Huitième tableau

À Versailles, dans le Salon du Roi.

Sont en scène, au lever du rideau, Louis XV, le Comte de Vergennes et Monsieur de Sartine.

Le Roi est vieux, il est malade, et sa lassitude est extrême. Il parle en évitant de regarder ses interlocuteurs.

LOUIS XV. – Or, Messieurs, ma santé me donne en ce moment de vives inquiétudes – et j’ai résolu de mettre en ordre mes affaires. Me voilà donc contraint de vous faire un aveu. Depuis déjà bien des années, j’entretiens, tant en Angleterre qu’en Autriche, tant en Espagne qu’en Russie, certains agents secrets avec lesquels je corresponds. Ils ont de moi beaucoup de lettres. Ces lettres sont compromettantes. Moi, vivant, elles ne courent pas le risque d’être divulguées – moi, mort, je ne réponds plus de mes agents. Le plus redoutable de tous est, à mon sens, le Sieur d’Éon.

(Étonnement de Sartine et de Vergennes.)

J’ajouterai que ce singulier personnage dont nous ne savons toujours pas s’il est un homme ou une femme, est, de tous mes agents, celui qui, de beaucoup, me fut le plus utile. Intrépide, rusé…

SARTINE. – Hypocrite, menteur…

VERGENNES. – Corrompu…

LOUIS XV, leur coupant la parole. – Je ne crois pas qu’un saint ferait ce métier-là.

(Entre Monsieur de la Borde. Il vient au Roi et lui parle à l’oreille.)

LOUIS XV. – Oui, oui – je sais qu’il est ton protégé.

MONSIEUR DE LA BORDE. – C’est un homme d’un grand mérite.

LOUIS XV. – Eh ! Bien, tu lui diras…

MONSIEUR DE LA BORDE. – Que Votre Majesté le lui dise Elle-même.

LOUIS XV. – Il est là ?

MONSIEUR DE LA BORDE. – Oui.

LOUIS XV. – Qu’il entre.

(Un instant plus tard entre Beaumarchais.)

LOUIS XV. – Vous ne serez point mandé en Chambre du Conseil. Je veux vous éviter cette humiliation. Mais vous allez vous tenir tranquille – n’est-ce pas ? Ce n’est pas le tout d’être blâmé – encore faut-il être modeste.

(Ayant parlé, le Roi tend la main à Beaumarchais.)

Qu’est-ce que vous allez faire ?

BEAUMARCHAIS. – Mais, Sire…

LOUIS XV. – Asseyez-vous.

BEAUMARCHAIS. – Je ne peux plus rien faire. Le blâme est une chose horrible et révoltante. Être frappé d’indignité, ce n’est pas infamant – mais c’est une infamie – car je n’ai plus le droit d’exercer mon métier ni de porter mon nom – toute fonction publique m’est interdite à tout jamais. On me couvre de fleurs, parce que, grâce à moi, le Parlement s’est effondré – mais je ne peux pas me nourrir uniquement de fleurs.

(Vergennes et Sartine, bien à regret, s’éloignent.)

LOUIS XV. – Si vous étiez moins sûr de vous, moins orgueilleux, moins insolent…

BEAUMARCHAIS. – Je n’aurais pas fait tomber le Parlement Maupeou, je ne serais plus Beaumarchais. Sire, entendez-moi bien…

(Beaumarchais s’inquiète de savoir si Vergennes et Sartine ne l’écoutent pas.)

LOUIS XV. – Je vous entends très bien.

BEAUMARCHAIS. – Eux aussi. Parlons bas. Sire, il m’est venu hier au soir une idée étonnante…

LOUIS XV. – Je vous fais confiance.

BEAUMARCHAIS. – Je ne peux plus porter mon nom, je ne peux plus faire mon métier – sous un faux nom, qu’est-ce qu’on peut être ?

LOUIS XV. – ?

