L'Odyssée Scène 19 : La paix

Éveillée d'un profond sommeil, Pénélope ne voulut pas d'abord croire à la nouvelle, car elle avait trop longtemps attendu. Mais, à mesure qu'elle écoutait, les larmes coulaient le long de ses joues, et l'espoir grandissait en elle.

Elle franchit le seuil et entra dans la grand-salle où elle s'assit sur son fauteuil au coin du feu. Ulysse était de l'autre côté. Il restait silencieux, les yeux fixés au sol, attendant de voir ce qu'elle allait faire. Pénélope fut incapable de parler pendant quelques instants. Mais ses yeux détaillaient l'inconnu en haillons, cherchant à retrouver en lui le mari qu'elle avait connu.

Télémaque s'impatienta. « Comme tu as le coeur dur ! s'écria-t-il. Pourquoi ne t'approches-tu pas de mon père et ne lui parles-tu pas ? »

« Mon enfant, dit Pénélope, mon coeur est paralysé et je ne peux pas trouver mes mots. Mais si c'est vraiment Ulysse, nous nous reconnaîtrons bientôt, car il y a entre nous des secrets que personne d'autre ne connaît. »

Ulysse sourit à ces paroles. « Laisse ta mère tranquille, Télémaque. Qu'elle me mette à l'épreuve. Réfléchis plutôt à ce que nous devons faire pour maintenir la paix, maintenant que nous avons tué les plus beaux jeunes gens d'Ithaque. »

« C'est à toi de décider, dit Télémaque. Nous te suivrons. »

Comme toujours, Ulysse avait une idée. « Lave-toi, change d'habits et fais s'habiller en grande toilette les servantes. Que l'aède prenne sa harpe et joue des airs joyeux. Que la maison soit pleine du bruit de la musique et de la danse : les voisins croiront qu'il y a ici une noce. Nous ne devons pas laisser transpirer la nouvelle de la mort des prétendants, avant que nous ayons gagné la maison de mon père Laerte. Nous verrons alors quels projets les dieux nous inspirent. »

Ce plan fut exécuté sans délai. Les hommes mirent des tuniques neuves, et les femmes leurs plus beaux habits. L'aède prit sa harpe et créa bientôt une ambiance de chants et de danses joyeuses.

Les gens qui passaient dans la rue s'attardaient un instant et se disaient : « Un de ces jeunes gens épouse donc enfin notre reine. »

La vieille nourrice avait maintenant baigné Ulysse et l'avait frotté d'huile. Il avait mis une belle tunique et un beau manteau. Athéna s'en était aussi mêlée. Elle l'avait rendu plus grand et plus beau que jamais, faisant onduler ses cheveux et répandant une nouvelle grâce sur ses traits. Il ressemblait plus à un dieu qu'à un mortel quand il revint s'asseoir en face de sa femme devant le feu.

« Femme étrange ! lui dit-il. Sûrement les dieux t'ont donné un coeur de pierre. Eh bien, nourrice, fais un lit pour moi, puisque je vais dormir seul. »

« Oui, Euryclée, dit Pénélope. Sors son grand lit de la pièce qu'il a lui-même construite, et mets-y des draps neufs et des couvertures. »

C'est ainsi qu'elle voulait éprouver son mari. Mais lui se fâcha.

« J'aimerais bien savoir qui a déplacé mon lit, s'écria Ulysse. Et comment l'a-t-on fait, à moins d'un miracle ? Un olivier poussait dans le sol de la maison. J'en ai fait un des piliers du lit, en coupant les branches et en équarrissant le tronc. C'était un secret connu seulement de nous deux. Et si quelqu'un s'est avisé de couper l'olivier et de déplacer mon lit, je voudrais le savoir tout de suite. »

À ces paroles, les genoux de Pénélope se mirent à trembler, et son coeur s'attendrit. Fondant en larmes, elle se précipita dans les bras de son mari.

« Ne t'irrite pas contre moi, Ulysse, toi qui fus toujours le plus compréhensif des mortels. J'ai toujours eu froid au coeur en pensant qu'un homme pourrait venir et me tromper par des paroles rusées. Il y a tant d'imposteurs ! Mais toi seul pouvais me dire le secret du lit. Mon coeur insensible est convaincu. »

Les paroles de Pénélope émurent aussi le coeur d'Ulysse. Il pleura en la serrant dans ses bras. Pendant qu'ils s'étreignaient, l'intendante et la nourrice firent leur lit à la lumière des torches. Télémaque et les autres danseurs s'arrêtèrent. Et le silence du sommeil s'appesantit bientôt sur la salle obscurcie.

Mais Pénélope et Ulysse avaient encore beaucoup de choses à se dire. Elle lui dit tout ce qu'elle avait souffert des prétendants. Et lui raconta à son tour toutes ses aventures et tous ses malheurs.

