XXVIII

Il était bien difficile de concilier de telles paroles avec certaines circonstances de l’existence de Mlle Lucienne, avec ses promenades autour du lac, par exemple, avec cette voiture de chez Brion qui venait la prendre plusieurs fois la semaine, avec ses toilettes, chaque fois renouvelées, et toujours plus excentriques et plus voyantes.

Mais Maxence n’y songeait pas.

Ce qu’elle lui disait, il le tenait pour absolument vrai et indiscutable.

Et il se sentait pénétré d’une admiration presque religieuse pour cette jeune fille si belle, et d’une énergie toute virile, qui seule dans la vie, à travers les hasards, les tentations et les périls de Paris, avait su se suffire, se protéger et se défendre.

– Et cependant, fit-il, sans vous en douter, vous aviez un ami près de vous !…

Elle tressaillit, et un pâle sourire effleura ses lèvres. Elle n’ignorait pas ce que peut être l’amitié d’un garçon de vingt-cinq ans pour une fille de dix-huit.

– Un ami !… murmura-t-elle.

Sa pensée, Maxence la saisit, et dans toute la sincérité de son âme :

– Oui, un ami, répéta-t-il, un camarade, un frère !…

Et croyant l’émouvoir et gagner sa confiance :

– Je saurais vous comprendre, ajouta-t-il, car moi aussi, j’ai été bien malheureux.

Il s’abusait singulièrement.

Elle le regarda d’un air étonné, et lentement :

– Vous, malheureux ! prononça-t-elle ; vous qui avez une famille, des parents, une mère qui vous adore, une sœur…

Moins ému, Maxence se fût demandé comment elle savait cela, et il en eût conclu qu’elle s’était préoccupée de lui, puisqu’elle était allée sans doute aux informations.

– Vous êtes un homme, d’ailleurs, poursuivit-elle, et je ne comprends pas qu’un homme se plaigne. N’avez-vous pas la liberté, la force et le droit de tout entreprendre et de tout oser ? Le monde n’est-il pas ouvert à votre activité et à votre ambition ? Une femme subit sa destinée, un homme fait la sienne.

C’était heurter les plus chères prétentions de Maxence, qui, très-sérieusement, pensait avoir épuisé les rigueurs de l’adversité.

– Il est des circonstances… commença-t-il.

Mais elle haussa doucement les épaules et l’interrompant :

– N’insistez pas, fit-elle, ou je croirais que vous manquez d’énergie. Que parlez-vous de circonstances ? Il n’en est pas de si contraires, dont on ne triomphe. Que voudriez-vous donc ? Être né avec cent mille livres de rentes, et n’avoir plus qu’à vous laisser vivre au gré de votre caprice de chaque jour, désœuvré, rassasié, à charge à vous-même, inutile ou nuisible à autrui ? Ah ! moi, si j’étais homme, c’est une destinée plus haute que je rêverais. Je voudrais être né aux Enfants-Trouvés, sans nom, et de par ma volonté, mon intelligence, mon travail, me faire quelque chose et quelqu’un ; je voudrais partir de rien et arriver à tout.

D’un mouvement superbe, elle se redressait, les yeux étincelants, les narines frémissantes…

Mais presque aussitôt, baissant la tête :

– Le malheur est que je ne suis qu’une femme, ajouta-t-elle, et vous qui vous plaignez, si vous saviez…

Elle s’assit, et le coude sur la petite table, le front dans la main, elle demeura perdue dans ses méditations, l’œil fixe, comme si elle eût suivi dans l’espace toutes les phases des dix-huit années de sa vie.

Il n’est pas d’énergie qui ne se détende à un moment donné, pas de volonté qui n’ait son heure de défaillance, et si ferme que fût Mlle Lucienne, et si énergique, elle avait été profondément touchée de l’action de Maxence.

Trouvait-elle donc enfin, sur son chemin, le compagnon que souvent elle avait rêvé, aux heures désespérées de solitude et d’abandon ?

Au bout d’un moment, elle releva la tête et, plongeant dans les yeux de Maxence un regard qui le fit tressaillir comme le choc d’une batterie électrique :

– Sans doute, reprit-elle, d’un ton d’insouciance un peu forcé, vous vous dites que vous avez une étrange voisine… Eh bien ! comme entre voisins il est bon de se connaître, avant de me juger, écoutez-moi…

La recommandation était inutile. C’est de toute la puissance de son attention que Maxence écoutait.

– C’est dans un village des environs de Paris, à Louveciennes, commença la jeune fille, que j’ai été élevée. Ma mère m’y avait mise en nourrice chez d’honnêtes maraîchers, pauvres et chargés de famille.

Au bout de deux mois, n’entendant pas parler de ma mère, ils lui écrivirent. Elle ne répondit pas.

Ils se rendirent alors à Paris, à l’adresse qu’elle leur avait donnée. Elle venait de déménager et on ne savait ce qu’elle était devenue.

C’était fini, ils n’avaient plus à compter sur un centime pour les soins qu’ils me donnaient. Ils me gardèrent, cependant, se disant qu’un enfant de plus ne les appauvrirait pas beaucoup.

Je ne sais donc rien de mes parents que par ces braves maraîchers, et comme j’étais tout enfant encore, lorsque j’ai eu le malheur de les perdre, tout ce qu’ils m’en avaient appris est resté très-vague dans ma mémoire.

Je me rappelle cependant que, d’après eux, ma mère était une très-jeune ouvrière, d’une rare beauté, et que vraisemblablement elle n’était pas la femme de mon père.

Il me souvient encore que peu de temps avant sa mort, ma bonne maraîchère ayant eu occasion de passer une journée à Paris, elle rentra furieuse, disant qu’elle venait de rencontrer ma mère, en toilette magnifique, étalée dans une superbe voiture à deux chevaux, que c’était invraisemblable, et que cependant c’était vrai, qu’elle en était sûre, qu’elle l’avait très-bien reconnue, et qu’il fallait que ma mère n’eût pas plus de cœur qu’un rocher pour oublier sa fille, alors qu’elle avait fait fortune.

Si on m’a dit autrefois le nom de ma mère ou de mon père, si je l’ai su, je ne me le rappelle plus.

Moi-même, je n’avais pas de nom. Mes parents adoptifs m’appelaient la Parisienne.

Je n’en étais pas moins heureuse chez ces honnêtes gens, et traitée absolument comme leurs propres enfants. L’hiver, ils m’envoyaient à l’école.

L’été, j’aidais à sarcler le jardin, je conduisais un mouton ou deux le long des routes, ou l’on m’envoyait au bois Brûlé, dans la forêt de Marly ou sous les châtaigneraies de la Celle-Saint-Cloud, cueillir des violettes et des fraises qu’une de nos voisines, le dimanche, allait vendre à Bougival.

Ce fut le temps le plus heureux, ou plutôt le seul temps heureux de ma vie, le seul vers lequel se réfugie ma pensée, lorsque je me sens gagnée par le découragement.

Hélas ! je n’avais que huit ans, lorsque dans la même semaine, le pauvre maraîcher et sa femme furent emportés presque soudainement par la même maladie : une fluxion de poitrine.

Par une matinée glaciale de décembre, dans cette maison que venait de visiter la mort, nous nous trouvâmes six enfants dont l’aînée n’avait pas onze ans, pleurant de chagrin, de peur, de faim et de froid.

Ni le maraîcher, ni sa femme n’avaient de parents, et ils ne laissaient rien que quelques misérables meubles dont la vente suffit à peine à payer leur enterrement. Les deux plus jeunes enfants furent conduits à l’hospice. Des voisins se chargèrent des autres.

Ce fût une maîtresse blanchisseuse de Marly qui me prit. J’étais très-grande et très-forte pour mon âge, elle fit de moi son apprentie.

Ce n’était pas une méchante femme, et même d’après certains traits qui me reviennent à la mémoire, je serais tentée de croire qu’elle avait bon cœur, mais elle était d’une violence extraordinaire, brutale, et plus dure que son battoir. Elle m’accablait de travail, et d’un travail souvent au-dessus de mes forces.

Cinquante fois le jour, il me fallait aller de la rivière à la maison, portant sur l’épaule d’énormes paquets de serviettes ou de draps mouillés, tordre, étendre, et ensuite courir jusqu’à Rueil chercher le linge sale chez les pratiques.

Je ne me plaignais pas, j’étais déjà trop fière pour me plaindre ; mais quand on me commandait quelque chose qui me semblait par trop injuste, je refusais obstinément d’obéir et alors j’étais rouée de coups.

Malgré tout, je me serais peut-être attachée à ma patronne, si elle n’eût pas eu la dégoûtante habitude de boire. Chaque semaine, régulièrement, le jour où elle reportait le linge à Paris, c’était le mercredi, elle s’enivrait.

Et alors, selon qu’avec le vin la gaieté lui montait au cerveau, ou la colère, c’étaient au retour des plaisanteries ignobles ou des scènes atroces.

Quand elle était en cet état, elle me faisait horreur. Et un mercredi, que je laissai trop voir mon dégoût, elle me frappa si rudement qu’elle me cassa le bras.

Il y avait vingt mois que j’étais chez elle.

Le mal qu’elle m’avait fait la dégrisa subitement. Elle eut peur et se mit à m’accabler de caresses, me conjurant de ne rien dire à personne. Je le lui promis et je tins fidèlement parole.

Mais il avait fallu chercher un médecin. La scène avait eu des témoins qui parlèrent. L’histoire se répandit de proche en proche, tout le long de la Seine, jusqu’à Bougival et jusqu’à Rueil.

Si bien qu’un matin, le brigadier de gendarmerie se présenta à la maison, et que je ne sais trop ce qui serait advenu, si je ne lui avais pas soutenu mordicus que c’était en tombant dans l’escalier que je m’étais fait mal.

Ce dont Maxence ne revenait pas, c’était de l’accent naturel et simple de Mlle Lucienne. Nulle emphase. À peine une apparence d’émotion. On eut juré que c’était d’une autre qu’elle disait la vie.

Elle poursuivait cependant :

– Grâce à mes dénégations obstinées, ma patronne ne fut pas inquiétée. Mais la vérité était connue, et sa réputation, qui déjà n’était pas bonne, en devint tout à fait mauvaise. On s’intéressa à moi. Les mêmes gens qui, vingt fois, sans sourciller, m’avaient vue porter des charges de linge à me rompre la poitrine, ce qui était terrible, se mirent à me plaindre prodigieusement d’avoir eu un bras cassé, ce qui n’était rien.

Cela en vint à ce point que plusieurs de nos pratiques s’entendirent pour me faire sortir d’une maison, où, disait-on, je finirais par succomber sous les mauvais traitements.

Et après beaucoup de démarches, on finit par découvrir à La Jonchère une vieille dame israélite, très-riche, veuve et sans enfants, qui consentait à se charger de moi.

J’hésitai d’abord à accepter les offres qui m’étaient faites.

Mais ayant reconnu que ma patronne, depuis qu’elle m’avait blessée, me prenait de plus en plus en aversion, je me décidai à la quitter.

C’est le jour où je fus présentée à ma nouvelle maîtresse, que je découvris que je n’avais pas de nom.

Après m’avoir longuement examinée, tournée et retournée, fait marcher et m’asseoir :

– Maintenant, me demanda-t-elle, comment t’appelles-tu ?

J’ouvris de grands yeux, car en vérité, j’étais alors comme une sauvage, n’ayant pas même la plus vague notion des choses les plus simples de la vie.

– Je m’appelle la Parisienne, répondis-je.

Elle éclata de rire, ainsi qu’une autre vieille dame de ses amies, qui assistait à ma présentation, et il me souvient que mon petit orgueil s’offensait beaucoup de leur hilarité. Je croyais qu’elles se moquaient de moi.

– Ce n’est pas un nom, me dirent-elles enfin, c’est un sobriquet…

– Je n’en ai pas d’autre.

Elles parurent confondues, répétant à satiété que c’était inouï, qu’on n’avait pas idée d’une chose pareille dans la banlieue de Paris, et, séance tenante, elles se mirent à me chercher un nom.

– Où es-tu née ? me demanda ma nouvelle maîtresse.

– À Louveciennes.

– Eh bien ! dit l’autre, il faut l’appeler Louvecienne.

