Dernier tableau Devant le tribunal de l’immortalité

Sont assis, aux deux tiers d’une longue table, recouverte d’un tapis rouge, Colletet, Desmarets, Gombaud, Bois-Robert, Saurin, Danchet et Campistron, qui préside. Une chaise est libre en face d’eux.

CAMPISTRON. – Messieurs, si le Comité d’Épuration des Auteurs Dramatiques se réunit d’urgence aujourd’hui, c’est à seule fin d’examiner un cas qui nous est apparu, loin d’être négligeable. Hier, est mort à Paris, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

TOUS. – Ah !

CAMPISTRON. – Oui. Le personnage est d’importance – tant par sa notoriété…

COLLETET. – Regrettable, ô combien !

DESMARETS. – Je suis de votre avis.

CAMPISTRON, continuant. –… que par son caractère…

GOMBAUD. – Encombrant.

BOIS-ROBERT. – Sarcastique.

SAURIN. – Odieux.

DANCHET. – Haïssable !

CAMPISTRON. – Dans les dispositions d’esprit où je vous vois, Messieurs, allons-nous lui ouvrir les portes de l’Immortalité ? Telle est la question qui se pose.

COLLETET. – Elle ne se pose pas, Monsieur le Président.

DESMARETS. – Monsieur de Beaumarchais ferait mauvaise figure parmi les Immortels.

GOMBAUD. – Nous l’estimons…

CAMPISTRON. – Vous l’estimez ?

GOMBAUD. – Nous l’estimons indésirable.

BOIS-ROBERT. – Souillé.

SAURIN. – Taré.

DANCHET. – Indigne.

CAMPISTRON. – Nous sommes tous d’accord, Messieurs – j’en suis charmé.

(Il agite sa sonnette. Un huissier paraît.)

CAMPISTRON. – Faites entrer Monsieur de Beaumarchais.

(Ces messieurs se préparent à lui faire un accueil glacial.

Entre Beaumarchais. Campistron l’invite à s’asseoir sur la chaise qui leur fait à tous vis-à-vis.

Beaumarchais les salue en souriant – puis il s’assied.)

CAMPISTRON. – Monsieur de Beaumarchais, vous comparaissez aujourd’hui devant le Tribunal de l’Immortalité.

BEAUMARCHAIS. – Vous êtes ce Tribunal ?

COLLETET. – Nous en sommes l’émanation la plus active.

DESMARETS. – Car nous lui préparons sa tâche.

GOMBAUD. – En épurant les nôtres.

BEAUMARCHAIS. – Vous filtrez vos confrères ?

CAMPISTRON. – Exactement, Monsieur.

BEAUMARCHAIS. – Besogne assez infâme, il faut en convenir – et j’aimerais savoir qui vous êtes, Messieurs ?

(Les Membres du Comité d’Épuration, hostiles dès l’abord, sont maintenant hors d’eux.)

BOIS-ROBERT, se présentant. – Bois-Robert, auteur dramatique, Membre de l’Académie Française.

BEAUMARCHAIS. – Bois – comment ?

BOIS-ROBERT, – Bois-Robert.

SAURIN, se présentant. – Saurin.

BEAUMARCHAIS. – Serin ?

SAURIN, se présentant. – Non Saurin – auteur dramatique, Membre de l’Académie Française.

DANCHET, se présentant. – Danchet.

BEAUMARCHAIS, cherchant à se souvenir. – Danchet ?

DANCHET. – De l’Académie Française.

BEAUMARCHAIS. – Ah – je me demandais pourquoi votre nom ne me disait rien. Auteur dramatique ?

DANCHET. – Mais oui.

CAMPISTRON, se nommant. – Campistron.

BEAUMARCHAIS. – Je l’ignore.

CAMPISTRON. – Non – je dis : Campistron, poète dramatique, Membre de l’Académie Française.

BEAUMARCHAIS. – C’est bon à savoir.

DESMARETS, se présentant. – Desmarets, auteur dramatique, Membre de l’Académie Française.

BEAUMARCHAIS, très étonné. – Non ?

DESMARETS. – Mais si.

COLLETET, se présentant. – COLLETET.

BEAUMARCHAIS. – Le chimiste ?

COLLETET. – Mais non – l’auteur, Membre de l’Académie Française.

BEAUMARCHAIS. – Bien entendu.

