XI

Ra’hel, qui du seuil de la cabane regardait Poëri s’éloigner, crut entendre un faible soupir ; elle écouta. Quelques chiens aboyaient à la lune ; la chouette poussait son cri funèbre, et les crocodiles vagissaient entre les roseaux du fleuve, imitant le cri d’un enfant en détresse. La jeune Israélite allait rentrer lorsqu’un gémissement plus distinct, qui ne pouvait être attribué aux vagues plaintes de la nuit, et sortait à coup sûr d’une poitrine humaine, frappa une seconde fois son oreille.

Elle s’approcha avec précaution, redoutant quelque embûche, de l’endroit d’où venait le son, et près du mur de la cabane elle aperçut dans l’ombre bleuâtre et transparente comme la forme d’un corps affaissé à terre ; la draperie mouillée moulait les formes de la fausse Hora et trahissait son sexe par de pures rondeurs. Ra’hel, voyant qu’elle n’avait affaire qu’à une femme évanouie, perdit toute crainte et s’agenouilla près d’elle, interrogeant le souffle de sa bouche et le battement de son cœur. L’un expirait sur des lèvres pâles, l’autre soulevait à peine une gorge froide. Sentant l’eau qui trempait la robe de l’inconnue, Ra’hel crut d’abord que c’était du sang, et s’imagina avoir devant elle la victime d’un meurtre, et pour lui porter un secours plus efficace, elle appela Thamar, sa servante, et à elles deux elles portèrent Tahoser dans la cabane.

Les deux femmes l’étendirent sur le lit de repos. Thamar tint la lampe élevée, pendant que Ra’hel, penchée sur la jeune fille, cherchait sa blessure ; mais aucune raie rouge ne tranchait sur la blancheur mate de Tahoser, et sa robe ne présentait pas de tache pourprée ; elles lui enlevèrent son vêtement humide, et jetèrent sur elle une étoffe de laine rayée dont la douce chaleur eut bientôt fait reprendre son cours à la vie suspendue. Tahoser ouvrit lentement les yeux et promena autour d’elle son regard effaré, comme une gazelle prise.

Il lui fallut quelques minutes pour renouer le fil rompu de ses idées. Elle ne pouvait comprendre encore comment elle se trouvait dans cette chambre, sur ce lit où, tout à l’heure, elle avait vu Poëri et la jeune Israélite assis l’un près de l’autre et les mains enlacées, se parlant d’amour, tandis qu’elle, haletante, éperdue, regardait à travers la fissure de la muraille ; mais bientôt la mémoire lui revint, et avec elle le sentiment de sa situation.

La lumière donnait en plein sur la figure de Ra’hel, et Tahoser l’étudiait en silence, malheureuse de la trouver si régulièrement belle. En vain, avec toute l’âpreté de la jalousie féminine, elle y chercha un défaut ; elle se sentit non pas vaincue, mais égalée ; Ra’hel était l’idéal israélite comme Tahoser était l’idéal égyptien. Chose dure pour un cœur aimant, elle fut forcée d’admettre la passion de Poëri comme juste et bien placée. Ces yeux aux cils noirs recourbés, ce nez d’une coupe si noble, cette bouche rouge au sourire éblouissant, cet ovale allongé avec tant d’élégance, ces bras forts près des épaules et terminés par des mains enfantines, ce col rond et gras qui se tournait en formant des plis plus beaux que des colliers de pierres précieuses, tout cela, rehaussé d’une parure exotique et bizarre, devait immanquablement plaire.

« J’ai commis une grande faute, se disait Tahoser, quand je me suis présentée à Poëri sous l’humble aspect d’une suppliante, me fiant à mes charmes trop vantés par des flatteurs. Insensée ! j’ai fait comme un soldat qui s’en irait à la guerre sans cuirasse et sans harpé. Si j’avais paru armée de mon luxe, couverte de bijoux et d’émaux, debout sur mon char d’or, suivie de mes nombreux esclaves, j’aurais peut-être intéressé sa vanité, sinon son cœur.

– Comment te trouves-tu maintenant ? » dit Ra’hel en langue égyptienne à Tahoser ; car à la coupe du visage et aux cheveux nattés en cordelettes elle avait reconnu que la jeune fille n’appartenait pas à la race israélite.

Le son de cette voix était compatissant et doux, et l’accent étranger lui donnait une grâce de plus.

