Chapitre XXII

Le manoir de Kerkaradec, vieux reste des temps de barbarie, est une bastille gothique avec des murailles de quinze pieds d’épaisseur, où les fenêtres font cabinet, avec des créneaux, des moucharabys, des mâchicoulis, des barbacanes, un pont-levis, une herse et tout l’attirail féodal.

Quatre tourelles aux toits en poivrière flanquent les angles, surmontées de girouettes en queue d’aronde que rouille le vent de la mer qui se brise au pied du château sur des rocs, et dont on entend nuit et jour la plainte ennuyeuse et monotone ; des nuées de martinets tournent en criant autour de cette gentilhommière pour tâcher de donner un peu de vie à ces murs noircis par les siècles.

Rien n’est plus affreux que ce manoir de Kerkaradec, élevé à une époque où le goût n’était pas encore formé par les Mansard, les Gabriel, les Ledoux et les Servandoni, qui nous ont fait goûter les beautés régulières et le vrai style de l’architecture.

Il est étonnant qu’on puisse vivre hors de l’atmosphère des cours, loin du soleil de Versailles, le seul qui éclaire véritablement, parmi le paysans non moins sauvages que des animaux, et des gentilshommes aussi rudes que leurs aïeux celtes, de féroce mémoire.

Cependant la douairière de Kerkaradec, quoique des mieux nées, avait résolu ce problème, puisqu’elle était âgée de quatre-vingts ans ; il est vrai qu’elle avait eu le temps d’oublier Paris, où elle avait été élevée, sur sa grève solitaire de la baie d’Audierne.

Certes, on ne pouvait rêver pour ce vieux château une châtelaine plus assortie ; la figure allait on ne peut mieux au cadre : la douairière de Kerkaradec, avec son bonnet à grandes barbes du temps de la jeunesse de Louis XIV, sa robe d’étoffe roide, brocatelle ou lampas, qu’on eût dit taillée dans un vieux rideau, ses grands yeux de chouette tout bistrés et séparés par un nez mince, luisant comme un bec, sa bouche, rentrée par l’enfoncement des dents, semblait l’esprit des temps passés, qui revenait hanter cet édifice d’autrefois. Malgré son air de sorcière, augmenté par la solitude et la sauvagerie du lieu, Mme de Kerkaradec avait cependant grand air et haute mine ; on comprenait que le sang qui gonflait ses vieilles veines, sous la peau parcheminée de ses mains sèches comme des griffes de momie, était un sang pur et sorti d’une noble source.

Le rêve caressé de cette bonne dame était d’avoir un partenaire pour jouer aux cartes avec elle. Tous les vieux gentilshommes ses amis étaient morts depuis longtemps.

Elle n’avait que des parents éloignés ou qui ne demeuraient pas en Bretagne ; le curé ne pouvait pas venir souvent.

Le presbytère était à une assez grande distance du château, et les chemins qui y conduisaient étaient détestables.

La pauvre douairière, assise près d’une fenêtre dans un grand fauteuil de tapisserie, s’occupait donc gravement à faire une partie toute seule, sa main droite la représentant elle-même, et sa main gauche représentant son adversaire idéal, lorsqu’une vieille servante tout effarée entra dans la chambre et dit à sa maîtresse :

« Madame ! madame ! on a sonné à la cloche du pont-levis !

– Allons donc ! folle, les oreilles te tintent. Qui veux-tu qui sonne à notre pauvre colombier abandonné ?

– Les oreilles ne me tintent pas : Yvon est allé ouvrir.

– Que me contes-tu ? Il ne vient personne ici. M. le curé passe par la brèche du parc, et entre par la poterne.

– Madame, on a sonné – et sonné trois fois.

– Chimères ! Le dernier qui a fait baisser le pont-levis, c’est M. de Penhoël, parce qu’il venait à cheval, et il y a… voyons… quinze ans qu’il est mort », dit la bonne dame en comptant sur ses doigts maigres et jaunes.

La vieille Berthe ne s’était cependant pas trompée, car au bout de quelques minutes, un grand drôle, moitié laquais, moitié valet de ferme, vint dire qu’un gentilhomme, dont la chaise s’était rompue à quelque distance du château, demandait l’hospitalité.

« L’hôte que Dieu nous envoie est le bienvenu », dit la vieille dame, qui avait les traditions des anciens temps. « Faites-le entrer. »

Le laquais sortit et Mme de Kerkaradec ne put s’empêcher de se dire : « Il fera ma partie, cet hôte béni qui me tombe du ciel. »

Un personnage de notre connaissance, qui n’était autre que le chevalier, reconnaissable à la ligne rouge que lui laissait sur la joue l’estafilade faite par l’épée de Versac, s’approcha du fauteuil de la douairière, qui s’était un peu soulevée, et salua profondément.

« Madame, je suis le chevalier de Saint-Hubert.

– Moi, la baronne de Kerkaradec.

– Un maladroit de postillon a versé ma chaise et m’a brisé une roue dans une ornière, et je me vois dans l’impossibilité de continuer ma route devant que ma chaise soit raccommodée.