L'Aurore serait venue avant la fin de son récit, si Athéna n'avait fait attendre l'Aurore et ses chevaux rapides rongeant leur frein, au bord de l'Océan.

Quand Ulysse se leva enfin, il dit à sa femme : « Je vais rendre visite à mon père qui se désespère à mon sujet. Quand les gens de la ville sauront que j'ai tué tous ces hommes, reste bien dans ta chambre et ne cherche à voir personne. »

Il mit son armure et éveilla Télémaque et les deux bergers, qui firent de même. Ils quittèrent tous le palais par la grande porte. Mais Athéna les entoura de ténèbres jusqu'à la sortie de la ville.

Ils arrivèrent bientôt au beau domaine de Laerte. Et tandis que ses compagnons entraient dans la maison pour y préparer le repas, Ulysse trouva son père qui bêchait dans le jardin.

Quand Ulysse vit combien son père était amaigri et usé, de vieillesse et de chagrin, il s'arrêta derrière un poirier et les larmes lui montèrent aux yeux. Puis il s'avança et lui dit :

« Vieillard, ton jardin est bien soigné. Aucune plante n'est négligée. Mais je pense que tu ne m'en voudras pas si je te dis que tu as l'air plus négligé que lui. »

« Je me lamente sur mon fils, Ulysse, roi d'Ithaque », dit Laerte, les larmes aux yeux. Et il ramassa de la terre et se la jeta sur la tête.

Cela brisa le coeur d'Ulysse. « C'est moi, père, s'écria-t-il. Je suis le fils que tu pleures ! Vois la cicatrice de la blessure que m'a faite le sanglier, si tu doutes de ma parole. Mais viens, ce n'est pas le moment de pleurer. Car j'ai tué cette bande de prétendants et je crois que toute l'île va nous tomber dessus. »

Et ils partirent vers la maison où Télémaque et les bergers découpaient la viande pour le repas.

Pendant qu'ils mangeaient, la nouvelle de la mort des prétendants se répandit comme une flamme dans la ville. Bientôt une foule de parents éplorés s'assemblèrent devant la maison d'Ulysse. Avec des cris et des lamentations, chaque famille emporta ses morts. Les cadavres des prétendants venus de l'extérieur furent embarqués sur des navires et renvoyés à leur maison lontaine et à leur famille en deuil.

Puis les vieillards s'en allèrent en troupe sur la place et demandèrent que l'on convoquât l'assemblée du peuple. Le père d'Antinoos se leva et parla le premier.

« Amis, cet Ulysse est un ennemi du peuple d'Ithaque, déclara-t-il. Songez aux magnifiques équipages qui sont partis avec lui. Où sont-ils maintenant ? Ceux dont il n'a pas causé la perte dans ses voyages, il les a massacrés à son retour. Vengeons nos morts ! »

L'aède et le héraut Médon qu'Ulysse avait épargnés, intervinrent alors.

« Écoutez, dit Médon, nous avons été témoins des événements et nous pouvons vous dire que les dieux immortels étaient aux côtés d'Ulysse dans tout ce qu'il a fait. »

Et le devin d'Ithaque qui connaissait également le passé et l'avenir, se leva et parla. « Votre propre méchanceté et celle de vos fils a causé leur perte, dit-il. Vous n'avez pas voulu écouter mes avertissements quand je vous demandais d'empêcher vos fils de dilapider le patrimoine d'Ulysse. »

Les gens grommelèrent et quelques-uns se levèrent d'un bond pour protester car ils n'aimaient pas entendre la dure vérité.

Ils saisirent leurs armes et marchèrent d'un bloc contre la maison de Laerte.

Mais, là-haut dans les nuages, le puissant Zeus était las de batailles et de sang.

« Qu'ils fassent la paix ! dit-il à Athéna. Que la concorde revienne ! »

Athéna apparut donc au moment où Ulysse et ses amis s'étaient rangés sur la route, face aux lignes de leurs ennemis. Laerte avait déjà soulevé sa grande lance pour frapper. Mais Athéna, sous les traits de Mentor, poussa un grand cri :

« Gens d'Ithaque, arrêtez ce tragique combat avant que plus de sang ne coule. »

Au son de la voix de la déesse, les hommes d'Ithaque laissèrent tomber leurs armes et tremblèrent de peur. Zeus alors lança la foudre à leurs pieds.

Et Athéna parla à Ulysse, lui disant :

« Termine cette guerre, ou bien tu sentiras la colère de Zeus ! »

Ulysse fut trop heureux d'obéir à cet ordre des dieux. Alors, Athéna, toujours en la personne de Mentor, fit la paix entre les deux camps et ainsi apporta enfin le bonheur à Ithaque et à son roi Ulysse, après tant d'années de souffrances.

- FIN -

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