Tahoser en fut touchée malgré elle, et répondit :

« Je vais un peu mieux ; tes bons soins m’auront bientôt guérie.

– Ne te fatigue pas à parler, répondit l’Israélite en posant sa main sur la bouche de Tahoser. Tâche de dormir pour reprendre des forces ; Thamar et moi nous veillerons sur ton sommeil. »

Les émotions, la traversée du Nil, la longue course à travers les quartiers perdus de Thèbes avaient épuisé la fille de Pétamounoph. Son corps délicat était brisé, et bientôt ses longs cils s’abaissèrent, formant un demi-cercle noir sur ses joues que coloraient les rougeurs de la fièvre. Le sommeil vint, mais agité, inquiet, traversé de songes bizarres, hanté d’hallucinations menaçantes ; des soubresauts nerveux faisaient tressaillir la dormeuse, et des paroles sans suite, répliquant au dialogue intérieur du rêve, balbutiaient sur ses lèvres entrouvertes.

Assise au chevet du lit, Ra’hel suivait les mouvements de physionomie de Tahoser, s’inquiétant lorsqu’elle voyait les traits de la jeune malade se contracter et prendre une expression douloureuse, se rassérénant quand le calme lui revenait ; Thamar, accroupie en face de sa maîtresse, observait aussi la fille du prêtre ; mais sa figure exprimait moins de bienveillance. Des instincts vulgaires se lisaient dans les rides de son front bas, pressé par la large bandelette de la coiffure israélite ; ses yeux, éclatants encore malgré l’âge, pétillaient de curiosité interrogative dans leurs orbites de rides brunes ; son nez osseux, luisant et recourbé comme le bec d’un gypaète, semblait subodorer des secrets, et ses lèvres remuées silencieusement avaient l’air de préparer des questions.

Cette inconnue ramassée à la porte de la cabane l’intriguait vivement ; d’où venait-elle ? comment se trouvait-elle là ? dans quel but ? qui pouvait-elle être ? Telles étaient les demandes que se posait Thamar, et auxquelles, à son grand regret, elle n’imaginait pas de réponses satisfaisantes. Il faut dire aussi que Thamar, comme toutes les vieilles femmes, avait une prévention contre la beauté ; et, sous ce rapport, Tahoser lui déplaisait. La fidèle servante pardonnait à sa maîtresse seulement d’être jolie, et cette beauté, elle la considérait comme sienne : elle en était fière et jalouse.

Voyant que Ra’hel gardait le silence, la vieille se leva, vint s’asseoir près d’elle, et faisant clignoter ses yeux, dont la paupière bistrée s’abaissait et s’élevait comme une aile de chauve-souris, elle lui dit à voix basse et en langue hébraïque :

« Maîtresse, je n’augure rien de bon de cette femme.

– Et pourquoi, Thamar ? répondit Ra’hel sur le même ton et dans le même idiome.

– Il est singulier, reprit la défiante Thamar, qu’elle se soit évanouie là, et non ailleurs.

– Elle s’est affaissée à l’endroit où le mal l’a prise. » La vieille hocha la tête d’un air de doute.

« Croirais-tu, dit la bien-aimée de Poëri, que son évanouissement n’était pas réel ? Le paraschiste eût pu lui inciser le flanc de sa pierre tranchante, tellement elle ressemblait à un cadavre. Ce regard éteint, ces lèvres pâles, ces joues décolorées, ces membres inertes, cette peau froide comme celle d’une morte, tout cela ne se contrefait pas.

– Non sans doute, reprit Thamar, quoiqu’il y ait des femmes assez habiles pour feindre tous ces symptômes dans un intérêt quelconque, de manière à tromper les plus clairvoyants. Je pense que cette jeune fille avait en effet perdu connaissance.

– Alors sur quoi portent tes soupçons ?

– Comment se trouvait-elle là, au milieu de la nuit, dans ce quartier lointain, habité seulement par les pauvres captifs de notre tribu, que le méchant Pharaon emploie à faire des briques, sans vouloir leur donner la paille pour cuire l’argile moulée ? Quel motif amenait cette Égyptienne autour de nos misérables cabanes ? Pourquoi son vêtement était-il trempé comme si elle sortait d’une piscine ou d’un fleuve ?

– Je l’ignore comme toi, répondit Ra’hel.

– Si c’était une espionne de nos maîtres ? dit la vieille, dont les yeux fauves s’allumèrent d’un éclair de haine. De grandes choses se préparent ; qui sait si l’éveil n’a pas été donné ?

