Monsieur le comte Alfred de Vigny, au 5 e régiment de la Garde Royale, Rouen.

[21 avril 1821.]

Votre lettre est du 18, Alfred, et je vous réponds le 21 ! Trois jours seulement nous séparent et ces trois jours sont comme trois ans ; qu’importent les distances, la séparation est tout. Trente lieues qui nous empêchent de nous voir nous séparent autant que mille. Il faut être auprès de ses amis pour jouir d’eux. Dès qu’on est éloigné, calcule-t-on le plus ou le moins ? Aussi, mon cher ami, la proximité du lieu de votre exil ne me console-t-elle de votre absence qu’en ce que vous serez plus tôt revenu. Du reste, il suffit que nous ne soyons plus ensemble pour que je sois triste, et je vous assure que je plaindrais ceux qui vivraient après vous si le soleil qui se lèvera sur votre tombeau n’est pas plus brillant que l’ami qui reste après votre départ n’est joyeux.

Votre lettre m’a trouvé ici, accablé, fatigué, tourmenté, et ce qui est plus que tout cela, ennuyé ; vous concevez combien je l’ai sentie vivement et quel bonheur elle a été pour moi ; je l’ai relue mot par mot comme un mendiant compte pièce à pièce la bourse d’or qu’il a trouvée. J’ai vu avec un vif plaisir que vous pensiez encore à moi, puisque vous m’écriviez, et que vous faisiez aussi mieux que de penser à moi, puisque vous faisiez des vers. Cependant cela m’a encore plongé dans le supplice de Tantale ; quoi ! il n’y a que trente lieues qui nous séparent, et ces vers, je ne les entendrai pas ! Pourquoi donc avons-nous des pieds et non des racines, si nous sommes fixés comme de misérables plantes à un point que nous ne pouvons quitter ? Pourquoi donc nos désirs, nos volontés, nos affections sont-ils si loin de nous, si nous sommes condamnés à ne jamais les suivre ! Mon bon ami, résolvez la question et je vous en ferai encore, car le vase des dégoûts est inépuisable.

Il paraît que vous avez pris, ce mois-ci, toute l’inspiration pour vous seul, car je n’en ai pu avoir un seul moment. Je n’ai rien fait. Le gouvernement m’a demandé sur le baptême du duc de Bordeaux des vers, que je ne ferai pas si cet état d’impuissance continue. Vous êtes heureux, vous, Alfred, vous ne frappez jamais en vain sur le rocher, et quand vous avez produit quelques centaines de vers admirables, vous les appelez des lignes, pour consoler ceux de vos amis qui ne peuvent même pas enfanter des lignes qu’ils appelleraient des vers. J’avais pourtant commencé un roman qui m’amusait, sauf l’ennui de l’écrire ; puis cette invitation pour le baptême est survenue, puis des tracasseries à propos de la jonction du Conservateur littéraire et des Annales. — J’ai tout laissé là.

Jules est encore dans l’incertitude, Soumet fait des vers superbes, Pichat cherche son manuscrit, Émile nous promet toujours le Fou du Roi, Gaspard rit à Versailles, Rocher pleure à Grenoble près de son père dangereusement malade, Saint-Valry fait ses Pâques à Montfort ; tous vous aiment, tous vous embrassent, mais pas plus tendrement que moi.

Il est bien pénible, Alfred, de ne communiquer que par lettre. Me voilà, faute de papier, impérieusement forcé de finir. Est-ce donc bien la peine de remuer sa plume pour s’envoyer des idées sans réponses, pour surprendre par des réflexions tristes les pensées peut-être riantes de son ami, comme deux instruments qui se répondent de loin sur des airs différents parce que l’éloignement empêche ceux qui en jouent de s’accorder. Adieu, je vous embrasse, honteux de vous dire si peu de chose et fatigué d’avoir écrit tant de mots.

Les séances d’Abel aux Bonnes Lettres ont beaucoup de succès. Je n’ai rien lu ni fait lire depuis Quiberon. J’ai reçu de M. de Chateaubriand une lettre charmante où il me dit que cette ode l’a fait pleurer ; je vous répète cet éloge, mon ami, parce qu’il vous concerne aussi, vous qui avez entre les mains le procès-verbal de l’enfantement de cette œuvre. Qu’est-ce, auprès de votre adorable Symétha !

Je regrette de ne pouvoir vous rendre votre charmante preuve d’amitié en signant Alfred ; mais du moins suis-je sûr, puisque vous signez Victor, que l’illustration ne manquera pas à ce nom-là.

Tout cordialement à vous.

Votre ami,

Hugo.

Abel vous répondra incessamment, il est enchanté de votre lettre. Si je vais à la Roche-Guyon, je n’y pourrai aller que vers le mois d’août.

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