Il y avait, à ce moment, près d’un mois que Maxence n’avait adressé la parole à Mlle Lucienne. Il n’osait plus. Et pour s’excuser, à ses yeux, d’une timidité dont il enrageait, ne pouvant la surmonter, il se disait : « À quoi bon ! »
Entre elle et lui, l’après-midi du bois de Boulogne avait creusé un abîme.
Tourmenté de la honte imbécile d’être pauvre, il se persuadait qu’elle le méprisait de sa pauvreté.
Il s’obstinait à l’épier, c’était plus fort que lui, mais autant qu’il le pouvait, il l’évitait. Il se défendait même de prononcer son nom devant la Fortin, depuis le jour où l’estimable gérante de l’Hôtel des Folies qui pénétrait bien son secret, lui avait dit en ricanant :
– Eh bien ! vous êtes encore naïf, vous !
Quand la raison reprenait le dessus :
– Je serai désespéré, pensait-il, le soir où elle ne rentrera pas, et cependant ce sera un grand bonheur pour moi, le plus grand que je puisse souhaiter !
Seulement, il était rare que la raison reprît le dessus, et son temps se passait à chercher des explications à la conduite de cette fille étrange, qui, sous sa robe de laine, avait les hauteurs d’une grande dame, explications bizarres et compliquées de ces circonstances mystérieuses comme on en voit dans les drames.
Puis, il se délectait à imaginer entre elle et lui des sujets de confidence et de rapprochement, de ces facilités comme jamais le hasard ne manque d’en fournir à la passion attentive, et de ces événements qui lui permettraient de sortir de l’ombre et de se créer des droits par quelque grand service rendu.
Mais jamais il n’avait osé souhaiter une occasion plus propice que celle qu’il venait de saisir.
Et cependant, une fois remonté à sa chambre, c’est à peine s’il osait s’applaudir de la promptitude de sa décision.
Si peu clairvoyant qu’il fût, il l’était encore assez pour avoir discerné l’excessive fierté de Mlle Lucienne et combien son caractère était ombrageux.
– Elle est capable de m’en vouloir de mon intervention, songeait-il.
La soirée étant très-froide, il avait allumé une flambée, et assis au coin du feu, agité de vagues espérances, il attendait.
Il lui semblait que sa voisine ne pouvait se dispenser de venir le remercier, et il tendait l’oreille à tous les bruits de l’hôtel, tressaillant au craquement des pas dans l’escalier et au claquement des portes.
Dix fois au moins, il alla, sur la pointe du pied, se pencher à la fenêtre du palier pour s’assurer qu’il n’y avait pas de lumière chez Mlle Lucienne.
À onze heures, elle n’était pas encore rentrée, et il délibérait s’il ne descendrait pas aux informations quand on frappa à sa porte.
– Entrez ! cria-t-il, d’une voix étranglée par l’émotion.
Mlle Lucienne entra.
Elle était quelque peu plus pâle que de coutume, mais calme et imperturbablement maîtresse de soi.
Ayant salué, sans la plus légère nuance d’embarras, elle déposa sur la cheminée les trente billets de cinq francs que Maxence avait jetés aux époux Fortin, et de l’accent le plus naturel :
– Voici vos cent cinquante francs, monsieur, prononça-t-elle. Je vous suis plus reconnaissante que je ne saurais l’exprimer de l’empressement que vous avez mis à me les prêter, mais je n’en avais pas besoin.
Il s’était levé et faisait à son sang-froid le plus énergique appel.
– Cependant, commença-t-il, d’après ce que j’ai entendu…
– Oui, interrompit-elle, la Fortin et son mari essayaient de m’effrayer, mais ils perdaient leur temps. Lorsque après la Commune, j’ai arrêté avec eux la façon dont je m’acquitterais, les estimant à leur juste valeur, je leur ai fait écrire et signer nos conventions. Étant en règle, j’aurais su leur résister, et je leur résistais, quand vous leur avez jeté ces cent cinquante francs. Ayant mis la main dessus, ils prétendaient les garder. C’est ce que je ne devais pas souffrir. Ne pouvant les leur reprendre de vive force, je me suis immédiatement rendue chez le commissaire de police. Il était à son bureau, par bonheur. C’est un honnête homme, qui une fois déjà, m’a tirée d’un mauvais pas. Il a bien voulu m’écouter et mes explications l’ont touché. Si insolite que fut l’heure, il a endossé son pardessus et il est venu avec moi trouver nos hôteliers. Et après les avoir contraints de me restituer votre argent, il leur a signifié, sous peine de s’exposer à toute sa sévérité, d’avoir à respecter nos conventions. Maxence était émerveillé.
– Comment ! fit-il, vous avez osé ?…
– N’étais-je pas dans mon droit ?
– Oh ! mille fois ! seulement…
– Quoi ? Mon droit serait-il moins respectable parce que je ne suis qu’une femme, et parce que je n’ai personne qui me protége, serais-je hors la loi et d’avance condamnée à subir les iniques fantaisies du premier misérable venu ? Non, Dieu merci ! Et me voilà tranquille, désormais. Des gens comme les Fortin, qui vivent on ne sait de quels trafics honteux, ont trop à craindre de la police pour oser me molester encore.