Une longue discussion s’en suivit, qui m’irritait si fort, que j’avais envie de m’enfuir, et enfin il fut convenu que je m’appellerais non pas Louvecienne, mais Lucienne, – et Lucienne je suis restée.

Il ne fut pas question de baptême, puisque ma nouvelle maîtresse était juive.

C’était une femme excellente, bien que le chagrin qu’elle avait ressenti de la perte de son mari eût quelque peu troublé ses facultés.

Dès qu’il fut décidé que je lui restais, elle voulut passer en revue mon trousseau. Je n’en avais pas à lui montrer, ne possédant au monde que les haillons que j’avais sur le dos. Tant que j’étais restée chez ma maîtresse blanchisseuse, j’avais achevé d’user ses vieilles robes et je traînais aux pieds les savates que les ouvrières m’abandonnaient. Jamais je n’avais porté d’autre linge que celui que j’empruntais d’autorité aux pratiques, système économique établi chez beaucoup de blanchisseuses.

Consternée de mon dénuement, ma nouvelle maîtresse envoya chercher une couturière, et lui commanda sur-le-champ de quoi me vêtir et me changer.

Depuis la mort des pauvres maraîchers qui m’avaient élevée, c’était la première fois que quelqu’un s’occupait de moi autrement que pour en tirer un service.

J’en fus émue jusqu’aux larmes, et dans l’excès de ma reconnaissance, il m’eût été doux de mourir pour cette vieille femme si bonne.

Ce sentiment me donna la constance de supporter sans dégoût son caractère. Il était difficile. Elle avait des manies singulières, des fantaisies déconcertantes et des exigences ridicules souvent ou exorbitantes. Je m’y pliais de mon mieux.

Comme elle avait déjà deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre, je n’avais pas, chez elle, d’attributions déterminées. Je l’accompagnais à la promenade et quand elle sortait en voiture, j’aidais à la servir à table et à l’habiller, je ramassais son mouchoir quand il tombait, et surtout je cherchais sa tabatière, qu’elle égarait continuellement.

Ma docilité lui plaisait, elle s’occupa de moi ; pour me mettre à même de lui faire la lecture, elle me fit apprendre à lire, car c’est à peine si je connaissais mes lettres. Et le vieux bonhomme qu’elle me donna pour professeur, me trouvant intelligente, se piqua d’amour-propre, et m’enseigna tout ce qu’il savait, j’imagine, de français, de géographie et d’histoire.

La femme de chambre, d’un autre côté, avait été chargée de me montrer à coudre, à broder, et à exécuter tous les petits ouvrages de femme, et elle apportait d’autant plus d’intérêt à ses leçons, que petit à petit elle se débarrassait sur moi du plus ennuyeux de sa besogne.

J’aurais été heureuse, dans cette jolie maison de La Jonchère, si on n’y eût pas trop complétement oublié mon âge. J’étais naturellement sérieuse et réservée, comme tous les enfants qui ont été aux prises avec la misère, mais enfin, je n’avais que douze ans, et je souffrais de toujours vivre entre des vieilles femmes qui, dès que je me permettais un mouvement un peu brusque, me grondaient… Que n’aurais-je pas donné, pour qu’il me fût permis de courir et de jouer avec les fillettes que je voyais passer le dimanche, par bandes, sur la grande route !…

Et cependant, pouvais-je souhaiter une condition meilleure ? Non. Et je ne devais pas tarder à l’apprendre cruellement à mes dépens…

De mois en mois, ma vieille maîtresse s’attachait à moi davantage et s’ingéniait à me donner des preuves de son attachement. Je mangeais à table avec elle, au lieu de la servir comme au début. Elle m’avait fait habiller de façon à pouvoir m’emmener et me présenter partout.

Elle s’en allait répétant à tout venant qu’elle m’aimait comme sa fille, qu’elle m’établirait et que bien certainement elle me laisserait une partie de sa fortune.

Elle le disait trop haut, pour mon malheur ! Si haut, que la nouvelle s’en alla jusqu’aux oreilles de neveux qu’elle avait à Paris, des hommes de Bourse, que je voyais de temps à autre à La Jonchère.

Ils n’avaient guère fait attention à moi, jusque-là.

Ces propos leur ouvrant les yeux, ils discernèrent le chemin que j’avais fait dans le cœur de leur parente, et leur cupidité s’alarma.

Tremblant de voir leur échapper un héritage qu’ils considéraient comme leur, ils se liguèrent contre moi, résolus à couper court aux généreuses velléités de leur tante, en obtenant qu’elle me renvoyât.

Mais c’est en vain que pendant près d’une année leur haine s’épuisa en savantes manœuvres.

L’instinct de la conservation aiguisant ma perspicacité, j’avais pénétré leurs intentions, et je luttais de toutes mes forces. C’était un intérêt dans ma vie. Chaque jour, pour me rendre plus indispensable, j’imaginais quelque nouvelle prévenance.

Ils ne venaient guère à La Jonchère qu’une fois par semaine, j’y étais toujours, je luttais avec succès. À diverses reprises, j’avais entendu ma bienfaitrice leur défendre de lui parler de moi, et même les menacer de leur fermer sa maison, s’ils s’obstinaient à la tourmenter à mon sujet.

Je touchais probablement au terme des tracasseries, quand ma pauvre vieille maîtresse tomba malade. En quarante-huit heures, elle fut au plus mal. Elle gardait toute sa connaissance, mais précisément parce qu’elle avait la conscience du danger, la peur de la mort la rendait folle.

Ses nièces étaient venues s’installer autour de son lit, défense expresse m’était faite d’entrer dans sa chambre, et elle n’osait déjà plus faire prévaloir sa volonté.

Les parents avaient compris leur avantage, et que c’était là une occasion sans pareille d’en finir avec moi.

Gagnés d’avance, évidemment, les médecins déclarèrent à ma pauvre bienfaitrice que l’air de La Jonchère lui était fatal, et que son unique chance de salut était d’aller s’établir à Paris, chez un de ses neveux. On l’y porterait à bras, ajoutaient-ils, elle se rétablirait très-vite et elle irait ensuite consolider sa convalescence dans quelque ville du Midi.

Son premier mot fut pour moi. Elle ne voulait pas se séparer de moi, protestait-elle, et tenait absolument à m’emmener.

Ses neveux gravement lui représentèrent que c’était impossible, qu’il ne fallait pas songer à s’embarrasser de moi, que le plus simple était de me laisser à La Jonchère, et que d’ailleurs ils se chargeaient de me trouver une bonne condition.

La malade lutta longtemps, et avec un courage dont je ne l’aurais pas crue capable. Dix fois, en voyant ce qu’elle souffrait de ce cruel débat, je fus sur le point d’y mettre fin en m’enfuyant. L’amour-propre me retint, et non certes la cupidité.

Mais les autres l’obsédaient. Les médecins ne cessaient de lui répéter qu’ils ne répondaient de rien, si on ne suivait pas leurs avis. Elle avait peur de mourir…

Elle céda en pleurant…

Dès le matin, le lendemain, une sorte de litière portée par huit hommes s’arrêta devant la porte. Ma pauvre maîtresse y fut couchée, et on l’emporta, sans m’avoir permis de l’embrasser une dernière fois.

Deux heures après, la cuisinière et la femme de chambre étaient congédiées.

Quant à moi, le neveu qui avait promis de s’occuper de mon sort, me mit une pièce de vingt francs dans la main, en me disant :

– Voici vos huit jours ; faites immédiatement un paquet de vos hardes, et filez !…

Il était bien difficile, il était impossible même, que Mlle Lucienne ne fut pas profondément émue, tandis qu’elle remuait ainsi les cendres de son passé. Il n’en paraissait rien, cependant, et c’est à peine si par moments on pouvait discerner une légère altération de sa voix.

Maxence, lui, eût vainement essayé de dissimuler l’intérêt passionné qu’il prenait à ces confidences inattendues, et à quel point elles le troublaient.

– N’avez-vous donc jamais revu votre bienfaitrice ? interrogea-t-il.

– Jamais ! répondit la jeune fille. Toutes mes démarches pour arriver jusqu’à elle ont été infructueuses. Elle n’habite plus Paris. Je lui ai écrit, mes lettres sont restées sans réponse. Lui sont-elles parvenues ? Je ne le crois pas. Quelque chose me dit qu’elle ne m’a pas oubliée…

Pendant quelques minutes elle garda le silence, comme si elle eût essayé de ressaisir quelque chose des sensations qu’elle avait éprouvées au temps dont elle parlait. Puis :

– C’est ainsi, brutalement, reprit-elle, que je fus chassée. Prier eût été inutile, je le compris, et d’ailleurs je n’ai jamais su implorer personne.

Je me hâtai d’empiler dans deux malles et dans des cartons tout ce que je possédais, tout ce que je tenais de la générosité de ma pauvre maîtresse, et avant le moment fixé, j’étais prête.

Déjà la cuisinière et la femme de chambre s’étaient éloignées. L’homme qui me traitait si cruellement m’attendait.

Il m’aida à transporter dehors, sur la route, mes cartons et mes malles. Après quoi, les volets ayant été tirés, il ferma la porte à double tour et mit la clef dans sa poche.

L’omnibus américain passait. Il l’arrêta d’un signe. Et avant d’y monter :

– Bonne chance, la belle fille ! me dit-il, en ricanant.

C’était le 9 janvier 1866, un mardi. Je venais d’avoir treize ans.

J’ai eu, depuis, des épreuves plus terribles, et je me suis trouvée dans des situations bien autrement désespérées, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé un découragement pareil à celui qui m’anéantit, lorsque je me vis seule, sur cette route, ne sachant où aller ni que devenir.

Je m’étais assise sur une de mes malles.

Le temps était froid et sombre. De gros nuages chargés de neige semblaient toucher la cime dépouillée des arbres de l’avenue. Les passants étaient rares.

En arrivant devant moi, ils ralentissaient le pas, se demandant sans doute ce que je faisais là, et longtemps après m’avoir dépassée, ils retournaient encore la tête.

Je pleurais.

Je sentais vaguement que, sans le soupçonner, ma pauvre bienfaitrice m’avait rendu un service fatal. Elle m’avait désaccoutumée de la misère et privée de cette expérience que donne la lutte de chaque jour. Elle avait fait des mains oisives de mes mains calleuses jadis, et durcies par le battoir. En ouvrant mon esprit aux aspirations généreuses et nobles, en m’inspirant le sentiment du bien et du beau, en me donnant ce que jamais je n’aurais eu sans elle : du cœur, elle avait décuplé en moi la faculté de souffrir. Pauvre chère maîtresse ! Elle m’avait désarmée, et le combat recommençait.

Il me montait des nausées à la gorge en songeant à ce que j’avais subi chez ma maîtresse blanchisseuse, et à l’idée de ce que me réservait l’avenir de tortures et d’humiliations, je souhaitais la mort.

La Seine était proche. Pourquoi n’y pas courir ? Pourquoi n’y pas terminer cette existence de misère que j’entrevoyais !

Voilà quelles étaient mes réflexions, quand une femme de Rueil, qui était marchande des quatre saisons et que je connaissais de vue, vint à passer, poussant sur le pavé boueux sa petite charrette de légumes.

M’apercevant, elle s’arrêta, et adoucissant sa voix rauque :

– Que faites-vous là, ma mignonne ? me demanda-t-elle.

Maîtrisant à grand’peine mes sanglots, je lui exposai en peu de mots ma situation. Elle en parut plus surprise que touchée.

– Voilà ce que c’est que la vie, me dit-elle, on a des hauts et des bas.

Et s’approchant :

– Que vas-tu faire ? interrogea-t-elle.

Cette familiarité soudaine eût suffi pour m’éclaircir sur l’horreur de ma chute. Elle m’avait dit : vous, d’abord ; sachant ma détresse, elle me tutoyait.

– Je ne sais pas, répondis-je.

Après un petit moment de réflexion :

– Tu ne peux pas rester là, reprit-elle, les gendarmes t’arrêteraient. Viens avec moi, nous nous consulterons à la maison et je te donnerai des conseils.

