Premier tableau

Chez Beaumarchais.

Dans sa salle à manger.

Luxe, ostentation – et cependant bon goût.

Une porte à droite, une porte à gauche – en pan coupé, toutes les deux. Une desserte se trouve au fond.

Aux murs, des armes en panoplie et des ramures de cerfs.

Au centre du décor, la table. Un seul couvert est mis – qui n’est pas occupé.

Le Maître d’Hôtel, André, et le valet de chambre, Gustave, sont là, prêts à servir.

Ils parlent à voix basse – mais l’oreille aux aguets.

Six heures sonnent, au loin.

Soudain, Gustave sort – à gauche. C’est aussitôt le bruit d’une porte qu’on ouvre – puis c’est la voix de Beaumarchais que l’on entend.

LA VOIX DE BEAUMARCHAIS. – Servez !

(Le Maître d’Hôtel ne se le fera pas dire deux fois. Beaumarchais est entré – et, sans perdre une seconde, il prend sa place à table.

André lui présente aussitôt une langouste dressée – tandis que Gustave lui verse du vin de Champagne.)

BEAUMARCHAIS. – Bonsoir, André – bonsoir, Gustave.

(Il avait négligé de le leur dire plus tôt.)

ANDRÉ ET GUSTAVE, qui ne s’étonnent de rien. – Bonsoir, Monsieur.

(À la troisième bouchée qu’il prend, Beaumarchais se lève de table et va dans son cabinet de travail – par la porte qu’il ouvre, à droite.)

ANDRÉ. – Qu’est-ce qu’il a encore ?

GUSTAVE, qui regarde par la porte restée ouverte. – Il est sans doute allé chercher ses papiers pour écrire. Oui, c’est cela.

ANDRÉ. – Quelle manie – et c’est mauvais pour l’estomac !

(Quand Beaumarchais vient reprendre sa place, à table, avec un manuscrit sous le bras, Gustave a déposé déjà auprès de son assiette, à droite, une écritoire.)

BEAUMARCHAIS. – Merci.

(À peine assis, Beaumarchais est au travail – et mangeant. On sonne.)

Ah ! Non – personne.

(Gustave est sorti. Un instant plus tard, il reparaît, apportant une lettre sur un plateau.)

GUSTAVE. – C’est un Monsieur qui vient…

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Bien, qu’il s’en retourne.

GUSTAVE. –… avec une lettre d’introduction de Monsieur de Voltaire.

BEAUMARCHAIS. – Alors, qu’il entre.

(Gustave fait entrer Paul Gudin de La Brenellerie, homme de lettres non sans mérite – mais qui n’est mémorable, à vrai dire, que pour avoir été « l’ami de Beaumarchais. »)

BEAUMARCHAIS. – Je m’excuse, Monsieur, de vous recevoir, étant à table et travaillant…

GUDIN. – Mais je…

BEAUMARCHAIS, à Gustave. – Voulez-vous rendre à Monsieur sa lettre, je vous prie. (À Gudin.) Je vais vous demander d’avoir l’obligeance de me la lire vous-même, car je n’ai que deux mains – et mes deux mains sont prises.

(Gudin a décacheté sa lettre d’introduction.)

GUDIN, lisant. – « Brillant écervelé que vous êtes… »

BEAUMARCHAIS. – Merci – donnez. Je vais la lire moi-même.

(Il la parcourt – puis il la rend à Gudin.)

Non – vous pouvez très bien en prendre connaissance.

GUDIN, lisant. – « Brillant écervelé que vous êtes, j’ai peur que vous n’ayez au fond raison contre tout le monde. Que de friponneries, que d’horreurs ! Que d’avilissement dans la nation ! Vous vous attaquez au Parlement – mes vœux vous accompagnent ! Recevez ce Monsieur Gudin qui vous adore sans vous connaître – et ne m’oubliez pas puisque je pense à vous. Voltaire. »

BEAUMARCHAIS. – Je suis aux ordres de Voltaire : asseyez-vous, Monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

GUDIN. – Me permettre d’écrire un livre.

BEAUMARCHAIS. – Mais – je ne vois pas bien comment je pourrais vous en empêcher !

GUDIN. – C’est un livre sur vous que je désire écrire.

BEAUMARCHAIS. – Sur moi ?

GUDIN. – Oui – s’il vous plaît.

BEAUMARCHAIS. – C’est fort aimable à vous – mais je me demande un peu quel serait l’intérêt d’un ouvrage pareil.

GUDIN. – Oh !

BEAUMARCHAIS. – Quel but poursuivez-vous ?