Le ressentiment de l’injure se lisait dans ses grands yeux noirs et un amer dégoût contractait ses lèvres.
– Du reste, ajouta-t-elle, le commissaire n’a pas eu besoin de mes explications pour comprendre à quelles abjectes inspirations obéissaient les Fortin. Les misérables avaient en poche l’argent de leur infamie. En me refusant ma clef, en me jetant sur le pavé à dix heures du soir, ils espéraient me réduire à implorer l’assistance du lâche qui payait leur odieuse trahison. Et on sait le prix que les hommes exigent du plus léger service qu’ils rendent à une femme !…
Maxence pâlit. L’idée lui traversa l’esprit que c’était à lui, peut-être, que cette dernière phrase s’adressait.
– Ah ! je vous le jure, s’écria-t-il, c’est sans arrière-pensée que j’ai essayé de vous venir en aide. Vous ne me devez pas même un remerciement…
– Je ne vous en remercie pas moins, dit-elle doucement, et du plus profond de mon cœur…
– C’était si peu chose !
– L’intention seule fait la valeur du service, mon voisin. Et d’ailleurs, ne dites pas que cent cinquante francs ne sont rien pour vous… peut-être ne gagnez-vous pas beaucoup plus chaque mois.
– Je l’avoue, fit-il, en rougissant un peu.
– Vous voyez donc bien ! Non, certes, ce n’est pas à vous que s’adressaient mes paroles, mais à l’homme qui a payé la Fortin. Il attendait sur le boulevard le résultat de la manœuvre qui allait, pensait-il, me mettre à sa discrétion. Bien vite il est venu à moi, lorsque je suis sortie, et jusqu’au bureau du commissaire de police, il m’a poursuivie comme il me poursuit partout, depuis un mois, de ses galanteries écœurantes et de ses dégradantes propositions.
L’œil étincelant de colère :
– Ah ! si j’avais su ! s’écria Maxence. Si vous m’aviez dit un mot !…
Elle sourit de sa véhémence.
– Qu’eussiez-vous fait ? Donne-t-on de l’intelligence aux imbéciles, du cœur aux lâches, de la délicatesse aux goujats ?…
– J’aurais châtié le misérable insulteur…
Elle eut un geste d’insouciance superbe :
– Baste ! interrompit-elle, est-ce que les insultes me touchent, est-ce que je n’y suis pas tellement accoutumée que je ne les sens plus ! J’ai dix-huit ans, je n’ai ni famille, ni parents, ni amis, ni personne au monde qui sache seulement que j’existe, et je vis de mon travail. Voyez-vous d’ici les humiliations de chaque jour ! Depuis l’âge de huit ans je gagne le pain que je mange, la robe que j’ai sur le dos et le loyer du taudis où je couche. Comprenez-vous ce que j’ai enduré, à quelles ignominies j’ai été exposée, quels piéges m’ont été tendus, et comment il m’est arrivé de ne devoir mon salut qu’à la force brutale ? Et cependant, je ne me plains pas, puisqu’à travers tout, j’ai pu garder la fierté de moi et rester sage quand même !
Elle riait d’un rire qui avait quelque chose de farouche.
Et comme Maxence la considérait d’un air d’ébahissement immense :
– Cela vous paraît drôle, reprit-elle, ce que je vous dis là. Une fille de dix-huit ans, sans le sou, libre comme l’air, très-jolie, en plein Paris, être sage ! Vous n’y croyez sans doute pas, ou si vous y croyez, vous vous dites : « La belle fichue avance ! » Et, vrai, vous avez raison, car je vous demande un peu à qui cela importe ? si je travaille seize heures par jour pour rester honnête, qui m’en sait gré et qui m’en estime ? Eh bien ! c’est une idée à moi ! Et n’allez pas vous imaginer que ce sont les scrupules qui me retiennent, ou la timidité ou l’ignorance.
Ah ! bien oui ! je ne crois à rien, je n’ai peur de rien, et je sais tout ce que peuvent savoir les plus vieux libertins, les plus vicieux et les plus dépravés. Dame ! je ne dis pas que je n’ai pas été tentée, quelquefois, quand le soir en revenant de mon ouvrage, j’en voyais qui sortaient du restaurant en toilettes splendides, au bras de leur amant, et qui montaient en voiture pour se rendre au théâtre !… Il y a eu des moments où j’ai eu faim et où j’ai eu froid, et où, faute de savoir où coucher, j’ai erré toute la nuit dans les rues, comme un chien perdu ! Il y a eu des heures où il me venait comme des nausées de toute cette misère, et où je me disais que, puisqu’il était dans ma destinée de mourir à l’hôpital, autant valait y aller gaiement !… Mais quoi ! il aurait fallu faire trafic de moi, marché de ma personne, me vendre !…
Elle frissonna et d’une voix sourde :
– J’aimerais mieux mourir ! dit-elle.