– Comment cette jeune fille malade pourrait-elle nous nuire ? elle est entre nos mains, faible, isolée et gisante :

nous pouvons d’ailleurs, à la moindre apparence suspecte, la retenir prisonnière jusqu’au jour de la délivrance.

– En tout cas, il faut s’en défier ; regarde comme ses mains sont délicates et douces. » Et la vieille Thamar souleva un des bras de Tahoser endormie.

« En quoi la finesse de sa peau peut-elle nous mettre en danger ?

– O jeunesse imprudente ! dit Thamar ; à jeunesse folle, qui ne sait rien voir, et qui marche dans la vie pleine de confiance, sans croire aux embûches, à la ronce cachée sous l’herbe, au charbon couvert de cendres et qui caresserait volontiers la vipère, prétendant que ce n’est qu’une couleuvre ! Comprends donc, Ra’hel, et dessille tes yeux. Cette femme n’appartient pas à la classe dont elle semble faire partie ; son pouce ne s’est pas aplati sur le fil du fuseau !

et cette petite main, adoucie par les pâtes et les aromates, n’a jamais travaillé ; cette misère est un déguisement. » Les paroles de Thamar parurent faire impression sur Ra’hel ; elle examina Tahoser avec plus d’attention.

La lampe versait sur elle ses rayons tremblotants, et les formes pures de la fille du prêtre se dessinaient à la jaune clarté dans l’abandon du sommeil. Le bras que Thamar avait soulevé reposait encore sur le manteau de laine rayée, rendu plus blanc par le contraste de l’étoffe sombre ; au poignet s’arrondissait le bracelet en bois de santal, parure grossière de la cocluetterie pauvre, mais si l’ornement était rude et mal ciselé, la chair, en effet, semblait avoir été pétrie dans le bain parfumé de la richesse. Ra’hel vit alors combien Tahoser était belle ; mais cette découverte ne fit naître aucun mauvais sentiment dans son cœur. Celte beauté l’attendrit au lieu de l’irriter comme Thamar. Elle ne put croire que cette perfection cachât une âme abjecte et perfide, et en cela sa jeune candeur jugeait mieux que l’antique expérience de sa suivante.

Le jour parut enfin, et la fièvre de Tahoser s’accrut ; elle eut quelques instants de délire suivis de longues somnolences.

« Si elle allait mourir ici, disait Thamar, on nous accuserait de l’avoir tuée.

– Elle ne mourra pas, répondit Ra’hel en approchant des lèvres de la jeune malade que la soif brûlait une coupe d’eau pure.

– J’irais de nuit jeter le corps au Nil, continuait l’obstinée Thamar, et les crocodiles se chargeraient de le faire disparaître. » La journée se passa ; la nuit vint, et, à l’heure accoutumée, Poëri, ayant fait le signal convenu, parut comme la veille sur le seuil de la cabane. Ra’hel vint au-devant de lui le doigt sur la bouche, lui faisant signe de garder le silence et de baisser la voix, car Tahoser dormait.

Poëri, que Ra’hel prit par la main pour le conduire au lit où reposait Tahoser, reconnut aussitôt la fausse Hora, dont la disparition le préoccupait surtout depuis la visite de Timopht, qui la cherchait au nom de son maître.

Un vif étonnement se peignit sur ses traits lorsqu’il se releva, après s’être penché sur le lit pour bien s’assurer que là gisait réellement la jeune fille qu’il avait accueillie, car il ne pouvait concevoir comment elle se trouvait en cet endroit.

Cette surprise alla au cœur de Ra’hel : elle se plaça devant Poëri pour lire de plus près la vérité dans ses yeux, lui mit les mains sur les épaules, et, le pénétrant du regard, lui dit d’une voix sèche et brève, contrastant avec sa parole douce d’ordinaire comme un roucoulement de tourterelle :

« Tu la connais donc ? » La figure de Thamar s’était contractée en une grimace de satisfaction ; elle était fière de sa perspicacité, et presque contente de voir ses soupçons à l’endroit de l’étrangère en partie réalisés.

« Oui », répondit simplement Poëri.

Les yeux de charbon de la servante pétillèrent de curiosité maligne.

La figure de Ra’hel reprit son expression de sécurité ; elle ne doutait plus de son amant.