GUDIN. – Faire un portrait de Beaumarchais lui ressemblant – et, pour y parvenir, vous suivre pas à pas, rapportant tous vos mots et notant tous vos gestes.

BEAUMARCHAIS. – Mais pour quelle raison ?

GUDIN. – Voltaire vous le dit : parce que je vous adore.

BEAUMARCHAIS. – Oui – mais si vous m’adorez, ne m’ayant jamais vu, vous allez me haïr quand vous me connaîtrez.

GUDIN. – Vous haïr ?

BEAUMARCHAIS. – Dame : je suis heureux. Cela se déteste, un homme heureux – dont rien ne peut troubler le bonheur insolent – puisqu’il paraît que le bonheur est insolent ! – non, rien : ni les chagrins, ni les soucis – ni la fortune ! Êtes-vous assez fort, assez indépendant pour supporter la vue d’un homme heureux ?… Et pourquoi m’aimez-vous d’abord ?

GUDIN. – Parce que l’on vous hait.

(Beaumarchais réfléchit un instant – mais pas plus.)

BEAUMARCHAIS. – Versez donc du champagne à mon historiographe.

(Gustave donne un verre à Gudin – et il le sert.)

BEAUMARCHAIS, trinquant avec Gudin. – À la santé de votre corps – à la santé de vos amours – à la santé de votre livre !

GUDIN. – Vraiment ?

BEAUMARCHAIS. – Vraiment.

(Ils boivent.)

(Ce livre, effectivement, Gudin de La Brenellerie l’a fait.)

BEAUMARCHAIS. – Oui, faites-le – j’y consens. Mais je vous préviens tout de suite que vous allez me trouver le plus vaniteux des hommes – jusqu’au jour où vous vous apercevrez que vous vous êtes trompé. Ce qui ennuie les imbéciles, ce n’est pas qu’on soit vaniteux – c’est qu’on ait des motifs de l’être, car, eux, le seraient à votre place !

(Il y avait sur l’écritoire deux plumes d’oie. Il a l’une à la main. Il tend l’autre à Gudin – et il lui donne aussi quelques feuilles de papier.

Entre temps les valets ont fait leur service. La langouste a disparu et, maintenant, l’on présente à Beaumarchais une poularde superbe. Il se sert.)

BEAUMARCHAIS. – Oui, ce livre, faites-le – car il se pourrait bien qu’il en valût la peine – à dater d’aujourd’hui.

GUDIN. – ?

BEAUMARCHAIS. – Datez-le d’aujourd’hui – à cause de cela.

(Il a désigné son travail.)

GUDIN. – J’aimerais le commencer par le commencement.

BEAUMARCHAIS. – Ç’aurait peu d’intérêt.

GUDIN. – Permettez-moi d’avoir mon opinion…

BEAUMARCHAIS. – Sans doute.

GUDIN. – Vous êtes né… ?

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Oui, ça, oui – oui, je suis né un beau matin du mois de janvier de l’an 1732 – précisons, même : à onze heures quinze. Mon père était un horloger, dont la boutique se trouvait rue Saint-Denis.

(Ouvrant une parenthèse :)

Dites que très souvent je parle de mon père – et que j’en dis beaucoup de bien.

(Reprenant son récit :)

Apprenti horloger, dès l’âge de dix ans – je suis l’inventeur de l’échappement à ancre qui assure aux petites roues dentelées des montres une mastication régulière du temps. Dois-je ma turbulence au fait d’avoir vécu pendant un quart de siècle avec, autour de moi, dix, vingt, trente pendules – ce n’est pas impossible – car les voyant ainsi marcher toutes à la fois, alors qu’elles marquaient des heures différentes, j’avais l’impression que la vie m’échappait – et je dois avouer que je cours après elle depuis mes premiers ans. Que je sois dans mon lit, assis à cette table ou bien à mon bureau, mon esprit va toujours à grandes enjambées – et si je rêve, quelquefois, je me vois escaladant des murs ou sautant des ruisseaux – avec une femme très jolie à cheval sur mes épaules !… À vingt ans, je remontais les pendules à Versailles – et, quelques mois plus tard, je faisais, pour le Roi, grâce à mon invention, une montre aussi plate que ce blanc de volaille…

(Il le lui montre.)

Aimez-vous la volaille ?

GUDIN. – J’en raffole.

BEAUMARCHAIS. – Servez Monsieur Gudin.

(Sans doute ses valets prévoyaient-ils la chose, car le couvert est mis déjà quand la poularde se présente. Gudin se sert.)