BEAUMARCHAIS. – Agent secret. Prenez-moi comme agent secret – sous le nom de Ronac – c’est mon nom retourné : Caron – Ronac. Faites-moi donner ce soir un ordre de mission pour que je me rende en Angleterre – et si j’arrive à temps pour rencontrer le Docteur Franklin, avant huit jours, je remets entre les mains de Votre Majesté un rapport confidentiel – et relatif à l’Amérique. C’est la carte qu’il faut jouer. Sire, l’Amérique vaincra l’Angleterre si nous lui fournissons des armes et de la poudre. Si les Anglais étaient vainqueurs – ou bien s’ils s’entendaient ensemble – ils nous tomberaient dessus. La France ne peut pas s’en désintéresser – ni l’Espagne d’ailleurs – et j’ai, de ce côté, des vues – et quelques chances.

LOUIS XV. – Décidément, ce n’est pas sans raison que vos ennemis vous reprochent de vous mettre volontiers en avant.

BEAUMARCHAIS. – Mes amis également me l’ont fait observer.

LOUIS XV. – Est-ce complètement faux ?

BEAUMARCHAIS. – C’est complètement vrai.

LOUIS XV. – Allons donc ?

BEAUMARCHAIS. – Oui, Sire – mais qu’on ajoute alors que je me mets en avant quand il y a du danger. Sire, me voyez-vous me mettant en arrière – alors que ce qui touche à la gloire et au bonheur de ma patrie épuise toutes mes sensibilités ? Quand nous commettons une faute, j’en ai une colère d’enfant – et, en projet, chaque nuit, je répare nos sottises de la journée !

LOUIS XV. – Quand « nous » commettons une faute ?… Qu’entendez-vous par « nous » ?

BEAUMARCHAIS. – La France.

LOUIS XV. – Alors, c’est vous, la France ?

BEAUMARCHAIS. – Non – mais nous, c’est la France.

LOUIS XV. – Et quand la France fait quelque chose de bien, vous dites encore « nous » ?

BEAUMARCHAIS. – Non – là, je dis : le Roi.

LOUIS XV. – Oh ! Vous n’êtes pas bête !

BEAUMARCHAIS. – Nous sommes quelques-uns qui ne sommes pas bêtes – et qu’on tient à l’écart des affaires publiques.

LOUIS XV. – Vous voudriez qu’on vous consultât ?

BEAUMARCHAIS. – Pourquoi pas. Pourquoi se prive-t-on toujours des lumières de ceux qui font la gloire de la France ?

LOUIS XV. – Vous avez de l’audace.

BEAUMARCHAIS. – Et j’ai le goût du risque.

(Beaumarchais respecte le silence observé un instant par le Roi. Il le croit de bon augure.)

LOUIS XV. – Alors, si je vous demandais de me donner un conseil…

BEAUMARCHAIS. – J’en ai un sur la langue.

LOUIS XV. – Bon. Tirez-moi la langue. Qu’est-ce que je devrais faire ?

BEAUMARCHAIS. – Un geste symbolique : ordonner qu’on démolisse la Bastille.

LOUIS XV. – Vous plaisantez ?

BEAUMARCHAIS. – Non, mais je vais au plus pressé. Elle sera démantelée un jour.

LOUIS XV. – Pour libérer combien de gens ?

BEAUMARCHAIS. – Tous ceux qui n’y sont pas. (Le Roi y pense.)

LOUIS XV. – Pas encore.

BEAUMARCHAIS. – Attendons.

LOUIS XV. – Vous attendrez sans moi. Quand partez-vous pour Londres ?

BEAUMARCHAIS. – Aussitôt que Votre Majesté voudra bien m’en donner l’ordre.

LOUIS XV. – Soit – mais si vous allez à Londres, il vous faudrait en profiter pour voir quelqu’un là-bas…

BEAUMARCHAIS. – Quelqu’un ?

LOUIS XV. – Oui – ou quelqu’une.

(Le Comte de Vergennes et Monsieur de Sartine, inquiets, sont revenus sur leurs pas.)

(Le Roi les interpelle.)

Je charge Beaumarchais de ce dont nous parlions.

(Ils en sont mécontents et surpris.)

LOUIS XV, à l’oreille de Beaumarchais. – Son sexe importe peu d’ailleurs, en l’occurrence. Il faudrait obtenir – à n’importe quel prix…

BEAUMARCHAIS. – À n’importe quel prix – nous pourrons l’obtenir. Il s’agit ?

ET LE RIDEAU SE FERME

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