GOMBAUD, se présentant. – Gombaud, auteur dramatique et Membre de l’Académie Française.

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Bien, mais – j’en apprends des choses aujourd’hui ! Et l’on vous a choisis pour épurer les vôtres ?

TOUS. – Oui.

CAMPISTRON. – Et chaque profession a son Comité propre.

BEAUMARCHAIS. – Voilà bien la malice !… Et il eût été préférable, à mon sens, de confier les peintres aux avocats, les architectes aux médecins – et les critiques aux fossoyeurs.

CAMPISTRON. – Mais, dites-moi, Monsieur – qui donc vous autorise à nous communiquer vos idées personnelles ?

BEAUMARCHAIS. – À vrai dire, personne – mais, du moins, me permettrez-vous de m’étonner de l’absence en ces lieux de Sedaine et de Marivaux. Ils étaient bien auteurs dramatiques l’un et l’autre – et, tous deux, ils étaient de votre Académie – n’est-ce pas ?

CAMPISTRON. – Sedaine et Marivaux… heu… se sont récusés.

COLLETET. – Ils préfèrent n’être pas membres du Comité d’Épuration.

BEAUMARCHAIS. – Je les reconnais bien là : ce sont de grands auteurs.

CAMPISTRON. – Abordons la question…

GOMBAUD. –… brûlante, s’il en fut, de votre admission.

CAMPISTRON. – Monsieur, quels sont vos titres à l’Immortalité ?

BEAUMARCHAIS. – Mes titres ?… Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro.

CAMPISTRON. – Soit – et vos comédies sont verveuses, en effet…

COLLETET. – Encore que triviales.

BOIS-ROBERT. – Mais – laissons de côté l’auteur – et regardons l’homme privé…

DESMARETS, finement. –… qui s’est trouvé mêlé à bien des aventures.

BEAUMARCHAIS. – Les gens aventureux passent aux yeux des méchants pour des aventuriers.

CAMPISTRON, aux siens. – Laissons-le s’accuser lui-même, voulez-vous.

(À Beaumarchais.)

Comment vous êtes-vous comporté durant votre existence ?

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Mon Dieu, le plus intelligemment possible. J’ai mis les bouchées doubles en toutes circonstances – et je n’ai pas un seul instant cessé de vivre.

DANCHET. – Nous croyons cependant savoir que vous vous êtes suicidé.

BEAUMARCHAIS. – Oh ! Mais c’est une invention diabolique et franchement absurde !… Je suis sorti de la vie à mon insu – comme j’y étais entré. Mais vais-je m’étonner de cette calomnie ?… Non – car je dois m’attendre à tout – ayant été l’homme le plus haï et le plus adoré du XVIIIe siècle !… Avec de la gaieté – et même de la bonhomie, j’ai eu des ennemis sans nombre – et n’ai pourtant croisé la route de personne. Or, j’ai trouvé la cause de tant d’inimitiés. Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instruments, mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens – les musiciens m’ont détesté. J’ai inventé quelques bonnes machines, mais je n’étais pas du corps des mécaniciens – et l’on a dit du mal de moi. Je faisais des vers et des chansons, mais qui m’eût reconnu pour poète ? – j’étais le fils d’un horloger ! N’aimant pas le jeu de loto, j’ai fait des pièces de théâtre, mais on disait : « De quoi se mêle-t-il ? Ce n’est pas un auteur, car il fait d’immenses affaires ». Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés. Les avocats se sont écriés : « Peut-on souffrir qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison ! » J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin, mais l’on disait encore : « De quoi se mêle-t-il, puisqu’il n’est point financier ? » Luttant contre tous les pouvoirs, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire – mais je n’étais pas imprimeur et j’ai eu tous les marchands pour adversaires. J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde – mais je ne m’étais point déclaré négociant. J’ai eu quarante navires à la fois sur la mer – mais, n’étant pas un armateur, on m’a dénigré dans nos ports. Un vaisseau de guerre à moi de cinquante-deux canons a eu l’honneur de combattre en ligne avec ceux de Sa Majesté, mais regardé comme un intrus, j’y ai gagné de perdre ma flottille ! De tous les Français, quels qu’ils soient, je suis celui qui a fait le plus pour la liberté de l’Amérique – mais je n’étais point classé parmi les négociateurs…

BOIS-ROBERT. – Or donc, qui étiez-vous ?

