Chapitre II

Ce qui fut dit fut fait : l’on attela les quatre chevaux soupe de lait à la calèche lilas tendre, vernie par Martin, qui, par sa coupe, représentait la conque de Vénus.

La marquise étala ses grâces languissantes sur les coussins de velours blanc. Le chevalier dit des choses de l’autre monde en termes d’une singularité piquante et d’un inattendu merveilleux : il déchira le tiers et le quart, la Cour et la ville, raconta des histoires scandaleuses avec des détails d’une vivacité incroyable et juste assez gazés pour ne pas forcer la pudeur de la marquise à se réfugier derrière l’éventail.

Le commandeur allait commencer le récit d’une de ses bonnes fortunes avec une demoiselle de l’espalier, mais il s’arrêta à temps. Le financier ne fut que suffisamment stupide pour l’emploi.

Le cocher coupa toutes les voitures avec une insolence inouïe, et qui sentait son cocher de bonne maison, sûr de ses maîtres. Tout alla au mieux. Le garde s’était surpassé ; les mets furent déclarés exquis, et les vins de choix, par l’abbé, qui se piquait d’être gourmet et de ne laisser point surprendre sa religion en pareille matière.

À l’Opéra, Les Indes galantes furent chantées avec moins de cris que d’habitude, grâce aux critiques de Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, qui avait tympanisé dans ses écrits le urlo francese , et les danseurs exécutèrent un ballet où le sentiment de l’amour était peint par des attitudes voluptueuses, mais décentes, qui jetaient une douce langueur dans l’âme et arrivaient au cœur par le chemin des yeux ; et cependant, lorsque Mme de Champrosé rentra chez elle, assez tard dans la soirée, elle s’ennuyait toujours !

La marquise avait-elle donc une de ces humeurs atrabilaires et sauvages, un de ces esprits insociables qui prennent tout au rebours et se forgent dans la solitude de lugubres chimères ?

On ne peut mieux née, et ayant toujours vécu dans l’extrêmement bonne compagnie, débarrassée des préjugés gothiques d’une vertu ignoble qui l’eût empêchée de demander le bonheur au plaisir, Mme de Champrosé ne donnait pas dans le travers des idées romanesques ; pourtant elle ne pouvait se dissimuler qu’elle connaissait d’avance les plaisanteries du chevalier et les ariettes des Indes galantes.

Bien des fois déjà elle était allée se promener au Cours-la-Reine en calèche découverte, précédée de son coureur Almanzor, Basque dératé et léger comme un cerf. Ce n’était pas non plus la première fois qu’elle soupait chez le garde, et, sans avoir l’esprit tourné aux nouveautés de mauvais goût, la marquise eût souhaité quelque divertissement d’un régal plus vif.

Lorsque Justine vint pour mettre sa maîtresse au lit, elle lui trouva l’air excessivement abattu, et en femme de chambre favorite à qui la fidélité de ses services donne des droits à une certaine familiarité, elle hasarda quelques questions auxquelles la marquise répondit avec cette ouverture de cœur d’une personne qui souffre et se veut soulager de sa peine en la contant : veuve depuis deux ans d’un homme pour qui l’extrême différence d’âge ne lui permettait d’avoir que du respect, la marquise de Champrosé, sans avoir eu personne en pied, s’était laissé faire la cour d’assez près, et peut-être Justine, si elle n’eût été la discrétion même, eût-elle pu affirmer que, si sa maîtresse ressemblait à quelque femme de l’Antiquité, assurément ce n’était point à la belle Arthémise, veuve de Mausole.

Après avoir écouté le récit des douleurs de sa maîtresse, Justine dit avec le ton le plus respectueux :

« Il semble que Madame n’a pas d’amant en ce moment-ci.

– Non, ma pauvre Justine », répondit Mme de Champrosé d’un air découragé.

« C’est la faute de Madame, car les soupirants ne lui manquent pas, et j’en sais un tas des mieux situés qui font le pied de grue devant ses perfections.

– Oh ! sans doute, on n’est point encore laide à faire peur », dit la marquise en lançant un coup d’œil à un trumeau de glace.

« Le chevalier de Verteuil est fou de Madame.

– Combien de louis t’a-t-il donnés pour me le souffler dans le tuyau de l’oreille, à mon coucher ou à mon lever ?

– Madame sait que je suis le désintéressement même. La passion du chevalier me touche, voilà tout. Mais s’il ne plaît pas à Madame, il y a encore le commandeur de Livry qui l’adore.

– Oui, il m’aime un peu plus que Rose ou la Desobry. Que le chevalier et le commandeur perdent la tête pour moi, cela m’est bien égal si je ne la perds pas pour eux.

« Je voudrais aimer quelqu’un de jeune, de frais, de pur, de naïf, qui croie encore au sentiment et dont je sois la première flamme ; il m’ennuie de partager avec les filles d’opéra et les impures !

– Ce que Madame demande là est bien difficile, répondit Justine, pour ne pas dire impossible.

– Et pourquoi cela, Justine ?

– MM. les ducs, marquis, vicomtes et chevaliers n’ont pas les mérites qu’il faut pour aimer de la sorte que Madame désire.

