Quinzième tableau

Dans le salon du Roi à Versailles.

Sont présents : le Roi, la Reine, trois personnes effacées et Madame Campan.

(Madame Campan, assise à une petite table, lit à haute voix le manuscrit du « Mariage de Figaro » qu’elle a sous les yeux :)

MADAME CAMPAN. – « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela vous rend fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus… »

LOUIS XVI. – Quoi ! Il y a cela ?

MADAME CAMPAN. – Mais oui. Sire.

LOUIS XVI. – C’est inconcevable.

MARIE-ANTOINETTE. – Horrible.

UN LAQUAIS, entrant. – Monsieur le Comte de Vergennes demande si le Roi…

LOUIS XVI. – Oui, oui, qu’il entre.

(Un instant plus tard Vergennes est entré.)

Ah ! Vous arrivez bien, Monsieur !… Asseyez-vous. Nous sommes en train d’entendre la lecture de la nouvelle pièce de Beaumarchais, ce fameux « Mariage de Figaro », dont on parle tant – dont on parle trop !… Ainsi cet homme a eu l’audace de faire une suite au « Barbier de Séville »…

VERGENNES. – Ce qui ne s’était jamais fait – ce qui ne se fera sans doute plus jamais.

LOUIS XVI. – La question n’est pas là. Cette pièce est une horreur – et je vous en fais juge.

(À Madame Campan.)

Continuez, Madame.

(Profitant d’un moment de distraction du Roi, Madame Campan a tourné deux ou trois feuillets.)

MADAME CAMPAN, lisant. – « J’écris sur la valeur de l’argent – sitôt, je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un Château-Fort… »

MARIE-ANTOINETTE. – C’est la Bastille.

LOUIS XVI. – Évidemment.

MADAME CAMPAN, lisant. – « … à l’entrée duquel je laissais l’espérance et la liberté. »

LOUIS XVI. – Eh ! Bien, mais – il ne leur reste plus qu’à brûler la Bastille !… Où allons-nous !

MADAME CAMPAN. – Et d’ailleurs il avait nommément désigné la Bastille – mais je vois que quelqu’un le lui a fait rayer.

LOUIS XVI, s’adressant à l’une des trois personnes effacées. – Voulez-vous, je vous prie, faire demander à mon frère d’Artois de bien vouloir venir ici même, à l’instant.

(La personne en question se lève et s’en va vite.)

Continuez, Madame.

(De nouveau, Madame Campan a tourné plusieurs pages.)

MADAME CAMPAN, lisant. – « On me dit que… pourvu que je ne parle… ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit… ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement. »

LOUIS XVI – Librement !… Liberté !… C’en est assez, Madame.

(Paraît alors le Comte d’Artois.)

Monsieur mon Frère, je vous charge de l’exécution de l’ordre suivant : jamais, vous m’entendez, jamais, le « Mariage de Figaro » ne sera représenté.

LE COMTE D’ARTOIS. – Sire, j’ai le profond regret de vous apprendre que la pièce a été jouée hier au soir chez le Marquis de Vaudreuil – et je dois dire que le succès en a été considérable.

LOUIS XVI. – Bien entendu !

LE COMTE D’ARTOIS. – Mais j’ajoute aussitôt que certaines allusions y sont insupportables. Ainsi Monsieur de Calonne y est visé : « Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. ». Mais il y a plus grave encore – et j’ose à peine rapporter la chose au Roi – devant la Reine.

LOUIS XVI. – Vite – je veux savoir.

LE COMTE D’ARTOIS. – Tel personnage, à un moment, commet cette inconvenance – il déclare : « Son mari la néglige ».

(Louis XVI regarde Marie-Antoinette. Celle-ci le lui rend bien.

Alors la colère du Roi éclate.)

LOUIS XVI. – C’en est trop, c’en est trop ! Je veux qu’il soit châtié.

(Il y a là une table à jeux sur laquelle se trouve un jeu de cartes étalées. Le Roi en prend une au hasard. C’est un as de trèfle. Il fait deux pas vers son bureau, trempe dans l’encre une plume et, sur la carte, écrit :)

LOUIS XVI. – « Que Beaumarchais soit arrêté, conduit à Saint-Lazare et fessé. »

ET LE RIDEAU SE FERME

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