Poëri lui raconta qu’une jeune fille, se donnant le nom d’Hora, s’était présentée chez lui en suppliante, qu’il l’avait accueillie comme on doit le faire de tout hôte ; que, le lendemain, elle manquait parmi les servantes, et qu’il ne pouvait s’expliquer comment elle se retrouvait là ; il ajouta aussi que des émissaires de Pharaon cherchaient partout Tahoser, la fille du grand prêtre Pétamounoph, disparue de son palais.

« Tu vois bien que j’avais raison, maîtresse, dit Thamar d’un ton de triomphe ; Hora et Tahoser sont la même personne.

– Cela est possible, répondit Poëri. Mais il y a ici plusieurs mystères que ma raison ne s’explique pas : d’abord, pourquoi Tahoser (si c’est elle) aurait-elle pris ce déguisement ? et ensuite par quel prodige rencontré-je ici cette jeune fille que j’ai laissée hier soir de l’autre côté du Nil, et qui, certes, ne pouvait savoir où j’allais ?

– Elle t’a suivi sans doute, dit Ra’hel.

– Il n’y avait, j’en suis sûr, à cette heure, d’autre barque sur le fleuve que la mienne.

– C’est donc pour cela que ses cheveux ruisselaient et que sa robe était trempée ; elle aura traversé le Nil à la nage.

– En effet, il m’a semblé un instant entrevoir dans l’obscurité une tête humaine au-dessus de l’eau.

– C’était elle, la pauvre enfant, dit Ra’hel, son évanouissement et sa fatigue le prouvent ; car, après ton départ, je l’ai relevée étendue sans connaissance en dehors de cette cabane.

– Les choses doivent en effet s’être passées de la sorte, dit le jeune homme. Je vois bien les actions, mais je n’en comprends pas les motifs.

– Je vais te les expliquer, dit en souriant Ra’hel, quoique je ne sois qu’une pauvre ignorante et qu’on te compare pour la science à ces prêtres d’Égypte qui étudient nuit et jour au fond de sanctuaires chamarrés d’hiéroglyphes mystérieux, dont eux seuls pénètrent les sens profonds ; mais quelquefois les hommes, si occupés de l’astronomie, de la musique et des nombres, ne devinent pas ce qui se passe dans le cœur des jeunes filles. Ils voient au ciel une étoile lointaine et ne remarquent pas un amour tout près d’eux : Hora, ou plutôt Tahoser, car c’est elle, a pris ce déguisement pour s’introduire dans ta maison, pour vivre près de toi ; jalouse, elle s’est glissée dans l’ombre derrière tes pas ; au risque d’être dévorée par les crocodiles du fleuve, elle a traversé le Nil ; arrivée ici, elle nous a épiés par quelque fente de la muraille et n’a pu supporter le spectacle de notre bonheur. Elle t’aime parce que tu es très beau, très fort et très doux ; mais cela m’est bien égal, puisque tu ne l’aimes pas. As-tu compris, maintenant ? » Une légère rougeur monta aux joues de Poëri ; il craignait que Ra’hel ne fût irritée et ne parlât ainsi pour lui tendre un piège ; mais le regard de Ra’hel, lumineux et pur, ne trahissait aucune arrière-pensée. Elle n’en voulait pas à Tahoser d’aimer celui qu’elle aimait elle-même.

A travers les fantômes de ses rêves, Tahoser aperçut Poëri debout auprès d’elle. Une joie extatique se peignit sur sa figure, et, se soulevant à demi, elle saisit la main pendante du jeune homme pour la porter à ses lèvres.

« Ses lèvres brûlent, dit Poëri en retirant sa main.

– D’amour autant que de fièvre, fit Ra’hel ; mais elle est vraiment malade ; si Thamar allait chercher Mosché ? il est plus savant que les sages et les devins de Pharaon, dont il imite tous les prodiges ; il connaît la vertu des plantes et sait en composer des breuvages qui ressusciteraient les morts ; il guérira Tahoser, car je ne suis pas assez cruelle pour vouloir qu’elle perde la vie. » Thamar partit en rechignant, et bientôt elle revint suivie d’un vieillard de haute stature, dont l’aspect majestueux commandait le respect : une immense barbe blanche descendait à flots sur sa poitrine, et de chaque côté de son front deux protubérances énormes accrochaient et retenaient la lumière ; on eût dit deux cornes ou deux rayons. Sous ses épais sourcils ses yeux brillaient comme des flammes. Il avait l’air, malgré ses habits simples, d’un prophète ou d’un dieu.