J’étais à une de ces heures d’effondrement où on est sans force comme sans volonté. À quoi bon réfléchir, d’ailleurs, et que vouloir ! Avais-je à choisir entre les partis à prendre ? Enfin, les offres de cette femme me paraissaient une dernière faveur de la destinée.

– Je ferai ce que vous voudrez, madame, lui dis-je.

Aussitôt, elle chargea mon petit bagage sur sa charrette ; nous nous mîmes en route et nous ne tardâmes pas à arriver « chez elle. »

Ce qu’elle nommait ainsi, était une sorte de cave, plus basse d’un bon pied que la rue, éclairée uniquement par une porte vitrée où plusieurs carreaux cassés avaient été remplacés par du papier. La malpropreté y était révoltante, et la puanteur soulevait l’estomac. De tous côtés s’élevaient des tas de légumes, de choux, de pommes de terre et d’oignons. Dans un coin pourrissait un monceau de haillons sans nom qu’elle appelait son lit. Au milieu se dressait un petit poêle de fonte, dont le tuyau, rongé par la rouille, laissait échapper la fumée.

– Te voilà toujours un domicile, me dit-elle.

Je l’aidai à décharger sa charrette. Elle bourra le poêle de charbon de terre, et tout de suite, elle déclara qu’elle voulait passer l’inspection de mes nippes.

Mes malles furent ouvertes, et c’est avec des exclamations d’étonnement que la marchande des quatre saisons étalait et maniait mes robes, mes jupons, mes chemises, mes bas…

– Mâtin ! ricanait-elle, tu te mettais bien !

Ses yeux brillaient si fort, que toutes sortes de défiances s’éveillaient en moi. Il me semblait qu’elle considérait tout ce que j’avais comme une trouvaille inespérée. Ses mains avaient des frémissements, tandis qu’elle touchait quelque bijou que je possédais, et elle m’attira au jour pour mieux examiner et évaluer mes boucles d’oreilles.

Aussi quand elle me demanda si j’avais de l’argent, résolue à dissimuler au moins ma pièce de vingt francs qui constituait toute ma fortune, je répondis effrontément :

– Non !

– C’est fâcheux ! grommela-t-elle.

Mais elle voulait connaître mon histoire, et je fus obligée de la lui raconter. Une seule chose la surprit : mon âge. Et, dans le fait, n’ayant que treize ans, j’en paraissais bien quinze ou seize.

Lorsque j’eus achevé :

– N’importe, reprit-elle, tu as eu de la chance de me rencontrer. Te voilà, du moins, assurée de manger tous les jours. Car je me charge de toi. Je me fais vieille, tu m’aideras à pousser ma brouette. Si tu es aussi futée que tu es gentille, nous gagnerons beaucoup d’argent.

Rien ne pouvait moins me convenir. Mais comment résister ?

Elle étendit par terre quelques haillons sur lesquels je couchai, et dès le lendemain, vêtue de ma plus mauvaise robe, les pieds dans des sabots qu’elle était allée m’acheter et qui me meurtrissaient affreusement, il me fallut m’atteler à la charrette, avec une bretelle de cuir qui me déchirait les épaules et la poitrine.

C’était une abominable créature, que cette marchande, et je ne tardai pas à reconnaître que son visage repoussant ne trahissait que trop ses ignobles instincts. Après avoir mené une existence inavouable, vieille, ne gardant plus rien de la femme, avilie, repoussée de tous, tombée dans la plus crapuleuse misère, elle avait adopté ce métier de revendeuse des quatre saisons, et elle l’exerçait juste assez pour se gagner sa ration de pain de chaque jour.

Enragée de son sort, c’était pour elle comme une revanche que d’avoir à sa discrétion une pauvre jeune fille telle que moi, et elle prenait un détestable plaisir à m’accabler de mauvais traitements, ou à essayer de me salir l’imagination par les plus immondes propos…

Ah ! si j’avais su comment fuir, et ou me réfugier ! Mais, abusant de mon ignorance de la vie, cette exécrable femme m’avait persuadé qu’au premier pas que je ferais seule, je serais arrêtée par la gendarmerie.

Et je ne voyais personne au monde à qui demander protection. Et je commençais à apprendre que la beauté, pour une pauvre fille, est un présent fatal…

Le temps passait, et je restais.

Petit à petit, l’atroce mégère avait vendu tout ce que je possédais, robes, linge, bijoux, et j’en étais réduite à des haillons presque aussi misérables que ceux d’autrefois, quand j’étais apprentie.

Chaque matin, par la pluie ou le vent, par le soleil ou la gelée, nous partions, roulant notre charrette, et nous nous en allions, criant nos légumes, tout le long de la Seine, depuis Courbevoie jusqu’à Port-Marly, dans les villages, et à la porte des maisons de campagne.

Je ne découvrais pas de fin à cette effroyable vie, quand un soir, le commissaire de police se présenta à notre taudis et nous commanda de le suivre.

Il nous conduisit en prison, et je me trouvai jetée au milieu d’une centaine de femmes, dont la figure, les paroles, les gestes, la colère ou la gaieté me faisaient peur.

La marchande des quatre saisons avait commis un vol, et j’étais accusée de complicité. Il me fut facile, heureusement, de démontrer mon innocence. Et, au bout de quinze jours, un geôlier m’ouvrit la porte, en me disant :

– Allez, vous êtes libre !

Maxence, maintenant, s’expliquait le sourire doucement ironique de Mlle Lucienne, lorsqu’il se vantait d’avoir été, lui aussi, malheureux.

Quelle vie, que celle de cette enfant, et comment de telles choses pouvaient-elles avoir lieu à deux pas de Paris, en pleine civilisation, au milieu d’une société qui juge son organisation trop parfaite pour consentir à la modifier !

Hâtant son débit, la jeune fille continuait :

– C’était vrai, j’étais libre. Mais que faire de ma liberté ? Voilà ce que je me demandais, en m’en allant à travers les rues de Paris, car c’est à Paris que j’avais été emprisonnée. Bientôt, la peur me prit, du mouvement, du bruit, et aussi des sergents de ville qui me suivaient d’un regard soupçonneux, lorsque je passais près d’eux, vêtue de loques, la tête couverte d’un mauvais madras.

Je me hâtai de gagner la barrière, puis la grande route.

Un instinct machinal me ramenait sur Rueil. Il me semblait que je serais moins abandonnée et plus en sûreté, dans un pays familier où tout le monde me connaissait pour m’avoir vue passer cent fois, poussant ma petite charrette. J’espérais aussi que je trouverais un abri dans le logement que j’avais occupé avec la marchande des quatre saisons.

Ce dernier espoir devait être déçu. Aussitôt après notre arrestation, le propriétaire du taudis en avait enlevé et jeté au fumier tout ce qu’il contenait et l’avait loué à une espèce de mendiant hideux, lequel, lorsque je me présentai, me proposa en ricanant de devenir sa ménagère.

Je m’enfuis en courant.

Certes, la situation était plus affreuse que le jour où j’avais été chassée de la maison de ma bienfaitrice. Mais les huit mois que je venais de passer avec l’horrible revendeuse m’avaient appris de nouveau la misère et retrempé mon énergie.

Je retirai d’un pli de ma robe, ou je la tenais constamment cousue, la pièce de vingt francs que je possédais, et comme j’avais faim, j’entrai chez une espèce de marchand de vins-logeur, où j’avais mangé quelquefois.

Ce logeur était un brave homme. Lorsque je lui eus exposé ma situation, il m’offrit de rester chez lui en attendant mieux. Les consommateurs affluant le dimanche et le lundi, il était obligé de prendre, ces jours-là, une servante de renfort. Il me proposait d’être cette servante, me promettant en échange le logement et un repas par jour.

Il ajoutait que le reste du temps je trouverais à m’employer dans une fabrique de parfumerie, dont le contremaître était son client.

J’acceptai. Nous étions au samedi. Dès le lendemain, j’entrepris cette rude besogne de servante d’auberge, résignée d’avance à toutes les brutalités, et ce qui est pis, aux ignobles galanteries des ivrognes.

Je parlai aussi au contre-maître, et dès le lundi, je fus admise à la fabrique, et occupée, avec une quinzaine d’autres ouvrières, à coller des étiquettes, et à envelopper des savons ou de la poudre de riz.

Ce n’est guère pénible, en apparence ; ce ne l’est pas du tout en réalité, quand on a l’habitude. Mais il faut l’habitude. Vivre continuellement au milieu des parfums les plus violents donne, dans les commencements, des maux de tête terribles, et chaque soir je rentrais avec la fièvre, et malade de tels vertiges, que je ne pouvais plus ni manger ni dormir.

Ce n’était pas là le pis. Les autres ouvrières, mes camarades, étaient presque toutes perdues de mœurs, et affectaient un cynisme qui dépassait de beaucoup celui des ivrognes que je servais le lundi. J’eus l’imprudence de laisser voir l’insurmontable dégoût que m’inspiraient leurs propos et leurs chansons éhontées. Dès lors, je devins une mijaurée, on déclara que je « faisais ma tête, » on décida qu’il fallait m’aguerrir, et ce fut à qui tâcherait de me révolter par les pires obscénités. J’ai vu d’autres ateliers depuis ; dans presque tous, c’est ainsi.

Je tins bon, cependant.

Je gagnais quarante sous par jour, j’étais logée et nourrie gratis, mes pourboires du lundi et du dimanche s’élevaient souvent à cinq francs ; en moins de trois mois j’avais pu me vêtir décemment, me commencer un trousseau, et je voyais avec une immense fierté grossir dans un coin de mon tiroir un petit pécule.

Je commençais à respirer, quand tout à coup, la fabrique ferma. Le fabricant avait fait faillite.

D’un autre côté, les affaires du marchand de vins avaient pris un développement si considérable, qu’un garçon lui devenait nécessaire et qu’il m’engagea à chercher fortune ailleurs. Je cherchai.

Une vieille femme, notre voisine, me parla d’une place, chez des bourgeois de Bougival, où je serais très-bien, affirmait-elle. Surmontant mes répugnances, je m’y présentai, et je fus accueillie. Je devais gagner trente francs par mois.

La place eût pu n’être pas rude. Les maîtres n’étaient que trois, le mari, la femme et un fils de vingt-cinq ans. Tous les matins, le père et le fils, qui étaient employés à Paris, partaient par le premier train et ne rentraient plus que pour dîner, vers six heures. Je restais donc seule avec la femme, toute la journée. C’était, malheureusement, une personne d’un caractère difficile, acariâtre et froidement méchante. Comme jusqu’alors elle s’était servie elle-même, et que j’étais la première domestique qu’elle eût, elle était tourmentée d’un insatiable besoin de commandement, et croyait par son despotisme, ses exigences et ses dédains, montrer une immense supériorité. Elle était de plus d’une défiance extraordinaire, persuadée que je la volais, et il ne se passait pas de semaine qu’elle n’imaginât quelque prétexte de fouiller ma malle pour s’assurer que je n’y cachais pas ses serviettes ou ses six couverts d’argent.

Ayant eu la naïveté de lui dire que j’avais été blanchisseuse, elle en abusait. Il me fallait laver et repasser tout le linge de la maison, et encore elle ne cessait de me reprocher d’user trop de savon et trop de charbon.

Je ne me déplaisais pourtant pas trop dans cette maison. J’y avais, sous les combles, une chambrette que je trouvais charmante, et que je prenais plaisir à orner. Libre de m’y retirer de bonne heure, j’y passais des soirées délicieuses, à coudre ou à lire…

Mais la chance était contre moi.

J’avais plu au fils de la maison, et il avait résolu de faire de moi sa maîtresse. Bien que n’ayant pas seize ans, j’avais de la vie une trop cruelle expérience pour ne l’avoir pas deviné tout d’abord, et j’opposai la plus froide réserve aux prévenances par lesquelles il espérait m’amadouer. Il n’en fut pas découragé, et bientôt ses persécutions devinrent telles, que je crus devoir me plaindre à ma patronne.

Elle m’écouta d’un air goguenard, et quand j’eus achevé :

– Vous êtes dégoûtée, ma mie ! me dit-elle simplement.

J’en faillis tomber de mon haut, car je compris que cette femme eût trouvé commode et peut-être économique, que moi, sa servante, sous son toit, je devinsse la maîtresse de son fils. Et cependant, elle avait un grand renom d’honnêteté, et elle ne cessait de parler de la sévérité de ses principes.

