L'Odyssée Scène 16 : Préparatifs de bataille

L'Aurore vit Télémaque liant ses sandales pour partir en ville. Sa lance à la main, il marchait rapidement, pensant à la bataille prochaine. En arrivant au palais, il posa sa lance contre une colonne et franchit le seuil de pierre.

Les prétendants s'amusaient à des jeux et des concours d'adresse dans la cour ; mais quand on appela pour le dîner, ils se précipitèrent dans la maison en foule, jetant leurs manteaux sur des chaises, prêts à festoyer de nouveau.

Cependant Ulysse, vêtu de haillons, sa besace trouée pendue à son épaule par une courroie, arrivait à la porte du palais avec le fidèle Eumée.

Eumée entra dans la maison et prit un tabouret. Il s'installa à côté de Télémaque et se mit à manger.

Ulysse entra enfin, comme un mendiant, dans sa propre maison. Il fit le tour de la compagnie, tendant la main comme s'il avait été mendiant toute sa vie. De nombreux prétendants eurent pitié de ses haillons et lui donnèrent du pain et de la viande jusqu'à ce que sa besace fut bourrée. Mais Antinoos, le chef des prétendants, qui était allé jusqu'à tramer la perte de Télémaque, ne voulut rien entendre. Il saisit un tabouret, le lança avec force, et atteignit Ulysse en dessous de l'épaule droite.

Ulysse ne chancela pas sous le coup. Il ne fit que secouer la tête en silence, mais il roulait en son coeur de funestes projets. Puis il retourna s'asseoir vers la porte. Là, sa besace à côté de lui, il lança sur Antinoos une terrible malédiction.

Ces paroles remplirent d'inquiétude les autres prétendants. Ils craignaient que le mendiant ne fût un dieu déguisé, qui les châtierait tous.

Amphinomos, un des meilleurs parmi les prétendants, but à la santé d'Ulysse dans une coupe d'or. Et Ulysse lui répliqua par un avertissement.

« Tu sembles un homme honnête, Amphinomos. Je sais que tu es le fils d'un père illustre. Puissent les dieux te faire rentrer chez toi sain et sauf avant qu'Ulysse ne déchaîne sa vengeance dans sa propre maison ! »

En parlant, il versa une libation de vin. Puis il but à la coupe et la rendit à Amphinomos. Mais ce dernier regagna son siège, l'esprit lourd. Et son pressentiment était justifié, car Athéna avait décidé qu'il n'échapperait pas, mais périrait sous les coups de la lance de Télémaque.

Quand les prétendants se furent enfin retirés chacun dans son logement pour y dormir, Ulysse et Télémaque restèrent seuls dans la grand-salle.

« Cachons les armes », dit Ulysse.

Ils se mirent au travail, emportant les casques et les lances pointues, les boucliers et les javelots. Puis Télémaque traversa à nouveau la salle illuminée par les torches pour regagner sa chambre. Ulysse, laissé seul, méditait dans l'ombre la vengeance qu'il tirerait des prétendants.

Pénélope descendit bientôt de sa chambre, belle comme une déesse, son voile brillant devant le visage. On lui avança à côté du feu son fauteuil, finement sculpté, incrusté d'ivoire et d'argent et recouvert d'une moelleuse toison, avec un tabouret pour les pieds. Pénélope s'assit, tandis que les servantes débarrassaient les tables des reliefs du festin. Elles vidèrent les cendres des foyers et y entassèrent de nouvelles bûches qui donnaient lumière et chaleur.

Se tournant vers l'intendante, Pénélope lui dit : « Apporte une chaise recouverte d'une natte, pour que mon hôte s'assoie ; je voudrais lui parler. »

Ulysse s'assit donc aux pieds de sa femme et appela à son secours toutes les ressources de son esprit.

« Étranger, dit Pénélope, je vais d'abord te demander qui tu es et d'où tu viens. »

« Ah ! dit Ulysse, ne me demande pas cela, je t'en prie. Car la pensée de mon pays et de ma famille me remplit d'un tel chagrin que je verserais des larmes toute la nuit. »

« Je comprends, dit Pénélope, car ma douleur à moi-même est grande. Des hommes venus de toutes les îles d'alentour veulent me prendre pour femme, et, jusqu'à ce que je me décide à en accepter un, ils dévorent ma maison. Cependant je ne peux me résoudre à un mariage détesté, car Ulysse est toujours vivant dans mon coeur. »

Les larmes coulaient des yeux de Pénélope comme torrents grossis par la fonte des neiges. Mais bien que son coeur fût ému, Ulysse retint ses larmes.

Et Ulysse lui raconta une autre histoire, suivant laquelle il avait jadis hébergé Ulysse et ses hommes en Crète. Et il décrivit Ulysse et ses vêtements : son manteau de pourpre à revers, sa tunique brillante et lisse, et une grosse broche d'or merveilleusement ciselée.

Alors les larmes de Pénélope coulèrent plus abondantes qu'avant. Car ces vêtements étaient ceux mêmes qu'elle avait tirés de ses réserves et donnés à Ulysse au moment de son départ pour la guerre. Aussi quand l'étranger lui jura que son mari serait de retour avant que la nouvelle lune soit pleine, son coeur accablé put se réjouir un peu, en dépit des longues années de morne attente.

« Je dois te dire encore une chose, dit Pénélope ; si Ulysse ne revient pas, j'ai l'intention bientôt de faire faire un concours aux prétendants, et d'épouser le vainqueur. Tu dois savoir qu'Ulysse plaçait douze haches en ligne droite comme les étais de la quille d'un vaisseau. Puis il se mettait à quelque distance et tirait une flèche qui les traversait toutes. Je demanderai aux prétendants de faire de même, en se servant des mêmes haches, et en tendant l'arc d'Ulysse. Je partirai avec le vainqueur, et quitterai pour toujours ce palais, où je suis arrivée comme une heureuse épouse. »

« Noble dame, dit Ulysse, ne retarde pas cette épreuve d'un seul jour. Et je te promets qu'avant que l'arc ne soit bandé, Ulysse reviendra. »

Ils se séparèrent sur ces paroles ; Ulysse alla dormir dans le corridor, et Pénélope regagna sa couche arrosée de larmes.

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