L'Odyssée Scène 5 : Circé l'enchanteresse

Ils continuèrent leur route, heureux d'avoir échappé à la mort, mais pleurant leurs chers compagnons. Ils arrivèrent ainsi à l'île de Circé, déesse aux belles boucles, douée de voix humaine.

Guidés par un dieu, ils conduisirent sans bruit leur navire dans le port. Puis ils débarquèrent et, pendant deux jours et deux nuits, ils s'abandonnèrent à leur chagrin.

Le troisième jour, quand l'Aurore aux belles boucles vint apporter la lumière, Ulysse prit sa pique et son épée et gravit une colline pour voir s'il y avait quelqu'un aux environs. Arrivé au sommet, il aperçut de la fumée qui s'élevait d'une maison cachée parmi les arbres. Ulysse pensa que le meilleur serait de retourner au navire, de donner leur repas à ses hommes, et de les envoyer ensuite en reconnaissance.

Quand ils eurent fini de manger, Ulysse rassembla ses compagnons et leur dit : « Amis, je suis monté là-haut sur la colline et j'ai vu que nous sommes dans une île baignée par la mer infinie. Au milieu de l'île, j'ai aperçu une fumée qui s'élevait parmi les arbres. »

À ces mots, leur coeur fut brisé de tristesse. Ils se souvenaient des terribles géants auxquels ils venaient d'échapper, et du brutal Cyclope. Ils pleuraient bruyamment, – mais à quoi bon ces larmes ?

Alors Ulysse partagea ses compagnons en deux bandes. Il prit le commandement de l'une d'elles, tandis que le vaillant Euryloque prenait le commandement de l'autre. On secoua les sorts dans un casque, et ce fut celui d'Euryloque qui sortit. Il se mit en route avec ses hommes. À ce moment tout le monde pleurait.

Ils trouvèrent la maison de Circé dans un val, au milieu d'une clairière.

Des loups et des lions rôdaient tout autour de la maison : c'étaient des hommes que la déesse avait ensorcelés. Ils ne se jetèrent pas sur les nouveaux venus, mais les caressèrent comme des chiens qui accueillent leur maître.

Les hommes s'arrêtèrent au seuil de la maison. Ils entendaient Circé qui, à l'intérieur, chantait de sa belle voix en tissant au métier une toile merveilleuse, digne d'une déesse.

Alors Polithès, le sage meneur de guerriers, leur dit : « Mes amis, il y a là-dedans quelqu'un qui tisse en chantant. Que ce soit une femme ou une déesse, appelons-la sans tarder. »

Tous se mirent donc à appeler à la fois. Circé vint aussitôt ouvrir la porte brillante et les invita à entrer. Seul Euryloque resta, car il avait flairé un piège.

Elle leur offrit des sièges confortables, puis leur prépara un mélange de fromage, de farine et de miel délayés dans du vin. Mais elle y ajouta de funestes drogues, pour leur faire oublier leur patrie. Quand ils eurent pris ce breuvage, elle les frappa de sa baguette, et à l'instant ils se trouvèrent changés en porcs. Circé les enferma dans son étable à porcs et leur jeta des glands en pâture.

Euryloque revint vite au vaisseau apporter des nouvelles de ses compagnons et de leur triste sort. Quand Ulysse l'eut entendu, il prit sa grande épée de bronze et son arc à l'épaule. Mais Euryloque lui pressait les genoux, le suppliant de fuir en hâte avec les hommes qui restaient.

Ulysse lui répondit : « Reste ici, Euryloque, à manger et à boire près du navire ; mais moi, j'irai, car le devoir m'appelle. »

Puis Ulysse quitta le rivage et s'enfonça dans l'île. Là, il rencontra Hermès, le messager des dieux, qui lui apparut sous les traits d'un jeune homme. Hermès prit Ulysse par la main et lui dit : « Où vas-tu, malheureux ? Tes compagnons sont enfermés dans l'étable à porcs de Circé. Toi aussi, tu resteras avec les autres...

« Mais je veux te sauver. Prends, avant d'entrer dans la maison de Circé, cette herbe qui te préservera du malheur. »

Hermès donna à Ulysse une herbe qu'il avait cueillie : sa racine était noire et sa fleur blanche. Les dieux l'appelaient moly, et les hommes ne pouvaient l'arracher qu'avec peine.