Mon persécuteur sut-il ce que m’avait répondu sa mère ? Je le crois, car de ce moment il devint plus hardi. Il ne ménagea plus rien, et je ne tardai pas à comprendre que je n’étais plus en sûreté dans ma chambre. Il venait, la nuit, frapper à ma porte, et une fois qu’il la fit sauter d’un coup d’épaule, il me fallut crier au secours de toutes mes forces pour me débarrasser de lui.

Pour la première fois, l’imperturbable sang-froid de la jeune fille se démentait.

Sa voix tremblait de ressentiment au souvenir de l’injure, sa joue s’empourprait, ses yeux étincelaient.

Après une pose d’un moment :

– Le lendemain, poursuivit-elle, je quittai cette maison funeste. C’est en vain que je cherchai à me placer à Bougival. Sentant le tort que leur ferait la vérité si elle venait à être connue, mes patrons prirent l’avance en me calomniant. Tirant parti de l’histoire de mon arrestation, que je leur avais contée, ils répondaient aux gens qui allaient aux renseignements, que j’étais une créature perdue, et que j’avais déjà subi des condamnations pour vol.

Je ne pouvais lutter. Je résolus de chercher une place à Paris.

J’étais exaspérée, je roulais dans mon esprit toutes sortes de projets de vengeance, mais j’étais sans inquiétude. Je possédais une grosse malle pleine de bons effets et cent francs d’économies…

Sur l’indication qu’une servante m’avait donnée, j’allai tout droit, en arrivant à Paris, m’adresser à un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Martin.

J’y fus reçue à bras ouverts, par une vieille femme extrêmement affable, qui, après m’avoir bien examinée et questionnée, me promit une condition merveilleuse, et m’engagea en attendant, à prendre pension chez elle.

Dans le fait, sa maison n’était qu’un hôtel garni, et nous étions là une soixantaine de domestiques sans place, qu’elle mettait coucher dans d’immenses dortoirs. Le prix de la nourriture était en apparence modique ; mais comme, dans ce prix, n’étaient compris ni le vin, ni le dessert, ni quantité d’autres choses, on se trouvait, en définitive, dépenser plus que dans un hôtel passable.

Elle vendait aussi à ses pensionnaires de l’absinthe, du café et de la bière, et les soirées se passaient en bavardages interminables, car c’était à qui se vanterait de bons tours joués aux maîtres, et les vieilles, les rouées, enseignaient aux plus jeunes l’art d’exploiter habilement les maîtres, de faire danser l’anse du panier et chanter les fournisseurs…

Cependant, le temps passait, et cette fameuse condition qui m’était tant promise ne se trouvait pas. Chaque matin, la placeuse me remettait un certain nombre d’adresses, j’y courais, mais régulièrement on débutait par me poser des questions si étranges, que je m’enfuyais rouge de colère et de honte, et qu’à la fin des soupçons me vinrent. Une vieille cuisinière que je consultai acheva de m’éclairer. Je compris l’infâme trafic de cette placeuse, et la source la plus claire de ses bénéfices. Sur-le-champ, je la payai et je la quittai.

Mais comme je m’en allais en quête d’un logement, suivie d’un commissionnaire qui portait ma malle, en arrivant au coin du boulevard, je ne sus éviter une voiture de maître qui arrivait lancée au grand trot, et je fus renversée et foulée aux pieds des chevaux.

Sans permettre que Maxence l’interrompît :

– J’avais perdu connaissance, poursuivit Mlle Lucienne. Lorsque je revins à moi, j’étais assise dans la boutique d’un pharmacien, et trois ou quatre personnes s’empressaient autour de moi.

Je n’avais pas de fracture mais seulement des contusions très-graves, qui me faisaient beaucoup souffrir, et une large blessure à la tête.

C’était un médecin qui passait, un vieillard décoré, qui m’avait donné les premiers soins. Il me dit de marcher, mais il me fut impossible de me dresser seulement sur mes pieds.

Alors, il me demanda où je demeurais, pour m’y faire reconduire, et il me fallut avouer que j’étais une pauvre servante sans place, et que je n’avais pas de domicile, ni personne pour me soigner.

– Cela étant, dit le docteur au pharmacien, nous allons l’envoyer à l’hôpital.

Et ils commandèrent à un employé d’aller chercher un fiacre.

Au dehors, pendant ce temps, la foule s’était amassée, et je voyais, aux carreaux, se coller le visage des curieux. On était indigné, et le pharmacien plus que les autres, de la froide indifférence de la personne qui se trouvait dans la voiture qui m’avait renversée. C’était une femme, et j’avais eu le temps de l’entrevoir au moment où je roulais sous les pieds de ses chevaux.

Elle n’avait même pas daigné descendre, racontaient les gens qui m’entouraient.

Appelant les sergents de ville qui s’étaient hâtés d’accourir, elle leur avait donné son nom et son adresse, en ajoutant, assez haut pour être entendue des badauds :

– Je suis trop pressée pour m’arrêter. Mon cocher est un maladroit que je vais chasser en rentrant. Qu’on donne à cette fille les soins nécessaires. Je suis prête à payer tout ce qu’on me réclamera.

Elle avait aussi remis une de ses cartes pour moi. Un sergent de ville entra me la donner, et je lus : Baronne de Thaller.

– C’est encore heureux pour vous, ma pauvre fille, me dit le médecin. Cette dame est la femme d’un banquier très-riche. Ce vous sera une protection toute trouvée, pour le jour où vous serez rétablie.

Le fiacre venait d’arriver ; on m’y porta, et une heure plus tard j’étais admise d’urgence à l’hôpital Lariboisière et couchée dans un bon lit bien blanc de la salle Sainte-Thérèse.

Et ma malle ! ma malle qui renfermait tout ce que je possédais, tous mes effets, et pour comble de malheur, le reste de mon argent…

Je la redemandai, le cœur gros d’inquiétude. Personne ne l’avait vue, ni n’en avait entendu parler. Le commissionnaire m’avait-il perdue, dans la bagarre, ou avait-il lâchement profité de l’accident pour me voler ? C’était difficile à décider.

Les bonnes sœurs me promirent qu’on allait faire des recherches, et que certainement la police saurait retrouver cet homme, que j’avais pris aux environs du bureau de placement.

Mais toutes ces assurances ne me consolèrent pas. Ce coup m’accablait. La fièvre me prit, et pendant plus de quinze jours il me fut impossible de lier deux idées et on désespéra de moi.

Je m’en tirai, mais ma convalescence devait être longue. Pendant plus de deux mois je traînai, avec des alternatives de mieux et de plus mal…

Eh bien ! telles avaient été mes misères depuis deux ans, que ce triste séjour dans un hôpital était pour moi comme une halte dans une oasis, après une longue marche dans les sables.

Les bonnes sœurs m’avaient prise en amitié, et quand mon état le permettait, je les aidais aux menus travaux de la lingerie, ou je les accompagnais à la chapelle.

J’aurais voulu ne les quitter jamais.

Je frissonnais, en songeant au jour où je serais guérie, et où l’on me renverrait. Que deviendrais-je ? Car ma malle n’avait pas été retrouvée, et j’étais dénuée de tout…

Et cependant j’avais à l’hôpital plus d’un sujet de sombres réflexions.

Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, les salles étaient ouvertes au public, et je voyais arriver les visiteurs, les mains chargées d’oranges et de ces menus objets dont l’administration permet l’introduction. Il n’était pas une malade qui ne reçût, ces jours-là, un parent ou un ami…

Moi, rien, personne, jamais !…

Je me trompe pourtant. Je commençais à me rétablir, quand, un dimanche, je vis s’arrêter au chevet de mon lit, un vieil homme, tout vêtu de noir, d’aspect inquiétant, portant des lunettes bleues et tenant sous le bras un énorme portefeuille, tout gonflé de paperasses.

– Vous êtes bien mademoiselle Lucienne ? me demanda-t-il.

– Oui, répondis-je toute surprise.

– C’est bien vous qui avez failli être écrasée par une voiture, à l’angle du faubourg Saint-Martin et du boulevard ?

– Oui.

– Savez-vous à qui appartenait cet équipage ?

– À la baronne de Thaller, à ce qu’on m’a dit.

Il parut un peu étonné, mais tout de suite :

– Avez-vous fait ou fait faire des démarches près de cette dame ? interrogea-t-il.

– Aucune.

– Vous a-t-elle donné signe de vie ?

– Non.

Le sourire lui revint aux lèvres.

– Heureusement pour vous, je suis là ! me dit-il. Plusieurs fois déjà je me suis présenté, vous étiez trop souffrante pour m’entendre. Maintenant que vous allez mieux, écoutez-moi.

Et là-dessus, ayant pris une chaise, il s’assit et se mit à m’expliquer sa profession.

Il était homme d’affaires, et avait pour spécialité les accidents. Dès qu’il en arrivait un, il en était prévenu par les relations qu’il avait à la préfecture de police. Aussitôt il se mettait en quête de la victime, la rejoignait, soit chez elle, soit à l’hôpital, et lui offrait ses services.

Moyennant une raisonnable rémunération, il se chargeait, s’il y avait lieu, d’obtenir des dommages-intérêts. Il intentait des procès au besoin, et quand la cause lui semblait imperdable, il en faisait les avances.

Il m’affirmait, par exemple, que mon droit était indiscutable, que la baronne de Thaller me devait une indemnité, et qu’il se faisait fort de lui tirer quatre ou cinq mille francs pour le moins. Je n’avais qu’à lui donner ma procuration…

Mais en dépit de ses instances, je repoussai ses offres, et il se retira très-mécontent en me disant que je ne tarderais pas à m’en repentir…

À la réflexion, en effet, je regrettai d’avoir suivi la première inspiration de mon orgueil, et d’autant plus vivement que les bonnes sœurs que je consultai, me dirent toutes que j’avais eu tort et que ma réclamation n’eût été que légitime.

Alors, sur leurs conseils, je pris une autre voie, qui, tout aussi sûrement, estimaient-elles, devait me mener au but.

Le plus brièvement qu’il me fut possible, je rédigeai l’histoire de ma vie, depuis le jour où j’avais été abandonnée chez les maraîchers de Louveciennes, j’y joignis l’exposé fidèle de ma situation et j’adressai le tout à Mme de Thaller.

– Vous allez la voir arriver dès demain, me disaient les bonnes religieuses.

Elles se trompaient, Mme de Thaller ne vint ni le lendemain, ni les jours suivants.

Et j’étais encore à attendre une réponse d’elle, quand, un mois plus tard, le médecin déclara que j’étais tout à fait rétablie et signa mon bulletin de sortie.

Je n’en fus pas trop affectée.

J’avais fait, en ces derniers temps, la connaissance d’une ouvrière, qui avait dû entrer à Lariboisière à la suite d’une chute, et qui occupait le lit le plus rapproché du mien.

C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, très-douce, très-obligeante, et dont l’aimable physionomie m’avait séduite tout d’abord.

De même que moi, elle était sans famille. Mais elle était riche, elle, immensément riche ! Elle possédait un petit mobilier, une machine à coudre qui lui avait coûté trois cents francs, et en vraie fille de Paris, elle savait cinq ou six métiers, dont le moins lucratif lui rapportait encore vingt-cinq à trente sous par jour, aux époques du chômage.

En moins d’une semaine, nous fûmes amies.

Et lorsque étant guérie, elle quitta l’hôpital :

– Croyez-moi, me dit-elle, quand à votre tour vous sortirez, ne vous mettez pas en peine d’une place. Venez me trouver. Je puis vous loger. Je vous montrerai ce que je sais, et si vous êtes travailleuse, vous gagnerez très-bien votre vie, et vous serez libre…

C’est donc chez cette amie, qu’en sortant de Lariboisière, je me rendis tout droit, portant noué dans un mouchoir mon mince bagage, une robe et quatre chemises que m’avaient données les bonnes sœurs.

Elle demeurait aux Batignolles, au dernier étage d’une immense maison divisée en une infinité de petits logements.