Mis au fait par Poëri, il s’assit près de la couche de Tahoser, et dit en étendant les mains sur elle : « Au nom de celui qui peut tout et près de qui les autres dieux ne sont que des idoles et des démons, quoique tu n’appartiennes pas à la race élue du Seigneur, jeune fille, sois guérie ! »

XII

Le grand vieillard se retira d’un pas lent et solennel, faisant comme une lueur après lui. Tahoser, surprise de se sentir abandonnée subitement par le mal, promenait ses yeux autour de la chambre, et bientôt, se drapant de l’étoffe dont la jeune Israélite l’avait couverte, elle glissa ses pieds à terre et s’assit au bord du lit : la fatigue et la fièvre avaient complètement disparu. Elle était fraîche comme après un long repos, et sa beauté rayonnait dans toute sa pureté. Chassant de ses petites mains les masses tressées de sa coiffure derrière ses oreilles, elle dégagea sa figure illuminée d’amour, comme si elle eût voulu que Poëri pût y lire. Mais, voyant qu’il restait immobile près de Ra’hel, sans l’encourager d’un signe ou d’un regard, elle se leva lentement, s’avança près de la jeune Israélite et lui jeta éperdument les bras autour du col.

Elle resta ainsi, la tête cachée dans le sein de Ra’hel, lui mouillant en silence la poitrine de larmes tièdes.

Quelquefois un sanglot qu’elle ne pouvait réprimer la faisait convulsivement tressaillir, et la secouait sur le cœur de sa Rivale ; cet abandon entier, cette désolation franche touchèrent Ra’hel, Tahoser s’avouait vaincue, et implorait sa pitié par des supplications muettes, faisant appel aux générosités de la femme.

Ra’hel, émue, l’embrassa et lui dit : « Sèche tes pleurs et ne te désole pas de la sorte. Tu aimes Poëri ; eh bien ! aime-le : je ne serai pas jalouse. Yacoub, un patriarche de notre race, eut deux femmes : l’une s’appelait Ra’hel comme moi, et l’autre Lia ; Yacoub préférait Ra’hel, et cependant Lia, qui n’avait pas ta beauté, vécut heureuse près de lui. » Tahoser s’agenouilla aux pieds de Ra’hel et lui baisa la main ; Ra’hel la releva et lui entoura amicalement le corps d’un de ses bras.

C’était un groupe charmant que celui formé par ces deux femmes de races différentes dont elles résumaient la beauté.

Tahoser, élégante, gracieuse et fine comme une enfant grandie trop vite ; Ra’hel, éclatante, forte et superbe dans sa maturité précoce.

« Tahoser, dit Poëri, car c’est là ton nom, je pense, Tahoser, fille du grand prêtre Pétamounoph... » La jeune fille fit un signe d’acquiescernent.

« Comment se fait-il que toi qui vis à Thèbes dans un riche palais, entourée d’esclaves, et que les plus beaux parmi les Égyptiens désirent, tu aies choisi, pour l’aimer, le fils d’une race réduite en esclavage, un étranger qui ne partage pas ta croyance, et dont une si grande distance te sépare ? » Ra’hel et Tahoser sourirent, et la fille du grand prêtre répondit :

« C’est précisément pour cela.

– Quoique je sois en faveur auprès du Pharaon, intendant du domaine, et portant des cornes dorées dans les fêtes de l’agriculture, je ne puis m’élever à toi ; aux yeux des Égyptiens, je ne suis qu’un esclave, et tu appartiens à la caste sacerdotale la plus haute, la plus vénérée. Si tu m’aimes, et je n’en puis douter, il faut descendre de ton rang...

– Ne m’étais-je pas déjà faire ta servante ? Hora n’avait rien gardé de Tahoser, pas même les colliers d’émaux et les calasiris de gaze transparente ; aussi tu m’as trouvée laide.

– Il faut renoncer à ton pays et me suivre aux régions inconnues à travers le désert, où le soleil brûle, où le vent de feu souffle, où le sable mobile mêle et confond les chemins, où pas un arbre ne pousse, où ne sourd aucune fontaine, parmi les vallées d’égarement et de perdition, semées d’os blanchis pour jalons de route.

– J’irai, dit tranquillement Tahoser.