Puis Hermès regagna l'Olympe. Ulysse, lui, se dirigea vers la maison de Circé, le coeur plein de pensées.

Ulysse s'arrêta à la porte de la maison de Circé et se mit à appeler. Aussitôt la déesse vint lui ouvrir.

Il la suivit, et elle le fit asseoir sur un fauteuil aux clous d'argent, muni d'un marchepied. Elle lui prépara un breuvage, dans lequel elle versa ses funestes drogues. Il le but d'un trait, mais ne fut pas ensorcelé. Néanmoins elle le frappa de sa baguette en disant : «À l'étable, toi aussi. »

Alors Ulysse tira son épée et s'élança sur elle, comme pour la tuer. Circé poussa un cri et se jeta à ses genoux, en disant : « Qui es-tu ? De quel pays viens-tu ? Jamais homme n'a pu boire ce breuvage sans être ensorcelé. C'est donc toi, Ulysse aux mille ruses. Hermès m'avait prédit que tu t'arrêterais ici, à ton retour de Troie. Allons ! Remets ton épée au fourreau et soyons amis. »

Mais Ulysse lui répondit : « Comment peux-tu me demander mon amitié quand tu as changé mes compagnons en porcs ? Jamais je ne serai ton ami, tant que tu n'auras pas juré de ne me faire aucun mal. »

Alors Circé prononça un serment solennel.

Cependant quatre de ses servantes, nymphes des sources, des bois et des fleuves sacrés, travaillaient dans sa demeure. L'une jetait sur les fauteuils de belles étoffes de pourpre. Une autre en approchait des tables d'argent et plaçait dessus des corbeilles d'or. La troisième mélangeait du vin dans un vase d'argent et disposait des coupes d'or. La quatrième apportait de l'eau et la faisait chauffer dans un chaudron de bronze.

Quand l'eau eut bouilli, Ulysse se mit au bain, et elle lui versa de l'eau tiède sur la tête et sur les épaules, jusqu'à ce que toute sa fatigue eût disparu. Quand elle l'eut baigné et frotté d'huile, elle lui donna pour se vêtir une tunique et un beau manteau. Puis elle l'emmena s'asseoir sur un fauteuil, et une servante lui apporta de l'eau pour les mains dans une aiguière d'or. On lui servit des mets délicats, et Circé l'invita à manger.

Mais Ulysse n'avait pas goût à manger ; il restait immobile, plongé dans de sombres pensées.

« Pourquoi restes-tu là sans manger et sans boire ? lui demanda Circé. Crains-tu encore quelque piège ? Je t'ai pourtant juré un serment solennel. »

« Oh ! Circé, répondit Ulysse, quel homme digne de ce nom pourrait manger et boire avant que ses compagnons aient été délivrés et ramenés sous ses yeux ? Si tu désires vraiment que je mange et que je boive, permets-moi de voir mes amis. »

Alors Circé, sa baguette à la main, se rendit à l'étable et en fit sortir tous les porcs. Quand ils furent debout, devant elle, ella passa parmi eux et les frotta chacun d'une drogue nouvelle. Aussitôt ils redevinrent des hommes, mais plus jeunes et plus beaux qu'ils n'étaient auparavant.

Quand ils virent Ulysse, ils lui prirent la main et tous se mirent à pleurer.

Circé elle-même fut émue et dit : « Ulysse, va maintenant vers ton navire. Tirez-le à sec, et cachez tous vos biens dans des grottes. Puis reviens ici avec le reste de tes compagnons. »

Ulysse lui obéit. Quand il revint à la maison de Circé avec ces derniers, ils trouvèrent les autres qui festoyaient joyeusement. Circé les avait fait baigner et leur avait donné de nouveaux vêtements. Quand ils se revirent face à face, ils éclatèrent en sanglots.

Alors Circé s'approcha d'Ulysse et lui dit : « Ulysse, je sais combien de maux vous avez endurés sur la mer, et combien de cruels ennemis vous ont attaqués sur la terre. Mais allons, mangez et buvez, jusqu'à ce que vous ayez repris courage. Car vous êtes tous sans vigueur, sans ressort. »

Ils restèrent donc là une année entière à festoyer, mangeant force viandes et buvant du bon vin.

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