Et tout en montant son roide escalier, le cœur me battait bien fort, car je n’avais guère d’illusions, et je me demandais si elle n’aurait pas oublié ses promesses, et comment elle allait me recevoir.

Elle me reçut comme une sœur.

Et après m’avoir fait admirer son logement, deux petites mansardes où éclatait la plus admirable propreté :

– Tu verras, me dit-elle, en m’embrassant, que nous serons très-heureuses ici !…

La nuit s’avançait. Il y avait longtemps déjà que le sieur Fortin était monté éteindre le gaz de l’escalier. Un à un s’étaient tus les derniers bruits de l’Hôtel des Folies. Rien ne troublait plus le silence que, par intervalles, le roulement lointain de quelque fiacre attardé, traversant le boulevard.

Mais ni Maxence ni Mlle Lucienne ne s’apercevaient du vol des heures.

Pour eux, le présent n’existait plus.

Peu à peu, la jeune fille s’était laissée gagner à l’irrésistible intérêt du souvenir. Elle revivait en quelque sorte cette vie d’épreuves dont elle déroulait les phases navrantes, et de nouveau elle était poignée par les émotions d’autrefois.

Quant à Maxence, jamais il n’avait ouï rien de tel.

Jamais il ne s’était imaginé que de telles existences, qui échappent à toute classification sociale, s’agitent dans les bas-fonds de la plus méthodique et de la mieux ordonnée, en apparence, des civilisations.

La fatigue, cependant, altérait le timbre si pur de la voix de Mlle Lucienne.

Elle se versa un verre d’eau qu’elle vida d’un trait.

Et tout de suite :

– Jamais encore, reprit-elle, je n’avais été remuée d’une sensation si douce. J’avais les yeux pleins de larmes, mais de larmes de reconnaissance et de joie. Après tant d’années d’isolement et d’abandon, rencontrer une telle amie, si généreuse et si dévouée, c’était trouver une famille. Et durant quelques semaines, je crus que la destinée, à la fin, se lassait.

Mon amie était une très-habile ouvrière, mais je ne manquais ni d’intelligence ni d’adresse, ma bonne volonté était incomparable ; il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour me montrer tout ce qu’elle savait.

C’était à un bon moment ; l’ouvrage ne manquait pas. En travaillant douze heures, la bienheureuse machine à coudre aidant, nous arrivions à gagner six, sept et jusqu’à huit francs par jour. C’était la fortune.

Et nous étions d’autant plus riches que mon amie s’entendait merveilleusement à administrer nos finances.

Livrée à elle-même depuis l’âge de treize ans, habituée à ne compter que sur elle seule, elle avait de la vie une expérience dont j’étais confondue. De ce Paris où elle était née, elle savait tout, elle connaissait tout. Personne mieux qu’elle ne pouvait débattre ses intérêts, défendre son droit, se faire rendre justice. Rien ne l’étonnait, nul ne l’intimidait. Sa science des détails matériels de l’existence était inconcevable. Impossible de la duper. Et quand elle avait dépensé une de nos pièces de cinq francs, je pouvais être tranquille, elle en avait tiré le meilleur et le plus utile parti.

Eh bien ! cette fille si laborieuse et si économe, n’avait même pas la plus vague notion des sentiments qui sont l’honneur de la femme.

Je n’avais pas idée d’une si complète absence de sens moral, d’une si inconsciente dépravation, d’une impudeur si effrontément naïve.

La règle de sa conduite, c’était sa fantaisie, son instinct, le caprice du moment.

Elle avait des côtés que je ne pouvais pas m’expliquer. Elle disait, par exemple, qu’il faut se reposer quand on a bien travaillé, et elle faisait le lundi comme les ouvriers. Elle restait volontiers à sa machine le dimanche, mais le lundi, elle se fût laissé couper le bras plutôt que de faire un point.

Elle aimait les longues stations dans les cafés, les mélodrames entremêlés de chopes et d’oranges pendant les entr’actes, les parties de canot à Asnières, et surtout, et avant tout, le bal.

Elle était comme chez elle à l’Élysée-Montmartre et au Château-Rouge ; elle y connaissait tout le monde, le chef d’orchestre la saluait, ce dont elle était extraordinairement fière, et quantité de gens la tutoyaient.

Je l’accompagnais partout, dans les commencements, et bien que n’étant pas précisément naïve, ni gênée par les scrupules de mon éducation, je fus tellement consternée de l’incroyable désordre de sa vie, que je ne pus m’empêcher de lui en faire quelques représentations.

Elle se fâcha tout rouge.

– Tu fais ce qui te plaît, me dit-elle, laisse-moi faire ce qui me convient.

C’est une justice que je lui dois : jamais elle n’essaya sur moi son influence, jamais elle ne m’engagea à suivre son exemple. Ivre de liberté, elle respectait la liberté des autres. Alors que ma conduite eût dû lui paraître l’amère critique de la sienne, elle la trouvait toute naturelle. Si les gens qui se trouvaient avec nous se moquaient de moi, elle prenait mon parti. En deux ou trois circonstances, où on m’attaqua un peu vivement, elle me défendit vigoureusement.

– Laissez-la, disait-elle, chacun a son idée, n’est-ce pas ?

Mais la société qu’elle recherchait me répugnait, et j’éprouvais pour ce qu’elle appelait le plaisir un insurmontable dégoût. Peu à peu je sortais plus rarement avec elle. Lorsqu’elle s’en allait le lundi, je restais à la maison, lisant quelque roman que j’allais louer au cabinet de lecture de la rue des Dames, ou passant l’après-midi avec un de nos voisins.

C’était un vieux musicien, si pauvre que, plus d’une fois, sans nous, il serait peut-être mort de faim tout seul dans sa mansarde. Mais il possédait un piano, et me faisait de la musique. Il savait, paroles et musique, des opéras entiers, qu’il me chantait avec un accent si comique, que parfois j’éclatais de rire, mais avec une telle intensité d’expression que, par moments, je ne pouvais retenir mes larmes. Il m’appelait sa madone brune et voulait m’apprendre à chanter, prétendant qu’il ferait de moi une grande actrice. Pauvre bonhomme ! qui sait ce qu’il est devenu ?…

Enfin ! une fois encore j’étais à flot, et je possédais bien plus de nippes que n’en contenait la malle qui m’avait été volée.

Je trouvais cette vie bonne, et je la mènerais encore, si mon amie, un beau jour, ne s’était éprise follement d’un jeune homme dont elle avait fait la connaissance à l’Élysée.

Il était calicot de son état, assez bien de sa personne, et toujours mis avec une extrême recherche, mais prétentieux et commun, égoïste, sot et fat au delà de toute expression.

Il me déplaisait, et je ne le cachais guère, et cependant mon amie s’imagina que je le lui enviais et que j’avais formé le dessein de le lui ravir.

J’essayai de lui démontrer son erreur, en vain. La jalousie ne raisonne pas.

C’était chaque jour quelque scène nouvelle et de plus en plus violente, et quand elle avait la tête montée, elle s’en allait racontant partout que c’était une indignité, que ma sagesse n’était qu’une abominable hypocrisie, qu’elle m’avait ramassée au coin d’une borne, logée, nourrie, vêtue, et que pour la récompenser je prétendais lui ravir son amant. Elle jurait qu’elle me marquerait de ses ongles, et que certainement, quelque jour elle me jetterait du haut en bas de l’escalier.

Je n’avais pas le courage de lui en vouloir, car véritablement elle souffrait beaucoup, et je ne pouvais oublier l’immense service qu’elle m’avait rendu.

Mais je compris que la vie commune était désormais impossible et qu’il ne me restait plus qu’à me chercher un asile.

Mon amie ne m’en laissa pas le temps.

Rentrant un lundi soir, sur les onze heures, elle me signifia d’avoir à déguerpir sur-le-champ. J’essayai quelques observations, elle m’accabla d’injures. Pour rester il eût fallu engager une lutte dégradante, je cédai, et quoique de beaucoup la plus forte, je sortis.

Je passai cette nuit-là sur une chaise, chez notre vieux voisin.

Mais le lendemain, ce fut bien une autre explication encore, lorsque j’allai demander à mon ancienne amie de me donner mes effets. Elle prétendait tout garder, et je fus obligée, quoiqu’il m’en coûtât, de recourir à l’intervention du commissaire de police.

Il me donna raison. Mais les bons moments étaient passés. La chance propice ne me suivit pas dans la misérable maison garnie où je louai une chambre. Je n’avais pas les relations de mon amie avec quantité d’entrepreneurs, et je ne possédais pas une machine à coudre. À peine en travaillant quinze ou seize heures arrivais-je à gagner trente sous par jour. Ce n’était pas assez pour me nourrir et payer mon logement qui me coûtait vingt-cinq francs par mois.

Pour comble, l’ouvrage me manqua. Loque à loque, tout ce que je possédais prit le chemin du Mont-de-Piété.

Et par un triste jour de décembre, chassée de mon garni, je me trouvai sur le pavé, n’ayant pour toute fortune qu’une pièce de dix sous.

Jamais je ne m’étais vue si bas, et le découragement s’en mêlant, et la lassitude de la lutte, je ne sais à quelles extrémités je me serais décidée, quand le souvenir me revint de cette dame si riche, dont les chevaux m’avaient renversée au coin du boulevard.

J’avais gardé sa carte de visite.

Sans hésiter, j’entrai dans une crèmerie, où je demandai une plume et du papier, et surmontant les dernières révoltes de mon orgueil, j’écrivis :

« Vous souvient-il, madame, d’une pauvre fille que votre voiture a failli écraser ? Une fois déjà, elle s’est adressée à vous, et vous ne lui avez pas répondu.

Elle est aujourd’hui sans asile et sans pain, et vous êtes sa suprême espérance… »

Ces quelques lignes mises sous enveloppe, je courus à l’adresse indiquée, et j’y trouvai un hôtel magnifique, précédé d’une vaste cour.

Chez le concierge où j’entrai, cinq ou six domestiques causaient, qui me toisèrent en ricanant, quand je leur demandai de porter ma lettre à Mme la baronne de Thaller…

L’un d’eux pourtant eut pitié :

– Venez avec moi, me dit-il, venez !…

Il me fit traverser la cour, et m’ayant fait entrer dans le vestibule :

– Donnez-moi votre lettre, ajouta-t-il, et attendez-moi ici.

De même que la première fois, au nom de Mme de Thaller, Maxence ouvrait la bouche pour formuler les réflexions qui lui traversaient l’esprit…

Mais, ainsi que la première fois, Mlle Lucienne lui imposa silence.

Et continuant :

– De ma vie, dit-elle, je n’avais rien vu d’aussi magnifique que ce vestibule de l’hôtel de Thaller, avec ses hautes colonnes, son pavé de marbres de toutes les couleurs, ses statues, ses larges caisses de bronze pleines de fleurs les plus rares, et ses banquettes de velours où des valets en grande livrée bâillaient à se démettre la mâchoire.

J’étais un peu intimidée, je l’avoue, de tout ce luxe, et je demeurais piteusement plantée sur mes pieds, lorsque, tout à coup, les valets se dressèrent respectueusement.

Une des portes du fond venait de s’ouvrir, livrant passage à un homme d’un certain âge déjà, grand, mince, vêtu à la dernière mode, et portant de longs favoris roux qui lui descendaient jusqu’au milieu de la poitrine…

– Le baron de Thaller ! murmura Maxence.

La jeune fille ne releva pas l’interruption.

– L’attitude des domestiques, poursuivit-elle, m’avait révélé le maître.

Je m’inclinais devant lui, rouge et toute honteuse, lorsque m’apercevant, il s’arrêta court, tressaillant de la tête aux pieds.

– Qui êtes-vous ? me demanda-t-il brusquement.

J’attribuais sa stupeur au triste état de ma toilette, que les splendeurs qui m’environnaient faisaient paraître plus misérable et plus délabrée. Et d’une voix à peine intelligible je commençai :

– Je suis une pauvre fille, monsieur…

Mais il m’interrompit.

– Au fait ! Que voulez-vous ?

– J’attends une réponse à une requête que je viens de faire présenter à madame la baronne…

– À quel sujet ?

– Un jour, monsieur, j’ai été renversée par la voiture de madame la baronne. J’ai été grièvement blessée, il a fallu me porter à l’hôpital…

Il y avait comme de l’effarement dans le regard que cet homme tenait obstinément rivé sur moi.

