XII

Gilberte Favoral venait d’avoir dix-huit ans.

Assez grande, svelte, chacun de ses mouvements trahissait les admirables proportions de sa taille et avait cette grâce qui résulte de l’harmonieux ensemble de la souplesse et de la force. Elle ne frappait pas au premier abord, mais bientôt un charme pénétrant et indéfinissable se dégageait de toute sa personne, et on ne savait qu’admirer le plus des exquises perfections de son corsage, des rondeurs divines de son col, de sa démarche aérienne ou de l’ingénuité placide de ses attitudes.

On ne pouvait la dire belle, en ce sens que la régularité manquait à ses traits, mais sa physionomie mobile, où se traduisaient tous les mouvements de son âme, avait d’irrésistibles séductions.

Ces grands yeux, d’un bleu changeant, à reflets de velours, avaient des profondeurs inouïes et une incroyable intensité d’expression, l’imperceptible tressaillement de ses narines roses révélait une indomptable fierté, et le sourire errant sur ses lèvres disait son immense dédain de tout ce qui est petit et mesquin.

Mais sa beauté, c’était sa chevelure, d’un blond si lumineux qu’on l’eût dite poudrée d’une poussière de diamant ; si épaisse et si longue que pour la tordre et la contenir il lui en fallait couper de grosses mèches jusqu’à la racine…

Seule, dans la maison, elle ne tremblait pas à la voix de son père.

Le savant despotisme qui avait dompté Mme Favoral, l’avait révoltée et son énergie s’était trempée au même régime d’oppression qui avait énervé le caractère de Maxence.

Pendant que sa mère et son frère mentaient avec cette impudeur tranquille de l’esclave dont la seule arme est la duplicité, Gilberte gardait un silence farouche. Et si la complicité lui était imposée par les circonstances, s’il lui fallait soutenir le mensonge, chaque parole lui coûtait un si pénible effort que son visage en était tout altéré.

Jamais, lorsqu’il ne s’était agi que d’elle, jamais elle n’avait daigné mentir.

Intrépidement, et quoi qu’il en pût résulter :

– Voilà ce qui est, disait-elle.

Aussi, M. Favoral ne pouvait-il s’empêcher de la respecter, jusqu’à un certain point, et quand il était en belle humeur, il l’appelait l’impératrice Gilberte.

Pour elle seule, il avait quelque déférence et des attentions. Il modérait, quand elle le regardait, la brutalité de son langage. Il lui apportait quelques fleurs tous les samedis.

Il lui avait même accordé un professeur de piano, lui qui déclarait qu’il n’est pour les femmes que deux talents d’agrément : la couture et la cuisine.

Mais elle avait tant insisté, qu’il avait fini par lui découvrir dans une mansarde de la rue du Pas-de-la-Mule, un vieux maître Italien, le signor Gismondo Pulci, sorte de génie méconnu, pour qui trente francs par mois furent une fortune, et qui s’éprit pour son élève d’une sorte de fanatisme religieux.

Pour elle, lui qui n’avait jamais voulu écrire une note, il fixa toutes les mélodies que chantait la passion dans son cerveau fêlé, et il s’en trouva d’admirables. Il rêvait de composer pour elle un opéra qui transmettrait aux générations les plus reculées le nom de Gismondo Pulci.

– La signora Gilberte est la déesse de la musique elle-même, disait-il à M. Favoral, avec des transports d’enthousiasme qui augmentaient encore son affreux accent.

Le caissier du Comptoir de crédit mutuel haussait les épaules, répondant qu’il n’est pas d’harmonie pour un homme qui passe ses journées à faire chanter aux pièces d’or leur émouvante chanson.

Ce qui n’empêche que sa vanité semblait se délecter, quand, le samedi, après le dîner, Mlle Gilberte se mettait au piano ; quand Mme Desclavettes, tout en dissimulant un bâillement, s’écriait :

– Ah ! cette chère enfant jouit d’un remarquable talent.

Donc, l’influence de la jeune fille était positive, et c’est à ses prières seules, et non à celles de sa femme, que M. Favoral avait accordé à diverses reprises la grâce de Maxence.

Il lui eût accordé bien autre chose, si elle l’eût voulu. Mais elle eût été obligée de demander, d’insister, de prier.

– Et c’est humiliant, disait-elle.

Parfois, Mme Favoral la querellait doucement, lui disant que certainement son père ne lui refuserait pas quelqu’une de ces jolies toilettes qui sont l’ambition et la joie des jeunes filles.

Mais elle :

– J’aurais moins de déplaisir à porter des haillons qu’à essuyer un refus, répondait-elle. Mes robes me suffisent…

Avec un tel caractère, enveloppé cependant d’une douceur résignée et d’un inaltérable sang-froid, elle imposait beaucoup à sa mère et à son frère. Ils admiraient en elle une énergie dont ils se sentaient incapables.

