Neuvième tableau

Chez le Chevalier d’Éon – dans son salon – à Londres. Une servante fait entrer Beaumarchais.

BEAUMARCHAIS. – Et veuillez annoncer le Baron de Ronac.

LA SERVANTE. – Yes, Sir.

(Puis, elle se retire.

Un instant plus tard, paraît le Chevalier d’Éon, revêtu de son uniforme de Capitaine de Dragons, et portant la Croix de Saint-Louis. Il est beau, juvénile, élégant, sûr de lui – d’ailleurs efféminé – et, dès l’abord, « Monsieur de Ronac » est dans le doute.

Il n’en va pas de même du Chevalier d’Éon qui l’accueille en ces termes :)

ÉON. – Monsieur de Beaumarchais !

BEAUMARCHAIS. – Mais…

ÉON. – Oh ! Voyons !… Je suis votre humble serviteur.

BEAUMARCHAIS. – Monsieur le Chevalier d’Éon, je suis votre valet.

(Et ils n’ont l’air de domestiques ni l’un ni l’autre,)

ÉON. – Que c’est une agréable surprise pour moi de vous voir à Londres, Monsieur ! Il est vrai que nous devions finir par nous rencontrer – poussés l’un vers l’autre par cette curiosité naturelle aux animaux extraordinaires !

(Ils se sont assis.)

Donnez-moi vite des nouvelles de France. Le Roi ?

BEAUMARCHAIS. – Hélas !

ÉON. – Vieilli ?

BEAUMARCHAIS. – C’en est la fin.

ÉON. – Déjà. Et le Dauphin ?

BEAUMARCHAIS. – C’est le bon gros garçon…

ÉON. – Et ce n’est pas ce qu’il nous faudrait en ce moment. On tâchera de s’en passer. L’Amérique ?

BEAUMARCHAIS, jouant au plus fin. – L’Amérique ?… On attend.

ÉON. – On a tort – et, à l’heure actuelle, on ne devrait pas s’occuper d’autre chose. Vous, surtout. Et, puisque vous êtes un agent secret du Roi…

BEAUMARCHAIS. – ?

ÉON. – Si, Monsieur de Ronac.

BEAUMARCHAIS. – Mais, je…

ÉON. – Chut – ma police est mieux faite que la vôtre. Et puisque nous sommes entre nous, faites savoir à Sa Majesté que l’Angleterre prépare un nouvel envoi de troupes, car le dernier Congrès de Philadelphie dissimule mal – exprès ! – ses intentions belliqueuses. La France, à mon avis, ne peut pas rester neutre – sinon en apparence – car nous aurions trop à y perdre – et le temps presse, croyez-moi.

BEAUMARCHAIS. – Quelle est votre opinion sur elle ?

ÉON. – Sur elle, qui ?

BEAUMARCHAIS. – L’Angleterre.

ÉON. – J’y vis depuis longtemps – j’ai peur d’être partial. Je ne serais cependant pas surpris de partager la vôtre. Quelle est-elle, votre opinion sur l’Angleterre ?

BEAUMARCHAIS. – Je la respecte, je l’admire…

ÉON. – Votre opinion ?

BEAUMARCHAIS. – Non l’Angleterre – et je l’adorerais pour peu qu’elle nous aimât.

ÉON. – Nous sommes donc d’accord. J’ai pu voir, ici, Franklin la veille de son départ…

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Vous l’avez vu ?

ÉON. – Oui.

BEAUMARCHAIS. – Quel homme est-il ?

ÉON. – De premier ordre. Des vertus – et le sens de l’humour. Et, insulté comme il l’a été récemment ici – considérez bien qu’il mettra l’Amérique en feu en arrivant là-bas.

BEAUMARCHAIS. – Et nul n’est mieux placé que lui pour diriger la foudre.

ÉON. – Comme il est malheureux que vous ne l’ayez pas vu !… Tâchez donc de rencontrer Arthur Lee – il est à Londres en ce moment.

BEAUMARCHAIS. – Je l’ai vu ce matin.

ÉON, vexé. – J’ai parlé – et vous avez gardé le silence : vous êtes plus fort que moi.

BEAUMARCHAIS. – Je n’en suis pas sûr.

ÉON. – Moi non plus. Nous allons le voir – car : à nous deux, maintenant !

BEAUMARCHAIS. – À nous deux ?

ÉON. – Dame !

BEAUMARCHAIS. – Dame est le mot.

ÉON. – Peut-être bien. Donc, posez-moi tout de suite la question qui vous brûle les lèvres.

BEAUMARCHAIS. – Êtes-vous une femme ?

ÉON. – Qu’en pensez-vous ?

BEAUMARCHAIS. – Hum…

ÉON. – Homme ?

BEAUMARCHAIS. – Non, j’ai fait : hum !

ÉON. – Or, il faut se méfier de ses impressions. Et la conviction la plus absolue…

BEAUMARCHAIS. – Ne vaut pas une petite preuve.

ÉON. – J’en suis certaine…

BEAUMARCHAIS. – ?

ÉON. – Disait ma mère.

