu’il soit, on en trouve le fond.
– « Alors il dépensait beaucoup ?
– « C’est-à-dire que ce n’était pas croyable. Je n’ai jamais servi que chez des dames… seules, moi, et j’en ai rencontré d’aucunes qui n’étaient pas regardantes. Eh bien ! nulle part, jamais, je n’ai vu l’argent filer comme depuis cinq mois que je suis dans cette maison. Un vrai pillage, quoi ! Prenait la clef de la cave qui voulait. Quand on avait envie de n’importe quoi, on allait le prendre chez les fournisseurs, et on leur disait de le marquer sur le compte. Et ni vu, ni connu, c’était payé avec le reste…
– « Alors, oui, en effet, l’argent devait filer ! » fit le vieux d’un air convaincu.
– « Eh bien ! reprit l’autre, ce n’était encore rien.
– « Bah !…
– « Et il paraît que dans le temps, les écus dansaient une bien autre danse encore. Amanda, la femme de chambre, qui est à la maison depuis quinze ans, nous a conté des histoires à casser bras et jambes. Zélie n’était pas une mangeuse, elle, mais il paraît que les autres !… »
Il fallait à Maxence et à M. de Trégars un très-sérieux effort, non pour jouer, mais seulement pour paraître jouer, et pour continuer à compter des points imaginaires.
– Un, deux, trois, quatre…
Le cocher au nez rouge, du reste, semblait fort empoigné.
– « Quelles autres ? interrogea-t-il.
– « Est-ce que je le sais, moi ! répondit le jeune valet. Mais tu peux bien penser qu’il a dû en passer plus d’une dans ce petit hôtel de la rue du Cirque, pendant des années que M. Vincent en a été propriétaire. Un homme qui n’avait pas son pareil pour aimer les femmes, et qui possédait des millions !…
– « Et que faisait-il de son état ?
– « Ah ! ça, ni moi non plus.
– « Quoi ! vous étiez dix domestiques dans la maison, et vous ne saviez pas la profession de l’homme qui payait ?
– « Nous étions tous nouveaux…
– « La femme de chambre, Amanda, devait le savoir.
– « Quand on le lui demandait, elle répondait qu’il était négociant… Ce qui est sûr, c’est que c’était un drôle de particulier. »
Si intéressé était le vieux cocher, que voyant le bol de vin chaud vide, il en fit servir un second.
Son camarade ne pouvait manquer de reconnaître cette politesse.
– « Ah ! oui, reprit-il, le papa Vincent était un fier original, et jamais, à le voir, on ne se serait douté qu’il faisait ses farces comme cela, et qu’il jetait l’argent à pleines mains…
– « Vraiment ?
– « Dame ! Figure-toi un homme d’une cinquantaine d’années, roide comme un piquet, l’air aimable d’une porte de prison, voilà le bourgeois. Été comme hiver, il portait des souliers lacés, des bas bleus, un pantalon gris trop court, une cravate de coton et une redingote qui lui battait les mollets. Dans la rue, tu l’aurais pris pour un bonnetier retiré avant fortune faite.
– « Ah ! par exemple !…
– « Non, jamais homme n’a tant ressemblé à un vieux grigou. Tu crois peut-être qu’il nous arrivait en voiture ? Ah bien ! oui ! c’est en omnibus qu’il venait, mon cher, et sur l’impériale, encore, pour ses trois sous. Quand il pleuvait, il ouvrait son parapluie. Je suis sûr que dans son commerce il coupait les liards en quatre. Mais, dès qu’il avait passé le seuil de l’hôtel, changement de décor. Le grippe-sou devenait pacha. Il campait là ses frusques pour passer une robe de chambre de velours bleu, et alors il n’y avait plus rien d’assez beau, d’assez bon, ni d’assez cher pour lui. Sans me vanter, j’ai vu dans les maisons où j’ai servi des particuliers qui avaient de drôles de fantaisies. Jamais comme celui-là. Et quand il avait bien fait le mylord dans son hôtel, il remettait ses vieilles frusques, il reprenait sa figure de porte de prison, et il s’en retournait comme il était venu, sur l’omnibus, qu’il allait attendre au coin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré…
– « Et ça ne vous étonnait pas, tous tant que vous étiez, une existence pareille ?
– « Énormément.
– « Et vous ne vous disiez pas que ces caprices singuliers cachaient certainement quelque chose ?
– « Ah ! mais, si !
– « Et vous n’avez pas cherché à découvrir ce que pouvait être ce quelque chose ?
– « Comment cela ?
– « T’était-il bien difficile de suivre ton bourgeois et de savoir où il se rendait en quittant la rue du Cirque ?…
– « Assurément, non ; mais après ?… »
Le cocher au nez rouge haussa les épaules.
– « Après, répondit-il, tu aurais fini par savoir son secret, tu serais allé le trouver, et tu lui aurais dit : « Donnez-moi tant, ou je dis tout !… »