Aussi, Maxence fut-il comme étourdi, quand survenant, elle se mit à lui reprocher d’une voix indignée la bassesse de sa conduite et ses incessantes obsessions.

– Je ne savais pas… commença-t-il, devenu plus rouge que le feu.

Elle l’écrasa d’un regard où le dédain se mêlait à la pitié, et d’un accent de hautaine ironie :

– En vérité, fit-elle, tu ne sais pas d’où provient l’argent que tu arraches à notre mère !…

Et montrant ses mains remarquablement belles encore, bien que déformées légèrement par le continuel maniement de l’aiguille, sa main droite dont l’annulaire était tordu par le fil, sa main gauche dont l’index était tatoué et comme rongé par l’aiguille :

– Vraiment, fit-elle, tu ignores que ma mère et moi passons à travailler toutes nos journées et une partie des nuits !…

Baissant le front il se taisait.

– S’il ne s’agissait que de moi, continua-t-elle, je ne te parlerais pas ainsi. Mais regarde notre mère. Vois ses pauvres yeux troublés et rougis par un labeur incessant ! Si je me suis tue jusqu’à ce moment, c’est que je ne désespérais pas encore de ton cœur, c’est que j’espérais qu’à la fin la pudeur te reviendrait. Mais non, rien ! Le temps n’a fait qu’effacer tes derniers scrupules. Tu demandais humblement jadis, maintenant tu exiges d’un ton rude. À quand les coups ?…

– Gilberte ! balbutiait le pauvre garçon, Gilberte…

Elle lui coupa la parole.

– De l’argent ! poursuivit-elle. Toujours et sans trêve, il te faut de l’argent d’où qu’il vienne et quoi qu’il coûte !… Si, du moins, quelque sentiment avouable justifiait tes dépenses, si tu avais l’excuse de quelque grande passion ou d’un but, fût-il absurde, ardemment poursuivi !… Mais je te mets au défi de nous avouer à quels plaisirs avilissants tu prodigues nos pauvres économies. Je te défie de nous dire ce que tu veux faire de la somme que tu exiges ce soir, de cette somme pour laquelle tu voudrais que notre mère s’abaissât jusqu’à mendier l’assistance d’un fournisseur auquel il faudrait confier le secret de notre opprobre !…

Émue de l’humiliation affreuse de son fils :

– Il est si malheureux ! balbutia Mme Favoral.

La jeune fille eut un geste indigné.

– Lui, malheureux ! s’écria-t-elle. Que dirons-nous donc, nous, que direz-vous surtout, vous, ma mère ! Malheureux, lui, un homme, qui a la liberté et la force, à qui le monde est ouvert à deux battants, qui peut tout entreprendre, tout tenter, tout oser ! Ah ! si j’étais un homme, moi ! je serais un de ces hommes comme il en est, comme j’en connais, et il y a longtemps, ô mère chérie, que je t’aurais vengée de mon père et que j’aurais commencé à te payer de tout ce que tu as fait pour moi.

Mme Favoral sanglotait.

– Je t’en conjure, murmura-t-elle, épargne-le.

– Soit, fit la jeune fille. Mais vous me permettrez de lui déclarer que ce n’est pas pour lui que je voue ma jeunesse à un travail de mercenaire. C’est pour toi, mère adorée, pour que tu aies cette joie de lui donner ce qu’il te demande, puisque c’est ton unique joie…

Au souffle de cette indignation superbe, Maxence frissonnait.

Cette humiliation épouvantable, il sentait qu’il ne la méritait que trop ! Il comprenait la justice de ces reproches sanglants.

Et comme son cœur ne s’était pas gâté encore au contact de ses compagnons de plaisir, comme il était faible plutôt que mauvais, comme les sentiments qui sont l’honneur et la fierté d’un homme n’étaient pas morts en lui :

– Ah ! tu es une brave sœur, Gilberte, s’écria-t-il, et c’est bien ce que tu viens de faire. Tu as été dure, mais non autant que je le mérite. Merci de ton courage, qui me rendra le mien. Oui, c’est une honte à moi d’avoir ainsi lâchement abusé de vous…

Et portant à ses lèvres les mains de sa mère :

– Pardonne, poursuivit-il, les yeux pleins de larmes, pardonne à qui te fait le serment de racheter son passé et de devenir ton soutien au lieu de t’être un écrasant fardeau…

Il fut interrompu par des pas, dans l’escalier, et le son aigu d’un sifflet…

– Mon mari ! s’écria Mme Favoral. Votre père, mes enfants !…

– Eh bien ! fit froidement Mlle Gilberte.

– N’entends-tu donc pas qu’il siffle, et oublies-tu que c’est la preuve qu’il est furieux !… Quelle épreuve est-ce encore qui nous menace !…

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