– Alors, c’est vous, reprit-il, qui, une fois déjà, avez fait parvenir à ma femme une longue lettre ?

– Oui, monsieur.

– Vous y racontiez votre vie ?…

– En effet.

– Vous y disiez que vous n’avez pas de famille, ayant été abandonnée par votre mère chez des maraîchers de Louveciennes ?

– C’est la vérité.

– Que sont devenus ces maraîchers ?

– Ils sont morts.

– Comment s’appelait votre mère ?

– Je ne l’ai jamais su.

À la stupeur première de M. de Thaller succédait visiblement une vive irritation. Mais plus ses façons étaient hautaines et brutales, mieux je reprenais mon sang-froid.

– Et vous voulez des secours ? reprit-il.

Je me redressai, et le regardant bien dans les yeux :

– Pardon ! dis-je, c’est une légitime indemnité que je réclame.

En vérité, il me sembla que ma fermeté l’inquiétait.

Avec une précipitation fébrile, il se mit à fouiller ses poches.

Il en retira pêle-mêle tout ce qu’elles contenaient d’or et de billets de banque, et me le mettant dans la main, sans compter :

– Tenez, me dit-il, prenez ! Êtes-vous contente ?

Je lui fis remarquer qu’ayant fait remettre une lettre à Mme de Thaller, il était convenable d’attendre sa réponse. Mais il ne voulut pas me le permettre. Et me poussant vers la porte, qu’un valet venait d’ouvrir :

– Allez, disait-il, soyez tranquille, je dirai à ma femme que je vous ai vue, retirez-vous…

Je me retirai, en effet, et je n’avais pas fait dix pas dans la cour, que je l’entendis crier à ses domestiques :

– Vous voyez bien cette mendiante ? Le premier de vous qui lui laisserait franchir le seuil de ma porte, serait chassé à l’instant…

Une mendiante, moi ! Ah ! le misérable ! Je me retournai pour lui jeter son aumône à la face, mais déjà il avait disparu et je ne trouvai devant moi que les visages stupidement gouailleurs des valets.

Je sortis donc. Mais à mesure que la marche dissipait ma colère, je m’applaudissais d’avoir été empêchée de suivre l’inspiration de mon orgueil blessé.

– Pauvre fille ! me disais-je, où en serais-tu à cette heure ? Tu n’aurais plus qu’à choisir entre le suicide et la plus vile débauche ; tandis que te voici désormais au-dessus de la misère.

Je passais alors devant l’établissement d’un petit traiteur. J’y entrai. J’avais grand faim, n’ayant pour ainsi dire rien pris depuis plusieurs jours. J’avais hâte aussi de compter mon trésor.

Le baron de Thaller m’avait donné neuf cent trente francs.

Je n’en revenais pas, de me voir en possession d’une telle somme, qui dépassait de beaucoup mes ambitions les plus hautes et qui me semblait inépuisable. J’en avais comme des éblouissements.

– Et cependant, pensais-je, si M. de Thaller eût eu aussi bien dix mille francs dans ses poches, il me les eût donnés de même.

Comment expliquer cette étrange générosité ? D’où venait sa stupeur, en m’apercevant, puis sa colère, son trouble et cette hâte de se débarrasser de moi ? Comment un homme qui devait avoir la tête pleine des plus grands soucis, s’était-il si parfaitement souvenu de moi et de la lettre que j’avais écrite à sa femme ? Pourquoi, après s’être montré si libéral, m’avait-il si sévèrement consignée à sa porte ?

C’est en vain que je me torturais l’esprit à chercher une explication à une chose inexplicable.

Je finis par me dire que sans doute je m’étais abusée, que j’avais mal vu, que j’avais pris pour des réalités les chimères de mon imagination.

Et je ne me préoccupai plus que de l’emploi de ma soudaine fortune.

Le jour même, je me louai une petite chambre, rue du Faubourg Saint-Denis, où je m’achetai une machine à coudre. Et dès la fin de la semaine, j’avais de l’ouvrage devant moi pour plusieurs mois…

Ah ! cette fois, il me semblait bien que je n’avais plus rien à redouter de la destinée, et c’est d’un œil tranquille que j’envisageais l’avenir.

Je travaillais d’un tel cœur, que j’en étais arrivée, au bout d’un mois, à gagner de quatre à cinq francs par jour, quand une après-midi, je vis arriver chez moi un gros homme, très-bien mis, à l’air loyal et bon enfant, et qui s’exprimait assez difficilement en français.

Il était Américain, me dit-il, et m’était adressé par la patronne pour laquelle je travaillais. Ayant besoin d’une habile ouvrière parisienne, il venait me proposer de le suivre à New-York, où il m’assurerait une brillante position.

Mais je connaissais plusieurs pauvres filles, qui sur la foi de promesses éblouissantes s’étaient expatriées. Une fois à l’étranger, elles avaient été misérablement abandonnées, et en avaient été réduites, pour ne pas mourir de faim, aux plus épouvantables expédients.

Je refusai donc, en avouant les raisons de mon refus.

Mon visiteur aussitôt se récria. Pour qui donc le prenais-je ? C’était la fortune que je repoussais. Il me garantissait à New-York le logement, la table et des appointements de deux cents francs par mois. Il prenait à sa charge tous les frais de voyage et de déplacement. Et pour me prouver la pureté de ses intentions, il était prêt, déclarait-il, à signer un traité et à me verser une somme de mille francs.

Dame ! c’était si séduisant que ma résolution chancela.

– Eh bien ! lui dis-je, accordez-moi vingt-quatre heures de réflexion. Je veux consulter ma patronne.

Il en parut extrêmement contrarié, mais ne pouvant me faire revenir sur cette détermination, il me quitta en me promettant de revenir le lendemain chercher ma réponse définitive.

Aussitôt, je courus chez ma patronne. Elle ne comprit rien à ce que je lui contais ; elle ne m’avait envoyé personne ; elle ne connaissait aucun Américain…

Je ne le revis plus, comme de raison, et cette aventure singulière ne laissait pas que de me tracasser un peu, quand un soir de la semaine suivante, comme je rentrais chez moi, vers onze heures, deux agents de police m’arrêtèrent, et malgré mes protestations, me conduisirent au poste, où je fus enfermée avec une douzaine de malheureuses qu’on venait de prendre sur le boulevard.

Je passais la nuit à pleurer de honte et de colère, et je ne sais trop tout ce qui serait advenu, si l’officier de paix qui m’interrogea le matin ne s’était trouvé un homme juste et bon.

Dès que je lui eus exposé que j’étais victime de la plus humiliante erreur, il envoya un agent aux renseignements, et la preuve lui ayant été fournie que j’étais une ouvrière honnête, et vivant de son travail, il me dit que j’étais libre.

Cependant, avant de me laisser sortir :

– Prenez garde, mon enfant, me dit-il, c’est sur une déclaration formelle, et qui a tous les caractères d’une parfaite authenticité, que vous avez été arrêtée. Donc, vous avez des ennemis, des gens qui ont un intérêt quelconque à se débarrasser de vous.

Visiblement, Mlle Lucienne était écrasée de fatigue ; la voix lui manquait. Mais c’est inutilement que Maxence la conjura de prendre quelques moments de repos.

– Non, répondit-elle, mieux vaut en finir…

Et, faisant un effort, elle reprit, se hâtant de plus en plus :

– Je rentrai chez moi toute bouleversée des avertissements de l’officier de paix. Je ne suis pas lâche, mais c’est une chose terrible que de se savoir incessamment menacée d’un danger inconnu, mystérieux, qu’on ne peut imaginer, contre lequel on ne peut rien.

Et mes inquiétudes étaient d’autant plus grandes, qu’il me semblait discerner une relation frappante entre l’infâme délation dont je venais d’être victime, et l’étrange démarche de ce soi-disant Américain qui avait essayé de m’emmener à New-York.

C’est en vain, cependant, que je fouillais mon passé, je n’y découvrais personne qui eût à ma perte un intérêt quelconque.

Ceux-là seuls ont des ennemis qui ont eu des amis.

Je n’avais jamais eu qu’une amie : cette bonne fille des Batignolles, qui dans un accès de jalousie absurde m’avait jetée hors de chez elle.

Était-ce elle que je devais accuser ? Évidemment non ! Je la connaissais assez pour la savoir incapable de rancune, assez pour être persuadée que depuis longtemps déjà elle devait avoir oublié le calicot vainqueur qui avait été cause de notre rupture.

Fallait-il m’en prendre aux neveux de ma vieille bienfaitrice, à ces gens avides et sans scrupules qui m’avaient chassée de la Jonchère ? Plusieurs lettres de moi à leur parente avaient dû leur rappeler mon existence. Mais que pouvaient-ils craindre de moi ?

L’officier de paix s’était-il donc amusé de ma simplicité ? Pourquoi ? Dans quel but ? C’était inadmissible. Et d’ailleurs il m’avait remis sa carte, en me disant de me recommander de lui en cas de malheur.

Mais il pouvait s’être trompé.

Si improbable que ce fût, je cherchais à me le persuader. Et comme les semaines se succédaient sans amener de nouvel incident, comme j’avais toujours beaucoup d’ouvrage et que je gagnais assez d’argent pour faire des économies, je me rassurai, petit à petit, et je négligeai les précautions dont je m’étais entourée dans les commencements.

J’en étais venue à rire de mes terreurs, quand un jour que ma patronne avait à livrer une commande importante et très-pressée, elle m’envoya chercher.

Nous n’eûmes terminé notre besogne que bien après minuit.

Elle voulait me faire coucher chez elle, mais il eût fallu dédoubler un lit et déranger toute la maison.

– Baste ! lui dis-je, ce ne sera pas la première fois que je traverserai Paris au beau milieu de la nuit.

Je partis donc, et je m’en allais pressant le pas, quand, de l’angle d’une rue obscure, un homme s’élança sur moi, me terrassa, me frappa, et m’eût infailliblement tuée, sans deux braves bourgeois qui accoururent au seul cri que je poussai.

L’homme s’enfuit, et j’en fus quitte pour une blessure tellement légère, que je pus regagner mon domicile à pied.

Mais le lendemain, dès le matin, je courus chez l’officier de paix.

Il m’écouta d’un air grave, et quand j’eus achevé :

– Comment étiez-vous vêtue ? me demanda-t-il.

– Tout de noir, répondis-je, comme une ouvrière, bien modestement…

– N’aviez-vous rien sur vous qui pût tenter la cupidité d’un voleur ?

– Rien : pas de bijoux, pas de chaîne de montre, pas même de boucles d’oreilles.

Il fronçait les sourcils.

– Alors, prononça-t-il, ce n’est pas un crime fortuit, c’est une tentative nouvelle des gens qui déjà se sont attaqués à vous.

Telle était bien mon opinion. Et cependant :

– Eh ! monsieur, m’écriai-je, qui donc peut s’attaquer à moi qui ne suis rien ? J’ai beau chercher, je ne me vois pas un ennemi !…

Et comme je n’avais pas à douter de sa bienveillance, tout de suite, je lui dis ce que je suis et tous les hasards de ma vie.

– Vous êtes une fille naturelle, reprit-il, dès que j’eus fini, et vous avez été lâchement abandonnée ; cela seul suffirait à justifier toutes les suppositions. Vous ne connaissez pas vos parents, mais il se peut qu’ils vous connaissent, eux, et que jamais ils ne vous aient perdue de vue. Votre mère, à ce que vous croyez, était une ouvrière ? soit ! Mais votre père ? Savez-vous quels intérêts votre existence menace ? savez-vous quel échafaudage de mensonges et d’infamies votre apparition renverserait ?

J’écoutais, bouche béante.

Jamais de telles conjectures ne m’avaient traversé l’esprit, et si je doutais de leur vraisemblance, il me fallait bien reconnaître qu’elles étaient admissibles.

– Enfin, que dois-je faire ? demandai-je.

L’officier de paix hocha la tête.

– En vérité, ma pauvre enfant, me répondit-il, je ne sais trop que vous dire. La police n’a pas la puissance de Dieu. Elle ne peut rien pour prévenir le crime conçu dans la cervelle d’un scélérat inconnu.

