Chapitre III

À peu près à l’heure où Mme de Champrosé venait de quitter son hôtel, déguisée en grisette endimanchée, un souper avait lieu chez la Guimard, célèbre sujet de l’Académie royale de musique et de danse.

Ce souper réunissait plusieurs seigneurs des plus beaux noms de France, qui ne dédaignaient pas de venir se délasser chez cette belle damnée, comme l’appelle M. de Marmontel, de l’ennui que leur avaient causé des sociétés plus décentes.

La salle à manger, décorée avec un goût qui faisait honneur à l’esprit de l’illustre impure, et une richesse qui faisait honneur à la magnificence de M. de S***, réunissait tout ce qu’un luxe délicat peut mettre au service d’une élégance raffinée : les marbres les plus précieux avaient été rassemblés à grands frais pour en revêtir les lambris ou des dorures placées à propos, mais sans cette surcharge qui sent son traitant et son financier, encadraient des peintures ajustées à la destination du lieu, et dues au pinceau moelleux et léger de M. Fragonard, l’élève des Grâces et le peintre ordinaire de Terpsichore ; de petits culs nus d’Amours fouettés de roses entassaient dans des corbeilles les dons de Cérès, de Bacchus et de Pomone ; l’un d’eux même acceptait des mains d’Amphitrite différents poissons de couleurs variées, entre autres un homard qui lui pinçait le doigt et lui faisait faire la plus gentille grimace du monde ; des guirlandes de fleurs et de fruits d’une touche spirituelle autant que fraîche rattachaient entre eux ces médaillons auxquels leur auteur avait mis tous ses soins, par reconnaissance pour son aimable protectrice.

La table était servie avec une délicatesse inouïe : ce n’étaient que raretés, primeurs, mets exquis à profusion : le vin d’Aï et de Sillery, ce vin vraiment français qui rit dans la fougère et semble pétiller de bons mots, refroidissait au milieu de la glace dans des urnes d’argent ciselées par Germain, et, fréquemment renouvelé, animait la gaieté des convives.

Des personnes moins habituées à de pareilles magnificences auraient oublié la bonne chère pour contempler le surtout, merveille de Clodion, où ce Statuaire, qui excelle dans ces sortes d’ouvrages, s’était vraiment surpassé.

Ce surtout de bronze doré représentait l’histoire de la nymphe Syrinx poursuivie à travers les roseaux par le grand dieu Pan ; l’exemple du dieu libertin était suivi par une foule d’ægipans, de satyres et de faunes qui agaçaient, lutinaient, embrassaient et renversaient les nymphes compagnes de Syrinx sur des joncs et des feuillées formant de jolis motifs d’ornement.

Ces figurines avaient une liberté dans l’exécution, une volupté dans les attitudes, une passion dans les gestes qui les faisaient paraître vivantes, et décelaient chez le sculpteur un grand feu d’imagination et une facilité merveilleusement tournée aux choses de galanterie ; les nymphes surtout étaient charmantes ; leur pudeur, bien qu’effarouchée, n’avait rien d’outrageusement sauvage.

Dans son trouble, Syrinx faisait les trahisons les plus utiles aux charmes qu’elle essayait de cacher. Les roseaux et les herbages, se fermant ou s’ouvrant à propos, laissaient tout voir sans montrer rien.

Dans les figures de ces nymphes, les connaisseurs prétendaient reconnaître les traits de plusieurs des beautés à la mode (cette supposition n’avait rien d’invraisemblable), et, dans les masques des satyres et des ægipans, ceux de traitants, de financiers, et même de certains vieux seigneurs fort connus par leur luxure.

La société n’était pas des plus nombreuses, mais elle était choisie ; quatre ou cinq hommes, et à peu près autant de femmes, la composaient.

Comme nous l’avons dit, les hommes appartenaient au plus grand monde, aux familles les mieux situées à la Cour ; quant aux femmes, c’étaient des impures, des damnées, des comédiennes, pour qui la scène n’était qu’un prétexte, car on ne sait pas pourquoi la bonne compagnie, lorsqu’elle veut se divertir, est forcée d’avoir recours à la mauvaise, ce qui ferait croire que le vice a plus d’agréments que la vertu, conclusion que doit réprouver la morale.

La Guimard présidait le souper avec cette grâce spirituelle, cette volupté et ce feu qui faisaient d’elle la grande prêtresse du plaisir, religion qui comptait bien peu d’athées dans ce galant XVIIIe siècle.

Sa maigreur célèbre s’expliquait par l’entraînement de la danseuse, qui avait bien voulu sacrifier quelques-unes des rondeurs de la femme à la légèreté de son art : cette maigreur, qui n’avait rien de désagréable, ne se traduisait que par des élégances, des grâces et des finesses. Sa taille, dégagée d’appas superflus, s’enchâssait naturellement dans un corsage fluet comme le corps d’un papillon, dont sa jupe étincelante semblait former les ailes.

Sa main frêle et diaphane se jouait dans des bagues de diamants qu’une petite fille de dix ans n’eût pu mettre à son doigt.

Sa poitrine, intrépidement décolletée, étalait les plus délicieux néants, et l’on peut dire que jamais le rien ne fut plus joli.

Son col mince et blanc avait beaucoup de noblesse et lui faisait porter la tête comme un oiseau ou comme une fleur.

Ce qu’il avait fallu de millions jetés au vent et de fortunes absorbées pour arriver à cette ardente maigreur, on pouvait le supputer dans les yeux dévorants illuminés de fantaisies impossibles qui animaient cette figure, dont le fard rougissait, sans l’altérer, la pâleur délicate.

Beaucoup de femmes ont eu le goût du luxe et des plaisirs, la Guimard en avait le génie.

Les trois autres avaient ce teint de pastel fait d’un nuage rose et blanc veiné d’azur, cet œil en coulisse tout chargé de moquerie et de désir, ce nez irrégulier, ni grec, ni romain, plein de caprice et d’esprit ; cette bouche en cœur prête pour le baiser ou le sarcasme, ces fossettes où les Ris donnent l’hospitalité aux Amours, cette physionomie mobile, éveillée et piquante si bien en accord avec les mœurs, les arts et les modes du temps, et dont le type est aujourd’hui perdu.

Leur ajustement, de la plus charmante folie, plein de nœuds de rubans et de papillons de pierreries et de fleurs, égayait les yeux par ses couleurs agréables et tendres, car, vu la saison, ces dames étaient en habit de printemps vert pomme, rose et bleu de ciel ; la Guimard, seule, était en blanc, comme une vestale, sans doute par antiphrase ; il n’y avait de coloré dans toute sa personne que ses lèvres et le haut de ses pommettes.

Toute la lumière se concentrait sur elle et semblait la désigner comme reine de la fête.

M. Fragonard lui-même, s’il eût voulu faire un tableau de cette fête, n’eût pas autrement disposé les groupes et contrasté les nuances.

Certes, si l’on demandait à un jeune homme, et même à un homme d’âge mûr, s’il connaît un moyen plus agréable de tuer le temps que de faire un excellent souper dans une salle éclairée par un incendie de bougies, avec les plus gens d’esprit de la Cour et les plus jolies femmes de l’Opéra et de la Comédie, il répondrait que non, et que rien n’est comparable au plaisir de porter des santés à la plus belle avec du vin de Champagne, assis entre deux nymphes brillamment parées, dont le rire éclate et dont la joue rougit sous le fard, d’aise et de plaisir.

Share on Twitter Share on Facebook