BEAUMARCHAIS. – Je n’étais rien que moi, et moi tel que je suis : resté libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, faisant tête à tous les orages, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomniées, mais heureux dans mon intérieur, n’ayant jamais été d’aucune coterie, ni littéraire, ni politique, n’ayant fait de cour à personne, et partant, repoussé de tous.

CAMPISTRON. – Oui – repoussé de tous, mais enchanté de vous !

COLLETET. – Sévère avec autrui – mais indulgent à votre égard !

BEAUMARCHAIS. – J’ai voulu, sur ce point, vous ressembler, Messieurs.

(Mouvement général.)

CAMPISTRON. – Laissez-moi le confondre. Vous vous appelez Caron – vous vous êtes offert le nom de Beaumarchais – vous avez pris celui de Monsieur de Ronac – et vous êtes devenu Roderigue Hortalez ! Vous vous êtes donc fait connaître sous quatre noms différents !

BEAUMARCHAIS. – Je n’en devrais avoir que plus de mérite encore à vos yeux. Quatre noms – pensez donc ! – quand il n’est déjà pas facile, n’est-ce pas, d’en faire connaître un seul ?

BOIS-ROBERT. – C’en est assez, Monsieur. Nous-mêmes, accusons-le. Vous avez reçu de l’argent du Banquier Pâris-Duverney !

BEAUMARCHAIS – J’aimerais savoir de qui vous en avez refusé !

DESMARETS. – Vous avez tué un homme en duel !

BEAUMARCHAIS. – Et l’idée ne vous vient pas de m’envoyer vos témoins ?

GOMBAUD. – Vous trouvant, un jour, à Madrid, vous avez offert votre maîtresse au Roi d’Espagne.

BEAUMARCHAIS. – Je me suis toujours sacrifié pour mon pays, car je ne l’offrais pas, cette femme ravissante – je l’échangeais contre la concession du commerce exclusif de la Louisiane à une Compagnie française établie sur le modèle de la Compagnie des Indes.

DANCHET. – Vous avez vendu à l’Amérique des fusils, des canons, de la poudre…

BEAUMARCHAIS. – Et je n’ai pas encore été payé.

SAURIN. – Vous fûtes insolent.

BEAUMARCHAIS. – Et je le suis resté.

BOIS-ROBERT. – Et combien vaniteux !… Vous avez dit un jour que vous étiez le premier poète de Paris !

BEAUMARCHAIS. – Oh – j’ai dit que j’étais le premier poète de Paris… en entrant par la porte Saint-Antoine.

DANCHET. – Oui, oh ! vous êtes malin !

BEAUMARCHAIS. – Là, je n’en faisais vraiment qu’une question d’adresse !

COLLETET. – Vous ne nierez pas que vous êtes fat.

BEAUMARCHAIS. – Mettez-vous à ma place, Messieurs.

CAMPISTRON. – Oui, vous êtes sûr de vous-même ?

BEAUMARCHAIS. – Je n’aurais pas la sottise de compter sur vous.

CAMPISTRON. – Et vous avez raison, Monsieur de Beaumarchais – car vous ne passerez pas le seuil de l’Immortalité.

L’HUISSIER, paraissant. – Monsieur Molière est là, Messieurs, qui voudrait vous parler.

TOUS. – Molière !

CAMPISTRON. – Messieurs, nous avons tous ici le même sentiment à l’égard de Molière – mais n’oublions pas qu’il n’a pas été de l’Académie Française.

SAURIN. – « Rien ne manque à sa gloire – il manquait à la nôtre. »

CAMPISTRON. – Saurin, je vous en prie.

SAURIN. – Je n’ai fait qu’un vers fameux – j’aime à le répéter.

(Molière paraît. Tous se lèvent.)

MOLIÈRE. – Je n’ai qu’un mot à dire – ou, plus exactement, je n’ai qu’un geste à faire. Monsieur de Beaumarchais, donnez-moi votre bras.

(Beaumarchais passe son bras sous celui de Molière.)

MOLIÈRE, aux autres. – Essayez donc de nous séparer, maintenant – je vous en défie. Messieurs, si vous retiriez d’une bibliothèque les deux pièces de Beaumarchais, cela ferait un vide affreux que rien ne saurait combler. (À Beaumarchais.) Venez – que je vous présente à Jean de La Fontaine.

RIDEAU

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