J’étais épouvantée, il le vit et eut pitié :

– À votre place, ajouta-t-il, je changerais de domicile. Peut-être un déménagement lestement exécuté fera-t-il perdre votre piste aux misérables acharnés après vous. Et surtout, donnez-moi votre nouvelle adresse. Tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger et assurer votre sécurité, je le ferai…

Et cet homme excellent a tenu sa parole, et une fois encore, je lui ai dû mon salut. C’est lui, à cette heure, qui est le commissaire de police de notre quartier, et c’est lui qui a mis à la raison Mme Fortin.

Je me hâtai du reste de suivre ses conseils, et dès le surlendemain j’étais installée ici, dans la chambre que j’occupe encore.

Craignant d’être épiée, avant de déménager, et quoiqu’il m’en coûtât, j’avais annoncé à ma patronne que je la quittais, la priant, si quelqu’un venait aux informations, de répondre que je m’étais décidée à partir pour l’Amérique.

Je ne tardai pas à retrouver de l’ouvrage, chez un couturier très à la mode, et que vous devez connaître de nom : Van Klopen. Ce ne fut pas pour longtemps.

La guerre venait d’être déclarée. Tous les jours le télégraphe annonçait une nouvelle défaite. Les Prussiens approchaient. La République fut proclamée.

Puis, le siége commença. Déjà depuis une quinzaine, M. Van Klopen avait fermé ses ateliers et quitté Paris.

J’avais quelques économies, grâce à Dieu, et je les ménageais comme des naufragés ménagent leurs derniers vivres, quand, au moment où je m’y attendais le moins, un peu d’ouvrage m’arriva.

C’était un dimanche, et j’étais descendue sur le boulevard, quand plusieurs bataillons de la garde nationale vinrent à passer.

Debout sur le bord du trottoir, je les regardais défiler, lorsque tout à coup, je vis une des cantinières qui marchaient derrière la musique s’arrêter et accourir vers moi, les bras ouverts…

C’était mon ancienne amie des Batignolles, qui m’avait reconnue.

Elle se jeta à mon cou, et comme immédiatement nous étions devenues le centre d’un groupe de cinq cents badauds :

– Il faut que je te parle, me dit-elle. Si tu demeures aux environs, allons chez toi. Tant pis pour le service !

Je l’amenai ici, et aussitôt elle se mit à s’excuser en pleurant de sa conduite passée, me suppliant de lui rendre mon amitié. Comme je l’avais prévu, il y avait longtemps qu’elle avait oublié le calicot, cause de notre rupture, et c’est avec le dernier mépris qu’elle en parlait. En ce moment, elle aimait pour tout de bon, déclarait-elle, un tapissier-décorateur qui était capitaine de la garde nationale. C’était à lui qu’elle devait d’être cantinière, et elle m’offrait une situation pareille, si le cœur m’en disait.

Mais le cœur ne m’en disait pas. Et comme cependant, je me plaignais de ne pouvoir trouver de travail, elle me jura qu’elle m’en aurait, par son capitaine, qui était un homme très-influent.

Par lui, en effet, j’obtins quelques douzaines de vareuses. C’était assurément fort mal payé, mais le peu que je gagnais était toujours autant de moins à prendre sur mes pauvres ressources.

À cela, je dus de ne pas trop souffrir pendant le siége.

Mes ennemis avaient-ils perdu ma piste ou avaient-ils quitté Paris ? Le fait est que nulle tentative nouvelle ne trahit leur haine, en un moment où il me semblait que cependant elle eût eu beau jeu.

Après l’armistice, malheureusement, M. Van Klopen n’étant pas de retour encore, il me fut impossible de me procurer de l’ouvrage ; mes économies étaient épuisées, et je serais morte de faim pendant la Commune, sans mon amie des Batignolles.

À diverses reprises, elle m’apporta un peu d’argent et des provisions.

Elle avait abandonné son baril de cantinière et se croyait fermement appelée aux plus hautes destinées politiques.

Son capitaine était devenu colonel, il allait, m’assurait-elle, être nommé membre du gouvernement, et il lui avait promis de l’épouser…

L’entrée des troupes dans Paris vint mettre fin à son rêve éblouissant.

Un soir, je la vis arriver blême de peur. Elle se supposait très-gravement compromise et me suppliait de la cacher.

Pendant quatre jours, je lui donnai l’hospitalité. Le cinquième, au moment où nous allions nous mettre à table pour dîner, des agents envahirent ma chambre, et nous montrant un mandat d’amener, nous commandèrent de les suivre.

Tel était, en prononçant ces derniers mots, l’accent de Mlle Lucienne, que Maxence, instinctivement, se dressa, comme s’il l’eût vue menacée d’un grand danger et qu’il eût voulu la défendre.

Elle le remercia d’un regard, et sans s’interrompre et toujours plus vite :

– Il n’y avait pas à résister, dit-elle, ni à discuter, ni à protester. Mon amie, stupide de terreur, s’était affaissée sur une chaise. Moi, je ne perdis pas la tête. Pendant que les agents se livraient dans ma chambre à de minutieuses et bien inutiles investigations, je décidai l’un d’eux à courir prévenir mon ami l’officier de paix.

Il était chez lui, par grand hasard, et en apprenant ce qui se passait, il se hâta de venir à mon secours.

Sur le moment, son intervention ne pouvait me servir. Les agents lui déclarèrent que leurs ordres étaient formels et qu’ils devaient nous conduire directement à Versailles.

– Eh bien ! me dit-il, je vous accompagnerai.

Ma situation était grave, il le reconnut dès les premières démarches qu’il fit le lendemain. Mais il discerna, du même coup et nettement cette fois, une nouvelle manœuvre des misérables qui avaient juré ma perte.

J’avais été dénoncée, en même temps, au préfet de police et à l’autorité militaire, comme étant restée, jusqu’aux dernières heures de la lutte, au service de la Commune. On affirmait que j’avais fait partie d’une bande d’ignobles incendiaires et qu’on m’avait reconnue derrière une barricade, faisant le coup de feu.

J’avais été épiée, évidemment, et l’idée de cette infamie avait été suggérée par mes relations avec mon amie des Batignolles, plus terriblement compromise encore qu’elle ne l’avait cru, la pauvre fille, puisque son colonel avait été pris les armes à la main, qu’il était convaincu de pillage et de meurtre, et qu’elle était accusée de complicité.

C’était chez moi, prétendaient les délateurs, qu’elle avait caché le produit de ses vols, et ils ajoutaient que dix témoins, au besoin, affirmeraient l’avoir vue entrer à l’Hôtel des Folies, pliant sous le faix d’énormes paquets.

De là, les perquisitions obstinées des agents, le jour de notre arrestation.

C’est d’ailleurs avec une infernale perfidie que la dénonciation nous confondait, mon amie et moi, attribuant à l’une les actes de l’autre, m’imputant à moi tout ce qu’elle avait pu faire de criminel.

Et les provisions qu’elle m’avait apportées, et sa présence chez moi après la lutte, donnaient à la calomnie toutes les apparences de la vérité.

On m’a conté qu’en ces heures sinistres, des lâches immondes se trouvèrent, qui profitant de l’effarement des esprits, essayèrent d’assouvir leurs haines et de se défaire de leurs ennemis. J’ai ouï dire que la police fut surprise par un tel débordement de dénonciations, que le cœur lui en leva, et qu’elle fut obligée de menacer les délateurs de les rechercher et de les poursuivre.

Isolée comme je l’étais, sans ressources, je devais périr et je périssais, certainement, sans le dévouement de mon ami l’officier de paix, sans sa situation particulière surtout, qui lui ouvrit immédiatement la porte de tous les bureaux et du cabinet même de mes juges.

Il réussit à démontrer que j’étais victime d’une ténébreuse intrigue, que je n’étais pas restée un seul jour hors de chez moi, que j’étais innocente, enfin, de tout ce dont on m’accusait.

Et après quarante-huit heures de détention, qui me parurent un siècle, je fus remise en liberté…

À la porte, je trouvai l’homme qui venait de me sauver.

Il m’attendait, mais il ne me permit pas de lui exprimer la reconnaissance dont mon cœur débordait.

– Vous me remercierez, interrompit-il brusquement, quand je l’aurai mérité. Je n’ai rien fait pour vous, que n’eût fait, à ma place, le premier honnête homme venu. Ce que je veux, c’est découvrir quels intérêts vous menacez, sans vous en douter, et qui doivent être considérables, si j’en juge par la passion et la ténacité qu’on met à vous poursuivre. Ce que je prétends, c’est mettre la main sur les lâches gredins que vous gênez si fort…

Je secouai la tête.

– Vous ne réussirez pas, lui dis-je.

– Qui sait ! J’ai fait, dans ma vie, plus difficile que cela, et plus fort !…

Et tirant à demi de sa poche, et me montrant un large pli :

– Ceci, me dit-il, est la dénonciation sur laquelle vous avez été arrêtée. J’ai obtenu qu’on me la confiât. J’en ai attentivement étudié l’écriture, et je me suis assuré qu’elle n’est pas contrefaite. C’est un élément, cela. C’est le moyen, toujours à ma portée, de vérifier mes soupçons, le jour où il m’en viendra. Patience ! Nous avons du temps devant nous…

C’est l’avenue de Paris que nous suivions, en causant ainsi, car il me conduisait au chemin de fer.

– Nous allons nous quitter, continuait-il, mais avant, écoutez mes instructions et tâchez de ne vous en point écarter.

Vous allez rentrer à Paris et reprendre vos occupations ordinaires. Répondez vaguement aux questions qui vous seront adressées, et surtout, ne parlez pas de moi. Il faut continuer à habiter l’Hôtel des Folies. Il est dans mon quartier, d’abord, dans ma sphère d’action, ce qui est très-important, et de plus les propriétaires se sont mis dans le cas de n’oser pas me désobéir quand je leur commanderai quelque chose. À moins d’un incident imprévu et grave, ne venez jamais à mon bureau ; notre succès serait fort aventuré si on soupçonnait l’intérêt que je vous porte.

Après ce dernier échec, vos ennemis vont, j’imagine, se tenir en repos quelques jours, mais ils ne tarderont pas, j’en suis sûr, à chercher une occasion meilleure et à vous faire épier. Soyez sur vos gardes, guettez du coin de l’œil, et si vous surprenez quelque chose de suspect, n’en laissez rien paraître, mais écrivez-moi. Je vais, de mon côté, organiser autour de vous une surveillance occulte. Si je parviens à empoigner un des gredins chargés de vous observer, l’affaire est dans le sac, car il faudra bien qu’il me dise qui le paye…

Nous arrivions à la gare.

– Et maintenant, ajouta cet honnête homme, assez causé ! Au revoir, et bon courage…

Malheureusement, il n’avait pas songé à m’offrir un peu d’argent, je n’avais pas osé lui en demander ; il me restait huit sous en poche, et je ne savais que trop que je ne trouverais rien chez moi. C’est donc à pied que je rentrai à Paris.

La Fortin me reçut à bras ouverts. Avec moi lui revenait l’espoir d’une créance de cent et quelques francs dont elle avait déjà fait son deuil.

Elle avait d’ailleurs à m’annoncer la meilleure des nouvelles.

Un des garçons de magasin de M. Van Klopen était venu, en mon absence, me prier de passer à l’atelier. Si fatiguée que je fusse de la route que je venais de faire, j’y courus.

Je trouvai M. Van Klopen fort triste. Il était de retour depuis l’avant-veille, et déjà criait misère. Plus de bals, plus de fêtes, plus d’assauts d’élégance au bois. C’était la fin du monde, déclarait-il. Et pour comble, ses principales clientes, ses préférées, celles qui lui devaient le plus d’argent, étaient toutes absentes, et les quelques maris chez lesquels il s’était présenté, sa facture à la main, l’avaient mis à la porte.

Il était cependant résolu à lutter, me dit-il, et il voulait m’employer, non plus comme ouvrière, mais comme essayeuse, aux appointements de cent vingt francs par mois.

Je n’étais pas dans une situation à consulter mes goûts. C’était à prendre ou à laisser ; je pris, et essayeuse je suis encore.