À quelque temps de là, je me suis vu passant au doigt de la Marquise de Pompadour une bague dont le chaton recelait une montre en or fin. Jour à jamais béni où l’on eût dit vraiment que j’épousais la gloire !… Entre temps j’avais inventé ces pédales qu’on voit au socle de la harpe – et j’étais devenu professeur de musique des filles de Sa Majesté.

GUDIN. – Que d’envieux – pardi ! – vous avez dû vous faire.

BEAUMARCHAIS. – D’autant plus que le Roi me témoignait lui-même un sentiment très vif – ce qui contribua davantage à me faire détester.

GUDIN. – Et vous vous êtes d’ailleurs battu en duel, à cette époque.

BEAUMARCHAIS. – Comment le savez-vous ?

GUDIN. – Pourrais-je l’ignorer – quand on en parle encore ?… C’était avec un godelureau, n’est-ce pas ?

BEAUMARCHAIS. – N’en parlez pas ainsi. Il m’avait insulté – nous nous sommes battus dans les bois de Meudon – hélas ! et je l’ai tué. Quand je l’ai vu qui s’effondrait, je lui ai vite porté secours – et tandis que je le tenais dans mes bras, il m’a dit à l’oreille : « Partez, partez, si l’on savait que vous m’avez tué, vous seriez perdu ! » Et je ne me consolerai jamais d’avoir causé la mort d’un véritable gentilhomme.

(Puis il change de ton pour effacer ce souvenir.)

À vingt-cinq ans, je me suis marié pour la première fois. Elle était veuve, elle était riche, elle était belle – et possédait un petit fief du nom de Beaumarchais.

GUDIN. – !

BEAUMARCHAIS. – Oui. J’ai pris ce nom – qui me plaisait. Un an plus tard, elle était morte – et cela fit mauvais effet.

(Il en dirait plus long – s’il recevait Gudin pour la deuxième fois.)

GUDIN. – Entre temps, n’est-ce pas, vous avez fait jouer deux pièces de théâtre ?

BEAUMARCHAIS. – Oui, mais, de cela, ne parlez guère.

GUDIN. – Mais, cependant…

BEAUMARCHAIS. – Relisez-les. Je ne crois pas que je sois un homme de théâtre. Si je n’écris pas trop mal, ce que j’écris le mieux, de beaucoup, c’est cela…

(Il parle du travail qu’il fait tout en dînant.)

GUDIN. – Je pensais que c’était une comédie nouvelle.

BEAUMARCHAIS. – Non, non – c’est un nouveau mémoire – et relatif à mon procès. Ça, c’est la grande chose – car, ce procès, je le considère comme un prétexte – et rien de plus – l’affaire en elle-même étant une absurdité.

GUDIN. – Ah ! C’est encore l’histoire de l’héritage du banquier Duverney – l’homme qui vous avait offert la moitié de la forêt de Chinon ?

BEAUMARCHAIS. – Oui – et cinq cent mille francs pour l’acquisition d’un titre de noblesse. Indulgent à l’égard des faiblesses humaines, s’appliquant à les satisfaire, Monsieur Pâris-Duverney était le plus attentionné des hommes – et le meilleur.

(Il s’est remis au travail depuis quelques instants.)

Vous ne me demandez plus rien ?

GUDIN. – Si – j’aimerais que vous me parliez de votre seconde femme.

BEAUMARCHAIS. – Mais – avec grand plaisir. Elle était jeune et fort jolie. Elle mourut, hélas ! après deux ans de mariage – en me laissant une fortune considérable et un fils – qui succomba lui-même au bout de dix-huit mois. Il n’en fallait pas davantage pour que l’on m’accusât d’avoir tué la femme et supprimé l’enfant – ce qui a fait dire à Voltaire que j’avais trop d’esprit pour faire une chose pareille.

(Repris par son travail il laisse à Gudin le temps de prendre quelques notes – puis, relevant soudain la tête, il lui déclare :)

Gudin, la France est à la veille d’une révolution. Le peuple la désire – il la voudra demain. Mais ce qu’il ne faudrait pas, c’est qu’il la fît lui-même. Elle serait trop horrible. Il faut donc se hâter de la faire avant lui. On est allé trop loin – l’imposture est trop grande et nous sommes trop bêtes !… Pourquoi supportons-nous ces impôts accablants – et la corruption de ceux qui nous gouvernent ? Ce nouveau Parlement est une insanité – et tout cela doit être balayé, croyez-le bien. Donc, en ce moment, ne venez pas me parler de pièces de théâtre !… Je viens d’en finir une, d’ailleurs – elle est sur mon bureau.

(Et comme il l’a désignée du doigt, Gudin se lève – et il y va.)

BEAUMARCHAIS. – Le dossier vert – à ma main gauche, étant assis.

