Mme Favoral parlait par expérience. Elle avait appris à ses dépens que le sifflet de son mari, bien plus sûrement que le cri des goëlands, présageait la tempête. Et elle avait, ce soir-là, plus de raisons qu’à l’ordinaire de craindre.
Dérogeant à toutes ses habitudes, M. Favoral n’était pas rentré dîner et avait envoyé un de ses garçons de bureau du Crédit mutuel dire qu’on ne l’attendît pas.
Bientôt son passe-partout grinça dans la serrure, la porte s’ouvrit, il entra, et apercevant son fils :
– Eh bien ! je suis content de vous trouver ici ! s’écria-t-il, avec un ricanement qui était, chez lui, la dernière expression de la colère.
Mme Favoral frémit. Encore sous l’impression de la scène qui venait d’avoir lieu, le cœur gros encore et les yeux pleins de larmes, Maxence ne répondit pas.
– C’est une gageure, sans doute, reprit le père, et vous tenez à savoir jusqu’où peut aller ma patience.
– Je ne vous comprends pas, balbutia le jeune homme.
– L’argent que vous preniez, je ne sais où, vous fait défaut, sans doute, ou ne vous suffit plus, et vous vous en allez, contractant des dettes de tous côtés, chez des tailleurs, chez des chemisiers, chez des bijoutiers… C’est bien simple ! On ne gagne rien, mais on veut être vêtu à la dernière mode, porter chaîne d’or au gousset, et alors on fait des dupes…
– Je n’ai jamais fait de dupes, mon père.
– Bah ! comment donc appelez-vous tous ces fournisseurs qui sont venus aujourd’hui même me présenter leurs factures ? Car ils ont osé venir à l’administration, à mon bureau. Ils s’étaient donné rendez-vous, pensant ainsi m’intimider plus sûrement. Je leur ai répondu que vous êtes majeur et que vos affaires ne me regardent pas. Entendant cela, ils sont devenus insolents et ils se sont mis à parler si haut, que leur voix retentissait jusques dans les pièces voisines. M. de Thaller, mon directeur, passait en ce moment dans le corridor. Entendant le bruit d’une discussion, il a pensé que j’étais aux prises avec quelqu’un de nos actionnaires, et il est entré, comme c’est son droit. Alors, j’ai bien été forcé de tout avouer…
Il s’animait au son de ses paroles, comme un cheval au tintement de ses grelots.
Et de plus en plus hors de soi :
– C’est bien là, continuait-il, ce que voulaient vos créanciers. Ils pensaient que j’aurais peur du tapage et que je financerais. C’est un chantage comme un autre, et très à la mode maintenant. On ouvre un compte à un mauvais drôle, et quand le compte est raisonnablement gros, on va le porter à la famille, en disant : « De l’argent, ou je fais du scandale. » Pensez-vous que ce soit à vous qui êtes sans le sou qu’on a fait crédit ? C’est sur ma poche que l’on tirait, sur ma poche à moi que l’on croit riche. On vous écoulait à des prix exorbitants tout ce qu’on voulait, et c’était sur moi qu’on comptait pour solder des pantalons de quatre-vingt-dix francs, des chemises de quarante francs et des montres de six cents francs…
Contre son ordinaire, Maxence n’essaya pas de nier.
– Je payerai tout ce que je dois, dit-il.
– Vous ?
– Je vous en donne ma parole.
– Et avec quoi, s’il vous plaît ?
– Avec mes appointements.
– Vous en avez donc ?
Maxence rougit.
– J’ai ce que je gagne chez mon patron, répondit-il.
– Quel patron ?
– L’architecte chez lequel m’a placé M. Chapelain…
D’un geste menaçant M. Favoral l’arrêta :
– Épargnez-moi vos mensonges, prononça-t-il, je suis mieux informé que vous ne le supposez. Je sais que depuis plus d’un mois votre patron, excédé de votre paresse, vous a chassé honteusement…
Honteusement était de trop. Le fait est que Maxence retournant à son travail un beau matin, après une absence de cinq jours, avait trouvé un remplaçant.
– Je chercherai une autre place, dit-il.
C’est avec un mouvement de rage que M. Favoral haussait les épaules.
– Et en attendant, il faudra que je paye, s’écria-t-il. Savez-vous de quoi me menacent vos créanciers ? De m’intenter un procès. Ils le perdraient : ils ne l’ignorent pas, mais ils espèrent que je reculerai devant l’esclandre. Car ce n’est pas tout : ils parlent de déposer une plainte au parquet. Ils prétendent que vous les avez audacieusement escroqués, que les objets que vous leur achetiez n’étaient nullement pour votre usage, que vous vous empressiez de les vendre à vil prix, afin de vous faire de l’argent comptant. Le bijoutier a la preuve, assure-t-il, qu’en sortant de sa boutique vous êtes allé tout droit au Mont-de-Piété engager une montre et une chaîne qu’il venait de vous livrer. C’est une affaire de police correctionnelle. Ils ont dit tout cela devant mon directeur, devant M. de Thaller.