Chaque matin, en arrivant à l’atelier, je quitte le costume modeste que vous me voyez, et je revêts une sorte de livrée qui appartient à M. Van Klopen : d’amples jupons et une robe de soie noire.

Je n’ai plus alors qu’à m’asseoir et à attendre.

Une cliente se présente-t-elle, qui désire un pardessus, un manteau, « une confection » quelconque :

– Mademoiselle Lucienne ? crie M. Van Klopen.

J’arrive, j’endosse un vêtement ; par l’effet qu’il produit sur moi, l’acheteuse juge de l’effet qu’il produira sur elle. M. Van Klopen débite son boniment, et c’est à qui des deux me fera mouvoir :

– Marchez, mademoiselle… Pas si vite… Veuillez reculer… Tournez-vous… Avancez un peu… Tenez-vous plus droite… Le vêtement est délicieux… Il est décidément fort laid, faites-m’en voir un autre.

Et il y a des jours où il vient cinquante clientes, et où pour chacune d’elles, il me faut essayer deux, trois, quatre et jusqu’à dix vêtements.

C’est atrocement ridicule toujours, c’est souvent humiliant. Il y a des femmes qui oublient que je suis une femme comme elles, et non pas une mécanique, ou qui s’imaginent que l’impertinence est une preuve de distinction.

Il y en a qui me parlent comme elles ne parleraient pas à leur servante, et qui ont des exigences ineptes, le dégoût de tout, et des fantaisies impossibles.

Il en vient de laides, de vieilles, de difformes, qui s’étonnent que le même manteau qui va bien sur mes épaules, aille mal sur leur dos, qui s’en indignent, qui s’en prennent à moi, qui m’accusent de m’entendre avec Van Klopen pour les voler et les tromper.

Que de fois, après de telles séances, dans les premiers jours surtout, j’étais tentée de rendre à Van Klopen sa robe de soie !

Mais j’avais perdu mon indépendance superbe, l’audace et l’insouciance qui étaient toute ma fortune.

Les conjectures de mon ami l’officier de paix s’agitaient incessamment dans mon cerveau, et plus je les examinais, plus je les trouvais vraisemblables. Depuis qu’il me semblait avoir découvert un mystère dans ma vie, moi si positive autrefois, je me berçais de chimères. J’attendais, à brève échéance, un événement extraordinaire, une revanche de la destinée… Et je restais.

Je n’étais pas au bout de mes peines.

Mais depuis qu’il était question du sieur Van Klopen, Maxence croyait voir se démentir l’assurance hautaine de Mlle Lucienne et son imperturbable sang-froid.

Geste, attitude, regard, tout en elle trahissait l’embarras d’une situation qu’on juge ridicule, et la confusion d’un aveu qui peut prêter à la raillerie.

Moitié souriant, d’un sourire un peu forcé, et moitié attristée :

– Mais est-il bien sensé, poursuivit-elle, après les épreuves atroces de ma première jeunesse, de tant prendre au sérieux mes contrariétés actuelles !… J’ai un emploi, des vêtements, un abri, du pain… Pourquoi me plaindre !… Et cependant, il me semble qu’aux heures sombres de ma vie, lorsque j’avais froid et que j’avais faim, je souffrais moins, en mon corps, que je ne souffre maintenant en mon âme, de certains froissements de mon amour-propre… Du moins, ce n’était pas la même souffrance…

C’est avec la plus extrême surprise, que Maxence la considérait.

Elle rougissait, sa voix se troublait, elle hésitait, elle cherchait ses mots…

Jusqu’à ce qu’enfin, secouant la tête, comme quelqu’un qui s’encourage :

– Décidément, c’est trop niais, reprit-elle. On ne doit rougir que de ce qui est honteux. Il n’y a rien d’humiliant à être pauvre, et à faire ce qu’on peut pour vivre.

Ce que je faisais chez Van Klopen m’était excessivement pénible, et, cependant, il ne tarda pas à me demander quelque chose de plus pénible encore.

Petit à petit, les fuyards du siége et de la Commune étaient revenus. Paris se repeuplait, les hôtels se rouvraient, les étrangers affluaient, le bois de Boulogne dévasté revoyait autour du lac une partie de ses hôtes d’autrefois. Mais le luxe ne reprenait pas.

M. Van Klopen se désolait. Les commandes ne lui manquaient pas, mais quelles commandes ! Des robes sévères, des costumes de la plus extrême simplicité, des vêtements de couleur sombre, sur lesquels il avait bien du mal à gagner vingt-cinq pour cent.

Souvent il en gémissait devant moi, disant que la France était perdue, si elle laissait échapper le sceptre de la mode et des élégances féminines.

Il ne cessait de me parler du bon temps, du temps où certaines de ses clientes dépensaient chez lui jusqu’à trente mille francs par mois, où il était du meilleur ton, en revenant du bois, de monter chez lui, causer un instant chiffon et boire un verre de madère et même un verre d’absinthe.

Alors, toutes les semaines, il « créait » quelque mode nouvelle, quelque disposition bizarre, quelque complication de toilette bien savante et bien coûteuse.

Et il n’était pas embarrassé pour lancer dans le monde et faire adopter ses créations les plus excentriques. Toujours, parmi ses clientes, les plus jeunes, les plus charmantes et les plus haut titrées, il s’en trouvait qui étaient criblées de dettes, et qui, en échange d’un renouvellement de billet, consentaient à s’affubler des costumes les plus risqués, et à les montrer et à les produire.

– Voilà les bonnes petites femmes qu’il me faudrait, disait-il, pour lancer les autres et les remettre en goût, et malheureusement elles ne sont pas rentrées, et leurs maris abusent des événements pour les confiner à la campagne et faire des économies…

Où voulait en venir M. Van Klopen ? Je déclare que je ne le soupçonnais pas du tout. Ce que voyant :

– Il n’y a que vous, ma chère, me dit-il un jour, qui puissiez me tirer de là. Vous n’êtes vraiment pas mal, et je suis sûr qu’en grande toilette, nonchalamment étendue sur les coussins d’un huit ressorts, vous feriez tant d’effet, que toutes les femmes en seraient jalouses, et voudraient vous ressembler… Il n’en faut qu’une, vous le savez, pour donner le bon exemple…

Brusquement Maxence se leva, et se frappant le front :

– Je comprends ! s’écria-t-il.

Mais la jeune fille poursuivait :

– Je crus que M. Van Klopen plaisantait. Jamais il n’avait été plus sérieux, et pour me le prouver, il se mit à m’expliquer ce qu’il attendait de moi. Je pouvais, selon lui, remplacer les clientes qui avaient été ses courtières. Il me confectionnerait de ces toilettes qui forcent l’attention, et deux ou trois fois la semaine, je m’installerais dans une belle voiture qu’il me louerait, et j’irais me montrer au Bois.

La proposition me révolta.

– Jamais ! lui dis-je.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai trop le respect de moi pour consentir jamais à faire de ma personne une réclame vivante…

Il haussait les épaules.

– Vous avez tort, fit-il. Vous n’êtes pas riche, et je vous donnerais vingt francs par promenade. À huit par mois, ce serait cent soixante francs ajoutés à vos appointements.

Et avec un sourire honteux :

– Sans compter, ajouta-t-il, que je vous fournis là une occasion unique de fortune. Jolie comme vous êtes, et inconnue, vous serez remarquée. Il n’en faut pas tant pour tourner la tête d’un millionnaire…

J’étais indignée.

– Quand ce ne serait, m’écriai-je, que pour la raison que vous me dites, je refuse !…

Il ne se tenait point pour battu.

– Vous n’êtes qu’une sotte, ma chère, me dit-il, et comme, si vous n’acceptez pas, vous cesserez de faire partie de ma maison, je pense que vous réfléchirez.

C’était tout réfléchi, et je ne songeais qu’à me mettre en quête d’un autre patron, quand mon ami, l’officier de paix, m’écrivit de passer à son bureau.

Je m’y rendis, et après m’avoir amicalement fait asseoir :

– Eh bien, me demanda-t-il, quoi de nouveau ?

– Rien. Je ne me suis pas aperçue que l’on m’ait épiée.

Il fit claquer sa langue d’un air mécontent.

– Pas plus que vous, gronda-t-il, mes agents n’ont rien surpris. Et, cependant, il est clair que vos ennemis ne vous ont pas lâchée comme cela. Nous avons affaire à des malins. S’ils font les morts, c’est qu’ils méditent quelque mauvais coup. Lequel ? c’est ce que je veux savoir, et je le saurai ; je suis têtu, je ne suis pas Breton pour rien, et je n’ai pas encore jeté ma langue aux chiens. Déjà, j’ai un indice. À force de me creuser la cervelle, j’y ai trouvé une idée qui serait excellente, si je découvrais un moyen de vous mêler à ce qu’on appelle le beau monde…

Je lui expliquai, bien vite, qu’étant chez M. Van Klopen, un des premiers couturiers de Paris, j’y voyais, forcément, beaucoup de femmes de la plus haute société.

– Cela ne suffit pas ! dit-il.

Alors, les propositions de M. Van Klopen me revinrent à l’esprit, et je les lui exposai.

Il bondit sur sa chaise.

– Voilà l’affaire ! s’écria-t-il, et la preuve manifeste que la chance est pour nous. Il faut accepter…

Ce n’est pas à cet homme excellent que je pouvais taire mes répugnances, que la réflexion avait fort accrues.

– Qu’adviendra-t-il, lui dis-je, si je me résigne à ce rôle odieux que M. Van Klopen me propose ? Je ne le sais que trop. Lui-même, en croyant m’éblouir, m’en a montré les dangers. Obligée d’étaler des toilettes combinées pour forcer l’attention, forcément je serai remarquée. Je ne me serai pas montrée au bois quatre fois, seule, au fond de ma voiture de louage, que chacun s’imaginera deviner quel métier j’y viens faire. Nul assurément ne soupçonnera la vérité. On me prendra pour une créature perdue. Je serai obsédée d’offres avilissantes, poursuivie, traquée. Certes, je suis sûre de moi ; je serai toujours mieux gardée par mon orgueil que par la plus attentive des mères. Mais je serai montrée au doigt, et c’en sera fait de ma réputation…

Je ne parvins pas à le convaincre.

– Je sais que vous êtes une honnête fille, me dit-il, mais pour cela, précisément, que vous importe ce que dira le monde, toute cette cohue de gens que vous ne connaissez pas ? Le monde !… vous comprendrez ce que vaut son estime quand vous aurez vu à quelles gens il l’accorde, quand vous saurez que ce sont les plus effrontés et les plus hypocrites, les plus tarés et les plus lâches, qui constituent entre eux, et pour leur usage, cette puissance idiote qui fait trembler les imbéciles, et qui s’appelle l’opinion. Votre avenir est en jeu. Je vous le répète, il faut accepter…

– Si vous me le commandez, dis-je…

– Oui, je vous le commande, et je vais vous expliquer pourquoi…

Pour la première fois, Mlle Lucienne eut une réticence. Les explications de l’officier de paix, elle ne les dit pas.

Et après une pause d’un instant :

– Vous savez le reste, mon voisin, dit-elle, puisque vous m’avez vue dans ce rôle inepte et ridicule de réclame vivante, d’annonce, de mannequin de modes.

Et les résultats ont été ce que j’avais prévu… Trouvez donc quelqu’un qui croie à mon honnêteté !… Vous avez entendu la Fortin, ce soir ? Vous-même, mon voisin, pour quelle femme m’avez-vous prise ?

Et cependant vous auriez dû surprendre quelque chose de ma souffrance et de mon humiliation, le jour où vous m’observiez si attentivement, au bois de Boulogne…

Maxence tressauta.

– Quoi ! s’écria-t-il, vous savez ?…

– Ne viens-je pas de vous dire que je crains toujours d’être épiée et suivie, et que je veille… Oui, je sais que vous avez essayé de surprendre le secret de mes sorties en voiture…

Maxence voulait s’excuser.

– Restons-en là, prononça-t-elle… Vous voulez être mon ami, m’avez-vous dit ? Maintenant que vous savez ma vie tout entière, et que vous me connaissez presque comme je me connais moi-même, réfléchissez… Demain, vous me direz vos réflexions…

Et elle sortit.

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