– Ce n’est pas assez, continua Poëri : tes dieux ne sont pas les miens, tes dieux d’airain, de basalte et de granit que façonna la main de l’homme, monstrueuses idoles à tête d’épervier, de singe, d’ibis, de vache, de chacal, de lion, qui prennent des masques de bête comme s’ils étaient gênés par la face humaine où brille le reflet de Jéhovah. Il est dit :

« Tu n’adoreras ni la pierre, ni le bois, ni le métal. » Au fond de ces temples énormes cimentés avec le sang des races opprimées, ricanent hideusement accroupis d’impurs démons qui usurpent les libations, les offrandes et les sacrifices : un seul Dieu, infini, éternel, sans forme, sans couleur, suffit à remplir l’immensité des cieux que vous peuplez d’une multitude de fantômes. Notre Dieu nous a créés, et c’est vous qui créez vos dieux. » Quelque éprise que Tahoser fût de Poëri, ces paroles produisirent sur elle un étrange effet, et elle se recula épouvantée. Fille d’un grand prêtre, elle était habituée à vénérer ces dieux que le jeune Hébreu blasphémait avec tant d’audace ; elle avait offert sur leurs autels des bouquets de lotus et brûlé des parfums devant leurs images impassibles : étonnée et ravie, elle s’était promenée à travers leurs temples bariolés d’éclatantes peintures. Elle avait vu son père accomplir les rites mystérieux, elle avait suivi les collèges de prêtres qui portaient la bari symbolique par les propylées énormes et les interminables dromos de sphinx, admiré non sans terreur les psychostasis où l’âme tremblante comparaît devant Osiris armé du fouet et du pedum, et contemplé d’un œil rêveur les fresques représentant les figures emblématiques voyageant vers les régions occidentales : elle ne pouvait renoncer ainsi à ses croyances.

Elle se tut quelques minutes, hésitant entre la religion et l’amour ; l’amour l’emporta, et elle dit :

« Tu m’expliqueras ton Dieu, et je tâcherai de le comprendre.

– C’est bien, dit Poëri, tu seras ma femme ; en attendant, reste ici, car le Pharaon, sans doute amoureux de toi, te fait chercher par ses émissaires ; il ne te découvrira pas sous cet humble toit, et dans quelques jours nous serons hors de sa puissance. Mais la nuit s’avance, il faut que je parte. » Poëri s’éloigna, et les deux femmes, couchées l’une près de l’autre sur le petit lit, s’endormirent bientôt, se tenant par la main comme deux sœurs.

Thamar, qui pendant la scène précédente s’était tenue blottie dans un coin de la chambre comme une chauve-souris accrochée à un angle par les ongles de ses membranes, marmottant des paroles entrecoupées et contractant les rides de son front bas, déplia ses membres anguleux, se dressa sur ses pieds, et, se penchant vers le lit, écouta la respiration des deux dormeuses. Lorsqu’à la régularité de leur souffle elle fut convaincue que leur sommeil était profond, elle se dirigea du côté de la porte, suspendant ses pas avec des précautions infinies.

Arrivée dehors, elle s’élança d’un pas rapide dans la direction du Nil, secouant les chiens qui se suspendaient par les dents aux bords de sa tunique, ou les traînant quelques pas dans la poussière jusqu’à ce qu’ils lâchassent prise ; d’autres fois elle les regardait avec des yeux si flamboyants qu’ils reculaient en poussant des abois plaintifs et la laissaient passer.

Elle eut bientôt franchi les espaces dangereux et déserts qu’habitent la nuit les membres de l’association des voleurs, et pénétra dans les quartiers opulents de Thèbes ; trois ou quatre rues, bordées de hauts édifices dont les ombres se projetaient par grands angles, la conduisirent à l’enceinte du palais qui était le but de sa course.

Il s’agissait d’y entrer, et la chose n’était pas facile à cette heure de nuit pour une vieille servante israélite, les pieds blancs de poussière et vêtue de haillons douteux.

Elle se présenta au pylône principal, devant lequel veillent accroupis cinquante criosphinx rangés sur deux lignes, comme des monstres prêts à broyer entre leurs mâchoires de granit les imprudents qui voudraient forcer le passage.

Les sentinelles l’arrêtèrent et la frappèrent rudement du bois de leurs javelines, puis ils lui demandèrent ce qu’elle voulait.

« Je veux voir Pharaon, répondit la vieille en se frottant le dos.

– Très bien... c’est cela... déranger, pour cette sorcière, Pharaon, favori de Phré, préféré d’Ammon-Ra, conculcateur des peuples ! » firent les soldats en se tenant les côtes de rire.