J’ai dû recourir à mon garçon de bureau pour les mettre dehors. Mais quand ils ont été partis, M. de Thaller m’a donné à entendre qu’il souhaite vivement que j’arrange tout. Et il a raison. Ma considération ne résisterait pas à deux scènes pareilles. Quelle confiance accorder à un caissier dont le fils est un noceur et un faiseur de dupes ! Comment laisser la clef d’une caisse qui renferme des millions à un homme dont le fils aurait été traîné sur les bancs de la police correctionnelle ! C’est-à-dire que je suis à votre merci. C’est-à-dire que mon honneur, ma situation et ma fortune dépendent de vous. Tant qu’il vous plaira de faire des dettes, vous en ferez, et je serai condamné à les payer.
Rassemblant son courage :
– Vous avez été parfois bien dur pour moi, mon père, commença Maxence, et cependant je ne veux pas essayer de justifier ma conduite. Je vous jure que désormais vous n’avez rien à craindre de moi…
M. Favoral ricanait.
– Je ne crains rien, prononça-t-il. Je connais des moyens positifs de me mettre à l’abri de vos folies. Je les emploierai…
– Je vous affirme, mon père, que ma résolution est bien prise.
– Oh ! dispensez-moi de vos repentirs périodiques…
Mlle Gilberte s’avança.
– Je me porte garant, dit-elle, des résolutions de Maxence…
Son père ne la laissa pas poursuivre.
– Assez, interrompit-t-il durement. Mêle-toi de tes affaires, Gilberte. J’ai à te parler, à toi aussi…
– À moi, mon père…
– Oui.
Il fit trois ou quatre tours de long en large dans le salon, comme pour laisser à son irritation le temps de se calmer, puis venant se planter debout et les bras croisés devant sa fille :
– Tu as dix-huit ans, reprit-il, c’est-à-dire qu’il est temps de songer à ton établissement. Il se présente pour toi un parti…
Elle tressaillit, et reculant, plus rouge qu’une pivoine :
– Un parti ! répéta-t-elle, d’un ton de surprise immense.
– Oui, et qui me convient…
– Mais je ne veux pas me marier, mon père…
– Toutes les jeunes filles disent cela, et dès qu’il se présente un prétendant elles sont enchantées. Le mien est un garçon de vingt-six ans, très-bien de sa personne, aimable, spirituel, qui a eu de grands succès dans le monde…
– Mon père, je vous affirme que je ne veux pas quitter ma mère…
– Naturellement… C’est un homme intelligent, et un travailleur obstiné, promis, de l’avis de tous, à une immense fortune. Bien qu’il soit riche déjà, car il est un des principaux intéressés d’une charge d’agent de change, il fait avec l’ardeur d’un pauvre diable le métier de remisier. On me dirait qu’il gagne cent mille écus par an que je n’en serais pas surpris. Sa femme aura voiture, loge à l’Opéra, des diamants et des toilettes autant que Mme de Thaller…
– Eh ! que m’importent de telles choses !
– C’est entendu. Je te le présenterai samedi…
Mais Mlle Gilberte n’était pas de ces jeunes filles qui, par timidité, par faiblesse, se laissent engager contre leur volonté, et engager si avant que plus tard elles ne peuvent plus reculer. Une discussion devant avoir lieu, elle préférait la subir immédiatement.
– Une présentation est absolument inutile, mon père, déclara-t-elle résolument.
– Parce que ?
– Je vous l’ai dit, je ne veux pas me marier.
– Et si je veux, moi.
– Je suis prête à vous obéir en tout, sauf en cela…
– En cela comme en tout le reste ! interrompit le caissier du Crédit mutuel d’une voix tonnante…
Et enveloppant sa femme et ses enfants d’un regard gros de défiances et de menaces :
– En cela, comme en tout, répéta-t-il, parce que je suis le maître et que je saurai le montrer. Oui, je vous le montrerai, car je suis las de voir ma famille liguée contre mon autorité…
Et il sortit en fermant la porte si violemment, que les cloisons en tremblèrent.
– Tu as tort de tenir ainsi tête à ton père, ma fille, murmura la faible Mme Favoral.
Le fait est que la pauvre femme ne comprenait pas que sa fille pût repousser l’unique moyen qu’elle eût de rompre avec la plus triste des existences.
– Laisse-toi toujours présenter ce jeune homme, dit-elle. Il se peut qu’il te plaise…
– Je suis sûre qu’il ne me plaira pas…
Elle dit cela d’un tel accent, que Mme Favoral en fut soudainement éclairée.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle, Gilberte, ma fille chérie, aurais-tu donc un secret que ta mère ne connaît pas ?