Dans le même décor – trois heures plus tard.
Gudin entre sans faire de bruit. Il cherche des yeux son ami. Il voit qu’il dort à poings fermés sur le canapé. Il s’en approche. Beaumarchais a quelque chose entre les mains – un manuscrit. Gudin le prend.
GUDIN. – « Le Barbier de Séville » – tiens !
(Il le repose auprès de lui. Beaumarchais ouvre alors les yeux – et, du regard, il le questionne.)
GUDIN. – Tu es condamné au blâme.
(Beaumarchais, très calme, se lève et – selon son habitude – il va marcher de long en large.)
BEAUMARCHAIS. – Madame Goëzman ?
GUDIN. – Condamnée comme toi.
BEAUMARCHAIS. – Et lui ?
GUDIN. – Qui – Goëzman ?… Hors de cour.
BEAUMARCHAIS. – C’est-à-dire ?
GUDIN. – Chassé.
BEAUMARCHAIS. – Ah – ah ?
GUDIN. – Oui.
BEAUMARCHAIS. – Et mes quinze louis ?
GUDIN. – Donnés aux pauvres.
BEAUMARCHAIS. – Et l’assistance ?
GUDIN. – Hurlante – et je l’ai fuie, tu le penses bien.
BEAUMARCHAIS. – Quelle heure est-il ?
GUDIN. – Minuit vingt.
BEAUMARCHAIS. – Mon Dieu – ç’a duré si longtemps ?
GUDIN. – Oui. Tu as dormi ?
BEAUMARCHAIS. – Grâce au « Barbier » – je l’ai relu.
GUDIN. – Et c’est lui qui t’a fait dormir ?
BEAUMARCHAIS. – Oui, parce qu’il m’a tranquillisé. C’est beaucoup mieux que je ne pensais.
GUDIN. – Et, s’il t’a fait dormir, c’est sur tes deux oreilles, en somme.
BEAUMARCHAIS. – Oui. C’est loin d’être parfait – mais c’est jouable, en tous cas. Je ne sais pas s’il me fera vivre un jour – mais, déjà, le voilà qui m’empêche de me tuer.
(On sonne.)
As-tu le sentiment que je vais être arrêté ?
GUDIN. – Oh ! Certainement pas. Tu seras convoqué sans doute dans deux jours.
(Gustave est entré – et il présente une lettre à Beaumarchais.)
BEAUMARCHAIS. – Il n’y a pas de réponse ?
GUSTAVE. – Non, Monsieur.
(Gustave sort. Beaumarchais a décacheté la lettre et il la lit.)
BEAUMARCHAIS. – Quoi ?… Le Prince de Monaco m’invite à déjeuner demain !… Qu’est-ce que cela veut dire ?
GUDIN. – Qu’il n’attache pas au blâme une grande importance.
(On entend alors crier dans la cour.)
BEAUMARCHAIS. – On crie dehors !
GUDIN. – Laisse crier la foule. Tu as ça !
(Il veut parler de la lettre reçue à l’instant.)
BEAUMARCHAIS. – Je préférerais… avoir les deux.
(Gustave entre et annonce :)
GUSTAVE. – Son Altesse Monseigneur le Prince de Conti.
(Le Prince de Conti paraît et va à Beaumarchais les bras ouverts.)
LE PRINCE DE CONTI. – Venez qu’on vous embrasse !… Mon ami, quel triomphe !… Le Parlement Maupeou s’effondre grâce à vous – et vous allez connaître une gloire inouïe !
(Sont entrés avec lui quatre gentilshommes et deux dames qui viennent féliciter Beaumarchais. Ils sont dans l’enthousiasme.)
PREMIER GENTILHOMME. – Il y a mille personnes en bas qui vous réclament !
BEAUMARCHAIS. – En êtes-vous bien sûr ?
PREMIÈRE DAME. – Ouvrez votre fenêtre – ils vont vous acclamer.
DEUXIÈME GENTILHOMME. – Les juges sont partis conspués par la foule – et ils se sont réfugiés dans les caves du Palais de Justice.
(Beaumarchais a ouvert une fenêtre – et sitôt qu’il s’y montre, on entend une clameur qui monte de la cour.)
LA FOULE. – Vive Beaumarchais !
TROISIÈME GENTILHOMME. – Oui, mais quand même il est blâmé – c’est bien dommage !
DEUXIÈME DAME. – Qu’est-ce que c’est que d’être blâmé ?