Thamar répéta opiniâtrement : « Je veux voir Pharaon tout de suite.

– Le moment est bien choisi ! Pharaon a tué tantôt à coups de sceptre trois messagers ; il se tient sur sa terrasse, immobile et sinistre comme Typhon, dieu du mal », dit un soldat daignant descendre à quelque explication.

La servante de Ra’hel essaya de forcer la consigne ; les javelines lui tombèrent en cadence sur la tête comme des marteaux de l’enclume.

Elle se mit à pousser des cris d’orfraie plumée vive.

Au tumulte, un oëris accourut ; les soldats cessèrent de battre Thamar.

« Que prétend cette femme, dit l’oëris, et pourquoi la frappez-vous de la sorte ?

– Je veux voir Pharaon ! s’écria Thamar se traînant aux genoux de l’officier.

– Impossible, répondit l’oëris, quand même, au lieu d’être une misérable, tu serais un des plus hauts personnages du royaume.

– Je sais où est Tahoser », lui chuchota la vieille, accentuant chaque syllabe.

L’oëris, à ces mots, prit Thamar par la main, lui fit franchir le premier pylône, et la conduisit, à travers l’allée de colonnes et la salle hypostyle, dans la seconde cour, où s’élève le sanctuaire de granit, précédé de deux colonnes à chapiteaux de lotus ; là, appelant Timopht, il lui remit Thamar.

Timopht conduisit la servante sur la terrasse où se tenait Pharaon, morne et silencieux.

« Ne lui parle que hors de portée de son sceptre », recommanda Timopht à l’Israélite.

Dès qu’elle aperçut le roi dans l’ombre, Thamar se laissa tomber la face contre les dalles à côté des corps qu’on n’avait point relevés, et bientôt, se redressant, elle dit d’une voix assurée :

« O Pharaon ! ne me tue pas, j’apporte une bonne nouvelle.

– Parle sans crainte, répondit le roi, dont la fureur était calmée.

– Cette Tahoser, que tes messagers ont cherchée aux quatre points du vent, je connais sa retraite. » Au nom de Tahoser, Pharaon se leva tout d’une pièce et fit quelques pas vers Thamar toujours agenouillée.

« Si tu dis vrai, tu peux prendre dans mes chambres de granit tout ce que tu seras capable de soulever d’or et de choses précieuses.

– Je te la livrerai, sois tranquille », dit la vieille avec un rire strident.

Quel motif avait poussé Thamar à dénoncer au Pharaon la retraite où se cachait la fille du prêtre ? Elle voulait empêcher une union qui lui déplaisait ; elle avait pour la race d’Égypte une haine aveugle, farouche, irraisonnée, presque bestiale, et l’idée de briser le cœur de Tahoser lui souriait, une fois aux mains de Pharaon, la rivale de Ra’hel ne pouvait plus s’échapper ; les murs de granit du palais sauraient garder leur proie.

« Où est-elle ? dit Pharaon ; désigne l’endroit, je veux la voir sur-le-champ.

– Majesté, moi seule peux te guider ; je connais les détours de ces quartiers immondes où le plus humble de tes serviteurs dédaignerait de mettre le pied. Tahoser est là, dans une cabane de terre mêlée de paille, que rien ne distingue des huttes qui l’avoisinent, parmi les tas de briques que les Hébreux moulent pour toi, hors des habitations régulières de la ville.

– Bien, je me fie à toi ; Timopht, fais atteler un char. » Timopht disparut.

Bientôt l’on entendit rouler les roues sur les dalles de la cour et piétiner les chevaux que les écuyers attachaient au joug.

Pharaon descendit, suivi de Thamar.

Il s’élança sur le char, prit les rênes, et, comme Thamar hésitait : « Allons, monte », dit-il ; il clappa de la langue, et les chevaux partirent. Les échos, réveillés, répétèrent le bruit des roues, qui retentirent comme un tonnerre sourd, au milieu du silence nocturne, par les salles vastes et profondes.

Cette vieille hideuse, s’accrochant de ses doigts osseux au rebord du char, à côté de ce Pharaon de stature colossale et semblable à un dieu, formait un étrange spectacle qui, heureusement, n’avait pour témoin que les étoiles scintillant dans le bleu noir du ciel ; placée ainsi, elle ressemblait à un de ces mauvais génies à configuration monstrueuse qui accompagnent les âmes coupables aux enfers. Les passions rapprochent ceux qui ne devraient jamais se rencontrer.

