Le cabinet de travail de Beaumarchais.
La scène est vide – quand paraît Beaumarchais, que Gudin accompagne.
GUDIN. – Le jugement sera rendu ce soir.
BEAUMARCHAIS. – Je le vomis d’avance. Tu sais à quoi je me suis exposé, n’est-ce pas ?… À être blâmé – et si je suis blâmé, je me brûle la cervelle.
(Gudin entend cela sans broncher.)
Tu ne le crois pas ?
GUDIN. – Non.
BEAUMARCHAIS. – Pourquoi ?
GUDIN. – Parce que la vie et toi, vous êtes amant et maîtresse.
BEAUMARCHAIS. – Et ! Bien, mais – cela se quitte, une maîtresse, quand elle vous trahit.
GUDIN. – Nous en reparlerons ce soir.
(Beaumarchais s’est mis à marcher de long en large.)
Est-ce que tu as des nouvelles de Voltaire ?
BEAUMARCHAIS. – Non.
(Ils restent un instant silencieux l’un et l’autre.)
GUDIN. – Et Mademoiselle Ménard… ?
BEAUMARCHAIS. – Je m’en soucie fort peu.
(Il ne pense effectivement qu’à lui.)
GUDIN. – T’a-t-on parlé de l’Amérique ?
BEAUMARCHAIS. – Non – et ce n’est d’ailleurs pas le moment de m’en parler. Perds tout espoir de me distraire, tu sais.
(Un temps.)
Et qu’est-ce qu’on aurait pu m’en dire ?
GUDIN. – De quoi ?
BEAUMARCHAIS. – De l’Amérique.
GUDIN. – Que ç’allait mal, là-bas.
BEAUMARCHAIS. – Pour qui ?
GUDIN. – Pour les Anglais.
(Malgré lui, Beaumarchais s’intéresse à la chose.)
BEAUMARCHAIS. – On en est sûr ?
GUDIN. – Certain.
BEAUMARCHAIS. – Espérons-le.
GUDIN. – Pourquoi ?
BEAUMARCHAIS. – Parce que – si ç’allait bien pour les Anglais, ça n’irait pas très bien pour nous. C’est dommage, mais c’est ainsi.
(Il y pense – puis, de nouveau, repense à lui.)
Quelle heure as-tu ?
GUDIN. – Neuf heures moins dix. Ne sois pas impatient – ils ne rendront pas leur jugement avant onze heures.
BEAUMARCHAIS. – Tu le sais ?
GUDIN. – J’ai tout lieu de le croire.
(Un temps.)
BEAUMARCHAIS. – Mais – qui t’a dit que ç’allait mal pour les Anglais en Amérique ?
GUDIN. – Bradley, qui est revenu de Londres il y a deux jours. Il avait assisté au procès de Benjamin Franklin devant la Commission des Lords. Wedderburn l’a insulté pendant trois longues heures – et, finalement ils l’ont révoqué.
BEAUMARCHAIS. – Alors, pendant qu’on m’injuriait ici – on insultait là-bas cet homme de génie.
GUDIN. – Te voilà consolé – un peu.
BEAUMARCHAIS. – Non, mais édifié – beaucoup. Ce que tu viens de m’apprendre est important, d’ailleurs – car on peut estimer qu’à dater d’aujourd’hui Franklin n’est plus Anglais – et que, en conséquence, il n’y aura bientôt plus là-bas que les Américains. Je n’en fais plus maintenant pour eux qu’une question de cimetières.
GUDIN. – De cimetières ?
BEAUMARCHAIS. – Oui. Quand, tous, ils auront leurs grands-pères enterrés auprès d’eux – leurs noms s’effaceront d’eux-mêmes sur les tombes qu’ils ont encore en Angleterre. Est-ce que tu es certain que ta montre va bien ?
GUDIN. – Elle marque toujours des heures invraisemblables.
BEAUMARCHAIS. – Fais voir.
(Gudin passe à Beaumarchais sa montre. Celui-ci l’ouvre et l’examine.)
Tu me rajeunis de vingt-cinq ans. Oui, elle va – comme si je l’avais faite.
(Il rend sa montre à Gudin.)
Sais-tu s’il est encore à Londres ?
GUDIN. – Qui ?
BEAUMARCHAIS. – Franklin.
GUDIN. – Je peux le demander à Bradley.
BEAUMARCHAIS. – Fais-le.
(Un temps.)
Si tu y allais ?
GUDIN. – À Londres ?
BEAUMARCHAIS. – Non, au Palais de Justice.
GUDIN. – J’y vais.
BEAUMARCHAIS. – Merci.
GUDIN, sur le seuil de la porte. – Est-ce que je peux te donner un conseil ?… Travaille à ton « Barbier » – et réussis-le bien. C’est encore ce qui peut les ennuyer le plus.
(Beaumarchais, resté seul, fait quelques pas encore, puis il se laisse tomber lourdement sur un canapé.)
ET LE RIDEAU SE FERME