(Gudin, ayant trouvé ce manuscrit, reparaît à la porte. Il le tient dans ses mains.)

GUDIN. – « Le Barbier de Séville » ?

(Il le feuillette comme s’il le faisait machinalement.)

BEAUMARCHAIS. – Oui. Je ne sais même pas si jamais je la ferai jouer – car ce qui me passionne au-delà de tout, c’est ce procès – qui doit venir dans deux semaines – et que je plaide par écrit – dans la crainte où je suis d’être assassiné d’ici là.

GUDIN. – ?

BEAUMARCHAIS. – Ils en sont bien capables, allez – car ils n’ignorent pas que je dis, là, des vérités qui vont déchaîner des colères.

GUDIN. – J’en vois de ce côté qui pourraient bien, je pense, en déchaîner aussi.

(Il fait allusion au manuscrit qu’il continue de parcourir.)

BEAUMARCHAIS. – Oui, sans doute – mais, là, je joue avec le feu – tandis qu’ici, Gudin, je mets le feu aux poudres.

(Gudin est allé remettre à sa place le manuscrit – puis il revient.)

Et je n’aurais rien d’autre en tête, en ce moment, si je n’étais amoureux fou d’une créature ravissante – et qui serait en vérité parfaite si elle consentait à demeurer frivole. Mais elle est de ces femmes qui se donnent à vous en cinq minutes – et qui veulent pourtant qu’on les prenne au sérieux. Si bien que, de temps à autre, on est obligé de leur demander : « Est-ce que nous faisons l’amour parce que nous nous aimons – ou bien nous aimons-nous parce que nous faisons l’amour ? »

GUDIN. – Le principal en l’occurrence est qu’elle soit jolie – comme elle l’est.

BEAUMARCHAIS. – Quoi – vous la connaissez ?

GUDIN. – Je l’ai applaudie souvent.

BEAUMARCHAIS. – Mademoiselle Ménard ?

GUDIN. – Ah ! C’est Mademoiselle Ménard ?

BEAUMARCHAIS. – Vous ne le saviez pas ?

GUDIN. – Je voulais vous le faire dire.

BEAUMARCHAIS. – Il fallait me le demander – car tout Paris le sait, hormis son protecteur, un certain Duc de Chaulnes, grande brute avinée qui me croit son ami – son ami à lui.

(Après un instant très court de réflexion, il ajoute :)

Ah ! Çà, mais – dites-moi donc, Monsieur Gudin, je suis en train de vous confier bien des secrets – et, d’ordinaire, cela ne se fait qu’entre amis très intimes.

GUDIN. – Je suis de cet avis.

BEAUMARCHAIS. – Il faut mettre à cela bon ordre – et tout de suite encore – et, dans ces conditions, nous devons nous tutoyer, Gudin, dorénavant – et je l’envisage d’autant mieux que tu m’as laissé te raconter ma vie, sans même avoir fait mine de me raconter la tienne – ce qui est d’un véritable ami. Tu es un véritable ami, Gudin – et j’en use aussitôt pour te dire : « À présent, laisse-moi travailler ! ».

(Gudin se lève – et tous deux se serrent la main.)

Viens me prendre à six heures, ici, demain, sans faute – et nous irons souper ensemble au cabaret.

GUDIN. – À demain.

BEAUMARCHAIS. – Gustave, accompagnez mon vieil ami Gudin.

(Et il s’est déjà remis au travail – tandis que Gustave accompagne Gudin.

À ce moment, on sonne.)

Il sonne pour sortir – c’est un original !

(Sur un signe de son maître, André a posé sur la table, auprès de lui, cette poularde dont sans doute il veut manger encore.

Par la porte restée ouverte et, sans avoir pris le temps de se faire annoncer, Mademoiselle Ménard est entrée. Elle fait le tour de la table en courant et se jette dans les bras de Beaumarchais – qui la prend sur ses genoux.

Les deux valets se sont discrètement retirés.)

MADEMOISELLE MÉNARD . – Je n’en peux plus, je n’en peux plus – et je viens me blottir dans tes bras !… Protège-moi, sauve-moi – débarrasse-moi de ce monstre – car c’est un monstre ! Il n’en est plus à nous soupçonner maintenant, il est convaincu que je suis ta maîtresse – il en est mieux que convaincu : il le sait !

BEAUMARCHAIS. – Mais – comment peut-il le savoir ?

MADEMOISELLE MÉNARD . – Oh ! Voyons : tu sais bien comment sont les gens !

BEAUMARCHAIS. – Quels gens ?

MADEMOISELLE MÉNARD . – Les gens qu’on pousse à bout. Il arrive un moment… où ça éclate, qu’est-ce que tu veux !