« Est-ce par ici ? dit Pharaon à la servante, au bout d’une rue qui se bifurquait.

– Oui », répondit Thamar, en étendant sa main sèche dans la bonne direction.

Les chevaux, excités par le fouet, se précipitaient en avant, et le char sautait sur les pierres avec un bruit d’airain.

Pendant ce temps, Tahoser dormait près de Ra’hel : un rêve bizarre hantait son sommeil.

Il lui semblait être dans un temple d’une grandeur immense ; d’énormes colonnes d’une hauteur prodigieuse soutenaient un plafond bleu constellé d’étoiles comme le ciel ; d’innombrables lignes d’hiéroglyphes montaient et descendaient le long des murailles, entre les panneaux de fresques symboliques bariolés de couleurs lumineuses. Tous les dieux de l’Égypte s’étaient donné rendez-vous dans ce sanctuaire universel, non pas en effigies d’airain, de basalte ou de porphyre, mais sous les formes vivantes. Au premier rang étaient assis les dieux super-célestes, Knef, Bouto, Phta, PanMendès, Hâthor, Phré, Isis ; ensuite venaient douze dieux célestes, six dieux mâles : Rempha, Pi-Zéous, Ertosi, Pi-Hermès, Imuthès ; et six dieux femelles : la Lune, l’Ether, le Feu, l’Air, l’Eau, la Terre. Derrière eux fourmillaient, foule indistincte et vague, les trois cent soixante-cinq Décans ou démons familiers de chaque jour. Ensuite apparaissaient les divinités terrestres : le second Osiris Haroéri, Typhon, la deuxième Isis, Nephtys, Anubis à la tête de chien, Thoth, Busiris, Bubastis, le grand Sérapis. Au-delà, dans l’ombre, s’ébauchaient les idoles à formes animales : bœufs, crocodiles, ibis, hippopotames. Au milieu du temple, dans son cartonnage ouvert, gisait le grand prêtre, Pétamounoph, qui, la face démaillotée, regardait d’un air ironique cette assemblée étrange et monstrueuse. Il était mort, mais il vivait et parlait, comme cela arrive souvent en rêve, et il disait à sa fille :

« Interroge-les, et demande-leur s’ils sont des dieux. » Et Tahoser allait posant à chacun la question, et tous répondaient : « Nous ne sommes que des nombres, des lois, des forces, des attributs, des effluves et des pensées de Dieu ; mais aucun de nous n’est le vrai Dieu. » Et Poëri paraissait sur le seuil du temple et, prenant Tahoser par la main, la conduisait vers une lumière si vive qu’auprès le soleil eût paru noir, et au milieu de laquelle scintillaient dans un triangle des muts inconnus.

Cependant le char de Pharaon volait à travers les obstacles, et les essieux rayaient les murs aux passages étroits.

« Modère tes chevaux, dit Thamar au Pharaon ; le fracas des roues dans cette solitude et ce silence pourrait donner l’éveil à la fugitive, et elle t’échapperait encore. » Pharaon, trouvant le conseil judicieux, ralentit, malgré son impatience, l’allure impétueuse de son attelage.

« C’est là, dit Thamar, j’ai laissé la porte ouverte ; entre, et je garderai les chevaux. » Le roi descendit du char, et, baissant la tête, pénétra dans la cabane.

La lampe brûlait encore et versait sa clarté mourante sur le groupe des deux jeunes filles endormies.

Pharaon prit Tahoser dans ses bras robustes et se dirigea vers la porte de la hutte.

Quand la fille du prêtre s’éveilla et qu’elle vit flamboyer près de son visage la face étincelante du Pharaon, elle crut d’abord que c’était une fantasmagorie de son rêve transformé ; mais l’air de la nuit qui la vint frapper au visage lui rendit bientôt le sentiment de la réalité. Folle d’épouvante, elle voulut crier, appeler au secours : sa voix ne put jaillir de son gosier. Qui d’ailleurs lui eût porté aide contre Pharaon ?

D’un bond, le roi sauta sur son char, passa les rênes autour de ses reins et, serrant sur son cœur Tahoser demi-morte, il lança ses coursiers au galop vers le palais du Nord.

Thamar se glissa comme un reptile dans la cabane, s’accroupit à sa place accoutumée et contempla avec un regard presque aussi tendre que celui d’une mère sa chère Ra’hel, qui dormait toujours.

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