– Tu crois ?

– Oh ! j’en suis sûre ; les femmes se jettent à leur tête par vanité, coquetterie ou intérêt : ils ont leurs poches pleines de poulets, de miniatures et de tresses de cheveux, et puis, comme dit Madame, l’Opéra est un lieu terrible pour la commodité des soupirs.

– Ainsi, à ton avis, Justine, les gens de qualité ne sont point capables d’une flamme au goût dont je la voudrais ?

– En aucune façon ; et, à moins que Mme la marquise ne déroge, j’ai bien peur qu’elle ne puisse se satisfaire l’imagination.

– Déroger ! y penses-tu, Justine ?

– Ce n’est point un conseil que je donne, c’est une réflexion que je fais.

– Je ne saurais descendre plus bas qu’un baron.

– Les barons manquent totalement de naïveté, et il y en a qui sont pires que des ducs.

– Eh bien ! je choisirai mon soupirant parmi les écuyers.

– Les écuyers se font si retors par les morales qui courent !

– Je ne puis cependant pas aimer un roturier.

– Un roturier seul vous aimera.

– Quelle folie étrange !

– L’amour est notre richesse, à nous gens de rien qui ne possédons ni titres, ni châteaux, ni carrosses, ni diamants, ni petites maisons au faubourg.

– Comme tu dis cela ?

– Il faut nous en tenir à l’amour ; le plaisir est trop cher.

– Tu as donc un amoureux bien épris, bien tendre, bien fidèle !

– Puisque Madame le dit, je ne la démentirai pas.

– Sans doute quelque prince de la livrée, mon coureur Almanzor, ou Azolan, le chasseur du marquis ?

– Pardonnez-moi, madame ; des domestiques de grande maison deviennent presque aussi vicieux que des maîtres.

– Qui est-ce donc ?

– Un pauvre garçon très ordinaire, courtaud de boutique de son état, et qui n’a d’autre beauté qu’une santé vermeille, et d’autre mérite que de m’aimer comme une bête.

– Cet amour-là est le bon. Que tu dois être heureuse !

– Oui, surtout les jours où Madame n’a pas besoin de moi et m’accorde la permission de sortir. Ce soir, par exemple, si vous m’en donniez le congé, j’irais à un petit bal, au Moulin-Rouge, pour les noces de ma cousine.

– Est-elle jolie, ta cousine ?

– Comme un cœur ! Des yeux bleus, des cils longs comme le doigt et un air de rosière.

– Quelles gens y aura-t-il à ce bal ?

– Oh ! des gens très huppés, des bourgeois ayant pignon sur rue, des fils et des filles de marchands, des clercs d’huissier et de procureur ; il y aura un violon, un fifre et un tambourin ; on soupera, et le matin on ira cueillir des lilas dans les prés Saint-Gervais.

– Tu me donnes envie d’aller à ce bal, cela me distrairait. Quelle drôle de mine doivent avoir tous ces gens-là !

– Si cela pouvait amuser Madame, rien ne serait plus aisé ; je lui mettrais un de mes costumes et la ferais passer pour une de mes amies.

« Avec mon fourreau et mon casaquin de poult-de-soie rayé rose et blanc, un fichu de linon, un chignon plat et un bavolet de dentelles, elle sera parfaitement déguisée et cependant toujours belle.

– Flatteuse… et tu crois que tes habits m’iront bien ?

– Nous sommes à peu près de même taille, seulement Madame a le corsage plus fin que moi, mais avec un pli et deux épingles on arrangera cela. »

Mme de Champrosé, éveillée par le piquant d’une fantaisie, n’était plus la femme nonchalante de tout à l’heure ; elle avait quitté son air languissant et ses poses endormies. Son œil brillait, sa petite narine rose frémissait.

Elle aidait elle-même Justine à tirer, sur sa jambe faite au tour, de fins bas gris de perle à coins rouges ; à chausser des souliers mignons ornés de petites boucles d’argent. Le savant édifice, élevé le matin avec tant de soin et de travail, fut démoli en quelques coups de peigne. Mme de Champrosé n’en fut pas moins jolie.

Le déshabillé de Justine se trouvait aller au mieux à la marquise : en ce temps-là les femmes de chambre, se modelant sur les soubrettes de comédie, se permettaient d’être aussi bien faites que leurs maîtresses, quelquefois mieux, ce qui n’était point le cas de Justine ; car Mme la marquise de Champrosé ne devait point ses charmes aux ressources mystérieuses d’une toile savante.

Elle n’avait rien à cacher, rien à réparer, et restait jolie même pour sa soubrette, à l’encontre de ces héros qui n’en sont plus pour leur valet de chambre.

Justine envoya chercher une voiture de place qu’on fit approcher de la petite porte du jardin, et la marquise, bien emmitouflée d’une calèche en taffetas gorge-de-pigeon dont le capuchon lui rabattait sur les yeux, s’élança joyeuse dans le char de louage, et le cocher fouetta les haridelles dans la direction du Moulin-Rouge, croyant emmener deux femmes de chambre allant en partie fine.

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