BEAUMARCHAIS. – Et vous, qu’en dites-vous ?

ÉON. – Moi, j’en suis sûr.

BEAUMARCHAIS. – Vous êtes les deux, peut-être.

ÉON. – Ah ! Non, ça non – parole d’honneur : c’est l’un ou l’autre. Est-ce que j’ai l’air efféminé ?

BEAUMARCHAIS. – Non – mais…

ÉON. – Homasse ?

BEAUMARCHAIS. – Oui, plutôt.

ÉON. – Comme c’est amusant : c’est l’opinion de Madame Welles – alors que son mari dit que j’ai l’air efféminé. Ce sont de grands amis à moi.

BEAUMARCHAIS. – Vous êtes l’amant de la femme ?

ÉON. – Non – la maîtresse du mari.

(Ils se regardent en chiens de faïence.)

BEAUMARCHAIS. – Quand vous êtes-vous mis en femme pour la première fois ?

ÉON. – À ma naissance. On ne met pas de culottes aux nouveaux-nés, jamais.

BEAUMARCHAIS. – Et quand vous êtes-vous mise en homme pour la première fois ?

ÉON. – À l’occasion d’un bal costumé – et cela m’allait tellement bien que jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, je n’ai plus voulu me mettre en femme.

BEAUMARCHAIS. – À vingt-sept ans ?

ÉON. – Eh ! Oui – le 2 Juillet 1755.

BEAUMARCHAIS. – C’était à quelle occasion ?

ÉON. – Pour me rendre en Russie – en mission secrète. Il était difficile, en ce temps-là, déjà, de passer la frontière. Une femme éveillait moins l’attention qu’un homme – et, sur l’ordre du Roi, je me suis enjuponné pour cela.

BEAUMARCHAIS. – Le péril était grand.

ÉON. – Je n’ai jamais manqué d’audace. J’apportais à la Tzarine une lettre autographe du Roi.

BEAUMARCHAIS. – Elle était belle ?

ÉON. – La lettre ?

BEAUMARCHAIS. – Non – la Tzarine.

ÉON. – Très.

BEAUMARCHAIS. – Et vous avez séjourné près d’elle…

ÉON. – Quelques mois.

BEAUMARCHAIS. – Et l’idée de rester en Russie définitivement ne vous a pas…

ÉON. – Ah ! Non – je me suis toujours appliqué à tourner le dos à la Sibérie – et je ne tenais pas à changer de position.

BEAUMARCHAIS. – Et la Tzarine vous recevait… ?

ÉON. – La nuit – de préférence.

BEAUMARCHAIS. – En qualité de lecteur.

ÉON. – Heu… non : de lectrice.

BEAUMARCHAIS. – Avait-elle deviné que… ?

ÉON. – Elle a fait semblant de ne jamais s’apercevoir de rien. Elle était…

BEAUMARCHAIS. – Très artiste.

ÉON. – Voilà.

BEAUMARCHAIS – Et – que lui lisiez-vous ?… « Justine » ?

ÉON. – Non. Nous, feuilletons ensemble « L’Esprit des Lois » de Montesquieu.

(Il tend la main vers des livres qui se trouvent sur la table auprès de lui. Il en prend un, relié.)

BEAUMARCHAIS. – Et vous avez obtenu d’elle ?

ÉON. – Ses faveurs – relatives à la reprise des relations diplomatiques entre la France et la Russie. Aimeriez-vous savoir où et comment j’avais dissimulé la lettre autographe du Roi qui m’accréditait auprès d’elle ?

BEAUMARCHAIS. – Mais oui.

ÉON, lui passant le livre. – Dans cette reliure.

BEAUMARCHAIS. – « L’Esprit des Lois ».

(Beaumarchais le retourne en tout sens.)

ÉON. – Permettez.

(Éon reprend le livre et lui en montre le secret.)

BEAUMARCHAIS. – Cela peut servir encore.

ÉON. – Peut-être. Qu’aimeriez-vous glisser sous cette couverture ?

BEAUMARCHAIS. – Une transaction qui serait signée par vous et par moi.

ÉON. – C’est le but de votre voyage ?

BEAUMARCHAIS. – Ni plus ni moins. Le Roi n’ignore pas votre désir profond de revoir la France – et d’y rester.

ÉON. – Et il a des conditions à me poser ?

BEAUMARCHAIS. – Sans doute. Sa Majesté aimerait rentrer en possession de toute la correspondance secrète qu’Elle avait entretenue avec vous.

ÉON. – Nous en examinerons pour moi les avantages.

BEAUMARCHAIS. – Tout de suite ?

ÉON. – Non – demain.

(La servante entre et dépose sur la table le plateau à thé.)

LA SERVANTE. – Will you have tea now, Miss ?

BEAUMARCHAIS, à mi-voix. – Miss ?

ÉON. – Yes. Also give the muffins.

LA SERVANTE. – Yes, Sir.

BEAUMARCHAIS, à mi-voix. – Sir !

(Puis la servante sort.

Éon et Beaumarchais se regardent en souriant.)

BEAUMARCHAIS. – Vous entretenez le doute.