– Ce château est le vôtre, monsieur ; mais ne vous êtes-vous pas blessé ou contusionné en tombant ?

– Non, madame, ma chute a été la plus heureuse du monde ; j’ai glissé sur un tertre fort mollet, tout moussu et tout herbu.

– Ah ! tant mieux ; en sorte que pour attendre l’heure du dîner vous pourriez faire avec moi un cent de piquet ?

– Très volontiers », répondit le chevalier qui saisissait aux cheveux cette occasion de rester dans la place.

Et il s’empara des cartes qu’il battit et coupa avec une aisance qui fit plaisir à la douairière.

« Quelle diable d’idée, se disait-il, a eue Mme de Champrosé de se venir enterrer dans ce nid de hiboux et de rats avec cette vieille momie ! Les femmes sont vraiment folles. Où peut-elle être ? Sans doute dans sa chambre, à lire, à parfiler ou dormir.

« Il faudra bien qu’elle vienne dîner, et alors je la verrai, et cette passion à la suivre fera son effet et avancera mes affaires. »

Le chevalier et la douairière avaient à peine joué deux parties que Berthe, plus effarée que la première fois, vint dire :

« Madame, on a encore sonné.

– Eh bien ! qu’on ouvre. »

Le laquais introduisit au bout de quelques instants un charmant abbé de cour très poupin, très propret, qui parut très surpris et très contrarié en voyant le chevalier déjà installé.

Cet abbé, vous le connaissez, du reste ; il n’avait pu résister à deux jours de présidente et s’était mis au pourchas de Mme de Champrosé.

Dévorant cette contrariété, il déclina son nom et raconta son histoire, exactement pareille à celle du chevalier.

Mme de Kerkaradec expliqua ce double accident par l’état affreux des chemins, où bêtes, voitures et gens se perdent ; puis elle invita l’abbé à prendre place autour de la table verte.

Une demi-heure après environ la sonnette retentit une troisième fois, et Bafogne, souillé de boue, car plus gros et plus lourd il n’avait pas versé si adroitement que le chevalier et l’abbé, fit son apparition.

On lui fit accueil comme aux autres, et la douairière, levant au ciel ses mains diaphanes à force de maigreur, dit, avec un accent de jubilation profonde :

« Le ciel n’a pas voulu que je meure sans jouer encore une fois au whist. Nous voilà quatre : c’est le nombre qu’il faut : la Providence est grande ! »

Le commandeur, assez disloqué, ne tarda pas à paraître en se servant du même prétexte.

« Asseyez-vous, monsieur, et quand un de ces gentilshommes sera fatigué, vous reprendrez son jeu », dit la vieille dame transportée de joie d’une telle affluence.

Les quatre courtisans de Mme de Champrosé avaient eu tous les quatre la même idée d’aller la retrouver au château de Kerkaradec, et leur imaginative peu fertile leur avait fourni le même moyen, c’est-à-dire le plus banal.

Chacun avait espéré être seul inventeur de cette combinaison triomphale, et ce fut avec la rage la plus comique qu’ils se trouvèrent tous réunis chez la vieille Bretonne.

Tout en jouant de la plus mauvaise grâce du monde, ils se regardaient en dessous comme ces chimères japonaises, constellées de verrues, que l’on met en regard sur les étagères et les cheminées.

Mais cela n’était rien en comparaison de ce qui les attendait.

On vint dire à Mme de Kerkaradec qu’elle était servie, et l’on passa dans la salle à manger, la vieille dame donnant la main au chevalier.

Ô surprise ! ô rage ! ô désespoir ! Mme de Champrosé ne parut pas : elle n’était pas au château !

Où pouvait-elle être ? Sans doute en campagne avec quelque galant.

Le chevalier amena délicatement la conversation sur Mme de Champrosé, qui, disait-il, lui avait parlé souvent de Mme de Kerkaradec avec beaucoup de vénération et d’amour.

« Oh ! fit la vieille dame, mes rides sans doute lui font peur. Il y a six ans que je ne l’ai vue, et plus de deux ans qu’elle ne m’a écrit.

– Nous sommes joués ! » s’écrièrent en chœur, mais à bouche close, le chevalier, l’abbé, le traitant et le commandeur, qui, après être restés un jour ou deux à faire la partie de Mme de Kerkaradec, comme la bienséance l’exigeait, repartirent ensemble pour Paris moulus et furieux.

Vous pensez bien qu’ils racontèrent l’histoire à qui voulut l’entendre, à la ville et à la Cour, dans les cercles et dans les ruelles, à l’Opéra et à la Comédie, et il ne fut bientôt plus bruit que de la disparition de Mme la marquise de Champrosé, envolée avec un galant inconnu ; car, dans cet ingénieux et positif XVIIIe siècle, personne ne supposa un instant qu’elle fût partie seule.

Candale lui-même apprit la chose et s’en étonna fort ; mais il était à mille lieues de penser que lui seul eût pu dire où était la belle fugitive.

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