BEAUMARCHAIS. – Mais – de quelles gens parles-tu ?

MADEMOISELLE MÉNARD . – De moi. Ç’a éclaté.

BEAUMARCHAIS. – Ah ! C’est toi qui le lui as dit ?

MADEMOISELLE MÉNARD . – Oui. Il fallait en finir.

BEAUMARCHAIS. – Et tu penses que c’était la meilleure façon d’en finir ?

MADEMOISELLE MÉNARD . – Oui – parce que ça l’a mis dans un état !

BEAUMARCHAIS. – Je m’en doute.

MADEMOISELLE MÉNARD . – Oh ! Non – tu ne peux pas t’en faire idée. Il a tout cassé chez moi, c’est bien simple – et je l’ai laissé faire – pour que sa colère tombe, tu comprends ? À telles enseignes que maintenant, s’il vient chez toi…

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Tu crois que…

MADEMOISELLE MÉNARD . – Certainement. Il sera du moins calmé. Je suis payée pour le connaître !

BEAUMARCHAIS, – Ce n’est pas à toi de le dire.

(Tout en parlant – et ayant emprunté sa fourchette à Beaumarchais – elle a prélevé quelques menus morceaux de blanc sur la poularde. Mais voilà qu’on entend des coups violents frappés à la porte d’entrée.)

BEAUMARCHAIS. – Gustave !

(Paraît Gustave.)

Si c’est Monsieur le Duc de Chaulnes, vous lui direz que je suis sorti.

GUSTAVE. – Bien, Monsieur.

(Exit Gustave.)

BEAUMARCHAIS, qui ne voit plus Mademoiselle Ménard. – Où es-tu, toi ?

LA VOIX DE MADEMOISELLE MÉNARD . – Sous la table.

(Elle est effectivement sous la table.)

LA VOIX DE GUSTAVE, venant de l’antichambre. – Monsieur de Beaumarchais n’est pas chez lui, Monsieur…

(Mais le Duc de Chaulnes est entré déjà.)

LE DUC. – Misérable !

(Il s’élance vers Beaumarchais qui, se levant soudain, arrache une épée à une panoplie – prêt à se défendre.)

Tu oses lever la main sur un Duc et Pair de France !

BEAUMARCHAIS. – Oui, quand le Duc et Pair de France se conduit comme un charretier !

LE DUC. – Tu vas mourir !

BEAUMARCHAIS. – Je ne crois pas !

(Le Duc, herculéen, arrache cette épée des mains de Beaumarchais.

Aux cris qu’ils poussent tous les deux – ou plutôt : tous les trois, car Mademoiselle Ménard s’en mêle et elle essaye d’attraper le Duc par une jambe – aux cris qu’ils poussent, accourent le Valet, le Chef, le Maître d’Hôtel et une autre servante encore de Beaumarchais. Ils s’appliquent à séparer les combattants. Au cours de la mêlée, André a brisé l’épée dont s’était emparé le Duc.

Celui-ci en brandit, alors, le pommeau et il en porte un coup violent à son adversaire. Beaumarchais, atteint au front, a bientôt le visage inondé de sang. Protégé par ses serviteurs, il noue son mouchoir autour de sa tête. André lui glisse à l’oreille :)

ANDRÉ. – Paul est allé chercher le Commissaire.

(Le Duc, suant, soufflant, et dont les vêtements sont déchirés, prend une détermination soudaine – et bien imprévue : il s’assied à la place de Beaumarchais et, s’étant saisi d’une cuisse de la poularde, il la dévore à pleines dents.)

LE DUC. – Mes compliments à votre chef – cette volaille est délectable !

(Mais – courte trêve – le Duc, apercevant au bord du plat le grand couteau à découper, il l’empoigne aussitôt.)

Maintenant, quant à vous, je vais vous étriper comme on étripe un bœuf !

(Et l’on a l’impression qu’il va vraiment le faire. Il est debout, terrifiant. Beaumarchais s’est armé d’un yatagan pris à la panoplie par le Maître d’Hôtel.

Ils se poursuivent à présent tout autour de la table – et Beaumarchais va être atteint, mais on entend un aboiement et le Duc pousse un cri – il vient d’être mordu au mollet par Mademoiselle Ménard.)

LE DUC. – Aïe !… Oh ! La sale bête !

(C’est alors que la porte s’ouvre – et que Paul, le cocher, introduit M. le Commissaire Chenu.)

PAUL. – Voici Monsieur le Commissaire.

(Deux sbires en uniforme accompagnent le Commissaire. Ils s’emparent des combattants,

ET

LE RIDEAU SE FERME

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