ÉON. – Il y a si peu de distraction ici.

BEAUMARCHAIS. – Si peu que les paris sont ouverts dans tous les clubs de Londres au sujet de votre sexe.

ÉON. – Vous avez parié ?

BEAUMARCHAIS. – J’irai en sortant de chez vous.

ÉON. – En connaissance de cause.

BEAUMARCHAIS. – Quel pourcentage touchez-vous sur les paris ?

ÉON. – C’est une idée !… Voulez-vous qu’on fasse l’affaire à nous deux : half and half ?

BEAUMARCHAIS. – Un coup de bourse !

(Éon, en souriant, lui montre deux de ses doigts.)

ÉON. – Deux ?

(Il s’agit du nombre de morceaux de sucre.)

BEAUMARCHAIS. – Comme vous.

ÉON. – Alors, deux.

(La servante revient avec les muffins, les pose et s’en retourne.)

BEAUMARCHAIS. – Quand vous habillez-vous en femme ?

ÉON. – De temps à autre.

BEAUMARCHAIS. – Cela vous amuse de changer.

ÉON. – Ah ! Follement. Il n’y a pas que vous qui aimiez à faire des comédies, vous savez !… Concevoir une intrigue et la mener à bien, en évitant tous les écueils – c’est passionnant !… D’autant que j’ai sur vous l’avantage de jouer mes comédies moi-même !… C’est tellement intéressant de tromper, de mentir, surtout quand…

BEAUMARCHAIS. – Quand ?

ÉON. – Quand c’est Beaumarchais que l’on berne !… Le Roi de France m’envoie l’homme le plus fin, le plus rusé de son royaume – pour tâcher de savoir si je suis une femme – et le voilà, là, devant moi, qui se demande si je suis un homme !

BEAUMARCHAIS. – Je ne me le demande plus.

ÉON. – Quoi, vous savez…

BEAUMARCHAIS. – Oui.

ÉON. – Que je suis… quoi ?

BEAUMARCHAIS. – Ce que vous êtes.

(Éon sourit.)

Vous en doutez ?… Bon. Êtes-vous libre ce soir ?

ÉON. – Pour ?

BEAUMARCHAIS. – Souper avec moi.

ÉON. – Où ?

BEAUMARCHAIS. – Dans ma chambre.

ÉON. – Heu… non.

BEAUMARCHAIS. – Ah !

ÉON. – Dans la mienne, si vous voulez. Vous avez peur ?

BEAUMARCHAIS. – Moins que vous ?

ÉON. – Moi ?… De quoi aurais-je peur ?… Moi, je sais que vous êtes un homme. Je l’espère du moins. Dois-je me mettre en femme pour souper avec vous ?

(Il prend la main de Beaumarchais.)

Je crois qu’il ne serait pas bête, l’enfant que nous aurions…

(Ayant dit cela, Éon se trouble et, finalement, il éclate en sanglots.)

BEAUMARCHAIS. – Vous êtes donc ?

ÉON. – Mais oui – je ne suis qu’une femme !… Ah ! Je n’en pouvais plus !

(Beaumarchais s’est levé par compassion – et il s’approche d’Éon.)

BEAUMARCHAIS. – Allons ! Allons !

ÉON. – Prenez-moi dans vos bras – serrez-moi fort !… Je suis la plus malheureuse, la plus pitoyable des femmes !… Vous aurez donc fini par m’arracher la vérité !… Mais, pouvais-je me taire encore – alors que je me sentais démasquée par vous. On ne peut pas tromper Beaumarchais bien longtemps – on ne peut pas mentir aux êtres qui vous plaisent ! Oui, soupons tous les deux, ce soir – où vous voudrez. Passez me prendre à onze heures, ici.

BEAUMARCHAIS. – C’est entendu.

ÉON. – Voulez-vous que je reste en homme ?

BEAUMARCHAIS. – Cela m’obligerait à me mettre en femme. Il vaut mieux ne pas trop faire jaser.

ÉON. – Vous êtes la première personne au monde à qui je me sois confiée.

BEAUMARCHAIS. – Vous êtes le premier capitaine de dragons que je prends dans mes bras !

(Beaumarchais se penche – le Chevalier d’Éon, pudiquement, tourne la tête.)

ÉON. – Non – tout à l’heure.

BEAUMARCHAIS. – À tout à l’heure.

(Éon s’est levé.)

ÉON. – Rose ? Bleue ?

BEAUMARCHAIS. – ?

ÉON. – Ma robe.

BEAUMARCHAIS. – Bleue.

(Beaumarchais s’éloigne et au moment de sortir il envoie un baiser à Éon qui le lui retourne.

Resté seul, Éon sonne. La servante paraît.)

ÉON. – Quand ce Monsieur viendra me chercher ce soir, vous lui direz que je suis… mal disposée – et que je m’excuse.

LA SERVANTE. – ?

ÉON. – Pardon. When this gentleman calls for me this evening you will tell him that I am…

LA SERVANTE. – Not well ?

ÉON. – Unwell.

ET LE RIDEAU SE FERME

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