Chapitre XXIV

L’on n’a pas oublié que le droguiste était sorti de chez Jeannette profondément blessé de voir son illustre alliance dédaignée par une petite créature, fort gentille, en vérité, mais qui n’avait pas un sou vaillant.

Il chercha à se venger de ce dédain, et comme il connaissait le courtaud de boutique, amant de Justine, à qui celle-ci avait eu la faiblesse de dire la vérité sur Jeannette, sous prétexte d’avoir des renseignements sur cette petite qui l’intéressait, il lui tira les vers du nez, et sut que la prétendue ouvrière en dentelles n’était autre que Mme la marquise de Champrosé, découverte dont il se promit de tirer bon parti.

En effet, il répandit le bruit que la marquise, à instar de beaucoup de dames haut placées, ennuyée des voluptés de la Cour et des fades galanteries de courtisans éteints, attirait de jeunes hommes du peuple dans de petites tours de Nesle, où elle jouait différents personnages, pour avoir les bénéfices du plaisir sans en prendre la responsabilité.

Il ne borna pas là sa méchanceté, comme on va le voir ; mais l’étoile qui présidait à la destinée de Jean et Jeannette, qu’on nous permette de leur donner encore ce nom, était si décidément heureuse, que tout ce qu’on imaginait pour leur nuire tournait à leur avantage.

Le jour où Candale vint chercher Jeannette pour signer le contrat, un commissionnaire ouvrit la porte et jeta une lettre sur la table.

Cette lettre était à l’adresse de M. Jean, et contenait ces mots :

Monsieur Jean,

Prenez garde à vous ! vous êtes tombé dans un piège ; vous avez sans doute entendu raconter des histoires de jeunes gens aimés par de grandes dames déguisées qui voulaient voir si les plaisirs du peuple valaient ceux de la Cour, et si l’ivresse des cabarets étourdissait mieux que celle des petits soupers ; on vous a parlé de beaux garçons qui disparaissaient, soit dans les oubliettes d’une bastille, soit dans la cale d’un vaisseau partant pour les Îles… Tremblez ! l’ouvrière en dentelles est une marquise, Jeannette est M me  de Champrosé. C’est vous dire assez le sort qui vous attend, lorsque le caprice de cette autre M me  d’Egmont sera passé. Si vous avez du courage, tâchez de vous venger d’avoir été joué de la sorte, et de la perdre comme elle le mérite ; si vous n’avez pas assez de cœur pour cela, et si vous avez mordu à ses amorces, ne vous en prenez qu’à vous de ce qui vous arrivera. Vous êtes averti !…

Le vicomte de Candale, qui, ne pensant qu’à son bonheur, avait négligemment ouvert cette lettre écrite sur du papier à chandelles, fut on ne peut plus surpris de son contenu lorsqu’il y jeta les yeux.

« Que signifie cette étrange histoire ? » s’écria-t-il la voix altérée.

« Ah ! Je vois ce que c’est », dit Jeannette en parcourant l’épître le plus tranquillement du monde ; « ma femme de chambre aura jasé.

– Votre femme de chambre ! quoi ! grands dieux ! serait-il vrai ! éclaircissez ce mystère ou je meurs !

– Jeannette a fini son rôle.

– C’en était donc un ?

– Monsieur Jean, il vous siérait mal de gronder Jeannette.

– Cette lettre dit donc vrai ?

– Très vrai.

– Mme la marquise de Champrosé !

– M. le vicomte de Candale !

– Perfide !

– Trompeur !

– Ah ! comme vous m’avez joué !

– Et vous sans Rosette vous seriez toujours M. Jean.

– Si cette lettre n’avait pas tout découvert, vous auriez encore gardé le silence ?

– Ma signature au bas du contrat vous aurait tout à l’heure révélé mon secret. Allons, mon cher Candale, ne vous désolez pas.

« Je ne suis qu’une marquise, c’est vrai, mais toutes les femmes n’ont pas le bonheur de venir au monde grisettes. Suis-je donc enlaidie depuis que je ne suis plus Jeannette ?

– Non, dit le vicomte en lui baisant la main avec feu.

– Et quand vous me rencontrerez sur l’escalier de Versailles, vous me reconnaîtrez et vous me saluerez.

– C’était donc vous ?

– Assurément.

– Au fait, il ne peut y avoir deux Jeannettes au monde.

– Flatteur !

– Quel singulier enchaînement de circonstances !

– C’est une sympathie secrète qui nous a guidés tous les deux ; mais n’allez pas croire que j’aie l’habitude de ces sortes d’escapades. D’ailleurs, vous verrez bien que non », dit en riant Mme de Champrosé.

« Mon histoire est la vôtre : un caprice m’a fait prendre, un soir d’ennui, ce travestissement de Jeannette, sous lequel j’ai eu le bonheur de me faire aimer de vous.

« Dans le monde, dominés par la mode et la frivolité, nous n’aurions pu, à travers le tourbillon des plaisirs, démêler nos vrais caractères. Nous aurions passé l’un près de l’autre sans nous comprendre.

« Le masque nous a rendus vrais. Moi qui ai la réputation d’une femme à la mode maniérée et piquante, je suis simple et vraie, la nature seule me touche.

« Et vous, malgré votre réputation de petit-maître et d’homme de bonne fortune, vous êtes tendre et candide. N’en disons rien à personne, et soyons toujours l’un pour l’autre Jean et Jeannette. »

Le mariage se fit dans la chapelle de l’hôtel Champrosé, et le soir, quand l’abbé vint pour rendre ses soins à la marquise, il s’étonna de voir dans le salon une figure nouvelle dont il n’augura rien de bon pour l’avenir de sa flamme, car l’inconnu était jeune, beau et magnifiquement habillé.

Pour contrebalancer l’effet du nouveau venu, l’abbé récita à la marquise une pièce de vers sur laquelle il comptait beaucoup et qui commençait ainsi :

Croyant voler sur une rose,

Un papillon s’était posé,

Tremblant, sur la bouche mi-close

De Mme de Champrosé…

« Halte-là ! mon cher poète, dit la marquise en riant, je suis bien désolée de déranger la symétrie de vos vers, mais je ne suis plus Mme de Champrosé, je m’appelle maintenant la vicomtesse de Candale, ce qui ne rime plus aussi bien, et voici mon mari que je vous présente. »

Le commandeur, le traitant et le chevalier apprirent bientôt cette nouvelle et s’y résignèrent. L’abbé seul ne put arranger son couplet avec le nom de Candale et resta inconsolable.

À quelque temps de là Rosette reçut une grande boîte pleine de dentelles de Malines et un bracelet enrichi de diamants fort gros et d’une eau superbe.

Un petit billet était joint à ces deux cadeaux.

Il contenait ces mots : De la part de Jean et Jeannette.

Share on Twitter Share on Facebook