Sixième tableau

Le cabinet de travail de Beaumarchais.

La scène est vide – quand paraît Beaumarchais, que Gudin accompagne.

GUDIN. – Le jugement sera rendu ce soir.

BEAUMARCHAIS. – Je le vomis d’avance. Tu sais à quoi je me suis exposé, n’est-ce pas ?… À être blâmé – et si je suis blâmé, je me brûle la cervelle.

(Gudin entend cela sans broncher.)

Tu ne le crois pas ?

GUDIN. – Non.

BEAUMARCHAIS. – Pourquoi ?

GUDIN. – Parce que la vie et toi, vous êtes amant et maîtresse.

BEAUMARCHAIS. – Et ! Bien, mais – cela se quitte, une maîtresse, quand elle vous trahit.

GUDIN. – Nous en reparlerons ce soir.

(Beaumarchais s’est mis à marcher de long en large.)

Est-ce que tu as des nouvelles de Voltaire ?

BEAUMARCHAIS. – Non.

(Ils restent un instant silencieux l’un et l’autre.)

GUDIN. – Et Mademoiselle Ménard… ?

BEAUMARCHAIS. – Je m’en soucie fort peu.

(Il ne pense effectivement qu’à lui.)

GUDIN. – T’a-t-on parlé de l’Amérique ?

BEAUMARCHAIS. – Non – et ce n’est d’ailleurs pas le moment de m’en parler. Perds tout espoir de me distraire, tu sais.

(Un temps.)

Et qu’est-ce qu’on aurait pu m’en dire ?

GUDIN. – De quoi ?

BEAUMARCHAIS. – De l’Amérique.

GUDIN. – Que ç’allait mal, là-bas.

BEAUMARCHAIS. – Pour qui ?

GUDIN. – Pour les Anglais.

(Malgré lui, Beaumarchais s’intéresse à la chose.)

BEAUMARCHAIS. – On en est sûr ?

GUDIN. – Certain.

BEAUMARCHAIS. – Espérons-le.

GUDIN. – Pourquoi ?

BEAUMARCHAIS. – Parce que – si ç’allait bien pour les Anglais, ça n’irait pas très bien pour nous. C’est dommage, mais c’est ainsi.

(Il y pense – puis, de nouveau, repense à lui.)

Quelle heure as-tu ?

GUDIN. – Neuf heures moins dix. Ne sois pas impatient – ils ne rendront pas leur jugement avant onze heures.

BEAUMARCHAIS. – Tu le sais ?

GUDIN. – J’ai tout lieu de le croire.

(Un temps.)

BEAUMARCHAIS. – Mais – qui t’a dit que ç’allait mal pour les Anglais en Amérique ?

GUDIN. – Bradley, qui est revenu de Londres il y a deux jours. Il avait assisté au procès de Benjamin Franklin devant la Commission des Lords. Wedderburn l’a insulté pendant trois longues heures – et, finalement ils l’ont révoqué.

BEAUMARCHAIS. – Alors, pendant qu’on m’injuriait ici – on insultait là-bas cet homme de génie.

GUDIN. – Te voilà consolé – un peu.

BEAUMARCHAIS. – Non, mais édifié – beaucoup. Ce que tu viens de m’apprendre est important, d’ailleurs – car on peut estimer qu’à dater d’aujourd’hui Franklin n’est plus Anglais – et que, en conséquence, il n’y aura bientôt plus là-bas que les Américains. Je n’en fais plus maintenant pour eux qu’une question de cimetières.

GUDIN. – De cimetières ?

BEAUMARCHAIS. – Oui. Quand, tous, ils auront leurs grands-pères enterrés auprès d’eux – leurs noms s’effaceront d’eux-mêmes sur les tombes qu’ils ont encore en Angleterre. Est-ce que tu es certain que ta montre va bien ?

GUDIN. – Elle marque toujours des heures invraisemblables.

BEAUMARCHAIS. – Fais voir.

(Gudin passe à Beaumarchais sa montre. Celui-ci l’ouvre et l’examine.)

Tu me rajeunis de vingt-cinq ans. Oui, elle va – comme si je l’avais faite.

(Il rend sa montre à Gudin.)

Sais-tu s’il est encore à Londres ?

GUDIN. – Qui ?

BEAUMARCHAIS. – Franklin.

GUDIN. – Je peux le demander à Bradley.

BEAUMARCHAIS. – Fais-le.

(Un temps.)

Si tu y allais ?

GUDIN. – À Londres ?

BEAUMARCHAIS. – Non, au Palais de Justice.

GUDIN. – J’y vais.

BEAUMARCHAIS. – Merci.

GUDIN, sur le seuil de la porte. – Est-ce que je peux te donner un conseil ?… Travaille à ton « Barbier » – et réussis-le bien. C’est encore ce qui peut les ennuyer le plus.

(Beaumarchais, resté seul, fait quelques pas encore, puis il se laisse tomber lourdement sur un canapé.)

ET LE RIDEAU SE FERME

Share on Twitter Share on Facebook