PREMIER GENTILHOMME. – C’est ignominieux ! On vous fait mettre à genoux et l’on vous dit : « La Cour te blâme et te déclare infâme. »
TOUS. – Oh !
LA VOIX DU PEUPLE. – Vive la liberté !
LE PRINCE DE CONTI, à Beaumarchais. – Vous en faites de belles !
(Beaumarchais referme la fenêtre – et tous prennent congé de lui.
Les ayant remerciés de la visite qu’ils lui ont faite, Beaumarchais les accompagne – et Gudin reste seul un instant.
Beaumarchais, de retour, tombe dans les bras de son ami.)
GUDIN. – Es-tu heureux ?
BEAUMARCHAIS. – Presque.
(On sonne.)
Tiens !
(Gustave ouvre la porte. Il laisse entrer une femme jeune et jolie – puis il se retire.
Elle n’est pas seulement jolie et jeune, cette femme, elle est altière et distinguée. C’est Madame Willermaulaz.
Elle se laisse regarder – puis, elle sourit à Beaumarchais et lui déclare :)
MADAME WILLERMAULAZ. – J’aimerais savoir jouer de la harpe. Ne voudriez-vous pas me donner des leçons ?
(Elle ajoute aussitôt :)
Si j’avais votre esprit, j’aurais trouvé sans doute un prétexte meilleur.
(Et, enfin, elle avoue :)
J’ai passé ma journée au Palais de Justice – et j’aimerais passer ma nuit auprès de vous.
(Beaumarchais n’est pas homme à s’en étonner.)
Je me suis dit : « Ce soir, il faut qu’il ait tout » – et, comme je n’ai pas une amie qui me vaille, je suis venue moi-même.
(Gudin commence à se demander s’il n’est pas de trop.)
Vous devez bien penser que, pour agir ainsi, il faut que je sois quelqu’un de bien – sans quoi je serais quelqu’un de tellement mal !
(Et, d’ailleurs, elle se présente :)
Marie-Thérèse Willermaulaz – dont le rêve serait de faire votre bonheur. Si vous avez encore des combats à livrer, des heures sombres à vivre, vous aurez, là, mon cœur – et ce que j’ai d’intelligence. Il n’y a pas que vous qui soyez courageux, vous savez !
(On la sent résolue et sincère.)
Vous avez retourné tantôt l’opinion publique en nous montrant ce que pourrait être un jour la liberté – vous méritez qu’on vous adore. C’était sublime – et sans cesser pourtant d’être spirituel. L’histoire des quinze louis – ah ! quel coup de théâtre !… Pour évincer le parlement ancien, il avait fallu Louis XV – quinze louis ont suffi pour sabrer le nouveau.
BEAUMARCHAIS. – Vous voyez qu’il ne valait pas cher !
MARIE-THÉRÈSE. – Vous voulez bien de moi ?
BEAUMARCHAIS. – Et je n’en veux plus d’autre.
(Il lui a tendu ses mains – et Gudin disparaît comme par enchantement.)
BEAUMARCHAIS. – C’est la troisième fois qu’on me demande en mariage.
MARIE-THÉRÈSE. – Mais – ce n’est pas cela que je vous demande. On prétend que vous avez tué vos deux premières femmes – et « jamais deux sans trois », dit-on – alors, épargnez-moi, soyez bon, généreux – et ne m’épousez pas.
BEAUMARCHAIS. – Alors, vous voulez donc que ce soit pour la vie ?
(Il l’étreint – et leurs bouches se rencontrent.)
BEAUMARCHAIS. – Miracle de l’amour – j’ai trouvé !
MARIE-THÉRÈSE. – Quoi ?
BEAUMARCHAIS. – Ce qu’il me reste à faire. Vous m’accompagnerez demain jusqu’à Versailles ?
MARIE-THÉRÈSE. – Avec plaisir.
BEAUMARCHAIS. – Soyez ici chez vous.
(Et, l’ayant fait asseoir sur le canapé, il se tient auprès d’elle.
Elle voit le manuscrit du « Barbier » qu’il avait laissé là.)
MARIE-THÉRÈSE. – « Le Barbier de Séville » ?
BEAUMARCHAIS. – Oui – vous venez peut-être un peu tard dans ma vie – mais j’ai l’impression que vous arrivez bien.
(Il la prend dans ses bras.)
ET LE RIDEAU SE FERME